Ayn Rand:Sociologie du culte d'Ayn Rand

Ayn Rand
1905-1982
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Auteur minarchiste
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Vous proposez d’établir un ordre social fondé sur le principe suivant: que vous êtes incapables de diriger votre vie personnelle, mais capables de diriger celle des autres; que vous êtes inaptes à vivre librement, mais aptes à devenir des législateurs tout puissants; que vous êtes incapables de gagner votre vie en utilisant votre intelligence, mais capables de juger des hommes politiques et de les désigner à des postes où ils auront tout pouvoir sur des techniques dont vous ignorez tout, des sciences que vous n’avez jamais étudiées, des réalisations dont vous n’avez aucune idée, des industries gigantesques dans lesquelles, selon votre propre aveu, vous seriez incapables d’exercer les fonctions les plus modestes.
« Je n'ai besoin ni de justification ni de sanction pour être ce que je suis. Je suis ma propre justification et ma propre sanction. »
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Ayn Rand:Sociologie du culte d'Ayn Rand
Sociologie du culte d'Ayn Rand


Anonyme
Analyse de Murray Rothbard


Texte réédité par le Rothbard-Rockwell Report (RRR) en 1990
traduit par Hervé de Quengo

Écrit en 1972, ce texte était le premier travail révisionniste sur Rand par un auteur de droite. (Note du RRR).

Dans l'Amérique de années 1970, nous n'avons que trop l'habitude des cultes religieux, qui ont proliféré au cours de la dernière décennie. Une de leurs caractéristiques (de Hare Krishna à la secte Moon, en passant par EST, la Scientologie et la famille Manson) est la domination du gourou, ou Grand Chef, qui se trouve être également le créateur et l'interprète ultime d'un credo donné, auquel l'adepte doit rester totalement dévoué.

La qualité principale, quand ce n'est pas la seule, pour participer au culte et y progresser est une loyauté indéfectible au gourou, son adoration et une soumission indiscutable à ses ordres. La vie des membres est soumise à l'influence et à la présence du gourou. Si le culte dépasse en nombre quelques fidèles, il se structure naturellement de manière hiérarchique, ne serait-ce que parce que le gourou ne peut passer son temps à endoctriner et à surveiller chacun de ses disciples. Les positions au sommet de la hiérarchie sont généralement occupées par la poignée de disciples initiaux, qui obtiennent ces postes en vertu des services fervents et loyaux rendus au cours du temps. Parfois, les hauts dignitaires sont parents entre eux, circonstance utile qui peut renforcer la loyauté au sein du culte par les liens familiaux.

Les objectifs des chefs du culte sont le pouvoir et l'argent. Le pouvoir sur les esprits des disciples est obtenu en les persuadant d'accepter sans question le gourou et ses principes. La foi est rendue obligatoire, sous peine de sanctions psychologiques. Car une fois l'adepte convaincu de l'idée que l'approbation du gourou et la communication avec lui sont des éléments essentiels à sa vie, la menace implicite et explicite d'excommunication - suppression de la présence directe et indirecte du gourou - crée une pression psychologique puissante qui "force" loyauté et obéissance. L'argent coule vers le haut, des membres vers la hiérarchie, soit sous la forme de travail volontaire effectué par les disciples, soit sous forme de paiements en liquide.

Il devrait dès lors être clair qu'un culte idéologique peut présenter les mêmes caractéristiques qu'un culte plus ouvertement religieux, même si l'idéologie est explicitement athée et anti-religieuse. Que les cultes d'Hitler, Mussolini, Staline, Trotsky et Mao soient par nature religieux, malgré l'athéisme explicite des derniers, est aujourd'hui bien connu. L'adoration du chef et fondateur du culte, la structure hiérarchique, la loyauté indéfectible et les sanctions psychologiques (ainsi que physiques quand l'État est entre leurs mains) sont des signes on ne peut plus évidents.

Tout culte religieux a deux types de principes différents : des principes exotérique et des principes ésotérique. Les premiers constituent la doctrine publique, officielle, ceux qui attirent le fidèle au début et l'amène à participer au mouvement comme membre de base. Les principes ésotériques représentent le programme caché, non connu, sauf par la hiérarchie la plus élevée, les "grands prêtres" du culte.

Or, les cultes deviennent particulièrement fascinants quand les principes ésotériques et exotériques ne sont pas seulement différents, mais totalement et parfaitement contradictoires. Les ravages que cette contradiction fondamentale produit dans les esprits et dans les vies des disciples peut facilement être imaginée. Ainsi, les divers cultes marxistes-léninistes exaltent officiellement la Raison et la Science et dénoncent toutes les religions : leurs partisans sont pourtant attirés de façon mystique vers le culte et sa prétendue infaillibilité.

Alfred G. Meyer écrit à propos des idées léninistes de l'infaillibilité du Parti :

Lénine semble avoir cru que le Parti, en tant que conscience organisée, conscience en tant que machine à prendre des décisions, disposait d'un pouvoir de raisonnement supérieur. En fait, ce corps collectif avait acquis avec le temps une aura d'infaillibilité, élevée plus tard en dogme, et la loyauté des membres était jugée pour partie sur son acceptation. Proclamer que le Parti n'avait jamais tort devint partie prenante de la profession de foi communiste. [...] Le Parti lui-même ne faisait jamais d'erreur. [1]

Si les éclatantes contradictions des cultes léninistes en font des sujets d'étude intrigants, le culte d'Ayn Rand l'est encore plus. Bien qu'étant encore vaguement en activité, il ne connut le succès que pendant 10 ans, au cours des années 1960 : plus particulièrement, à partir des premières séries de conférences de Nathaniel Branden au début 1958, jusqu'à la rupture Rand-Branden dix ans plus tard. Non seulement le culte d'Ayn Rand était explicitement athée, anti-religieux, non seulement il glorifiait la Raison, mais il professait une dépendance de type maître-esclave envers le gourou au nom de l'indépendance, une adoration et une obéissance au chef au nom de l'individualité de chacun et une croyance aveugle dans le gourou au nom de la Raison.

Presque tous ses membres firent leurs premiers pas dans le culte en lisant le long roman de Rand Atlas Shrugged, qui paru fin 1957, quelques mois avant la naissance du culte. Entrer dans le mouvement au travers d'un roman signifiait que la force motrice de la conversion, malgré les hommages répétés à la Raison, était bien une émotion fébrile. Très rapidement, l'adepte se rendait compte que l'idéologie randienne résumée dans Atlas était complétée par quelques essais et, en particulier, par un magazine mensuel, The Objectivist Newsletter (qui devait plus tard devenir The Objectivist).

Comme tout culte se fonde sur la foi en l'infaillibilité du gourou, il devient nécessaire de tenir ses fidèles dans l'ignorance des écrits contradictoires des incroyants, susceptibles de détourner les membres du droit chemin. Comme le proclamaient les anciens musulmans : "Brûlez tous les livres, car toute vérité est dans le Coran !" Les cultes doivent cependant aller plus loin, car ils essaient d'inculquer à chaque membre une vision rigide et intégrée du monde. Tout comme les communistes avaient pour consigne de ne pas lire de littérature anticommuniste, le culte randien est aller jusqu'à distribuer un Index des Livres Autorisés. Comme la plupart des néophytes randiens étaient à la fois jeunes et relativement incultes, une orientation soigneuse de leur lecture garantissait qu'ils resteraient constamment ignorant des idées ou arguments non ou anti-randiens (sauf quand ils étaient brièvement abordés dans les publications randiennes, de manière brutale, d'une façon extrêmement déformée et sur un ton autoritaire).

Le raisonnement philosophique destiné à justifier le maintien des adeptes randiens dans la bienheureuse ignorance était cette théorie randienne du "refus de donner son approbation à l'Ennemi." Lire l'Ennemi (ce qui veut dire, à quelques exceptions soigneusement sélectionnées, tout auteur non ou anti-randien) signifie "lui donner votre approbation," ce qui était rigoureusement interdit, car irrationnel. Pour quelques cas choisis, des exceptions limitées étaient faites aux membres dirigeants du culte, quand ils pouvaient prouver qu'ils devaient lire certains travaux de l'Ennemi pour les réfuter. Cette prohibition littéraire atteignit son apogée après la titanesque rupture entre Rand et Branden, fin 1968, séparation qui était l'équivalent moral (en miniature) d'une rupture entre Marx et Lénine, ou entre Jésus Christ et Saint Paul. Au cours de développements qui rappelaient de manière sinistre la haine organisé contre l'archi-hérétique Emanuel Goldstein dans 1984, d'Orwell, les adeptes du culte randien eurent obligation de signer un serment le loyauté à Rand. Un passage essentiel de ce serment consistait en une déclaration dans laquelle le signataire assurait qu'il ne lirait plus un seul des futurs ouvrages de l'apostat et hyper-hérétique Branden. Après la rupture, tout adepte du culte surpris avec un livre ou un écrit de Branden était promptement excommunié. On demanda à des parents proches de Branden de rompre totalement avec lui - et ils le firent.

De façon intéressante pour un mouvement qui proclamait sa dévotion à l'exercice individuel de la raison, à la curiosité et à la question "Pourquoi ?", les adeptes durent jurer qu'ils croyaient sans aucun doute que Rand avait raison et Branden tort, même s'ils n'avaient pas le droit de connaître les faits à l'origine de la rupture [Selon Branden, son refus, en 1968, de continuer à être l'amant de Rand en raison de la différence d'âge (25 ans, Rand avait alors 63 ans). Cf. son livre "Judgement Day", pp. 376 et suivantes. NdT]. En fait, la simple absence de prise de position, la simple tentative de chercher à se renseigner sur les faits, ou dire que l'on ne pouvait pas prendre position sur un sujet aussi grave sans connaissance des faits, suffisait pour être immédiatement expulsé. Car une telle attitude était une preuve accablante d'une "loyauté" défaillante du disciple envers son gourou, Ayn Rand.

Frank Meyer raconte, dans son livre "The Moulding of Communists" [2], la série de crises que les communistes traversaient sans cesse au cours de leur carrière au sein du Parti. D'après ce récit, il est clair que le membre de base rejoingnait le Parti par attirance envers le discours officiel et exotérique. Mais, au fur et à mesure qu'il continuait dans le Parti et montait dans la hiérarchie, il se trouvait confronté à une série de crises qui testaient son ardeur et, soit le poussaient à quitter Parti, soit en faisaient un cadre de plus en plus endurci. Ces crises pouvaient être idéologiques, lui demandant par exemple de justifier les camps de travail forcés ou le pacte Hitler-Staline, ou pouvaient être personnelles, destinées à montrer que sa fidélité au Parti était plus importante pour lui que ses amis, sa famille ou les personnes qu'il aimait. La pression continuelle qu'exerçaient de telles crises conduisait, sans surprise, à créer une quantité d'anciens communistes bien plus importante que le Parti lui-même.

Un processus similaire, mais bien plus intensif, fut en oeuvre lors des années d'activité du mouvement randien. Typiquement, le néophyte randien le rejoignait parce qu'il avait été frappé de manière émotionnelle par Atlas et qu'il était impressionné par les concepts de raison, de liberté, d'individualité et d'indépendance. Une série de crises et le développement de contradictions internes était alors nécessaire pour prendre possession des esprits et des vies des membres, leur inculquer une fidélité absolue à Rand, tant pour les affaires idéologiques que pour leur vie privée. Quel était donc le mécanisme utilisé par les chefs du culte pour développer une telle confiance aveugle ?

L'une des méthodes, comme nous l'avons vu, consistait à maintenir les membres dans leur ignorance. Un autre moyen consistait à s'assurer que tout ce qu'un adepte randien pouvait dire ou écrire était correct, non seulement dans son contenu, mais aussi dans sa forme, car la moindre différence, la plus légère nuance d'expression pouvait être et serait condamnée en tant qu'écart vis-à-vis de la position randienne. Tout comme les mouvement marxistes, le mouvement randien développa un jargon et des slogans auquel il s'accrochait, par crainte de prise de position déviationniste. En bref, au nom de la "précision du langage," nuances et synonymes étaient de fait interdits.

Une autre méthode consistait à maintenir les membres, autant que possible, dans un état d'émotion fiévreuse en leur faisant continuellement relire Atlas. Peu après la publication de l'ouvrage, un haut dignitaire du culte me reprocha de n'avoir lu le livre qu'une seule fois. "Il est temps pour vous de commencer à le relire," me prévint-il, "moi, je l'ai déjà lu trente-cinq fois."

Le relecture d'Atlas était également importante pour le culte parce que les héros et les héroïnes de bois, poseurs et unidimensionnels, étaient explicitement censés servir de modèles à chaque randien. Tout comme les chrétiens sont supposés viser à l'imitation du Christ dans la vie de tous les jours, chaque randien était supposé viser à l'imitation de John Galt (le héros des héros dans Atlas). Il était toujours censé se demander en toute situation : Qu'aurait fait John Galt ? Quand nous nous rappelons que Jésus, après tout, fut un personnage historique alors que Galt n'en est pas un, l'étrangeté de cette injonction est rapidement saisie. (Bien que la révérence avec laquelle les randiens parlent de John Galt donne souvent l'impression que, pour eux, la limite entre fiction et réalité est en fait très mince).

La nature biblique d'Atlas pour de nombreux randiens est illustrée par le mariage d'un couple randien qui eut lieu à New York. Lors de la cérémonie, le couple témoigna de sa dévotion et de sa fidélité à Ayn Rand, et le montra en ouvrant Atlas - peut-être au hasard - pour lire à voix haute un passage du texte sacré.

Humour et traits d'esprit, comme on le devine à partir de ce fait divers, étaient verboten dans le mouvement randien. La justification philosophique en était que l'humour montrait "le peu de sérieux accordé aux valeurs." La véritable raison, bien entendu, est qu'aucun culte ne peut résister aux effets perçants et dégrisant, à la saine perspective qu'offre l'humour. Il était permis de se moquer de ses ennemis, mais c'était le seul humour autorisé, si l'on peut appeler cela de l'humour.

Les plaisirs personnels, en fait, étaient également regardés de travers dans le mouvement. Ils étaient dénoncés en tant que vénération hédoniste de ses caprices. En particulier, il ne fallait jamais tirer plaisir d'une chose en soi - toute activité devait remplir une fonction "rationnelle." Par exemple, la nourriture ne devait pas être savourée, mais uniquement mangée sans joie, en tant que moyen nécessaire à sa survie ; le sexe ne devait pas être trouvé agréable en soi, mais uniquement être pratiqué de façon sinistre en tant que reflet et affirmation de ses "plus hautes valeurs" ; la peinture ou les films de cinéma ne devaient être appréciés que si l'on pouvait trouver des "valeurs rationnelles" de le faire. Toutes ces valeurs n'étaient pas simplement à découvrir calmement par chacun - ce qui constituait l'hérésie du "subjectivisme" - mais devait être prouvées au reste du culte. En pratique, comme nous allons le voir, les seules "valeurs" esthétiques ou romantiques sûres étaient celles ayant reçues l'aval explicite d'Ayn Rand ou d'un autre de ses disciples de haut rang.

Comme dans les autres cultes et dans les autres sectes, il y avait une autre méthode particulièrement essentielle pour formater les membres et les diriger vers le droit chemin : les maintenir constamment en activité au sein du mouvement. Frank Meyer a raconté que les communistes empêchaient à leurs membres la dangereuse pratique de la pensée autonome en les maintenant tout le temps au sein d'activités avec d'autres communistes. Il faisait remarquer que parmi les principaux communistes à avoir fait défection aux États-Unis, presque tous avait uniquement quitté le parti après une période d'isolation forcée, par exemple lors d'un passage par l'armée, par la clandestinité, etc. En somme, quand ils avaient eu l'occasion de penser par eux-mêmes. Dans le cas des randiens - particulièrement à New York, où le mouvement fut le plus important et où vivaient Rand et toute la haute hiérarchie - l'activité était continuelle. Toutes les nuits, les randiens du sommet donnaient un cours aux différents membres, sur divers aspects de la "ligne du parti" : sur les bases, la psychologie, les oeuvres de fiction, le sexe, la pensée, l'art, l'économie ou la philosophie. (Cette structure reflète la vision utopique exprimée dans Atlas Shrugged, où héroïnes et héros passent leurs soirées à apprendre les uns des autres.)

Rater ces cours vous causait de grands soucis dans le mouvement. L'explication philosophique destinée à faire pression pour les suivre était la suivante :

A. Les randiens sont les gens les plus rationnels que l'on puisse rencontrer (conclusion découlant de la thèse selon laquelle le randisme était la rationalité en théorie et en pratique).
B. Vous voulez, bien sûr, être rationnel (si ce n'était pas le cas, vous étiez en fâcheuse position dans le mouvement.)
C. Donc, vous devriez être empressé de passer tout votre temps avec vos camarades randiens et a fortiori avec Rand et ses disciples les plus éminents, lorsque cela est possible.

La logique semblait implacable, mais que se passait-il si, comme cela arrivait souvent, vous n'aimiez pas, ou ne pouviez pas supporter, ces gens ? Selon la théorie randienne, les émotions sont toujours la conséquence des idées et des émotions incorrectes résultent de mauvaises idées, de telle sorte que l'antipathie personnelle envers d'autres randiens (et particulièrement des randiens haut placés) doit être causée par un grave problème d'irrationalité, qu'il faut garder caché ou confesser aux chefs. Une telle confession signifiait un processus déchirant de purification idéologique et psychologique, supposé se terminer par la réussite : gagner la rationalité, l'indépendance et l'estime de soi, et par conséquent une dévotion aveugle et indéfectible à Ayn Rand.

Un exemple révélateur de la psychologie des membres dirigeants eux-mêmes concerne l'étouffement d'un doute concernant la doctrine randienne. Un jeune randien éminent, vétéran du mouvement à New York, avait un jour admis en privé qu'il avait de graves doutes sur un principe randien philosophique clé. Je crois qu'il s'agissait du fait de sa propre existence. Il avait effroyablement peur de poser une question sur ce sujet, celui-ci étant tellement fondamental qu'il savait qu'il serait immédiatement excommunié pour simplement aborder le sujet. Mais il était aussi parfaitement convaincu que si l'on posait la question à Rand , elle répondrait de manière satisfaisante et dissiperait ses doutes. Et il attendit, année après année, espérant contre tout espoir que quelqu'un poserait la question et serait expulsé, mais que cela lui permettrait d'évacuer ses propres doutes au passage. [Cependant, aux dires de Branden (voir le texte de son intervention) la question avait été soulevée par Alan Greenspan, membre éminent du cercle dirigeant. Il aurait alors reçu une réponse l'ayant convaincu de la part de Branden. NdT]

Comme pour de nombreux autres cultes, la fidélité au gourou devait prendre le pas sur la fidélité à sa famille et à ses amis - et constituait habituellement le première crise du novice randien. Si une famille et des amis non randiens persistaient dans leurs hérésies après avoir été malmenés pendant un certain temps par le néophyte, ils devaient alors être considérés comme irrationnels, favorables à l'Ennemi et devant être abandonnés. Il en était de même des époux : de nombreux mariages furent brisés par les chefs du culte, qui expliquaient sévèrement à la femme ou au mari que leur conjoint(e) n'était pas assez valable pour le randisme [Rand demanda ainsi à Murray Rothbard de quitter Jo Ann parce qu'elle croyait en Dieu. NdT]. En fait, comme les émotions résultaient uniquement de prémisses et que les prémisses des chefs étaient par définition suprêmement rationnels, les dirigeants du sommet prétendaient essayer de faire et de défaire les couples. Comme l'affirmait l'un d'eux : "Je connais tous les jeunes gens et jeunes filles rationnels de New York et je peux les assortir." Mais supposons que M. A ait été assorti avec Mlle B et que l'un d'eux n'aime pas l'autre ? Bon, à nouveau, la "raison" prévalait : l'antipathie était irrationnelle et réclamait une cure psychothérapeutique intensive pour purger les idées erronées.

L'emprise psychologique du culte sur ses membres peut être illustrée par le cas d'une jeune fille, randienne émérite, qui eut le malheur de tomber amoureuse d'un non randien, homme donc sans valeur. Les dirigeants dirent à la fille que si elle persistait dans son désir de se marier avec lui, elle serait immédiatement excommuniée. Elle n'obtempéra cependant point et fut rapidement virée. Pourtant, environ une année plus tard, elle expliqua à un ami que les randiens avaient eu raison, qu'elle avait bel et bien péché et qu'ils avaient été obligés de l'expulser parce qu'elle ne méritait pas d'être une randienne rationnelle.

La manière principale pour forcer la fidélité et l'obéissance, l'instrument de contrôle psychologique des adeptes le plus important fut le développement et la pratique de la Psychothérapie Objectiviste. En effet, cette théorie psychologique racontait que puisque les émotions provenaient toujours d'une idée, il en était de même de toutes les névroses. Par conséquent, la guérison d'une névrose consistait à découvrir et à éliminer en soi les idées et les valeurs incorrectes. Comme les idées randiennes étaient toutes correctes et comme toute déviation était donc incorrecte, la Psychothérapie Objectiviste consistait à (a) enseigner la théorie randienne à tout le monde - mais désormais dans un contexte prétendument psychothérapeutique ; et (b) chercher les déviations cachées par rapport à la théorie randienne, déviations responsables de la névrose, afin d'éliminer cette dernière en corrigeant les déviations.

En prenant en compte la puissance émotionnelle et psychologique de l'expérience thérapeutique, le culte randien avait entre ses mains une arme puissante pour modeler le Nouvel Homme Randien. Philosophie et psychologie, doctrine explicite, pressions sociale et thérapeutique, toutes se renforçaient pour donner naissance à des adeptes loyaux et obéissants.

Il n'est guère surprenant que l'énorme pression psychologique exercée sur les membres conduisit à un très grand taux de renouvellement dans le mouvement randien, plus élevé encore qu'au sein des communistes. Mais si l'individu restait au sein du mouvement, un Nouvel Homme Randien émergeait, personnage cependant sinistre et sans joie. Car si le randien pouvait parler pendant des heures du "bonheur" et de cet état de félicité constante que lui et les autres randiens éprouvait, il était clair, quand on y regardait de plus près, qu'il n'était heureux que par définition. Qu'en somme, dans la théorie randienne, le bonheur n'avait pas le sens habituel d'état subjectif de satisfaction ou de joie, mais se référait au prétendu plein usage de son esprit (c'est-à-dire un usage en accord avec les préceptes randiens).

En pratique, cependant, les émotions dominantes de l'adepte randien étaient la peur et même la terreur : peur de déplaire à Rand ou à ses disciples les plus gradés, peur d'utiliser un mot incorrect ou une nuance qui le mettrait dans l'embarras, peur de se retrouver embarqué dans "l'irrationalité" d'une déviation idéologique ou personnelle, peur aussi de sourire à quelqu'un ne le méritant pas (c'est-à-dire un non randien). Une telle crainte était plus grande que celle du communiste, parce que le randien avait bien plus de possibilité de déviations. En outre, comme Rand avait décidé d'une ligne absolue à suivre sur toutes les questions imaginables de l'idéologie et de la vie courante, tous les aspects pouvaient faire l'objet d'une recherche - par soi-même ou par d'autres - des hérésies et déviations possibles. Tout était objet de crainte et de suspicion.

Supposons qu'un disciple dise quelque chose sur un sujet dont il ne connaît pas la position de Rand, et qu'il se trouve de ce fait en désaccord avec elle. Il aurait alors de graves ennuis, même si le seul problème était une façon de s'exprimer un peu différente. Il était donc bien plus prudent de garder le silence et de se renseigner auprès les autorités sur la ligne à suivre.

Un jour, un randien de premier plan faisait un discours de théorie politique. Lors de la séance de questions, il fut pris de cours par quelqu'un qui lui demanda comment il pouvait concilier la position de Rand défendant une citation à comparaître à caractère obligatoire avec l'axiome politique randien réclamant de ne pas commencer à faire usage de la force. Il bafouilla et dit alors qu'il devait réfléchir à la question - terme codé signifiant obtenir rapidement la bonne réponse auprès de Rand et des autres dirigeants.

Une des raisons qui impliquaient de vérifier sans cesse la ligne auprès des autorités randiennes était le fait que Rand, bien que considérée comme infaillible par ses disciples, changeait assez souvent d'avis, en particulier sur des personnes ou des institutions données. Le changement fondamental d'attitude sur Branden est un exemple éclatant, tout comme les changements concernant d'autres anciens randiens éminents, expulsés depuis du mouvement. Mais il y avait des changements bien plus fréquents, même s'ils étaient moins importants, portant sur la position vis-à-vis de personnalités du show business que Rand avait rencontrées. Par exemple, la "ligne" officielle sur des gens comme Johnny Carson ou Mike Wallace changea rapidement - en grande partie parce que Rand avait découvert diverses hérésies et prétendues trahisons de leur part. Si le disciple randien ne se tenait pas au courant de ces changements et qu'il déclarait que Carson était "rationnel" ou avait un "sens de la vie" bienfaisant, alors qu'il avait déjà été dénoncé comme irrationnel et malveillant, il allait au devant de graves ennuis et allait devoir vérifier la rationalité de ses prémisses.

Conduits par leur conception du devoir rationnel, les randiens formaient une communauté d'espions et d'informateurs, prêts à fouiller et à dénoncer toutes les déviations de la doctrine randienne. Un jour, marchant avec une amie, un randien lui raconta qu'il avait participé à une fête au cours de laquelle plusieurs randiens avaient enregistré sur une cassette une imitation des voix des hauts dirigeants randiens. Frappée par cette effroyable information, et après avoir passé une nuit blanche, la demoiselle courut informer les dirigeants de cette horrible transgression. Les principaux participants furent promptement mis sur la sellette par leur Psychothérapeute Objectiviste et sévèrement critiqués lors de sessions "thérapeutiques" : "Après tout," dit le thérapeute, "vous ne vous moqueriez pas de Dieu." Quand le propriétaire de la cassette refusa de la donner pour qu'elle puisse être étudiée en détail, il scella son sort de membre au sein du mouvement.

Aucun randien, pas même les plus éminents, n'était exempt de cette répression et de cette peur envahissantes. Tout disciple de premières heures, par exemple, était forcé de démontrer sa loyauté à Rand de nombreuses façons. Que cette atmosphère de crainte et de censure ait détruit la productivité des disciples randiens peut être constaté par le fait qu'aucun des hauts dignitaires randiens n'ait publié de livre alors qu'il était en activité au sein du mouvement (tous les livres de Branden, par exemple, furent publiés après son expulsion). La seule exception qui confirme la règle fut un exercice autorisé d'adulation, dépourvu de tout esprit critique : Who is Ayn Rand ? de Nathaniel et Barbara Branden.

Mais si le randien vivait dans un état de crainte et de révérence envers Rand et ses disciples les plus éminents, il y avait des compensations psychologiques : car il pouvait également vivre dans la connaissance excitante et réconfortante de faire partie d'un petit nombre d'élus, et savait que seuls les membres de sa petite bande étaient en accord avec la raison et la réalité. Le reste du monde, même ceux qui semblaient intelligents, heureux et connaissaient la réussite, était réellement dans les limbes, coupés de la raison et de toute compréhension de la nature de la réalité. Ils ne pouvaient pas être heureux parce que la théorie du culte avait décrété que le bonheur ne pouvait être obtenu qu'en étant randien. Ils ne pouvaient pas être intelligents, car comment des gens apparemment intelligents pourraient-ils ne pas être randiens, et particulièrement en commettant le plus grave des péchés - réussir à ne pas devenir randien alors qu'on leur a fait part des nouveaux évangiles.

Nous avons déjà mentionné les excommunications et les "purges" au sein du mouvement randien. Elles se produisaient souvent de manière rituelle - et plus spécialement pour des randiens de haut rang. On demandait violemment au membre dévoyé de se présenter à un "procès" pour y entendre ce dont on l'accusait. S'il refusait - ce qu'il ne manquait pas de faire s'il possédait encore un peu d'estime de soi - le procès se déroulait en son absence, les membres présents se succédant pour lire les charges portées à son encontre et le dénonçant d'une manière inquiétante, rappelant 1984. Lorsque son sort était définitivement scellé, quelqu'un - habituellement son meilleur ami - écrivait à l'excommunié une lettre amère, fébrile et sinistre, maudissant l'apostat pour toujours et l'excluant des Champs Elysées de la raison et de la réalité. Le fait que le meilleur ami prenne part à ce déroulement était bien entendu un moyen important de forcer celui-ci à démontrer sa fidélité à Rand, lui permettant de se laver de toute tache qui pourrait subsister.

On raconte que lorsque Branden fut exclus, l'un de ses anciens amis les plus proches de New York lui envoya une lettre lui déclarant que la seule chose morale qu'il pouvait faire était de se suicider - une position étrange de la part d'une philosophie qui se prétend être du côté de la vie et de l'individu.

La rupture avec l'apostat devait être sans compromis, totale. Ainsi, une femme très haut placée dans la hiérarchie randienne embaucha un jour une jeune randienne pour l'assister à la rédaction d'un magazine. Quand la femme fut sommairement virée du mouvement, son assistante refusa absolument de lui parler, sauf pour des affaires strictement professionnelles - attitude fermement maintenue malgré les tensions évidentes qui en résultaient.

Comme c'est le cas pour toutes les chasses aux sorcières, le plus grave péché n'était pas tant dans les transgressions particulières qu'avait pu commettre le membre que dans le refus d'approuver la procédure de chasse à l'hérésie elle-même. Barbara Branden a rainsi aconté que son plus grand péché fut de refuser de participer à son propre procès, et donc de l'approuver. D'autres purgés pourraient raconter des histoires similaires.

Il n'est donc pas surprenant d'apprendre qu'au contraire de la plupart des autres psychothérapies, les Objectivistes étaient pour leurs troupes les gardiens d'une morale stricte. Les patients "immoraux" étaient exclus de la thérapie, pratique qui atteignit son apogée lorsque des patients furent virés pour avoir seulement demandé à leur thérapeutes les raisons de la rupture entre Rand et Branden.

Laissé ainsi dans l'ignorance du monde, des faits, des idées ou des gens qui pourraient le faire dévier de la plus parfaite ligne randienne, tenu en échec par l'adoration et à la crainte de Rand et de sa hiérarchie bénie, émergeait alors l'Homme Randien, lugubre, robotisé et sans joie.

Car les procédés de formatage du culte réussirent à créer un Nouvel Homme Randien - tant que l'homme ou la femme restait dans le mouvement. Divers hommes et femmes, souvent agréables, se transformaient invariablement en poseurs sinistres, crispés et hostiles. Les randiens prononçaient leurs slogans d'un ton robotisé, imitant généralement les poses et les manières de Nathaniel et Barbara Branden ou, plus encore, en imitant leur conception cultuelle commune des héros et des héroïnes du canon romanesque de Rand.

Si l'on critiquait Rand ou ses disciples, ou si l'on fournissaient des arguments auxquels ils ne pouvaient répondre, les randiens prenaient un ton offensé : "Comment osez-vous dire une telle chose sur elle ?," tournaient les talons et sortaient. Aucun sourire ne parvenait à percer sous leur façade rituelle. La plupart des jeunes gens réussissaient à ressembler à un clone de Branden, alors que les jeunes femmes essayaient de ressembler à Barbara Branden, le porte-cigarette tenu en l'air étant sensé symboliser le haut degré moral et le mépris moqueur des héroïnes randiennes.

Quelques randiens copiaient leur chef en changeant de nom, échangeant un patronyme juif ou russe pour une consonance prétendument plus forte, plus dure et plus héroïquement anglo-saxonne. Branden lui-même s'appelait à l'origine Blumenthal : ce n'est peut-être pas une coïncidence si, comme l'a noté Nora Ephron, les lettres de son nouveau nom sont l'anagramme de Ben Rand - "fils de Rand" en hébreu. Une jeune randienne, avec un nom polonais commençant par "Gr," annonça un jour qu'elle allait changer de nom la semaine suivante. Quand un observateur lui demanda avec un humour pince-sans-rire si son nouveau nom serait "Grand," elle répondit, le plus sérieusement du monde, que non, et qu'elle allait devenir "Grant" - probablement, comme l'observateur le fit plus remarquer plus tard, le "t" devant symboliser sa marque d' indépendance.

Si ressembler aux hauts dignitaires du mouvement, parler comme eux et même avoir des noms proches des leurs, était la façon la plus "rationnelle" d'agir, et si les voir le plus souvent possible était le forme d'activité la plus rationnelle, alors un logement situé aussi près que possible des dirigeants était certainement l'endroit le plus rationnel pour vivre. C'est pourquoi le randien new-yorkais type, après sa conversion, quittait ses parents pour trouver un appartement aussi proche que possible de celui de Rand. Il en résulta que la presque totalité du mouvement vivait dans quelques immeubles de l'est de Manhattan, la plupart des dirigeants habitant le même immeuble que Rand.

L'intense pression psychologique était en partie responsable de la grande rotation des disciples randiens. Il y avait une autre raison : le fait que le mouvement avait une ligne rigide sur presque tous les sujets, de l'esthétique à l'épistémologie en passant par l'histoire. Cela voulait tout d'abord dire qu'il était facile de commettre un écart par rapport à la ligne officielle. Préférer Bach à Rachmaninov, par exemple, vous rendait coupable de croire en un "univers malveillant." Ne pas corriger ce déviationnisme par l'autocritique et le lavage de cerveau psychothérapeutique pouvait vous valoir l'expulsion.

Par ailleurs, il est difficile d'imposer une ligne rigide pour tous les domaines de la vie quand, comme c'était le cas de Rand et de ses disciples les plus éminents, on ignore presque tout des diverses disciplines en question. Rand admettait que la lecture n'était pas son point fort, et ses disciples, bien entendu, n'avaient pas le droit de lire le monde réel de l'hérésie, même s'ils en avaient envie. Le jeune converti - et la plupart étaient jeunes - commençait à changer d'attitude quand il en apprenait plus sur son domaine de prédilection. Ainsi, un historien, en progressant dans la connaissance de sa spécialité, ne pouvait se contenter des clichés Burkahrdtien sur la Renaissance, démodés depuis longtemps déjà, ni de la bouillie sur les Pères Fondateurs. Et quand le disciple commençait à comprendre que Rand avait tort et simplifiait les choses dans son domaine, il lui était facile d'entretenir de grands doutes sur son infaillibilité dans les autres spécialités.

La nature envahissante de la ligne randienne peut être illustrée par un incident au cours duquel un de mes amis demanda à un éminent randien s'il existait un quelconque sujet sur lequel il était en désaccord avec le mouvement. Après quelques minutes d'intenses réflexions, le randien répliqua : "Eh bien, je n'arrive pas à comprendre leur position sur le fait de fumer." Étonné que le culte randien puisse avoir une position sur ce sujet, mon ami continua : "Ah, bon ils ont une position là-dessus ? Laquelle ?" Le randien lui répondit que fumer était une obligation morale, d'après le culte.

Un haut dignitaire randien me demanda un jour assez rudement : "Comment se fait-il que tu ne fumes pas ?" Quand je lui expliquai que j'avais rapidement découvert une allergie à la fumée, le randien se calma "Ah, c'est bon alors." La justification officielle pour faire du fait de fumer une obligation morale se trouvait dans une phrase d'Atlas où l'héroïne se réfère à une cigarette allumée comme symbolisant un feu de l'esprit, le feu des idées créatrices. (On pourrait imaginer que tenir simplement une allumette remplirait aussi bien cette fonction symbolique.) La véritable raison, comme dans tant d'autres domaines de la théorie randienne, de Rachmaninov à Victor Hugo en passant par les claquettes, c'était que Rand aimait tout bonnement quelque chose (par exemple fumer) et se sentait obligée d'élaborer un système philosophique qui rendrait ses caprices non seulement moraux mais même moralement obligatoires pour quiconque souhaiterait être rationnel.

Comme la ligne randienne était totalitaire, et s'occupait de tous les aspects de la vie, même si les randiens acceptaient tous les points généraux et se renseignaient auprès de la hiérarchie sur qui était en faveur et qui ne l'était pas, il fallait encore un mécanisme "judiciaire" pour résoudre les questions pratiques et s'assurer que chaque membre suivait la ligne officielle dans un domaine donné. Personne n'avait le droit de rester neutre sur quelque domaine que ce fut. Comme d'ordinaire dans les cultes, la question était tranchée en fonction du rang occupé dans la hiérarchie randienne. Par définition, pour ainsi dire, le plus haut placé avait raison et l'autre tort, chacun acceptant cet argument d'autorité, qui aurait pu ne pas être considéré comme totalement en accord avec la dévotion randienne envers la Raison.

Un conflit sur un sujet bien concret survint un jour entre deux randiens de haut rang, tous deux certifiés par leur Psychothérapeute Objectiviste. L'une était secrétaire de l'autre. La secrétaire alla voir son chef et lui demanda une augmentation, qu'elle estimait lui être rationnellement due. Son patron, toutefois, consulta sa propre raison, décida que sa secrétaire était incompétente et la licencia. Il y avait dès lors le litige, conflit d'intérêt, entre deux randiens certifiés. Comment les autres membres allaient-ils décider qui avait raison, et était donc rationnel, et qui avait tort, était dès lors irrationnel et devait donc être expulsé ? Dans tout groupe véritablement rationnel, personne d'autre que les deux protagonistes - les seuls à être au courant des faits - n'aurait à se prononcer. Mais ce type de neutralité n'est pas permis au sein d'un culte, pas plus dans le culte randien que dans un autre. Comme il était nécessaire d'imposer une ligne uniforme à tout le monde, le conflit était réglé de la seule manière possible : par la position hiérarchique. Le patron se trouvait être un des hauts dignitaires : comme la secrétaire occupait un rang moins élevé, elle perdit non seulement son emploi mais fut aussi expulsé du mouvement.

Le mouvement randien était parfaitement hiérarchique. Au sommet de la pyramide se trouvait, bien entendu, Rand elle-même, Décideur Ultime pour tous les sujets. Branden, désigné comme son "héritier intellectuel" et véritable Saint Paul du mouvement, était le Numéro 2. En troisième position, on trouvait le premier cercle, les disciples des débuts, ceux qui avaient été convertis avant la publication d'Atlas. Parce qu'ils avaient été convertis par le roman précédent, La Source vive [The Fountainhead], publié en 1943, le premier cercle était appelé dans le mouvement "la classe 43." Mais il y avait une autre appellation officieuse, et bien plus révélatrice, "le collectif principal." Apparemment, cette phrase était censée "souligner" le haut degré d'individualité de chaque randien : en réalité, toutefois, il y avait quelque chose d'ironique dans l'ironie, car le mouvement randien était bel et bien un "collectif" au sens le plus authentique du terme. Le fait qu'ils étaient tous parents entre eux renforçait les liens du collectif principal. Tous étaient membres d'une famille juive canadienne, parents de Nathan ou Barbara Branden. Il y avait par exemple la soeur de Nathan, Elaine Kalberman, ; son beau-frère, Harry Kalberman ; son cousin germain, le docteur Allan Blumenthal, qui pris le titre de Premier Psychothérapeute Objectiviste après l'expulsion de Branden ; le cousin germain de Barbara Branden, Leonard Peikoff ; et Joan Mitchell, épouse d'Allan Blumenthal. Le lien familial était plus ténu pour Alan Greenspan : il était le premier mari de Joan Mitchell. Une seule personne n'était pas apparentée aux autres dans la classe 43 : Mary Ann Rukoniva, qui était une amie de collège de Joan Mitchell.

Ils avaient été des disciples avant la publication d'Atlas. Après celle-ci, Branden commença sa série de conférences, qui devait vite conduire au Nathaniel Branden Institute, le bras organisationnel du mouvement. Au passage, le NBI se situait dans l'Empire State Building, bâtiment héroïque dans la symbolique randienne. Il se situait cependant peu héroïquement au sous-sol. A New York, les différentes conférences et la série de cours étaient données par les dignitaires en personne. Hors de New York, chaque ville ou région possédait un représentant désigné du NBI, en charge de mettre sur pied des réunions diffusant les cours enregistrés sur cassette. Le représentant du NBI était en général le randien le plus robotisé et le plus loyal de sa région. On essayait de reproduire l'atmosphère de révérence et d'obéissance de la section mère de New York, et réussissait y souvent, si ce n'est toujours. Des efforts étaient faits pour transformer la masse de lecteurs des ouvrages à succès de Rand en disciples fidèles s'abonnant d'abord à The Objectivist et écoutant ensuite les cours enregistrés du NBI. Si un flux de magazines, de cassettes et de livres recommandés partaient du NBI vers les membres de base, un flux d'argent et de travail volontaire partaient inévitablement dans l'autre sens, sans oublier le paiement des services thérapeutiques.

La structure et les principes implicites du mouvement randien, ainsi que son fonctionnement réel, étaient en opposition complète et frappante avec les principes officiels et exotériques d'individualité, d'indépendance et de refus d'une autorité autre que la raison et son propre esprit. Nous ne nous sommes cependant pas intéressé précisément à l'axiome central du credo ésotérique : l'hypothèse implicite, le programme caché qui garantissait et forçait la fidélité absolue des disciples. Cet axiome central était l'affirmation que "Ayn Rand est la plus grande personnalité qui ait jamais vécu et qui vivra jamais." Si Ayn Rand est la plus grande personnalité de tous les temps, il s'ensuit qu'elle a raison sur tous les sujets ou, pour le moins, a bien plus de chance d'avoir raison qu'un simple disciple.

Voici un exemple typique de cette attitude. Un de mes amis assista un jour à une réunion de jeunes randiens. Cette réunion se transforma en série de témoignages, où chaque participant témoignait à tour de rôle de l'influence primordiale d'Ayn Rand sur sa propre vie. Comme l'expliqua l'un d'eux : "Ayn Rand a apporté au monde la connaissance que A est A et que 2 et deux font 4." Un éminent randien apprit un jour qu'un membre notoirement réfractaire, et sur le point de quitter le mouvement, avait écrit une parodie sur un ton philosophique randien, qui "prouvait" qu'Ayn Rand était Dieu. L'éminent randien demanda, sincèrement perplexe : "Il rigole, non ?"

Les randiens passaient beaucoup de temps à se préoccuper de grandeur et de rang. Tout le monde était d'accord pour dire que Rand était la plus grande de tous les temps. Mais il y a avait un débat amical sur le rang exact de Branden dans l'Olympe. Certains affirmaient que Branden était le deuxième personnage le plus important de tous les temps alors que d'autres le plaçaient à égalité avec Aristote. Tel était le degré de désaccord autorisé dans le mouvement.

Adopter l'axiome central de la grandeur de Rand était rendu possible par son charisme indiscutable, auquel s'ajoutait un air d'arrogance et d'assurance imperturbables. Ce charisme et cette arrogance était copiés en partie par ses principaux disciples. Comme l'adepte de base savait au fond de lui qu'il n'était pas omniscient ou parfaitement sûr de lui, Rand devint l'incarnation de la Raison et de la Réalité. Elle était capable, par une qualité personnelle, de mettre dans la tête de ses disciples que leur plus grande vertu serait de gagner son approbation et leur plus grand péché celui de lui déplaire. La foi ardente en la parfaite originalité de Rand était bien évidemment renforcée par l'inculture de ses disciples, qui n'avaient pas lu (ou n'avaient pas été capables de lire) des auteurs dont ils auraient pu constater qu'ils avaient dit la même chose bien longtemps auparavant.

Le culte randien connut croissance et développement jusqu'à la rupture irrévocable entre La Plus Grande et Le Deuxième Plus Grand, jusqu'à ce que Satan fut expulsé du Paradis en automne 1968. La séparation Rand-Branden détruisit le NBI et avec lui toute l'organisation du mouvement. Rand ne montrant ni capacité ni désir de ramasser les morceaux et de reconstituer une organisation équivalente. The Objectivist devint The Ayn Rand Letter, et celle-ci a également disparu depuis.

Avec la disparition du NBI, les adeptes randiens étaient abandonnés pour la première fois en dix ans, obligés de penser par eux-mêmes. En général, leur personnalité non robotisé et prérandienne refaisait surface. Mais certains traits malheureux demeurèrent. En premier lieu, se pose le problème de ce que les thomistes appellent l'ignorance invincible. De nombreux ex-fidèles persistent dans la croyance randienne selon laquelle tout individu est équipé pour découvrir a priori dans sa tête toutes les vérités - il ne se sent donc pas obligé d'apprendre les faits du monde réel, que ce soit pour l'histoire contemporaine ou les lois des sciences sociales. Armé des premiers principes axiomatiques, beaucoup d'anciens randiens ne voient pas la nécessité d'apprendre grand-chose d'autre.

En outre, la prétention randienne qui subsiste donne à beaucoup l'idée que chacun est capable et qualifié pour faire durer une philosophie complète de la vie et du monde a priori. Des aberrations comme les "Étudiants de l'Objectivisme pour une Bestialité Rationnelle" ne sont pas si éloignées des bizarreries de nombreux philosophes néo-randiens, qui prêchent à une poignée de partisans zélés. On rencontre aussi une autre réaction compréhensible, bien que malheureuse. Après tant d'années d'assujettissement aux diktats randiens, au nom de la "raison", certains anciens adeptes ont tendance à prendre le chemin inverse, à rejeter la raison et à ne penser qu'en termes de sensations et de caprices hédonistes.

Nous terminerons notre analyse du culte randien en signalant qu'il s'agissait d'un exemple extrême de contradiction entre principes ésotériques et exotériques. Au nom de l'individualité, de la raison et de la liberté, le culte de Rand prêchait en fait quelque chose de bien différent. Il ne s'occupait pas de l'individualité de chacun, mais seulement de celle de Rand, ne s'intéressait pas à la raison de chacun, mais à la raison de Rand. La seule individualité qui s'épanouissait était celle d'Ayn Rand, qui absorbait toutes les autres : tout un chacun devait devenir un sujet de l'esprit et de la volonté de Rand.

La célèbre dénonciation, par Nikolaï Boukharine du culte de Staline, camouflée dans la Russie des années 1930 sous la forme d'une critique de l'ordre des Jésuites, ne semble pas vraiment hors de propos comme portrait de la réalité randienne :

On a dit à juste titre qu'il n'existe pas de mesquinerie au monde qui ne puisse trouver de justification idéologique. Le roi des Jésuites, Loyola, avait développé une théorie de la soumission, d'une "discipline de cadavre," où chaque membre de l'ordre était censé obéir à son supérieur "comme un corps pouvant être tourné dans toutes les directions, comme un bâton qui suit chaque mouvement, comme une boule de cire qui peut être modifiée et étendue à souhait.[...]" Ce corps présentait trois degrés de perfection : soumission de l'action, soumission de la volonté et soumission de l'intelligence. Quand on atteignait le dernier degré, quand l'homme remplaçait la réflexion par l'obéissance et renonçait à toutes ses convictions, vous obteniez un Jésuite à 100 %. [3]

On a fait remarquer qu'il y avait une curieuse contradiction de perspective stratégique dans le mouvement randien. D'un côté, les disciples n'avaient en effet pas le droit de lire ou de parler à des personnes qui pouvaient être assez proches de leurs idées, libertariens ou Objectivistes. Au sein du grand mouvement rationaliste ou libertarien, les randiens adoptaient une attitude ultrasectaire, à 100 % pure. De l'autre côté, dans le monde politique, la stratégie randienne changeait du tout au tout : Rand et ses disciples étaient d'accord pour soutenir et travailler avec des politiciens qui pouvait n'être qu'un millimètre plus conservateurs que leurs adversaires. Dans le monde courant, les préoccupations de pureté et de principes étaient totalement abandonnés. Ainsi, Rand soutint de tout son coeur Goldwater, Nixon et Ford, et même les sénateurs Henry Jackson et Daniel P. Moynihan.

Je ne vois qu'une seule explication de cette contradiction apparente entre, d'une part, un sectarisme extrême dans le mouvement libertarien et, d'autre part, un opportunisme extrême et une volonté de collaborer avec les dirigeants un peu plus conservateurs de l'État dans le monde extérieur. Le fil conducteur du mouvement randien n'était pas la liberté individuelle - comme le croyaient la plupart des jeunes membres - mais plutôt le pouvoir personnel d'Ayn Rand et de ses disciples les plus proches. Le pouvoir au sein du mouvement était obtenu par l'isolation totalitaire et par le contrôle des esprits et des vies des adhérents. Mais une telle tactique aurait eu peu de chances de réussir hors du mouvement, là où le pouvoir ne pouvait être obtenu qu'en choyant le Président et ses cercles rapprochés de domination.

Le pouvoir, et non la liberté ou la raison, tel était le moteur central du mouvement randien. Le grande leçon de l'histoire du mouvement libertarien est que cela peut arriver chez nous, que les libertariens, malgré leur dévotion explicite envers la raison et l'individualité, ne sont pas à l'abri d'un culte mystique et totalitaire, qui envahit les mouvements idéologiques comme les mouvements religieux. Il faut espérer que les libertariens, ayant déjà attrapé le virus une fois, se montreront désormais immunisés. Note bibliographique

Dans les nombreux travaux sur le mouvement randien, un seul s'est concentré sur le culte lui-même : Leslie Hanscom, "Born Eccentric," Newsweek (27 mars 1961), pp. 104-105. Hanscom a brillamment saisi, et de manière amusante, l'esprit du culte de Rand en assistant aux conférences de Branden dont un reportage fut tiré. Hanscom écrit ainsi :

Après trois heures d'attention héroïque et intense au message bourdonnant de Branden, les fans furent récompensés par l'apparition personnelle de Miss Rand en personne - une femme aux yeux noirs perçants, à l'accent russe et portant souvent comme insigne personnel une broche en forme de dollar.[...]
"Ses livres," dit un membre de l'assemblée, "sont si formidables que la plupart des gens ne devraient pas avoir le droit de les lire. J'ai souvent eu l'envie de mettre les neuf dixièmes du monde dans une cage, et après avoir lu ses livres, je veux tous les y enfermer." Plus tard, ce même type - "conseiller en investissement" de 22 ans, travaillant à son compte - reçut un coup en pleine figure, résultant de la logique de son idole. Au cours des questions de l'auditoire - privilège uniquement réservé aux étudiants ayant payé - le jeune homme se révéla n'être qu'un simple visiteur. Miss Rand - dont le regard dessècherait un cactus - lui hurla qu'il n'était qu'un "pauvre imposteur." D'autres chercheurs de vérité réussirent mieux. On expliqua à un disciple tourmenté qu'il était permis de fêter Noël ou Pâques tant que l'on en rejetait la signification religieuse (le sujet de la soirée était la folie de la foi). Une femme au foyer fut rassurée : on lui expliqua qu'elle ne devait pas se sentir coupable de sa situation tant qu'elle n'avait pas choisi sa situation pour des motifs émotionnels. [...]
Bien que le mysticisme soit un des mots les plus méchants dans son arsenal politique, il n'y avait pas eu depuis Aimee McPherson de Messie féminin qui puisse tant hypnotiser un public. [4]

Pages correspondant à ce thème sur les projets liberaux.org :

Aussi révélateur que l'article de Hanscom furent les protestations outragées des adeptes randiens. Ainsi, deux semaines plus tard, sous le titre "Gangsters et voyous ?" ["Thugs and Hoodlums ?"], Newsweek publia des extraits de lettres envoyées par des randiens en réaction à cet article. L'une de ces lettres disait : "Avec votre tirade vicieuse, méchante et obscène contre Ayn Rand vous tombez à une niveau jamais atteint, même par vous. Avoir laissé passé un tel flot d'invectives injurieuses [...] est un acte de dépravation morale sans précédent. Un tel magazine, dirigé par des voyous irresponsables, n'a pas sa place chez moi." Un autre lecteur écrivit que "quelqu'un qui a lu les ouvrages de Miss Rand et continue à écrire un article de cette teneur ne peut être que motivé par la méchanceté. C'est le travail d'un gangster littéraire." Un autre prévint : "Comme vous vous proposez de vous conduire comme des cafards, préparez-vous à être traités comme tels." Et pour finir, un certain Bonnie Benov révéla l'axiome interne : "Ayn Rand est [...] la plus grande personnalité qui ait jamais vécu." Se moquant du culte, Newsweek publia une photographie particulièrement peu avenante de Rand sous la lettre de Benov et la titra "La Plus Grande de tous les temps ?" [5]

Notes

^ 1 : Alfred G. Meyer, Leninism (New York : Frederick A. Praeger, 1962), pp. 97-98. Un exemple particulièrement frappant de cette foi communiste fut mis en avant par Trotsky, lors d'un discours du congrès du Parti communiste soviétique de 1924 :

"Camarades, aucun d'entre nous ne souhaite avoir raison ou ne peut avoir raison contre le Parti. En dernière instance, le Parti a toujours raison, parce qu'il est le seul instrument historique que possède la classe ouvrière pour résoudre ses tâches fondamentales. [...] On ne peut avoir raison qu'avec le Parti et au travers du Parti, parce que l'Histoire n'a pas créé d'autre moyen de réaliser sa juste cause." - Dans Isaac Deutscher, The Prophet Unarmed (New York : Randon House, 1965), p. 139.
Sur tous ces sujets, voir aussi Williamson M. Evers, "Lenin and his Critics on the Organizational Question," (non publié), pp. 15 et suivantes.

^ 2 : The Moulding of Communists : The Training of the Communist Cadre (New York : Harcourt, Brace and Co., 1961).

^ 3 : Boukharine, Finance Capital in Papal Robes : A Challenge (New York : Friends of the Soviet Union, n.d.), pp. 10-11. Voir aussi Evers, "Lenin and his Critics.", p. 15.

^ 4 : Newsweek (27 mars 1961), p. 105.

^ 5 : Newsweek (10 avril 1961), pp. 9 et 14.


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