Raymond Aron:le concept de puissance

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Raymond Aron
1905-1983
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Auteur libéral de gauche et libéral classique
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« Personne n'a jamais nié la lutte des classes. »
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Raymond Aron:le concept de puissance
Aron et le concept de puissance


Anonyme
Analyse de Christian Malis


Ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm

La réflexion sur le thème de la puissance n’est guère une nouveauté dans le champ des relations internationales. Un théoricien ancien comme HUME avait fait de “ l’équilibre de puissance ” (“ balance of power ”) une notion clef de l’analyse des relations entre les Etats. Les fondateurs américains de la discipline académique des relations internationales , les SPYKMAN, WOLFERS, MORGENTHAU, ont fait du concept la pierre d’angle de leurs constructions théoriques. Tant d’attention n’a pourtant pas permis de fournir une conceptualisation univoque et universellement admise. En 1981, Jean-Baptiste DUROSELLE a voulu distinguer LA puissance d’UNE puissance : se référant à la puissance comme à la “ désignation abstraite d’un phénomène fondamental de l’histoire humaine ”, il distingue la puissance interne (communément baptisée “ pouvoir ” en français, “ capacité pour l’Etat de modifier la volonté de groupes ou d’individus inclus dans a sphère ”) de la puissance externe dont les principaux centres d’exercice demeurent selon lui les Etats1. Mais passant bien vite à l’analyse DES puissances historiques, il ne contribue guère à la clarification du concept : quels sont les moyens de la puissance internationale? Sont-ils immuables ou soumis à l’évolution historique? La puissance est-elle le moyen ou le but de la politique internationale? Récemment, Colin GRAY admettait le caractère éminemment “ glissant ” du concept, tout en affirmant que la puissance demeurait une réalité fondamentale de l’univers international, et la recherche de la puissance la seule base solide pour fonder la stratégie extérieure des Etats-Unis2.

Aujourd’hui encore, on continue de s’interroger : la France est-elle une grande puissance, Dans quelle mesure faut-il désormais considérer le japon comme une grande puissance? Quelles sont la nature et l’extension de la puissance américaine à la fin du 20ème siècle? Toutes réponses qui ne peuvent guère recevoir de réponse pertinente si n’est pas résolue l’interrogation sur l’essence même du concept, dont il ne paraît décidément pas possible de faire l’économie.

Commentateur de l’actualité internationale à partir de la fin des années quarante, Raymond ARON, poussé par sa pente naturelle à asseoir sur des bases conceptuelles solides ses analyses et engagements à propos de " l’ histoire-se-faisant " , ne pouvait manquer de s’interroger sur la structure et la logique ultime des relations internationales. Il le fit en contemporain des fondateurs de l’école réaliste américaine, " inventeurs " de la discipline universitaire, apôtres de l’établissement de la puissance comme concept fondamental et structurant de toute théorie internationale. Chez un MORGENTHAU, la puissance devait jouer un rôle théorique et pratique semblable à celui de l’utilité en économie politique, dont le accomplissements opérationnels paraissaient promettre bien des succès à une tentative analogue dans le champ international; même son de cloche, d’ailleurs, dans le domaine de la théorie politique chez des théoriciens comme Anthony DOWNS. Aussi ARON devait-il affronter pour son compte la problématique réaliste de la puissance en s’efforçant de construire à son tour une théorie des relations internationales avec Paix et guerre entre les nations. Le résultat, on le verra, est au premier abord paradoxal : s’il se refuse à prendre la puissance comme point de départ de l’élaboration conceptuelle, néanmoins ce n’est qu’à l’issue d’une étude critique très approfondie du concept qu’il s’autorise à conclure à la validité de la démarche initiale, donc de la " théorie asociale " des relations internationales. C’est à élucider ce paradoxe que nous voudrons pour commencer nous consacrer. Par ailleurs, l’étude critique n’amène pas Raymond ARON à évacuer le concept du champ de l’analyse internationale, mais à proposer notamment une théorie des moyens de la puissance reposant sur une batterie de catégories abstraites censées, par leur généralité et leur homogénéité, rendre compte des changements historiques tout en leur survivant. Tentative dont nous tâcherons d’éprouver la réussite en la confrontant à l’étude récente conduite par le professeur américain Joseph NYE3 sur les nouveaux ressorts de la puissance américaine, étude qui s ’efforce précisément de prendre en compte les évolutions historiques et techniques. Un tel exercice, cependant, ne suffirait pas à épuiser l’intérêt de l’analyse conceptuelle de Raymond ARON : en effet, la critique conceptuelle appliquée à la démarche réaliste évoquée plus haut s’explique fondamentalement, nous semble-t-il, à la lumière d’une démarche épistémologique bien spécifique; la compréhension de cette démarche est de première importance pour éclairer la manière aronienne d’aborder l’intelligibilité d’un sous-système social en général, et, dans ses fondements ultimes, la critique de l’usage du concept de puissance pour comprendre les relations internationales en particulier.

Notre propos sera donc triple :

1- Elucider la critique conceptuelle de la notion de puissance par laquelle Raymond ARON s’attaque aux théories réalistes américaines et à leurs prétentions de proposer un modèle général de relations internationales débouchant sur une doctrine rationnelle d’action;

2- appliquer sa propre conceptualisation à un cas concret : l’évaluation de la puissance américaine dans les années quatre-vingt-dix, en confrontant les catégories aroniennes à celles dégagées par Joseph NYE;

3- montrer comment la réflexion sur la puissance n’a pas sa fin en elle-même : plus profondément, elle permet à ARON d’éprouver son approche théorique, son mode de compréhension d’un sous-système social, compréhension qui s’effectue selon une méthode dont l’épistémologie doit beaucoup aux réflexions d’ARON sur le principal théoricien de la stratégie et de la guerre, CLAUSEWITZ, et se trouve, de manière ultime, redevable à la tradition du criticisme kantien.

Théorie des relations internationales et puissance : la démarche paradoxale de Raymond Aron

L’analyse critique contenue notamment dans Paix et guerre éprouve et valide la théorie asociale des relations internationales proposée d’entrée de jeu; elle se veut une démystification du concept pris comme pierre d’angle des constructions théoriques des réalistes américains notamment, comme MORGENTHAU; en ce sens on peut dire que Raymond ARON fait subir à la notion le même sort qu’à celui de classe sociale en sociologie. Nous l’avons dit, la réflexion de Raymond ARON sur les relations internationales s’est constituée progressivement au contact de l’actualité internationale dont il assurait un commentaire régulier dans les colonnes du Figaro à partir de 1947. Conformément à une démarche habituelle relevée par Georges-Henri SOUTOU4, la réflexion continue sur la matière première fournie par l’actualité devait s’approfondir dans des ouvrages de synthèse comme le Grand schisme et Les Guerres en chaîne, et culminer dans une mise en forme théorique complète avec Paix et guerre entre les nations . Etapes successives d’une " remontée " de la pensée qui, nous le verrons plus loin, se couronne au sommet par une quatrième étape, d’ordre épistémologique.

A mi-chemin entre le commentaire d’actualité et l’ouvrage de synthèse se trouvent des articles de fond. dans un article de 1954, Raymond ARON se livre à un premier effort de systématisation de la réflexion sur l’analyse internationale. Significativement, c’est une place très marginale qui est faite à la notion de puissance dans cette approche. Six points de vue sont dégagés et considérés comme devant être simultanément mis en œuvre pour la compréhension complète d’un univers diplomatique : 1- détermination du champ d’activité diplomatique ou encore des limites du ou des systèmes diplomatiques. 2- Relations de puissance ou schéma d’équilibre. 3- Technique des rapports entre Etats, pacifiques et belliqueux, ou encore technique de la diplomatie et d la guerre. 4- reconnaissance ou non-reconnaissance réciproque des Etats. 5- Rapports entre politique extérieure et politique intérieure. 6- Sens et buts de la politique étrangère5. On y reconnaît quelques-uns des concepts essentiels qui figureront dans Paix et guerre. Mais fondamentalement, le concept même de puissance est étranger à cette construction composite, alors qu’il structure le système d’analyse mis au point quelques années auparavant par MORGENTHAU, un des phares de l’école dite réaliste alors très en vogue aux Etats-Unis. Explicitement, Raymond ARON met déjà en garde contre un approche " mono conceptuelle " : " L’école réaliste, en train de se répandre dans les universités américaines, commet trop souvent l’erreur de confondre le réalisme avec la considération exclusive des rapports de force. Aussi finit-elle par prendre pour l’essence de la politique étrangère la forme qu’a revêtue celle-ci à certaines époques de l’histoire européenne, essentiellement la diplomatie de cabinets ou des Etats nationaux : politique réaliste puisqu’elle admettait que la rivalité de puissance constituât l’essence des relations internationales, mais réalisme de bonne société puisqu’elle ne prétendait ni recourir à n’importe quel moyen, ni, la plupart du temps, refuser à l’ennemi le droit à l’existence ". Au- delà de l’intérêt qu’il revêt pour reconstituer la généalogie de la réflexion aronienne, un tel passage souligne la précocité de la confrontation intellectuelle avec l’école réaliste, qui dans l’effort de synthèse théorique que constitue Paix et guerre devait déboucher logiquement sur un assaut contre le concept central de puissance.

Ce préambule permet dores et déjà d’éclairer le paradoxe qui apparaît à la lecture de Paix et guerre dans le traitement réservé au concept n’est ni au commencement ni au cœur de l’analyse théorique, comme c’est le cas avec MORGENTHAU chez qui Politics among Nations s’ouvre par une réflexion sur la puissance; Raymond ARON introduit son traité par une étude des niveaux conceptuels de la compréhension, et propose la " théorie asociale des relations internationales " : " relation entre unités politiques dont chacune revendique le droit de se faire justice elle-même d’être seule maîtresse de décision de combattre ou de ne pas combattre "6 . Pourtant, c’est bien à l’épreuve du feu que constitue l’analyse critique du concept de puissance, analyse conduite dans les chapitres II et III, que se valide principalement l’approche théorique proposée.; de sorte qu’in fine se trouve récusée la possibilité même de constituer les relations internationales en " théorie générale, comparable à la théorie générale de l’économie "7 .

Morgenthau et la notion de puissance : les ambiguïtés d’un concept

Pour éclairer ce paradoxe qui est au cœur de la réflexion aronienne, on peut partir de la critique théorique adressée à l’approche réaliste avant même d s’intéresser au contenu positif de l’analyse conceptuelle de la puissance contenue dans Paix et guerre. A cet égard il peut valoir la peine de citer un des textes majeurs qu’ARON prend pour cible chez MORGENTHAU : " International politics, like all politics, is a struggle for power. Whatever the ultimate aim of international politics, power is always the immediate aim. Statemen and people may ultimatly seek freedom; security, prosperity or power itself. They may define their goals in terms of a religious; philosophic, economic or social ideal. They may hope that this ideal will materialize through its own inner force, through the divine intervention, or through the natural development of human affairs. But wherever they strive to realize their goal by means of international politics, they do so by striving for power. The crusaders want to free the holy places from domination by the Infidels. Woodrow WILSON wanted to make the world safe for democracy; the National-socialists wanted to open eastern Europe to German colonization, to dominate Europe and to conquer the world. Since they chose power to achieve these ends, they were actors on the scene of international politics. "

Les ambiguïtés de ce paragraphe clef sont relevées impitoyablement par Raymond ARON : dans les premières lignes, " power " est d’abord l’objectif prochain de tout acteur sur la scène internationale. A la fin, la puissance est devenue le moyen choisi par ces mêmes acteurs pour atteindre leur but. L’incohérence n’est pas résolue par la définition donnée de la " puissance politique " comme "man’s control over the minds and actions of other men " : comment cette relation psychologique entre les détenteurs de la puissance et ceux sur lesquels elle s’exerce pourrait-elle être le trait spécifique des relations internationales, alors qu’elle est la caractéristique de toute société plutôt que de toute politique? La difficulté est double : non seulement la notion de puissance n’est pas définie de manière univoque dans le champ des relations internationales, amis au surcroît elle n’est même pas clairement distinguée de la " puissance politique " dans l’univers intra-étatique (désignée en français par la notion d pouvoir) si bien que ne s’opère pas la discrimination indispensable du champ spécifique des relations internationales.

C’est de cette double nature de la puissance, à la fois but et moyen de la politique étrangère, double nature que l’école réaliste ne parvient pas à surmonter pour produire une définition claire et univoque du concept, que part Raymond ARON pour conduire son étude conceptuelle dans Paix et guerre.

La puissance comme moyen

Raymond ARON s’attache premièrement à dissiper l’équivoque souvent présente chez les théoriciens entre la puissance et la force. Cette première distinction a le mérite de souligner le caractère de la puissance comme potentiel, comme capacité . Si la force (militaire, économique, morale, idéologique...) est susceptible au moins d’une évaluation approximative, la puissance en revanche n’est pas susceptible d’une mesure absolue, d’une part parce que bien souvent elle ne révèle son ampleur que par son exercice même, d’autre part parce que cet exercice ne se comprend qu’à la lumière d’un contexte déterminé : c’est dans des circonstances et en vue d’objectifs déterminés que la puissance met en œuvre les forces, qui ont avec elle un rapport instrumental. Cette indétermination met sur la voie du concept juste de la puissance que Raymond ARON définit d’une manière en apparence classique :

" Au sens le plus général, la puissance est la capacité de faire, produire ou détruire; un explosif a une puissance mesurable et, de même, une marée, le vent, un tremblement de terre. La puissance d’une personne ou d’une collectivité n’est pas mesurable rigoureusement en raison même de la diversité des buts qu’elle s’assigne, et des moyens qu’elle emploie. Le fait que les hommes appliquent leur puissance essentiellement à leurs semblables donne au concept, en politique, sa signification authentique. La puissance d’un individu est la capacité de faire, mais, avant tout, celle d’influer sur la conduite ou les sentiments des autre individus. J’appelle puissance sur la scène internationale la capacité d’une unité politique d’imposer sa volonté aux autres unités. En bref, la puissance politique n’est pas un absolu mais une relation humaine ".

" Relation humaine ", rapport entre des hommes et des groupes, plus précisément entre des unités politiques quand on se situe dans le champ international, la puissance d’abord ne se confond pas avec la considération des forces disponibles. Ainsi y a-t-il dans les années soixante une disproportion de force tout à fait considérable entre les Etats-Unis et la France. Dira-t-on pourtant que le rapport de puissance est le même? Non, parce que dans le contexte particulier de l’Alliance et le cadre de l’affrontement avec l’Union Soviétique, la France est capable d’une large autonomie de décision qui se concrétise par la décision de doter de l’arme nucléaire : face à cette initiative, les Etats-Unis ne possèdent qu’une capacité très modeste de commandement et d’influence. Ainsi la configuration diplomatique d’ensemble donne à la puissance relative des unités politiques (expression qu’ARON eût sans doute jugée redondante) une physionomie qui n’est pas en rapport strict avec les forces respectives. Mais les objectifs visés par la politique étrangère déterminent également l’extension de la puissance. S’agit-il de défendre son territoire? En ce cas la Suisse dispose d’une puissance considérable, puisque l’enjeu qu’elle représente est sans commune mesure avec le coût que devrait consentir un éventuel agresseur pour sa conquête. Le même raisonnement pourrait être conduit pour la France armée de la force de frappe; il est en fait à la base des réflexions stratégiques du général POIRIER et de la doctrine française de dissuasion nucléaire. C’est pourquoi ARON propose une première distinction abstraite entre puissance offensive et puissance défensive, " capacité d’une unité politique d’imposer sa volonté aux autre ou la capacité d’une unité de ne pas se laisser imposer la volonté des autres "8. De même, dira-t-on que les Etats-Unis possèdent la même puissance en 1935 et en 1944? Ou qu’ils n’ont qu’une puissance insignifiante par rapport à Cuba qui se dote d’un régime révolutionnaire et choisit ses alliances dans le camp adverse? Il faut, en réalité, distinguer la puissance en temps de paix de la puissance en temps de guerre, seule cette deuxième sorte dépendant surtout de la force militaire et de l’emploi qui en est fait.

Ces distinctions qui éclairent la relativité de la puissance et son caractère difficilement mesurable (au moins en termes absolus et quantifiés) empêchent-elles d’élaborer une liste précise et intemporelle des facteurs de la puissance? Les tentatives en ce sens d’un géopoliticien comme SPYKMAN ou d’un professeur comme MORGENTHAU, qui retiennent des données géographiques et matérielles,, économiques et techniques, humaines enfin, laissent Raymond ARON insatisfait notamment en ce qu’elles ne permettent pas de " comprendre pourquoi les facteurs de puissance ne sont pas les mêmes de siècle en siècle "9. Une classification est en réalité possible à condition de s’en tenir à un niveau suffisant d’abstraction . D’où les trois éléments fondamentaux isolés par l’auteur dans Paix et guerre : le MILIEU, les RESSOURCES, l’ACTION COLLECTIVE . Ces trois termes ont le mérite de valoir à tous les niveaux de l’analyse, depuis l’engagement tactique jusqu’au niveau diplomatico-stratégique. En outre, de part leur abstraction, ils échappent aux vicissitudes des changements techniques et historiques et permettent précisément d’en rendre compte. Le milieu, c’est-à-dire l’espace qu’occupent les unités politiques, est une donnée immuable de la puissance au sens où il joue invariablement un rôle dans la définition des rapports de force. La Russie a dû plusieurs fois son salut à l’immensité de son territoire. Mais ce rôle même peut connaître de considérables évolutions en fonction des évolutions de la technique. En 1914, la France est encore un pays vaste au regard des possibilités militaires de l’époque. La lenteur nécessaire à la progression des troupes de fantassins offre à Joffre un délai qui lui permet de manœuvrer ses armées et d’opérer le rétablissement de la Marne. En 1940, face aux armées motorisées du Reich, un tel rattrapage est devenu impossible. La France ne possède plus la profondeur stratégique nécessaire à l’heure du moteur combattant et aurait dû préventivement inclure l’Afrique du nord dans l’espace virtuel de la bataille. Les ressources comprennent " les matériaux disponibles et le savoir qui permet de les transformer en armes, le nombre des hommes et l’art de les transformer en soldats ". Proposition générale qui n’est pas soustraite non plus à l’histoire et à partir de laquelle il est difficile de dériver des régularités. L’inégalité du développement industriel peut être sans aucun doute une source d’infériorité au 20ème siècle; encore le contexte, les objectifs respectifs des belligérants peuvent-ils l’annuler : la technique de la guérilla a permis aux Vietnamiens et aux Algériens de déterminer une issue politique en leur faveur face aux armées américaine et française; récemment les " Seigneurs de la guerre " somaliens, malgré leur armement rudimentaire, ont finalement fait fléchir la volonté américaine. Enfin la capacité d’action collective " englobe aussi bien l’organisation de l’armée, la disciplines des combattants, la qualité du commandement civil et militaire, en guerre et en paix, la solidarité des citoyens face à l’épreuve, à la bonne ou à la mauvaise fortune ". Là aussi, cet élément abstrait de la puissance ne permet jamais de mesure précise.

Que la puissance soit le facteur primordial des relation internationales et le moyen essentiel de la politique étrangère apparaît donc à Raymond ARON comme une déclaration vraie dans un sens vague mais pauvre de sens faute d’une analyse conceptuelle serrée distinguant puissance, force et ressources. Sans doute le rapport de forces fixe-t-il grossièrement la hiérarchie entre les Etats; mais rarement on peut en déduire automatiquement le rapport de puissance. C’est que le contexte et les objectifs politiques déterminent les limites de l’usage de la force. au sein d’une coalition comme l’Alliance atlantique, la nature relativement volontaire de l’adhésion au pacte militaire, la nature propre de l’idéologie américaine obligeaient et obligent toujours les Etats-Unis à substituer à l’usage direct de la force les moyens de pression et la persuasion pour faire prévaloir leurs vues. Même au sein du Pacte de Varsovie où le rapport de force déterminait beaucoup plus strictement le rapport de puissance, un pays comme la Roumanie a pu trouver les moyens d’un diplomatie originale et largement autonome. Dira-t-on cependant que la puissance, définie comme la capacité d’influence sur le comportement des autres unités politiques, demeure le but prochain, à tout le moins l’objectif ultime de la politique étrangère? On reconnaît dans cette proposition une des convictions théoriques de MORGENTHAU : puisque les unités politiques cherchent à s’impose l’une à l’autre leur volonté, la diplomatie " naturelle ", l’essence de la conduite diplomatique consistent à maximiser cette influence, c’est-à-dire à rechercher la puissance. Ainsi aurait-on une proposition valant comme énoncé explicatif autant que recommandation pratique.

La puissance comme objectif

Là aussi, ARON récuse une vision réductrice de la politique étrangère. Supposons en effet que la puissance soit toujours l’enjeu réel de la diplomatie, comme l’affirme l’école réaliste. On retrouve en ce cas l’ambiguïté foncière du concept. Y voit-on le potentiel des ressources? S’agit-il des ressources mobilisables en vue de la politique extérieure, en cas c’est la force, ou la puissance collective qui devient l’enjeu suprême, ce qui ne se vérifie ni historiquement ni abstraitement. Un pays neutre comme la Suisse ne recherche pas le maximum de potentiel militaire, mais l’optimum de capacité défensive en vue d’un objectif supérieur qui est la sécurité et la prospérité de la démocratie helvétique. de même aujourd’hui, une politique neutraliste serait concevable pour la France, si l’on suit les vues du général GALLOIS : puissance moyenne n’ayant guère de trop à consacre à son renforcement économique et au règlement de ses difficultés "s sociales, la France pourrait, derrière le rempart de son armement nucléaire complété par un dispositif anti-balistique actif et passif, se concentrer avant tout sur sa cohérence et son développement internes10. Voit-on dans la puissance le maximum de forces, entendues comme " les ressources actuellement mobilisées en vue de la conduite de la politique étrangère "11? En ce cas, c’est la maximisation de la capacité mobilisatrice, ou de la capacité à convertir la puissance qui devient l’objectif suprême. A nouveau, tout dépend des circonstances extérieures et intérieures. l’optimum théorique de capacité mobilisatrice n’est jamais atteint que quand un danger exceptionnel paraît devoir orienter tout l’effort de la collectivité. ainsi la France de 1913 adopte-t-elle la loi de trois ans dans la perspective d’une guerre avec l'Allemagne. C’est dans les régimes totalitaires que l’effort collectif se trouve presque entièrement polarisé par la préparation à la guerre. Ainsi la guerre était conçue par les dirigeants nazis comme l’objectif et l’idéal ultimes. Dans les années trente, la priorité à l’effort militaire a été adoptée par les dirigeants soviétiques comme une stratégie d’ensemble dans l’idée que la faiblesse globale du régime risquait d’entraîner les puissances hostiles à l’agression, de sorte que le décalage entre les investissements militaires t les investissements productifs a fini par entretenir cette faiblesse, justifiant du même coup le projet initial12. Par la suite, la psychose de l’encerclement capitaliste a contribué à maintenir la logique de la mobilisation permanente de l’économie en vue d’accroître la force militaire.

De même enfin, si l’on considère la puissance comme la capacité à imposer sa volonté aux autres, elle ne saurait être considérée comme l’objectif ultime d’une unité politique, ni en droit ni dans les faits. Ceci nous met sur la voie de l’analyse abstraite des but typiques de la politique étrangère proposée par Raymond ARON. Typiquement en effet, une collectivité o un chef d’Etat peuvent se proposer trois buts que RAYMOND ARON résume par les concepts de puissance, de gloire et d’idée. La puissance se décline elle-même en une version négative, la sécurité, et une version positive, la force. CLEMENCEAU voulait la sécurité dans les négociations de 1919, de même que l’Allemagne au sein de l’OTAN. Les conquérants recherchent la force pour elle-même. Louis XIV poursuivait la gloire personnelle, à tout le moins la poursuite de la gloire personnelle l’a-t-elle amené à dépasser les objectifs initiaux de sécurité territoriale, et à répandre un Europe un soupçon d’hégémonie qui se solda par les conflits de 1689 et de 1701. Enfin les diplomaties révolutionnaires poursuivent-elles avant tout la diffusion d’une idée, religion ou idéologie. comme toujours, les distinctions rationnelles se retrouvent rarement à l’état pur dans la réalité. Ainsi il serait aussi absurde de nier la rémanence des objectifs traditionnels de l’impérialisme russe dans feu la diplomatie soviétique (constitution du glacis stratégique en Europe centrale, recherche de l’accès aux mers chaudes) que d’exclure toute influence de la perspective révolutionnaire léniniste dans la conduite diplomatico-stratégique qui fut celle des hommes du Kremlin.

Cette série abstraite ne satisfait pas entièrement ARON qui la complète par une autre série : l’espace, les hommes, les âmes, série concrète qui renvoie aux enjeux réels, aux objectifs pratiques, non idéels, que peuvent se fixer les Etats dans une conjoncture historique. Distinction schématique et de méthode ici également, puisque dans la réalité de tels buts se séparent difficilement. Quand la Russie laisse tomber le rideau de fer sur l’Europe orientale, elle réalise le vieux rêve tsariste d’un glacis stratégique aux abords de l’empire, mais aussi elle accomplit les promesses d’expansion du socialisme dont se veut porteuse et comptable l’Union soviétique. Quand le roi d’Espagne, après les expéditions des Conquistadores, annexe un continent entier à sa couronne, il se crée avec ces possession transatlantiques une source de prestige comme de revenus. Mais s’il exploite les mines d’or et d ’argent, il s’occupe aussi très vite d’administrer les âmes en exportant les missionnaires. Série abstraite, série concrète, on ne s’étonnera pas qu’ARON les même en une ultime série qui est celle du corps, de l’âme et de l’esprit. Cette dernière renvoie au modèle platonicien.

Si l’analyse critique du concept de puissance permet à Raymond ARON de valider la théorie asociale des relations internationales, cela ne signifie pas qu’ARON récuse totalement la validité du concept et veuille en débarrasser le champ des relation internationales. Au contraire, il y voit le concept fondamental, la notion la plus générale pour appréhender la théorie politique, aussi bien la politique intérieure que la politique internationale. En tant que tel, il d désigne le potentiel de commande me, d’influence ou de contrainte qu’un individu ou une unité politique sont susceptibles d’exercer sur les autres. " Il n’est pas illégitime de retenir le concept de " puissance " comme le concept fondamental, originel de tout ordre politique, c’est-à-dire de la coexistence organisée entre individus. Il est vrai;, en effet, qu’à l’intérieur des Etats comme sur la scène internationale, des volontés autonomes s’affrontent, chacun visant ses objectifs propres. ces volontés, qui ne sont pas spontanément accordées, cherchent mutuellement à se contraindre. BISMARCK a voulu réaliser l’unité allemande sous la direction de la Prusse en dépit de l’opposition de NAPOLEON III, comme J.F. KENNEDY devenir président des Etats-Unis en dépit de l’opposition de R. NIXON. Mais, ce rapprochement, à mes yeux, dissimule l’essentiel, à savoir que les membres d’une collectivité obéissent aux lois et soumettent leurs conflits à des règles cependant que les Etats, qui limitent, par les obligations auxquelles ils souscrivent, leur liberté d’action, se sont toujours réservé, jusqu’à présent, le droit de recourir à la force armée et de définir eux-mêmes ce qu’ils entendent par " honneur ", " intérêts vitaux ", " légitime défense ".

A condition donc de bien tracer la frontière entre l’ordre interne et l’ordre externe, de garder à l’esprit la ligne de démarcation entre le territoire où l’on se soumet à des règles communes et le champ où chacun se réserve le droit ultime de faire justice soi- même, le concept demeure valable parce qu’en toute société, intra- ou inter étatique, la pluralité des intérêts et des groupes produit une naturelle lutte d’influence. Mais cette capacité d’influence, ou puissance, peut obéir à une pluralité de buts, elle ne peut se quantifier de manière rigoureuse, elle est toujours relationnelle et relative et jamais susceptible d’une compréhension.

La puissance ne saurait donc être le concept fondamental à partir duquel édifier des modèles systématiques d’explication des relations internationales :

1- en tant que moyen, elle ne se révèle pas mesurable;

2- prise en tant que but, elle révèle à l’analyse la pluralité des fins possibles en politique étrangère, on peut sans doute ramener à cette pluralité quelques catégories abstraites, mais non éliminer l’indistinction fréquente des fins dans la réalité.

Telle quelle, l’étude de la conceptualisation proposée par ARON a une valeur partiellement historique : la critique des thèses d’un MORGENTHAU se comprend en particulier à la lumière d’un contexte où les thèses réalistes exerçaient une influence profonde dans les grandes universités américaines, qu’ARON connaissait pour avoir fréquenté leurs départements de relations internationales à l’occasion de divers séjours. On aurait tort cependant de n’envisager que l’aspect historique de la controverse. L’ambition d’ARON était au contraire de faire œuvre plus définitive que les réalistes en surmontant le caractère idéologique de leurs théories et l’insuffisance de beaucoup d’analyses des facteurs de la puissance. Approfondir l’examen peut et doit, à notre sens, se faire dans une double direction : en exposant la conceptualisation aronienne à l’évolution historique qui a modifié le contexte international; en dégageant les fondements épistémologiques ultimes de la critique des théories réalistes de la puissance : deux modes complémentaires d’approfondissement et de validation de la théorie aronienne que nous voudrions explorer successivement.

LES CONCEPTS ARONIENS POUR EVALUER LA PUISSANCE AMERICAINE A LA FIN DU 20EME SIECLE

Notre propos sera ici d’examiner si l’analyse d’ARON permet de rendre compte de l’évolution de la puissance d’un pays comme les Etats-Unis. Raymond ARON ne prétendait nullement fournir une nouvelle liste des facteurs de puissance, mais plutôt une conceptualisation suffisamment abstraite pour expliquer la modification historique de ces facteurs et demeurer valable en dépit des évolutions. En ce sens, il fournit un cadre d’analyse à l’intérieur duquel les réflexions d’un Joseph NYE semblent au premier abord trouver parfaitement leur place. Si NY ne fait guère référence à ARON dans son ouvrage Bound to Lead - The Changing Nature of American Power, ses prémisses sont à l’évidence similaires : " Comme la puissance est une relation, par définition elle s’inscrit dans un contexte. Qu’elle soit moins transférable signifie que spécifier ce contexte acquiert une importance grandissante pour évaluer la puissance réelle que procurent des ressources données. Plus qu’autrefois, il faut se poser la question : la puissance, pour quoi faire? " J. NYE procède donc à une description du nouveau contexte international pour faire la radioscopie et le diagnostic de la puissance américaine, un exercice qui est et ne peut être, insiste-t-il, que comparatif : la puissance étant fondamentalement une relation, son évaluation à propos d’un acteur particulier suppose un examen du contexte. Dans le cadre de cet examen peuvent être déterminés les facteurs dominants à l’époque considérée de la puissance, qui est faculté de faire et de faire faire, c’est-à-dire d’amener les autres à faire ce que l’on veut. Le spectre de puissance par le quel NYE s’efforce de rendre compte des modes d’exercice de la; puissance, entre les deux pôles extrêmes de la coercition militaire et du " co-optive soft power ", ne contredisent nullement la définition aronienne de la puissance, " potentiel d’influence, de commandement et de contrainte ". Entre " command " et " inducement ",

" contrainte " et " influence ", la puissance demeure une relation humaine, ses moyens et ses buts, son extension évoluent en fonction du contexte.

NYE très explicitement s’efforce d’opérer la synthèse entre la tradition réaliste et la tradition libérale, ou transnationale. La faiblesse de l’approche réaliste est de tenir pour acquise la définition des intérêts nationaux, et de déduire la primauté du facteur militaire comme source de puissance, et la politique d’équilibre(" balance of power ") comme essence de la politique étrangère; L’approche libérale, dont les courants transnationalistes représentent la génération contemporaine, tend dans ses formes les plus " naïves " à surestimer l’influence des phénomènes transnationaux, de l’interdépendance économique et des institutions internationales sur la stabilité du commerce politique entre les Etats. C’est pourquoi NYE développe une approche qui se veut plus équilibrée et surmonte dialectiquement l’opposition entre les eux courants. Son raisonnement pourrait être ainsi schématiquement résumé : les facteurs traditionnels de la puissance comptent toujours mais leur champ d’application se restreint; en revanche de nouveaux facteurs, notamment dans le domaine " intangible ", s’imposent de sorte que dans les années à venir la puissance va demander d’autres types de ressources et s’exercer largement sur des modes autres.

Les transformations de la puissance

Dans les années quarante, RAYMOND ARON se livrait rapidement un exercice voisin pour évaluer les atouts de la France dans le nouveau contexte issu de la guerre. A l’âge des empires, les facteurs de la puissance pouvaient être grossièrement ramenés à tris : les ressources naturelles, le volume de la population, et le potentiel industriel, sachant qu’un tel potentiel conditionnait largement la capacité militaire. dès lors la puissance se trouvait largement concentrés entre les mains de quelques vastes Etats multinationaux, au-delà du seuil des cent millions d ’âmes, et qui avaient su développer sur une large échelle les techniques de production modernes . Parmi ces " empires ", la Grande-Bretagne devait vite révéler des faiblesses et abandonner la scène aux Etats-Unis et à l’Union soviétique, dont la surpuissance contribua à la forte polarisation du champ diplomatique.

On peut dire que les évolutions des dernières décennies ont modifié la donne et affecté la typologie des ressources qui aujourd’hui commandent la puissance. L’évolution est double selon le professeur américain. Tout d’abord la puissance s’est diffusée sous l’effet de cinq grandes tendances : le renforcement de l’interdépendance économique, l’émergence et l’affirmation d’acteurs transnationaux, le développement du nationalisme dans les Etats faibles, l’expansion de la technologie, la modification des grands enjeux de la politique internationale13. Le développement mondial des techniques de transport et de communication, le développement des multinationales, l’expansion mondiale du commerce, l’essor des flux financiers internationaux ont créé les conditions d’une interdépendance économique globale dont le premier effet est de réduire considérablement la marge de manœuvre des autorités nationales en matière économique et monétaire et de rendre beaucoup plus aléatoire les initiatives isolées. La naissance des zones économiques régionales est partiellement à l’origine de ce phénomène en même temps qu’il constitue une réponse aux contraintes qu’il crée pour les Etats nationaux. La diffusion de la puissance s’explique aussi et se traduit par le renforcement des Etats faibles. Si quelques grandes puissances ont conservé un avantage marqué en matière de technologie militaire, nombre d’Etats du Tiers-Monde peuvent aujourd’hui aligner des capacités qui ne sont plus négligeables et rendent beaucoup d’interventions régionales d’une grande puissance beaucoup plus coûteuse ou plus risquée. La dissémination de la haute technologie militaire, le développement des industries militaires nationales, la prolifération des armes de destruction massive participent à ce phénomène. De la sorte, les possibilités offertes à la diplomatie de la canonnière se réduisent de manière spectaculaire. Enfin apparaissent sur l’agenda international nombre de questions nouvelles comme la dette du Tiers-Monde, le chômage massif dans un certain nombre de pays développés, l’effet de serre ou les pluies acides en matière d’environnement. Ces questions transnationales ne peuvent recevoir une réponse qu’à travers une action collective concertée pour laquelle la capacité d’influence et de manipulation dans les grandes enceintes internationales compte plus que la puissance militaire ou le volume des ressources en matières premières. Ainsi, pour un pays comme les Etats-Unis, la question cruciale " n’est pas de savoir s’ils vont s’engager dans le 21ème siècle comme une superpuissances dotée des ressources les plus larges, mais dans quelle mesure ils seront capables de contrôler l’environnement international pour amener les autres nations à agir selon leurs vues. Maintenir un rang de superpuissance va se révéler dans les décennies à venir beaucoup plus compliqué et impliquer un ensemble plus large d questions et une vaste pluralité d’acteurs "14.

La puissance se diffuse, son exercice se transforme : elle devient potentiellement moins transférable, moins coercitive, moins physique. Moins transférable, c’est-à-dire que les différents facteurs de puissance sont moins susceptibles de peser dans les domaines qui ne leur sont pas spécifiques. Si la capacité militaire et le potentiel économique déterminent toujours en gros le rang de puissance; l’usage de la force pour répondre à des menaces autres que militaires devient de moins en moins envisageable. Ainsi le développement intérieur, la capacité d’attraction des investissements étrangers sont des moyens beaucoup plus rentables et efficaces pour renforcer la puissance économique que de s’emparer d’une riche province ou de territoires bien dotés en ressources naturelles. Inversement, la conversion du potentiel économique en capacité militaire s’avère beaucoup plus coûteux : le Japon a parfaitement les moyens de se doter de forces nucléaires et d’une forte flotte aéronavale, mais la faible marge de manœuvre intérieure et internationale, les répercussions probables sur la performance économique globale constituent de puissants obstacles à un tel développement. Par ailleurs, la coercition devient un mode beaucoup plus délicat d’exercice de la puissance. C’est vrai de la coercition militaire, où les réticences de l’opinion publique, la pression internationale, le renforcement de petits Etats rendent, comme on l’a dit, beaucoup plus difficile la ‘gunboat diplomacy " : si en 1953, les Etats-Unis purent restaurer la royauté du Shah d’Iran moyennant une opération discrète et limitée, que faudrait-il aujourd’hui pour amener les ayatollahs à résipiscence? Si la France peut encore aujourd’hui assurer l’ordre interne et régional avec quelques centaines d’hommes dans ses anciennes colonies d’Afrique noire, on ne l’imagine guère rééditer l’expédition de Suez contre l’Egypte actuelle. De même l’interdépendance économique réduit considérablement les possibilités de contrainte : les Etats-Unis pourraient bien vouloir forcer le japon à ouvrir son marché intérieur, mais la détention par les investisseurs japonais d’une masse énorme de bons du trésor américains rend l’Archipel assez peu maniable; symétriquement, si l’Empire du soleil levant voulait forcer l’Amérique à réduire son déficit budgétaire en la menaçant de refuser l’achat de bons, il courrait le risque de jeter sur les marchés financiers une panique qui pourrait se révéler beaucoup plus coûteuse que le gain escompté.

Nouveaux facteurs, nouveaux modes d’exercice de la puissance

Pour ces raisons, si l’on veut correctement apprécier de la puissance, il faut ajouter aux facteurs " matériels "traditionnels des facteurs " immatériels. La cohésion national, le rayonnement culturel, la capacité d’influence sur les institutions internationales jouent un rôle grandissant dans la puissance globale. Ces facteurs donnent à la puissance une nouvelle physionomie : tendanciellement, la puissance globale, pour un grand pays, s’exerce moins aujourd’hui sur le mode du commandement ou de la contrainte que sous la forme de l’influence, influence mesurée notamment par la capacité à orienter le comportement de nations partenaires, ou à s’assurer une prépondérance dans des processus de codécision. C’est pourquoi Joseph NYE propose une typologie des facteurs contemporains de la puissance assortie d’une définition de ce qu’on pourrait appeler le spectre élargi de la puissance :



   FACTEURS DE LA PUISSANCE
   Facteurs matériels
   -Ressources de base (territoire et population)
   - capacité militaire
   - capacité économique
   - Potentiel scientifique et technologique
   Facteurs immatériels
   - Cohésion nationale
   - Rayonnement culturel
   - Influence sur les institutions internationales




   LE SPECTRE DE PUISSANCE


   Command Coercion Inducement Agenda Attraction Co-optive15
   power <=========I================I============I=============I==============> power
   setting


Ce sont les quatre derniers facteurs qui selon J. NYE s’ajoutent aujourd’hui aux éléments traditionnels de la puissance. Ils lui permettent de se livrer à une radioscopie actuelle et prospective de la puissance américaine, sachant que ces nouveaux facteurs " tirent " les modes d’exercice la puissance du côté " co-optive power " du spectre

Limites et validité des concepts aroniens

Les concepts aroniens cadrent-ils avec une telle analyse? Déçu par les tentatives d certains auteur pour dresser des listes exhaustives des éléments de la puissance - il cite SPYKMAN, MORGENTHAU, STEINMETZ et FISCHER- ARON se propose de trouver des déterminants qui à la fois soient homogènes, c’est-à-dire se situant au même degré de généralité par rapport à l’histoire, et composent une liste complète, ce qui suppose qu’ils " couvrent la diversité des phénomènes , variables d’époque en époque ". Ces concepts, évoqués plus haut, d MILIEU, RESSOURCES, ACTION COLLECTIVE, permettent-ils de retrouver les facteurs actuels de la puissance selon Joseph NYE? Le milieu renvoie à l’espace qu’occupe une unité politique. Les dimensions et la nature du territoire jouent invariablement un rôle, même si ce sont les circonstances qui déterminent l’apport spécifique qu’il fournit à l’acteur qui l’occupe en termes de puissance. Dans la typologie proposée par Joseph NYE, le territoire figure, avec la population, parmi les " ressources de base ", à l’intérieur du groupe des " facteurs matériels ". NYE ne s’attarde pas, car la nature particulière du territoire américain constitue toujours à l’évidence un avantage comparatif dans le jeu international. Ses dimensions mêmes, sa situation géographique continuent à configurer la puissance américaine. En effet l’immensité américaine offre toujours un puissant obstacle à toute tentative d’invasion. Les deux fenêtres maritimes que son t la façade atlantique et la façade pacifique donnent aux Etats-Unis une ouverture sur les eux grands foyers d puissance que sont l’Europe et le théâtre Asie-Pacifique. Ils définissent d’une certaine façon la centralité américaine dans les relations internationales. La situation particulière de l’ "île continent ", protégée par deux océans, mettent à l’abri le territoire américain des entreprises de la plupart des Etats. Sans doute cette situation géostratégique ne procure plus les mêmes avantages qu’aux temps de MAHAN et de SPYKMAN : s’il y a bien une constance du facteur géographique, l’évolution des techniques de destruction module le rôle spécifique que joue la situation territoriale dans la puissance militaire. Si la géographie américaine favorise toujours la puissance défensive, cependant certains armements modernes ont considérablement réduit l’invulnérabilité traditionnelle. C’était déjà le cas au moment de la guerre froide où les missiles intercontinentaux soviétiques menaçaient directement les Etats-Unis. Aujourd’hui, la rapide diffusion de la technique des missiles à longue portée porte potentiellement un coup supplémentaire à l’insularité stratégique américaine.

Parmi les " ressources ", second concept général, Raymond ARON entend le potentiel militaire aux plans technique, économique et humain. : c’est-à-dire les ressources brutes et l’outillage qui permet de les transformes en armements, le nombre des hommes et le savoir-faire militaire (" la quantité et la qualité des outils et des combattants ") : éléments qui à l’intérieur de la typologie de Joseph NYE se retrouvent dans les facteurs " population " et " ressources militaires ". Enfin la " capacité d’action collective " désigne l’ensemble des qualités collectives qui rendent propre à la guerre : commandement, organisation de l’armée, endurance civique en temps de conflit, etc. Le terme se retrouve chez J. NYE dans les facteurs " ressources militaires " et " cohésion nationale ". On peut observer que la faculté collective de cohésion nationale face à l’épreuve du conflit se trouve aujourd’hui relativement amoindrie, aux Etats-Unis comme dans beaucoup de pays d’Occident : la traditionnelle répugnance américaine, qui remonte notamment aux boucheries de la guerre de Sécession, est à l’heure actuelle amplifiée par le phénomène de sacralisation de la vie humaine qui provoque une large réticence face aux risques mortels et transforme l’opinion publique en témoin majeur et quasi-acteur de tout engagement militaire extérieur : ainsi a-t-on pu observer à l’occasion de la guerre du Golfe que l’opinion américaine était devenue pour tout adversaire potentiel des Etats-Unis un véritable centre de gravité de sa stratégie; c’est bien en occasionnant des pertes sévères aux forces américaines que Saddam HUSSEIN espérait notamment créer le choc psychologique dans la population qui par contrecoup permettrait de faire fléchir la volonté politique au niveau gouvernemental. Cependant la " cohésion nationale " excède chez Joseph NYE ce sens restreint de faculté collective à supporter l’épreuve belliqueuse. Il entend également, nous semble-t-il, par ce concept, l’homogénéité relative de la nation, source de force sur la scène internationale notamment face aux acteurs que mine potentiellement un certain nombre de forces centrifuges : c’était le cas de l’Union soviétique, victime précisément de sa structure impériale, c’est toujours un élément qui obère l’avenir d’une Chine menacée par de puissantes tensions internes. Par conséquent la typologie du professeur américain paraît faire davantage que les concepts d’ARON la place aux facteurs qui ne sont pas strictement orientés vers la puissance au sens militaire du terme.

On pourrait tenir un raisonnement identique à propos de ces autres éléments que J. NYE tient pour des sources nouvelles, inédites d puissance sur la scène internationale. Le " facteur " rayonnement culturel " correspond à une puissance d’attraction morale, idéologique, de culture. L "universalisme " de la culture populaire américaine, la force d’attraction des grandes universités des Etats-Unis , la promotion de l’anglais comme " lingua franca " du monde contemporain constituent pour l’Amérique un avantage comparatif dans la compétition des nations : c’est vrai dans la mesure où existent aujourd’hui des industries culturelles en lutte pour la promotion de leurs " produits ", dans la mesure où la qualité de l’enseignement supérieur permet d’attirer une fraction des élites des autres pays, laquelle ou bien accroîtra la force de travail aux Etats-Unis ou bien s’en retournera après avoir été formée aux modes de pensée américains; dans la mesure où l’anglais est devenu la langue commerciale internationale, la langue diplomatique, la langue spontanée à travers laquelle s’expriment les groupes en butte à l’oppression politique dès lors qu’ils veulent s’adresser à l’opinion internationale. De fait, la langue n’est pas neutre et véhicule aussi les valeurs proprement américaines ( ouverture ethnique, démocratie, droits de l’homme). Il y a là une source indéniable d’influence. Sur le plan institutionnel, ce rayonnement se soutient de la faculté américaine de manipuler, à tout le moins influencer les grandes institutions internationales . Il s’agit d’un nouveau facteur de puissance si l’on considère que les Etats-Unis, par la force de leur position à l’ONU, au FMI, à la banque mondiale ou dans les principales organisations régionales de sécurité, ont la capacité; d’influer sur la détermination des grandes questions qui seront à l’ordre du jour international, comme sur les décisions qui émanent des grands organismes économiques, financiers, politiques ou stratégiques.

Ne poursuivons pas l’analyse. Il apparaît déjà que la conceptualisation aronienne, quelque abstraite qu’elle soit, se focalise finalement sur les aspects militaires d la puissance. L’objectif de Joseph NYE est au contraire de montrer les limitations auxquelles le mode militaire d’exercice de la puissance est soumis dans le contexte d’aujourd’hui : de sorte qu’il met en valeur les facteurs immatériels qui " tirent " la puissance vers un mode qu’il baptise " co-optatif ". Pour peu qu’on accepte les bases de cette analyse, en conclura-t-on à la caducité des concepts aroniens? On peut nous semble-t-il, reconnaître que l’interprétation ou l’illustration donnée par ARON de ses propres concepts met en relief avant tout les aspects militaires. Rien n’empêche, pourtant, d’en avoir une interprétation plus large et peut-être finalement plus conforme à l’esprit dans lequel ARON a voulu conceptualiser les moyens de la puissance. Ainsi la faculté de " conversion de puissance ", que curieusement joseph NYE n’intègre pas explicitement dans sa typologie mais qui lui appartient logiquement et qui désigne la faculté d’actualiser un potentiel d’influence en dégageant rapidement des consensus de politique étrangère (faculté jugée faible aux Etats-Unis du fait de la complication du système de prise de décision politique), pourrait être considérée comme un élément de la " capacité d’action collective aronien ", sans que le sens en soit faussé. De la même manière, on peut tout à fait intégrer le potentiel économique et technologique comme une composante des " ressources ", ce potentiel étant lui-même source de puissance dans un contexte où, pour reprendre les notions d’Edward LUTTWAK, la " géoéconomie " prend dans une certaine mesure les pas sur la " géopolitique ". En tout les cas, au-delà de cet exercice d’extension, ou de compréhension plus large des concepts aroniens, la démarche de Joseph NYE nous paraît en conformité fondamentale avec le fond de l’analyse d’ARON qui voit dans la puissance un " potentiel de commandement, de contrainte ou d’influence " (nous soulignons).

Rendre compte de la critique aronienne du réalisme américain des années cinquante n’a donc pas une valeur simplement historique. Cependant notre propos n’était pas de faire de Joseph NE un émule américain de Raymond ARON, ni de l’introduire dans une filiation que par ailleurs il ne revendique pas, le seul écho de l’œuvre d’ARON que l’on, trouve dans Bound to Lead étant une référence mineure au Plaidoyer pour l’Europe décadente. Il ne s’agissait pas non plus de valider les catégories aroniennes en montrant qu’elles avaient survécu à l’épreuve du temps et d’une mutation du contexte géostratégique, mutation qu’ARON lui-même n’avait pas vu venir dans Les Dernières années du siècle. Bien plutôt, nous souhaitions montrer que la théorie aronienne de la puissance (et les principaux concepts afférents à cette théorie), gardait sa vertu opérationnelle pour peu qu’on en réinterprétât certains concepts dans un esprit conforme à l’intention de leur auteur, dans la mesure même où elle prête pas au concept premier de puissance une signification absolue et univoque, propre à fonde une théorie systématique des relations internationales, mais voit au contraire son essence ce dans sa dimension de relation . De sorte que les modifications historiques et techniques transforment la nature des moyens de puissance comme les buts qui peuvent lui être assignés, la conceptualisation dérivée devant être suffisamment abstraite pour résister à ces modifications et en rendre compte. En voulant absolutiser un concept équivoque, plus précisément un concept dont l’essence réside dans la relativité et dons l’indétermination " a priori ", en découvrant dans la puissance l’essence cachée des relations internationales dont on pourrait déduire un schéma de compréhension et une doctrine pratique, l’école américaine se dupait elle(même en substituant un moralisme à un autre :

" Les premières pages du livre classique Politics among Nations offrent un exemple, également classique, des confusions conceptuelles auxquelles donne lieu l’emploi d’un terme comme celui de puissance qui, selon les paragraphes ou même les phrases, apparaît comme fin et moyen de la politique et qui, finalement, ne présente guère d’utilité dès lors que l’on adopte la définition wébérienne et courante de la puissance : capacité de l’acteur A d’obtenir la soumission à sa volonté ou la conformité à ses ordres, de l’acteur B (ou, plus précisément, la chance d’obtenir soumission ou conformité). En ce sens, toute vie sociale, à un degré ou à un autre, se compose de relations de puissance, condition de l’action collective, en quelque domaine que ce soit. Quant à ériger la puissance ainsi définie en but unique ou suprême des individus, des partis ou des Etats, ce n’est pas la une théorie au sens scientifique mais une philosophie ou une idéologie, En tout cas, une telle proposition ne se prête pas à la falsification et ne peut donc être tenue même pour une hypothèse scientifique. "16

l’ambition pouvait pourtant se réclamer d’un précédent qui semblait devoir fonder la légitimité de l’entreprise? C’est en prenant comme point de départ le concept d’utilité que l’économie est parvenue à un haut degré d’élaboration théorique, Les modèles économiques fonctionnent bien comme des systèmes à l’intérieur desquels les relations entre les variables sont définies par des équations mathématiques? Avec KEYNES, la théorie paraît avoir atteint, au moins pour une période, un stade opérationnel, c’est-à-dire un degré de maturité tel que les résultats théoriques peuvent directement inspirer les politiques économiques concrètes. Mais c’est précisément la possibilité de vouloir retirer du concept de puissance les mêmes services qu’a rendus la notion d’utilité qu’ARON récuse; c’est même de l’impossibilité d’assimiler ces concepts qu’il déduit la prétention à produire une théorie générale des relations internationales comparable à la théorie générale de l’économie17 . Mais là n’est peut-être pas encore le pivot de la critique aronienne. Plus profondément, la validité même des modèles économiques tient, dans l’esprit d’ARON, à leur statut épistémologique. Positivement, ils ne s’éloignent pas fondamentalement des représentations spontanées des acteurs, contrairement aux théories de la puissance (ou de l’intérêt national) dans le domaine des relations internationales. Négativement, ils constituent bien davantage des simplifications ou des stylisations des conduites réelles que des reconstitutions absolues.

AU SOURCES EPISTEMOLOGIQUES DE LA CRITIQUE D’UN CONCEPT : LA FILIATION KANTIENNE

C’est donc, si l’on veut bien suivre notre raisonnement, l’inaptitude du concept de puissance à fournir la base d’une représentation idéal-typique des relations internationales qui sous-tend en profondeur la critique aronienne de l’entreprise réaliste. Or à cet égard, il est significatif qu’ARON insiste, en sens opposé, sur la réussite théorique d’un homme dont on a peut-être jusqu’à présent sous-estimé, sinon ignoré, l’influence sur l’œuvre d’ARON en matière de relations internationales. si l’ouvrage sur Clausewitz18 est postérieur de quinze ans à Paix et guerre, on pourrait montrer d’une part que le point d’aboutissement de la théorie de la théorie de la guerre de Clausewitz fournit à ARON le point de départ de sa théorie des relations internationales; d’autre part que la méthode de Clausewitz, :méthode conceptuelle qui procède par réduction à partir d’une simplification abstraite, illustre pour ARON un modèle méthodologique dont les principales étapes se retrouvent dans la méthodologie basée sur les niveaux conceptuels de la compréhension.

La force de la démarche clausewitzienne, c’est d’être dialectique sans synthèse, c’est d’utiliser le concept de guerre absolue comme type idéal, ,et finalement comme outil méthodologique, sans vouloir déduire la réalité du concept, sans chercher réduire l’ écart entre le concept et la réalité. Cette tentation est celle de l’ "illusion spéculative. Elle est caractéristique des théories qui expliquent les relations internationales à partir d’un concept absolutisé comme la puissance. Au-delà de CLAUSEWITZ, elle nous fait rencontrer, dans la reconstitution généalogique de l’épistémologie aronienne des sciences sociales, à Max WEBER. Et au-delà de Max WEBER, c’est à la source ultime du criticisme kantien que nous voudrions accorder l’épistémologie aronienne, pour montrer comment sa conceptualisation des relations internationales s’enracine dans une approche philosophique fondamentale ancienne dont la critique de la puissance est un écho lointain en même temps qu’une conséquence logique.

1- Utilité et puissance

Comme on l’a dit, la mise au point des principaux concepts théoriques des relations internationales(unité de la politique étrangère à travers le double visage de la stratégie et de la diplomatie, distinction de la puissance, de la force et des ressources, pluralité des buts potentiels avec les grandes catégories que sont la puissance te la sécurité, la gloire, l’idée) passe notamment par une analyse critique du concept de puissance. a l’issue de la phase conceptuelle de l première section, c’est la conclusion de cette analyse critique t l’invalidation des démarches prenant la puissance comme point de départ qui permet à ARON de valider sa propre approche, laquelle isole la logique spécifique des relations internationales- caractérisée par al pluralité des souverainetés militaires- à l’intérieur du champ politique. mais aussi, cette validation s’ouvre et se clôt par une confrontation de la théorie des relations internationales avec la démarche propre à l’économie . Dans l’introduction de Paix et guerre, les analyses consacrées au " problème économique " identifient l’ "utilité ", plus exactement la maximisation de l’utilité, comme concept primordial, relativement univoque, qui fonde et rend possible les théories générales et les modèles; à l’issue des trois premiers chapitres, la conclusion s’impose que la puissance ne possède pas les propriétés du concept d’utilité et se trouve donc impropre à donner lieu çà une théorie générale des relations internationales. L’analyse du concept a au contraire mis en lumière l’impossibilité d’une quantification rigoureuse des moyens de la puissance, ainsi que l’indétermination des buts de la politique étrangère, deux acquis qui invalident " a priori " la possibilité d’une théorie générale.

Que l’utilité comme concept de base se prête à la mise au point de modèles d’économie pure, ARON le constate à plusieurs reprise dans ses articles de sociologie ou de théorie politique. Cette propriété découle du caractère relativement univoque du concept, qui rend bien compte de la logique, initiale et explicite, des acteurs économiques. Elle est par exemple au cœur de la théorie de l’économie présente dans la sociologie de PARETO :

" [Soit] la conduite que PARETO appelle logique, celle du sujet économique en son type idéal : le consommateur ou le spéculateur emploie un moyen-son argent- en vue d’une fin à la fois définie et consciente, la satisfaction, que lui apporteront les biens acquis. La délibération-le rapport moyen-fin- se déroule dans la conscience comme les événements - l’acte et ses conséquence - se produisent d ans la réalité; En fait, le sujet économique se trompe maintes fois dans ses spéculations et il ne connaît pas lui-même clairement ses échelles de préférence? La conduite économique n’en reste pas moins la plus proche du modèle logique, défini par la congruence entre l’aspect subjectif et l’aspect objectif du rapport moyen-fin. A partir de là, on conçoit d’un côté l’économie pure, élaboration rigoureuse et schématique de l’équilibre économique dans l’hypothèse d’une conduite logique des acteurs (...); de l’autre côté la sociologie avec la double fonction d’étudier les conduites non logiques aussi bien que les conduites logiques et de saisir l’ensemble du système social ".19

cette congruence entre l’aspect subjectif et l’aspect objectif autorise à y voir un exemple de la rationalité finale qui est une des catégories de la sociologie wébérienne de l’action. En, droit et en fait, les acteurs économique =s raisonnent sur ce mode. Or une telle rationalité ne se retrouve pas dans la démarche spontanée du diplomate et du stratège, figures réelles et symboliques de la politique étrangère. Rien n’autorise à dire que le diplomate serait toujours guidé par un objectif unique qui serait la maximisation de la puissance. Une telle image n’est pas même une simplification ou une rationalisation de la conduite des acteurs réels, elle ne fournit pas un portrait stylisé par rapport auquel les conduites réelles ne serait qu’un portrait retouché. une telle interprétation pourrait, à la rigueur se rapporter à la diplomatie des Etats européens de l’époque moderne (XVIIè-XVIIIè siècles), mais celle-ci ne fut qu’un épisode historique compréhensible à la lumière d’un contexte international particulier. Pour le este, l’image cynique qu’elle véhicule est une déformation des conduites réelles. en ce sens, prendre la recherche de la puissance comme source véritable de la politique étrangère voile la pluralité des buts et pèche par unilatéralisme.

C’est donc à la théorie politique en général, et çà sa branche " politique internationale " en particulier, que s’applique la critique du monoconceptualisme. La méthode aronienne, qui consiste à délimiter et spécifier champ propre des relations internationales se révèle beaucoup plus féconde puisqu’elle permet de retrouver une pluralité de concepts et de rendre compte de l’indétermination des buts, résultat historique beaucoup plus proche de la réalité observée. Pur autant, comme on sait, ARON ne refuse pas le concept même de puissance. On pourrait dire que de la même façon que, en sociologie, il ne refuse pas " a priori " le concept de classe sociale- ou tout au moins qu’il ne nie pas la lutte des groupe sociaux pour le partage du produit économique. Mais, dans un cas comme dans l’autre, c’est l’opération subreptice de réification des concepts qu’il récuse et dont il dénonce les effets d’obscurcissement de la réalité étudiée20. Non seulement cette réalité est trahie par la mono-interprétation mais surtout c’est le concept lui-même qui se trouve dévoyé par son absolutisation. La faute, ici, consiste moins dans le choix du mauvais concept que dans la méconnaissance du statut méthodologique légitime de concepts en sciences sociales.

2- ARON, Max WEBER et le problème de la réification des concepts

C’est en faisant référence à l’épistémologie wébérienne qu’on peut le mieux comprendre la conception de Raymond ARON en la matière. a cet égard, la dette l’auteur de Paix et guerre envers le sociologue allemand a été bien mise en lumière par Philippe RAYNAUD21, mais nous voudrions montrer que la filiation apparaît aussi dans la théorie relations internationales, et pas seulement dans l’œuvre purement sociologique. En effet, " cette dette d’ ‘ARON envers Max WEBER se manifeste dans l’attitude constante de Raymond ARON envers les formes majeures de l’illusion spéculative dans les sciences sociales contemporaines,; Péché majeur de la démarche scientifique, l’illusion spéculative l’illusion spéculative prétend à une intelligibilité intégrale du devenir humain. Sa forme parfaite se retrouve dans le projet de l’idéalisme hégélien pour lequel dans le mouvement même de l’histoire par le principe dialectique, finit par se résoudre le hiatus entre concept et réalité. la synthèse qui accomplit et couronne le processus dialectique, c’est au fond le concept qui prend possession de la réalité, ou la réalité qui se dissout dans le concept.

" L’illusion spéculative a pour corrélat naturel la réification des concepts et des catégories : la déduction des phénomènes n’a de sens que si les concepts dont on les déduit ou par lesquels on les " explique " représentent des entités cachées derrière les phénomènes ".22 Le dévoiement de la démarche réellement scientifique, qui finit par contaminer nombre de vecteurs des sciences sociales modernes en transitant par le marxisme et les divers historicismes, Max WEBER a voulu en défaire la sociologie en en restaurant le statut des concepts comme "outils méthodologiques, de façon à réintroduire la disjonction entre pense et réalité. A la réification des concepts, aux théories absolues s’oppose donc le modèle du type idéal, modèle que Raymond ARON a repris maintes fois à son compte aussi bien sur le plan théorique que sur le plan pratique. le type idéal ne prétend pas réduire le hiatus entre la conceptualisation et la réalité observée : il se présente comme une totalité rationnelle, significative, stylisée, il ne donne pas comme une totalité réelle. A cet égard, la démarche par laquelle ARON choisit de théoriser les relations internationales,, démarche qu’il oppose à la méthode des réalistes, s ’apparent à la méthode du de l’idéal-type, comme il le reconnaît lui-même au début des années quatre-vingts :

" paix et guerre entre les nations avait pris pour point de départ cette thèse classique : l’état de nature (ou de guerre potentielle) entre les Etats diffère en essence de l’état civil à l’intérieur des Etats. Les citoyens obéissent à la loi même si cette dernière exprime et en même temps camoufle la FORCE. Me livre portait donc sur le SYSTEME INTERETATIQUE : SYSTEME dans lequel s’intègrent les Etats, chacun d’eux surveillant les autres afin d’assurer sa propre sécurité, ETATIQUE puisque la guerre constitue non un rapport entre individus, mais un rapport entre Etats(...). Cette théorie philosophique peut être aussi interprétée comme un schéma idéal-typique. Les guerres purement interétatiques servent à la fois de modèle sociologique et peut-être d’idéal, tant que l’état de nature n’aura pas été surmonté et n’aura pas laissé la place à l’état de paix (ou à l’état civil entre les Etats) "23

La vertu de la méthode idéal-typique est non seulement de reconnaître et de rendre compte de la disjonction entre théorie et réalité, elle est aussi, grâce à la reconnaissance de ce hiatus même, de constituer le meilleur antidote contre les prétentions normatives ou moralisatrices. La théorie des relations internationales peut éclairer les conditions dans lesquelles s’exercent les choix historiques, elles peut fournir les données propres à la mise en place d’une politique raisonnable, non de suggérer ou commander une politique rationnelle.]

Il n’est pas difficile de s’apercevoir que la thématique de la disjonction irréductible entre pensée et réalité, dans son opposition à l’illusion spéculative dont l’hégélianisme constitue la forme philosophique achevée, fait signe vers la tradition antagoniste du criticisme kantien? Qu’on nous permette, en vue de développer les implications de ce constat sur la compréhension de l’épistémologie aronienne des relations internationales, de faire un détour par celui dont l’œuvre a probablement ;le plus directement influencé la structure conceptuelle de Paix et guerre, Karl VON CLAUSEWITZ.

3- CLAUSEWITZ et la méthode idéal-typique

Pourquoi un tel détour? Affirmer un telle influence n’est paradoxal qu’en apparence? Si Penser la guerre, Clausewitz est assez largement postérieur à Paix et guerre , il est certain que c’est dès 1955 qu’ARON se mit à lire CLAUSEWITZ avec le plus grand SOIN d’affronter le problème théorique posé par l’avènement de la stratégie nucléaire. On notera d’ailleurs que CLAUSEWITZ est l’auteur le plus cité dans Paix et guerre entre les nations (plus même que MONTESQUIEU). Le tout premier chapitre s’ouvre avec Clausewitz et la distinction entre guerre absolue et guerres réelles. En réalité, le point de départ de Raymond ARON (la théorie asociale des relations internationales) est d’une certaine manière le point d’aboutissement de Clausewitz théoricien de la guerre; en outre, la démarche clausewitzienne, à la reconstitution de laquelle ARON voudra consentir un ouvrage spécifique, est pour l’auteur de Paix et guerre un modèle de réussite méthodologique en ce sens que Clausewitz est parvenu à surmonter la disjonction entre le concept et l’expérience (en l’occurrence l’histoire) sans pour autant absolutoires le concept au point de vouloir en déduire l’histoire.

Le problème fondamental qui se pose à Clausewitz selon Raymond ARON est un problème d’ordre philosophique. Pour celui qui souhaite étudier et comprendre le phénomène " guerre " dans sa généralité se présente d’emblée la difficulté suivante : comprendre à partir d’un concept unique un phénomène qui présente une diversité quasi infinie. Que peut-on dire en théorie sur un phénomène qui prend selon les circonstances et les civilisations des formes si diverses? Comment appréhender rationnellement une réalité (l’histoire) doublement complexe : complexe par la diversité des formes historiques de la guerre, complexe par la singularité absolue de chaque conflit? Historiquement, comment ramener sous un même concept de guerre la forme absolue prise par les guerres napoléoniennes, caractérisées par la fameuse ascension aux extrêmes, et l’exemple des conflits " modérés " du XVIIIème siècle faits de manœuvres savantes plus que de batailles, d’observation armée plus souvent que d’affrontement direct, sans tomber dans l’idée que...Cette difficulté, CLAUSEWITZ l’affronte selon Raymond ARON de manière philosophique, c’est-à-dire conceptuelle, en adoptant une méthode qui procède en deux étapes qu’ ARON baptise " réduction " et " modification ".

La réduction consiste à définir tout d’abord le concept abstrait, universel de la guerre. Ce concept abstrait est le suivant : la guerre est le choc violent de deux volontés animées par une intention hostile. Clausewitz montre que ce choc obéit à la fameuse loi de l’ascension aux extrêmes : " La guerre est un acte de violence et il n’y a pas de limite à la manifestation de cette violence. Chacun des adversaires fait la loi de l’autre, d’où il résulte une action réciproque qui, en tant que concept, doit aller aux extrêmes "24 Cette définition conceptuelle s'appuie sur la métaphore des deux duellistes. La logique abstraite de leur affrontement est l’ascension aux extrêmes, avec comme fin intrinsèque de désarmer l’adversaire. Si ce schéma abstrait rend compte de l’essence du phénomène guerrier, il ne correspond pourtant concrètement qu’à certains types de conflits historiques : la guerre du Péloponnèse, les guerres de la Révolution et de l’Empire, les grandes guerres du XXème siècle, toutes guerres où les belligérants ses sont totalement mobilisés en vue d’anéantir l’adversaire. C’est pourquoi, après avoir déterminé l’essence rationnelle de la guerre, Clausewitz va réintroduire progressivement des éléments permettant de rejoindre la diversité du réel25. Ce processus de MODIFICATION suit quatre étapes : 1- introduction du temps et de l’espace; 2- introduction de l’asymétrie de l’attaque et de la défense; 3- insertion de la dimension du calcul des probabilités et de l’incertitude sur l’ensemble des données d’une situation, aspect essentiel pour comprendre la conduite réelle de la guerre; 4- introduction de la politique, en substituant aux duellistes abstraits des Etats réels. Le royaume du politique fait référence non seulement aux intentions politiques et au calcul politico-stratégique qui modulent en permanence la vigueur de l’engagement guerrier, mais aussi à la " politique objectivée ", c’est-à-dire à l’ensemble du contexte sociologique et macro-politique qui détermine ou influence l’organisation des armées , les coutumes et la réglementation internationales, la nature des objectifs politiques.

Point n’est besoin pour notre d’entrer dans les détails de ces diverses étapes. Ce qu’il faut indiquer, c’est le point d’aboutissement de la démarche clausewitzienne, à savoir la nouvelle caractérisation de la guerre sous la forme de l’ "étrange trinité " : 1- l’entendement politique, qui se rapporte au chef politique, car la guerre est fondamentalement un fragment ou un instrument de la politique; le chef politique se livre à un calcul des coûts, c’est-à-dire suppute a proportionnalité entre les efforts et les profits escomptés de la victoire; 2- la libre activité de l’âme qui se rapporte au chef de guerre, lequel combine le moyens disponibles en vue d’atteindre les objectifs militaires qui permettent d’arriver aux fins politiques; 3- le peuple, élément qui contient et symbolise la violence passionnelle, la passion hostile. De cette définition trinitaire, ARON tire avec CLAUSEWITZ au moins trois leçons. Tout d’abord la guerre, au départ épreuve violente de volontés, peut désormais être comprise comme un fragment de la politique. Le commerce entre unités politiques s’exprime alternativement à travers les note diplomatiques et à travers l’usage des armes, l’engagement guerrier ne met pas fin au commerce diplomatique. Cette nature instrumentale de la guerre justifie la subordination du militaire au politique : si la victoire est le but de la tactique, le but naturel de la stratégie est l’usage des victoires en vue d’atteindre les objectifs militaires censés permettre d’arriver à la fin politique, et il ne s’agit pas nécessairement de la complète mise hors-de-combat de l’adversaire. enfin, l’élément passionnel de la guerre explique que la guerre monte parfois aux extrêmes et rejoigne son essence abstraite, celle de la violence totale, qui requiert l’anéantissement de l’adversaire : ainsi les guerres de la Révolution et de l’Empire, les grandes guerres du XXème siècle, guerres nationales, guerres de peuples à peuples, ont vu se briser toutes les barrières politiques retenant habituellement la violence propre à la guerre sur la voie fatale.

Ainsi la définition trinitaire, définition complète de la guerre, n’annule-t-elle pas la définition en ce sens que sous certaines conditions la guerre peut réaliser son essence idéale. Cependant, à l’issue du processus on peut comprendre que la notion première de guerre absolue constituait avant tout une idée théorique, un outil méthodologique, et d’une certaine façon un type idéal :

" L’interprète n’a aucune peine à comprendre aujourd’hui la méthode de CLAUSEWITZ, la démarche qui va du duel à mort instantané à la guerre réelle, étendue à travers l’espace et le temps entre deux collectivités politiquement organisées : les sciences de l a nature, la théorie des jeux, ou la notion wébérienne de type idéal peuvent également contribuer à cette compréhension "26.

La méthode de réduction idéal-typique, et son corollaire la méthode de la modification peuvent alors donner une vision complète du phénomène guerrier à trois niveaux de compréhension : 1- au niveau du concept rationnel, qui rend compte " idéalement " de la guerre; 2- au niveau sociologique, la substitution aux duellistes des collectivités organisées permettant de réintroduire le contexte social et de rendre compte de la diversité des formes de guerre27; 3- au niveau historique, la " libre activité de l’âme "du stratège permet de rendre compte du caractère unique, de la singularité absolue de chaque conflit, du même coup de l’impossibilité d’une doctrine rationnelle universalisable de la stratégie :

" Les généraux sont toujours dans l’ignorance; ils ne savent jamais avec certitude l’ensemble des éléments qui seraient nécessaire pour prendre une décision dont la rectitude serait garantie à l’avance. Par conséquent, en raison de ce qu’il appelle la FRICTION, en raison du caractère innombrable des circonstances qui peuvent intervenir, en raison du fait que l’on ne sait pas tout ce qu’il faudrait savoir, et que l’on agit toujours dans l’aveugle, le chef militaire est celui qui a légitimement le droit d’innover ou d’inventer, de créer, un peu à la manière de l’artiste ".28

Ces trois points, du concept idéal-typique au conflit pris dans sa singularité historique, sont trois étapes par lesquelles est réduite (non annulée) la fracture entre le concept et la réalité; ils sont aussi trois modes distincts et successifs d’intelligibilité du phénomène guerrier - ne pourrait-on dire : trois niveaux conceptuels de compréhension?

4- La source kantienne de l’épistémologie aronienne

On s’en voudrait d’avoir l’air de forcer interprétation de la méthode clausewitzienne pour la faire coïncider avec les méthode des niveaux conceptuels de la compréhension (au moins des trois premiers) tels qu’ils sont décrits par ARON dans l’introduction de Paix et guerre et développés dans le corps du livre par application aux relations internationales. La relation apparaîtra davantage à la lumière si l’on accepte de considérer la relation de la philosophie kantienne que les méthodes de CLAUSEWITZ comme d’ARON nous paraissent entretenir.

Le problème qui, au fond, se pose à ARON comme à CLAUSEWITZ, est un problème fondamentalement philosophique : il s’agit de savoir comment penser rationnellement la diversité inscrite dans l’expérience, comment ramener à l’unité cette diversité, la subsumer sous un concept. En sa nature ce problème est analogue au problème kantien du jugement, qui est d’établir des relations entre les représentations, de les ramener à l’unité. Ecoutons ARON lui-même évoquer cette parenté des problématiques à propos de KANT et CLAUSEWITZ :

" J’ai repris ce matin la Critique de la raison pure et je me suis reporté au tableau des catégories; finalement (je ne prétends pas du tout que CLAUSEWITZ a tiré son premier chapitre et les analyse du concept abstrait pour arriver au concept concret, d’une réflexion sur la Critique de la raison pure), dans la première partie du tableau, il y a la quantité des jugements : il y a le jugement général ou UNIVERSEL (" allgemein "), PARTICULIER et ensuite SINGULIER; ces trois formes de jugement, par rapport à la quantité, donnent trois catégories : unité, multiplicité et totalité. La démarche clausewitzienne consiste à partir de l’unité, c’est-à-dire le concept de guerre dans son universalité, en tant qu’épreuve de volonté utilisant la violence, dans son isolement; cela, c’est le concept universel, valable pour toutes les guerres parce qu’il correspond à l’essence même de la guerre qui est une épreuve de volonté utilisant la violence. Deuxièmement, la multiplicité : il y un nombre indéfini de formes de guerres et nous avons toute la série des étapes qui montre pourquoi le concept pur de guerre ne se réalise pas dans la réalité. Le dernier terme (" einzigartigkeit "), c’est la guerre singulière, or la guerre singulière c’est toute guerre, car CLAUSEWITZ ne cesse de proclamer le caractère absolument unique et irrépétible de chaque conflit ".

La logique transcendantale montre à partir de quels concepts " a priori " nous pensons la réalité, elle renverse le rapport pensée/expérience et montre que les formes pures " a priori " de l ’entendement sont les cadres nécessaires à l’intérieur desquels l’expérience se donne à connaître. En ce sens, la démarche aronienne nous paraît procéder elle aussi de cette inspiration critique, ou transcendantale : le mode théorique permet de reconstituer la texture intelligible du système étudié sous une forme idéal-typique; le mode sociologique identifie les formes de la causalité sociale, économique, géographique, démographique,etc... et rend compte de la pluralité des configurations historiques; le mode historique s’applique à l’étude d’une conjoncture unique à l’aide des concepts dérivés de la théorie et de causes éclairées par l’analyse sociologique. Ainsi l’articulation des trois niveaux conceptuels de la compréhension, qui se retrouvaient dans la méthode clausewitzienne de compréhension de la guerre, renvoie à cette théorie philosophique de la connaissance qu’est la logique transcendantale, à travers les catégories du jugement au point de vue de la quantité (laquelle désigne le champ d’extension du jugement, son degré de globalité). On peut dès lors construire le tableau d’équivalences suivant :

ainsi, d’un point de vue épistémologique, on comprend mieux que la démarche d’ARON, ainsi référée au criticisme kantien, s’oppose fondamentalement à la méthode réaliste qui voulait penser la réalité à partir du concept de puissance. D’une certaine manière, la puissance était comprise comme l’essence cachée des relations internationales, ou pour mieux dire le noumène. Ni la définition asociale du système interétatique, ni le concept clausewitzien de guerre absolue ne veulent rendre compte de la réalité en soi : ils ne sont que la première étape, idéal-typique, d’un processus d’intelligibilité qui en aucun cas ne prétend réduire le hiatus entre concept et réalité.

L’analyse de la théorie aronienne de la puissance nous a permis de mieux comprendre la place au premier abord quelque peu paradoxale qu’occupe le concept dans son entreprise théorique : place essentielle, puisque la puissance figure comme le concept majeur permettant de comprendre les moyens et les buts de la politique étrangère; place seconde, si l’on considère qu’ARON prend pour première cible les théoriciens qui prétendent reconstruire la réalité internationale à partir de ce seul concept. Comme moyen, la puissance ne se prête pas à une évaluation précise, encore moins à une quantification; comme objectif, son analyse révèle la pluralité des fins de la politique étrangère. Impossibilité d’une mesure absolue, indétermination des buts expliquent dans quelle impasse on s’engage à vouloir constituer une théorie générale des relations internationales.

En se livrant à ce qu’on pourrait appeler une démystification du concept, Raymond ARON réédite l’opération par laquelle il avait pu tailler en pièces quelques concepts fétiches de la sociologie, et notamment ceux de classe sociale et de lutte des classes : si ces deux notions conservent une place à l’intérieur du concept plus général " société industrielle ", les groupes sociaux ne possèdent pas la conscience d’eux-mêmes impliquée par la théorie marxiste des classes, et leur lutte pour le partage du produit économique ne revêt pas le caractère inexpiable décrit et annoncé par le prophète du communisme. De même, ARON n’évacue pas la puissance du champ des relations internationales. En la définissant comme une relation, en déterminant les concepts abstraits qui peuvent rendre compte de l’évolution de la nature de la puissance en fonction des mutations historiques et techniques, il délivre le concept des ambiguïtés dans lesquelles tombent souvent les considérations sur les facteurs de la puissance, sur la permanence ou l’historicité de la puissance dans les relations internationales, etc. Il " prouve son cas " en proposant un cadre d’analyse nous semble-t-il définitivement valable, pour peu que, conformément selon nous à l’esprit dans lequel il proposait sa théorie de la puissance, on accepte une compréhension plus large des catégories qu’il y inclut. Ainsi avons-nous tenté de montrer comment une analyse de la puissance américaine aujourd’hui, vue à travers les yeux de Joseph NYE et procédant d’une conception de la puissance fondamentalement semblable à celle d’ARON, pouvait produire des résultats hautement satisfaisants.

Pages correspondant à ce thème sur les projets liberaux.org :

La référence à KANT nous a paru la meilleure manière d’éclairer la démarche théorique d’ARON et la place qu’occupe finalement le concept de puissance dans une telle approche. La critique d la compréhension des relations internationales à partir du concept de puissance trouve son origine dans le procès fait à une méthode intellectuelle qui se fourvoie dans la réification d’un concept, et méconnaît dès lors les principes épistémologiques auxquels doit obéir l’effort d’intelligibilité d’un sous-système social. L’épistémologie aronienne des sciences sociales est fondamentalement critique. L’auteur de Paix et guerre n’avait-il pas commencé son œuvre intellectuelle par une critique de la raison historique, dont Sylvie MESURE a montré qu’on pouvait la prolonger à partir de la problématique de la Critique de la faculté de juger? Appliquée à sa théorie des relations internationales, notre interprétation d’ARON, que nous laissons au demeurant ouverte à la discussion, pourrait et devrait être approfondie pour inclure notamment le niveau praxéologique. Ainsi apparaîtrait un tableau plus complet de la filiation kantienne. ARON, KANT et les relations internationales : mais ceci est déjà un autre article...



Notes:

1 Cf. Tout empire périra, pp.336-337.

2 Cf. " Strategic sense, strategic nonsense ", The National Interest, automne 1992, pp.11-20.

3 Dans Bound to Lead- The Changing Nature of American Power, HarperCollins Publishers, 1990.

4 Cf. Raymond ARON, Les Articles duFigaro, T. I, " La Guerre froide , 1947-1955 ", introduction par G.H. SOUTOU, p.27.

5 " De l’analyse des constellations diplomatiques ", RFSP , 2, 1954. repris dans Etudes politiques, 1972, pp.411-425.

6 Paix et guerre, p.20.

7 Ibid. p.102.

8 Ibid., p.92.

9 Ibid. p.64.

10 Cf. Pierre-Marie GALLOIS, Livre noir sur la Défense.

11 Paix et guerre, p.99.

12 Cf. les analyses de Jacques SAPIR sur le " militarisme paradoxal dans Les Bases futures de la puissance militaire russe, 1992.

13 Bound to Lead, p.182.

14 Op. cit., p.175.

15 Cf. Bound to lead, p. 174 et p.267(n.11). Nous préférons laisser les termes anglais pour les notions associées au spectre de puissance : toute traduction risquerait d’enrendre mal le sens exact, sauf à tomber dans de lourdes circonlocutions.

16 raymond ARON, " Qu’est-ce qu’une théorie des relations internationales? ", RFSP, XVII, 1967.

17 Conclusion elle-même récusée, comme on sait, par l’école néo-réaliste en la personne notamment de Kenneth WALTZ.

18 Penser la guerre, Clausewitz,1976.

19 " Vilfredo PARETO ", in Etudes politiques, 1972, pp.125-145.

20 Notons que Jean-Baptiste DUROSELLE se livre à une critique du même ordre en dénonçant " la création des essences ou réification des concepts " dans out empire périra. Toutefois la critique demeure relativement empirique et ne dévoile pas ses fondements épistémologiques.

21

22 Ibid., p.

23 Raymond ARON, Les Dernières années du siècle, 1984, p.18.

24 De La Guerre, I, 1, p.51.

25 Pour cette reconstitution de la démarche conceptuelle de Clausewitz, cf. Penser la guerre, Clausewitz, et le cours non publié du Collège de France, professé en 1972, et consultable au Centre politique Raymond -Aron.

26 Sur Clausewitz, Ed. Complexe, 1987, p.58.

27 Ce mode d’intelligibilité a constitué la méthode privilégiée de compréhension de la guerre chez un historien comme DELBRUCK. Les sociétés font la guerre comme elles sont, la diversité des guerres se rapporte à la diversité des sociétés. C’est ainsi aussi qu’a procédé plus récemment le grand historien britannique Michaël HOWARD avec La guerre dans l’histoire de l’Occident. DELBRUCK (Histoire de l’art de la guerre), à qui ARON vouait une grande admiration, est sa première lecture sur les problèmes de la guerre, bien avant CLAUSEWITZ.

28 IV ème cours au Collège de France.


Christian MALIS, Ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm


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