Eugen Böhm-Bawerk:Les Économistes autrichiens

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Eugen Böhm-Bawerk
1851-1914
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Eugen Böhm-Bawerk:Les Économistes autrichiens
Les Économistes autrichiens


Anonyme


Texte publié initialement en janvier 1891 dans The Annals, journal de l'American Academy of Political Science (traduit de l'allemand en anglais par Henrietta Leonrad)
trad. française par Hervé de Quengo

Les directeurs de la présente revue m'ont demandé d'écrire un compte rendu des travaux des économistes qu'on appelle communément "l'École autrichienne". Étant donné que j'en fait moi-même partie, je ne me montrerai peut-être pas un commentateur impartial. J'essaierai néanmoins de décrire ce que les Autrichiens font effectivement et ce qu'ils cherchent à faire. Il n'est plus possible de soutenir les doctrines les plus importantes des économistes classiques

Le domaine des économistes autrichiens est celui de la théorie, au sens le plus strict du terme. Ils estiment que la partie théorique de l'économie politique a besoin d'être profondément modifiée. Il n'est du tout plus possible de soutenir les plus importantes et les plus fameuses doctrines des économistes classiques, ou alors on ne peut les soutenir qu'après des changements et des ajouts essentiels. Sur l'insuffisance de l'économie politique classique, les économistes autrichiens et les tenants de l'École historique sont d'accord. Mais il existe une différence de point de vue fondamentale en ce qui concerne les causes de cette insuffisance, différence qui a conduit à un vif débat sur les questions de méthode.

L'École historique pense que la cause fondamentale des erreurs de l'économie classique réside dans la méthode erronée qu'ils utilisaient. Cette méthode était presque entièrement abstraite et déductive alors que, d'après l'École historique, l'économie politique devrait être uniquement, ou au moins principalement, inductive. Afin d'accomplir la réforme scientifique nécessaire, nous devrions changer de méthode de recherche : nous devrions abandonner l'abstraction et nous mettre à recueillir des données empiriques — nous consacrer à l'Histoire et aux statistiques. Les Autrichiens, bien que principalement intéressés par la théorie, ont été forcé de défendre leurs idées concernant la méthode

Les Autrichiens, au contraire, estiment que les erreurs des économistes classiques n'étaient, pour ainsi dire, que les maladies infantiles ordinaires de toute science. L'économie politique est encore aujourd'hui l'une des sciences les plus récentes. Elle était encore moins développée à l'époque des économistes classiques et, malgré son épithète de "classique", n'en était encore qu'à un stade embryonnaire, naissant, comme on allait rapidement pouvoir le constater. Il n'y a pas d'exemple de science ayant tout découvert du premier coup, même à l'aide du plus grand génie, et il n'est dès lors pas surprenant que la totalité de l'économie politique n'ait pas été découverte, même par l'École classique. Le plus grand défaut des classiques fut d'être nos précurseurs, notre plus grand avantage est de venir après eux. Nous, qui sommes plus riches qu'eux des fruits d'un siècle de recherche, n'avons pas besoin de changer de méthode, mais simplement de mieux travailler qu'eux. L'École historique a certainement raison d'affirmer que nos théories doivent être confortées par une masse aussi abondante que possible de données empiriques ; mais ils ont tort de donner une préférence anormale à ce travail de collecte des données, et d'espérer pouvoir se dispenser des généralisations abstraites, ou pour le moins les mettre à l'arrière-plan. Sans ces généralisations, il ne peut y avoir aucune science.

De nombreux travaux des économistes autrichiens portent sur la querelle des méthodes [1] ; parmi ceux-ci, le texte Untersuchung über die Methode der Sozialwissenschaften de Carl Menger constitua la première analyse approfondie et détaillée des problèmes en jeu. Il convient de noter à ce propos que la méthode "exacte" ou, comme je préfère le dire, la méthode "d'isolement", n'est en aucun cas purement spéculative et non empirique, mais qu'au contraire elle cherche et trouve toujours son fondement dans l'expérience. Bien que la querelle des méthodes, peut-être plus que tout autre chose, ait attiré l'attention sur les économistes autrichiens, je préfère la considérer comme un épisode sans importance de leur activité. Pour eux, la question cruciale était, et est encore, de réformer la théorie. Ce n'est que parce qu'ils avaient été dérangés dans leurs travaux paisibles et fructueux par les attaques de l'École historique, qu'ils avaient, comme le paysan situé sur la frontière, tenant la charrue dans une main et l'épée dans l'autre, été contraints presque contre leur gré de dépenser une partie de leur temps et de leur énergie dans des polémiques défensives, afin de trouver la réponse aux problèmes de méthode qu'on leur avait imposés. Les caractéristiques de la théorie autrichienne de la valeur — L'utilité finale

Quelles sont les caractéristiques de l'École autrichienne dans le domaine théorique ?

Ses recherches portent sur la théorie de la valeur, la célèbre théorie de l'utilité finale en étant la pierre angulaire [On utilise aujourd'hui le terme d'utilité marginale au lieu d'utilité finale. NdT]. Cette théorie peut être résumée en trois propositions particulièrement simples : (1) La valeur d'un bien se mesure par l'importance du besoin dont la satisfaction dépend de la possession de ce bien. (2) La satisfaction à prendre en compte peut être déterminée très facilement et sans se tromper en considérant le besoin qui ne serait pas satisfait si l'on ne possédait pas le bien dont il faut déterminer la valeur. (3) Encore une fois, il est évident que la satisfaction à prendre en compte n'est pas la satisfaction tirée de l'usage fait de ce bien, mais qu'il faut considérer la moins importante de toutes les satisfactions que peut procurer l'ensemble des biens possédés. Pourquoi ? Parce que, d'après des considérations pratiques de prudence, considérations très simples et établies sans l'ombre d'un doute, nous faisons toujours en sorte de faire porter sur le point le moins sensible la diminution de bien-être consécutive à la perte de propriété. Si nous perdons un bien que nous utilisions pour satisfaire un besoin très important, nous ne sacrifions pas la satisfaction de ce besoin mais utilisons un autre bien que nous possédons, consacré auparavant à satisfaire un besoin moins pressant, afin de remplacer ce qui a été perdu. La perte porte donc sur l'utilité la plus faible ou — comme nous renonçons naturellement à la satisfaction la moins importante — sur "l'utilité finale". Supposons qu'un paysan possède trois sacs de blé : le premier, a, pour sa consommation ; le deuxième, b, destiné à être semé ; le troisième, c, pour engraisser ses poulets. Supposons que le sac a soit détruit dans un incendie. Le paysan mourra-t-il de faim ? Certainement pas. Renoncera-t-il à ensemencer ses champs ? Certainement pas. Il fera tout simplement porter la perte sur le point le moins sensible. Il fera son pain avec le sac c, et n'engraissera donc pas ses poulets. En somme, ce qui dépend vraiment du fait que le sac a ait ou non brûlé n'est que l'utilisation de l'unité la moins importante qu'on puisse lui substituer, c'est-à-dire ce que nous appelons l'utilité finale.

Il est bien connu que ce principe théorique fondamental de l'École autrichienne est partagé par d'autres économistes. Gossen, un économiste allemand, l'avait énoncé dans un ouvrage paru en 1885 mais n'ayant pas reçu la moindre attention à l'époque [2]. Un peu plus tard, le même principe fut découvert presque simultanément dans trois pays différents, par trois économistes qui ne se connaissaient pas et n'avaient pas entendu parlé de Gossen : par l'Anglais W.S. Jevons [3], par C. Menger, le fondateur de l'École autrichienne [4] et par le Suisse L. Walras [5] [Bien qu'enseignant à Lausanne, Walras était en fait français. NdT]. Le professeur et chercheur américain J.B. Clark s'était, lui aussi, approché de très près de cette même idée [6]. Mais le point sur lequel, à mon avis, les Autrichiens ont devancé leurs rivaux, est celui de l'usage qu'ils ont fait de cette idée fondamentale pour reconstruire par la suite la théorie économique. L'idée de la théorie finale est pour le spécialiste un sésame grâce auquel il explique les phénomènes les plus complexes de la vie économique et avec lequel il résout les problèmes les plus délicats de la science. C'est dans cette faculté d'explication que résident, selon moi, la force particulière et l'importance particulière de l'École autrichienne. Le point crucial : L'utilité finale dépend de la substitution des biens

Tout se ramène finalement à un point : nous n'avons qu'à nous efforcer de percevoir la validité universelle de la loi de l'utilité finale au travers des nombreuses complications où elle se trouve impliquée, dans l'économie diverse et très développée des nations modernes. Cela nous causera des problèmes au début, mais l'effort sera bien récompensé. Car, au cours de l'explication, nous rencontrerons toutes les questions théoriques importantes et, ce qui est le point principal, nous les aborderons sous l'angle où elles apparaissent dans leur forme la plus naturelle, et où nous pouvons le plus facilement trouver leur solution. J'essaierai de bien le montrer pour quelques-uns des cas les plus importants, dans la mesure où il est possible de le faire sans entrer dans les détails théoriques.

La loi de l'utilité finale dépend, comme nous l'avons vu, d'une substitution particulière de biens, découlant de considérations saines de prudence. Les biens dont on peut le plus facilement se passer seront toujours prêts à combler les trous qui peuvent exister de temps à autre en ce qui concerne un besoin plus important. Dans le cas de notre paysan et de ses sacs de blé, la cause et la conséquence de la substitution sont très faciles à comprendre. Mais dans celui de relations économiques très développées, d'importantes complications se produisent, car la substitution des biens s'étend dans diverses directions et dépasse l'ensemble des biens de même espèce. Première complication, survenant de l'échange

La première complication est due à l'échange. Si on me vole le seul manteau d'hiver que je possédais, je ne sortirais certainement pas en grelottant au risque de nuire à ma santé, mais j'achèterais un autre manteau pour une somme de vingt dollars, somme que j'aurais sinon dépensée pour autre chose. Dès lors, je ne pourrais, bien entendu, acheter d'autres biens que pour un montant inférieur de vingt dollars et ferais bien sûr porter la réduction sur les biens dont je peux le plus facilement me passer, c'est-à-dire ceux dont l'utilité, comme dans l'exemple précédent, est la plus faible. En un mot, je me passerais de l'utilité finale. Par conséquent, les satisfactions qui dépendent du fait que l'on me vole ou non mon manteau sont celles dont je peux me passer le plus facilement, ce sont les satisfactions que, étant donné ce que je possède et ce que je gagne, j'aurais pu retirer avec vingt dollars de plus. Et, grâce aux possibilités de substitutions qu'offre l'échange, c'est sur ces autres satisfactions, qui peuvent être de nature très différente, que l'on fait porter la perte, ce qui définit l'utilité finale [7]. Échapper au "cercle vicieux" de l'offre et de la demande en tant qu'explication des prix

Si nous poursuivons soigneusement jusqu'au bout l'étude de la complication précédente, nous arriverons à l'un des problèmes théoriques les plus importants : à savoir celui du lien entre le prix du marché de certains biens et l'estimation subjective que les individus leur associent en fonction de leurs besoins et de leurs goûts d'un côté, de ce qu'ils possèdent et de leur revenu d'un autre. Je ne ferai que signaler en passant que la solution complète de ce problème nécessite une étude très subtile, qui fut faite pour la première fois par les économistes autrichiens, et vais exposer les résultats auxquels ils sont arrivés. D'après leurs conclusions, le prix ou "valeur objective" des biens est une sorte de résultante des différentes estimations subjectives des biens que les acheteurs et les vendeurs font en accord avec la loi de l'utilité finale. Et, de fait, le prix coïncide très bien avec l'estimation du "dernier acheteur". Il est bien connu que Jevons et Walras sont arrivés à une loi similaire des prix. Toutefois, leur énoncé comprend de graves lacunes, que les Autrichiens ont été les premiers à combler. Ce furent les Autrichiens qui trouvèrent les premiers la façon d'échapper au "cercle vicieux" dans lequel s'était enfermée l'ancienne théorie des prix, qui faisait dépendre ces derniers de l'offre et de la demande. Car s'il est indéniable, d'une part, que le prix qu'on peut demander sur le marché dépend de l'estimation que l'acheteur fait des biens, il est tout aussi indéniable, d'autre part, que dans de nombreux cas l'estimation de l'acheteur est influencée par l'état du marché (ainsi, par exemple, l'utilité finale de mon manteau d'hiver est moindre sur le plan matériel si je peux la remplacer sur le marché pour 10 dollars que si je dois débourser 20 dollars). Les théoriciens qui trouvèrent nécessaire de fournir une explication psychologique plus précise à la loi de l'offre et de la demande se sont en général [8] laissés entraînés dans un raisonnement circulaire. Ils expliquaient plus ou moins ouvertement les prix par les estimations de l'individu et, vice versa, les estimations individuelles par les prix. Bien sûr, une telle solution ne peut pas servir de base à une science qui veut mériter son nom de science. La première tentative de toucher le coeur du problème fut faite par les économistes autrichiens, au moyen des subtiles recherches dont j'ai parlé plus haut [9].

Deuxième complication, survenant de la "production"

Une deuxième et difficile complication concernant la substitution des biens est due à la production : étant donné un temps suffisant, les biens concernés par la substitution peuvent être remplacés par la production. A l'image de l'exemple où l'on remplaçait ces biens en utilisant la monnaie, on peut aussi les remplacer directement par la conversion des "matériaux" de production [comme Böhm-Bawerk l'indique plus loin, il inclut le travail, la rente, etc. dans ce terme de "matériaux". NdT]. Il restera bien évidemment moins de biens de production pour répondre à d'autres buts et, tout aussi certainement, la diminution nécessaire de la production concernera les biens dont on peut le plus facilement se passer, ceux que l'on considère comme ayant le moins de valeur.

Prenons l'exemple de Wieser [10] : Si une nation estime nécessaire de disposer d'armes pour défendre son honneur ou son existence, elle les produira à partir de fer qui aurait sinon été utilisé pour d'autres ustensiles nécessaires mais dont on peut plus ou moins se passer. L'impact sur les gens de la nécessité de se procurer des armes est donc le suivant : ils ne pourront disposer que d'une quantité inférieure d'ustensiles dont ils peuvent plus ou moins se passer et qui auraient pu être fabriqués avec le fer. En d'autres termes, la perte subie concernera la plus faible utilité, l'utilité finale, qui aurait pu être tirée des matériaux de production nécessaire à la fabrication des armes. Comment tout ceci conduit à déterminer la valeur [le prix] des biens que l'on peut produire à volonté

A partir de là, on en arrive à l'un des principes théoriques les plus importants, connu sous une forme particulière depuis déjà bien longtemps. Ce principe dit que la valeur des biens [le terme de valeur étant pris ici, comme par la suite, au sens de valeur "objective", i.e. de prix, et non au sens de valeur "subjective", non mesurable, comme chez Mises par exemple quand celui-ci parle de "valeur" tout court. NdT] que l'on peut produire à volonté et sans entrave a tendance à coïncider avec les coûts de production. Ce principe est une application particulière de la loi de l'utilité finale dans des conditions particulières données. Les "coûts de production" ne sont rien d'autre que la somme de tous les "matériaux" de production avec lesquels le bien, ou un de ses substitut, peut être reproduit. Comme, tel qu'il a été dit précédemment, la valeur des biens est déterminée par l'utilité finale de leur substitut, il s'en suit que tant que la substitution peut être faite ad libitum, la valeur du produit coïncidera avec l'utilité finale des "matériaux" de production ou, comme on le dit d'habitude, avec les coûts de production. Les "coûts" ne déterminent pas la valeur [le prix], mais la valeur [le prix] du produit fini détermine la valeur des facteurs de production utilisés

Les Autrichiens ont, quant à la cause ultime de cette coïncidence, une théorie assez différente de l'ancienne explication. L'ancienne théorie expliquait la relation entre coûts et valeur de sorte que les coûts représentaient la cause, et même la cause ultime, alors que la valeur du produit était l'effet. Elle pensait que le problème scientifique de l'explication de la valeur des biens était résolu de manière satisfaisante lorsqu'elle avait dit que les coûts constituent le "déterminant ultime de la valeur". Les Autrichiens pensent au contraire que seule la moitié de l'explication, et de loin la moitié la plus facile, se trouve dans cette présentation. Les coûts sont identiques à la valeur des matériaux de production nécessaires à la fabrication des biens. Ils augmentent quand et parce que le prix des "matériaux" de production (combustible, machines, rente, travail) monte. Ils diminuent quand et parce que le prix de ces matériaux baisse. Il est évident que la valeur des "matériaux" de production doit par conséquent être auparavant expliquée. Or, le point intéressant est que lorsque l'on cherche avec soin l'explication de cette valeur, nous découvrons que la cause en est la valeur finale du produit fini. Il ne fait en effet aucun doute que nous n'estimons grandement les "matériaux" de production que lorsque et parce qu'ils sont capables de nous offrir des produits ayant de la valeur. La relation de cause à effet est donc exactement l'inverse de ce qu'en disait l'ancienne théorie. Cette dernière expliquait que la valeur du produit était l'effet et que les coûts — c'est-à-dire la valeur des "matériaux" de production — étaient la cause, et pensaient pouvoir se dispenser de toute autre explication. Les économistes autrichiens ont découvert que : (1) tout d'abord, la valeur des "matériaux" de production devait être expliquée ; (2) après cette explication, et après avoir démêlé le réseau complexe des différentes relations, la valeur des "matériaux" de production se trouve finalement être l'effet, celle du produit étant la cause. Le principe correct avait été reconnu depuis longtemps dans des cas particuliers, mais le principe général n'avait pas été compris

Je sais très bien que cette thèse semblera à première vue étrange à de nombreux lecteurs. Je ne peux pas entreprendre de la démontrer ici, ni même d'empêcher certains malentendus dont elle peut être victime. J'attirerai l'attention sur un seul exemple. Dans le cas de certains "matériaux" de production, où le lien causal était pour des raisons spéciales facile à comprendre, l'ancienne théorie reconnaissait le principe. Ainsi, en ce qui concerne la valeur des terrains, exprimée par la rente, Adam Smith observait que le prix des produits du sol n'est pas élevé parce que la rente est importante ou faible, mais qu'au contraire la rente est importante ou faible selon que le prix des produits est élevé ou bas. Ou encore, personne ne pense que le cuivre est cher parce que le cours des actions des compagnies minières est haut : c'est bien sûr lorsque et parce que le cuivre est cher que la valeur des mines et le cours de actions sont élevés. Il y a autant de raisons qu'une rivière coule de bas en haut alors que celle d'à-côté coule de haut en bas, qu'il n'y en a pour que le lien causal soit inverse dans des cas de "matériaux" de production de types différents. La loi est la même pour tous les "matériaux" de production. La différence tient seulement au fait que la véritable relation de cause à effet est très simple à comprendre dans certains cas, tandis que pour d'autres elle est très difficile à percevoir, en raison de nombreuses complications obscurcissant le tableau. Le fait d'avoir également établi cette loi pour ces cas compliqués, alors que les apparences semblaient conduire à une explication inverse, constitue l'une des plus importantes contributions de l'École autrichienne.

C'est peut-être la plus importante de toutes. Tout économiste sait quelle vaste part les coûts de production jouent dans la théorie de l'économie politique — dans la théorie de la production pas moins que dans celle de la valeur et des prix, et dans celle-ci pas moins que dans la théorie de la distribution, de la rente, des salaires, du profit tiré du capital, du commerce international, etc. On peut dire sans se tromper qu'il n'y a pas de phénomène de la vie économique qui ne soit pas obligé de faire appel directement ou indirectement aux coûts de production. Et ici surgit la question qui, une fois posée, ne peux plus être éliminée : Quelle place ces coûts de production tellement utilisés occupent-ils vraiment dans l'ensemble des phénomènes et de leur explication ? Sont-ils le centre figé et absolu autour duquel tournent tous les autres aspects de la valeur ? Ou ces coûts, ces "matériaux" de production, malgré les apparences contradictoires, constituent-ils la part variable, déterminée par la valeur du produit ? L'hésitation n'est pas permise : soit les coûts détermine la valeur [le prix], soit la valeur [le prix] détermine les coûts

Il s'agit d'une question aussi fondamentale pour l'économie politique que la question concernant les systèmes de Ptolémée et de Copernic le fut en astronomie. Le soleil et la Terre tournent, comme le savent tous les enfants, mais il est impossible d'être astronome de nos jours sans savoir si la Terre tourne autour du soleil ou si le soleil tourne autour de la Terre. Il existe entre la valeur du produit et celle des "matériaux" de production une relation tout aussi indubitable et évidente. Mais quiconque souhaite comprendre cette relation ainsi que les innombrables phénomènes qui en dépendent doit savoir si la valeur des "matériaux" de production découle de la valeur du produit, ou si c'est le contraire. Dès l'instant où cette alternative est posée, celui qui désire devenir économiste doit avoir un avis, et un avis tranché. Une hésitation, du genre de celle qui jusqu'à aujourd'hui a presque été universelle, n'est pas de mise : il n'est pas possible d'établir un système scientifique où la Terre tourne autour du soleil et le soleil tourne autour de la Terre, de manière alternative. Par conséquent, celui qui veut prétendre que les coûts de production sont "la cause ultime de la valeur" peut continuer de le faire ; mais sa tâche sera moins facile qu'elle ne l'était autrefois. Nous sommes en droit d'attendre de lui une explication fouillée, sans défaut et sans contradiction, en accord avec son principe, du phénomène de la valeur, et particulièrement de la valeur des "matériaux" de production. Il rencontrera probablement des difficultés s'il s'attelle sérieusement à cette tâche. S'il ne les trouve pas de lui-même, il devra au moins prendre en compte celles que les autres ont rencontrées sur la même voie, et qui les ont obligés à chercher l'explication du phénomène de la valeur en partant du principe opposé. En tout état de cause, ce domaine de la théorie économique sera traité à l'avenir avec un soin et une profondeur scientifique bien plus grands qu'auparavant, à moins que notre science ne veuille mériter le reproche qu'on lui a si souvent fait : à savoir que l'économie serait plus un bavardage sur des sujets économiques qu'une véritable science sérieuse [11]. Le problème de la valeur des biens complémentaires

La question du lien entre les coûts et la valeur n'est en fait que la forme concrète d'une question bien plus générale : celle des relations entre les valeurs de biens contribuant de manière interdépendante à la même utilité pour notre bien-être. L'utilité fournie par une quantité de matériaux servant à produire un manteau est apparemment identique à l'utilité fournie par ce manteau. Il est ainsi évident que les biens ou les groupes de biens dont l'importance découle de notre bien-être au travers d'une seule et même utilité, doivent, en ce qui concerne leur valeur, être reliés entre eux d'une manière fixe et régulière. La question de ce lien fut posée sous une forme claire et détaillée par les économistes autrichiens : il n'avait auparavant été traité que de manière fort peu satisfaisante dans la rubrique "coûts de production". Il y a cependant un corollaire à cette proposition générale et importante, corollaire qui n'est pas moins intéressant ou important, mais qui n'avait pas jusqu'ici reçu la moindre attention de la part de la théorie économique traitant du problème des coûts. Il est très courant que plusieurs biens se combinent ensemble pour produire une utilité commune unique ; ainsi, le papier, le stylo et l'encre servent tous à écrire ; l'aiguille et le fil, à coudre ; le matériel agricole, les semences, le sol et le travail, à la production de grain. Menger appelait "complémentaires" de tels biens. Ici se pose la question, aussi naturelle que délicate : Quelle part de l'utilité commune doit-elle être dans de tels cas attribuée à chaque facteur complémentaire ? Et quelle loi détermine la valeur et le prix de chacun ?

Le sort de ce problème n'a jusqu'alors pas été très brillant. L'ancienne théorie ne le considérait pas du tout comme un problème général, mais était néanmoins obligée de trancher dans une série de cas concrets dont l'issue dépendait implicitement de ce problème. En particulier, la question de la distribution de biens réclamait de telles décisions. Comme plusieurs facteurs de production — sol, capital, travail salarié, travail de l'employeur lui-même — coopèrent pour produire un bien commun, la question de la part devant revenir à chacun des facteurs pour payer sa participation est à l'évidence une application particulière du problème général. La vieille et déplorable habitude du raisonnement circulaire concernant la valeur des biens complémentaires

Mais tranchait-on dans ces cas concrets ? On décidait au coup par coup, chaque cas étant traité sans se préoccuper des autres. On en était finalement arrivé à raisonner de façon circulaire. Le procédé était le suivant : Quand il fallait expliquer la rente, on décidait que ce qu'il restait du prix du produit, après avoir payé les coûts de production (terme comprenant la paiement de tous les autres facteurs — capital, travail et profit), revenait au sol. Le rôle de tous les autres facteurs était considéré comme figé ou connu, et on attribuait au sol ce qui restait, le montant variant selon le prix du produit. S'il fallait déterminer le profit entrepreneurial dans un autre chapitre, on décidait à nouveau de lui attribuer le surplus demeurant après avoir payé tous les autres facteurs. Dans ce cas, la part revenant au sol, la rente, était considérée comme figée ainsi que celles revenant au travail, au capital, etc. : le profit de l'entrepreneur était considéré comme la variable, montant et baissant avec le prix du produit. De la même manière, la part revenant au capital était traitée dans un troisième chapitre. Le capitalistes, selon Ricardo, reçoit ce qui reste du prix après paiement des salaires. Et comme s'il voulait se moquer de ces dogmes classiques, M. F.A. Walker a clos le cercle en expliquant que le travailleur touche ce qui reste après avoir paiements des autres facteurs. L'erreur consistant à vouloir éviter le problème général

Il est facile de voir que ces propositions conduisent à un raisonnement circulaire, et de voir pourquoi il en est ainsi. Les partisans de ces raisonnements ont simplement renoncé à énoncer le problème sous une forme générale. Ils devaient déterminer plusieurs quantités inconnues mais, au lieu de prendre le taureau par les cornes et de traiter directement du principe général, selon lequel un résultat économique commun devrait être divisé selon ses diverses composantes, ils ont essayé d'éviter la question fondamentale — celle du principe général. Ils ont divisé leurs recherches et, sesont permis, lors de chaque recherche partielle, de traiter comme inconnue la quantité faisant l'objet de l'étude spécifique mais comme si elles étaient connues les autres quantités inconnues. Ils ferment donc les yeux devant le fait que, quelques pages plus tôt ou plus tard, ils avaient inversé la procédure et traité la quantité supposée connue comme inconnue, et vice versa.

Après l'École classique vint l'École historique. Comme il arrive souvent, celle-ci choisit l'option de la supériorité du scepticisme et déclara totalement insoluble tout problème dont elle ne pouvait venir à bout. Ses partisans pensaient qu'il est en général impossible de dire, par exemple, quel pourcentage de la valeur d'une statue revient au sculpteur et quel pourcentage au marbre.

Or, si le problème est bien posé, c'est-à-dire si nous voulons séparer les parts économiques et non les parts physiques, le problème peut être résolu. Il est d'ailleurs résolu en pratique dans toutes les entreprises rationnelles, par tout agriculteur ou fabricant. La théorie n'a rien à faire de plus que de refléter correctement et soigneusement la pratique pour trouver la solution théorique. La théorie de l'utilité finale est à ce propos d'un grande secours. C'est toujours la même chanson. Il suffit de déterminer correctement ce qu'est l'utilité finale de chaque facteur complémentaire, ou l'utilité que la présence ou l'absence d'un facteur complémentaire apporterait ou enlèverait. La poursuite tranquille d'une telle recherche mettra en lumière la solution au problème prétendument insoluble. Les Autrichiens ont fait la première tentative dans cette direction. Menger et l'auteur de ces lignes ont traité cette question sous le titre Theorie der komplementären Güter (théorie des biens complémentaires). Wieser a traité du même sujet sous le titre Theorie der Zurechnung (théorie de l'imputation). Ce dernier, en particulier, a montré de manière admirable comment il faudrait présenter le problème, et qu'il peut être résolu ; Menger a indiqué la méthode de résolution, de la manière la plus heureuse qui soit à ce qu'il me semble [12].

J'ai dit que la loi des biens complémentaires était la contrepartie de la loi des coûts. De même que la première démêle les relations entre les prix résultant d'une juxtaposition temporelle et causale, à partir de la coopération simultanée de plusieurs facteurs en vue d'une utilité commune, la loi des coûts explique les relations entre les prix résultant d'une séquence temporelle, à partir de l'interdépendance causale de facteurs successifs.

"Grâce à la première, les mailles du réseau complexe que constituent les relations mutuelles des prix des facteurs coopérant entre eux sont démêlées selon la longueur et la largeur, pour ainsi dire ; grâce à la seconde, elles le sont en profondeur. Mais les deux processus se produisent au sein de la même loi commune de l'utilité finale, dont ces deux lois ne sont que des applications particulières à des problèmes spécifiques" [13]. Les contributions autrichiennes aux théories de la distribution, du capital, des salaires, des profits et de la rente

Ainsi préparés, les économistes autrichiens se sont finalement attaqués aux problèmes de la distribution. Ces derniers se résolvent d'eux-mêmes comme série d'applications particulières des lois théoriques générales, dont la connaissance a été obtenue par le travail préalable de préparation, travail ennuyeux mais pas infructueux. Le sol, le travail et le capital sont des facteurs de production complémentaires. Leur prix ou, ce qui est la même chose, le taux de la rente, des salaires et de l'intérêt, provient simplement de la combinaison des lois expliquant la valeur des "matériaux" de production d'un côté, des lois expliquant celle des biens complémentaires d'un autre côté. Je ne parlerai pas ici des idées particulières des Autrichiens sur ces sujets. Je ne pourrais pas, même si je le voulais, exposer convenablement dans cet article leurs conclusions, encore moins leurs démonstrations. Je dois me contenter de donner un bref aperçu des sujets qu'ils ont traités et, quand cela est possible, de l'esprit qui dirige leurs travaux. Je remarquerai donc rapidement qu'ils ont exposé une théorie du capital nouvelle et détaillée [14] au sein de laquelle ils ont incorporé une nouvelle théorie des salaires [15], tout en traitant à maintes reprises des problèmes liés aux profits entrepreneuriaux [16] et à la rente [17]. A la lumière de la théorie de l'utilité finale, ce dernier problème trouve en particulier une solution simple, qui confirme les résultats de la théorie de Ricardo et son raisonnement sur de nombreux points.

Bien sûr, toutes les applications possibles de la loi de l'utilité finale n'ont pas été faites. Je mentionnerai en passant que certains économistes autrichiens ont essayé d'appliquer cette loi au domaine des finances [18] ; d'autres à certaines questions intéressantes et complexes de la jurisprudence [19]. La doctrine jusqu'ici négligée des biens économiques

Enfin, en liaison avec les efforts précédents, de nombreux efforts ont été entrepris pour améliorer les "instruments" dont se sert la science, pour éclaircir les concepts fondamentaux les plus importants. Et, comme cela se passe souvent, les économistes autrichiens ont trouvé beaucoup de points à améliorer et à corriger dans un domaine qui passait jusqu'alors pour si évident et si simple que la littérature de nombreuses nations — par exemple en Angleterre — n'avait presque rien à en dire. Je veux parler de la doctrine des biens économiques. Menger a mis dans les mains de la science un instrument logique avec son concept, aussi simple qu'évocateur, des différents ordres de biens (Güterordnungen) [20], concept qui sera d'une grande utilité pour toute recherche ultérieure. L'auteur de ces lignes a particulièrement cherché à étudier un autre concept, apparemment le plus simple de tous mais en réalité l'un des plus obscurs et des plus mal employés : celui de l'utilisation des biens (Gebrauch der Güter) [21]. Étudier de plus près les problèmes pratiques

Les questions de politique économique pratique, au contraire, ont tout juste commencé à faire l'objet de travaux de la part des économistes autrichiens [22]. Ceci ne veut cependant pas dire que les Autrichiens ne comprennent pas les nécessités pratiques de la vie économique et encore moins qu'ils ne souhaitent pas relier leur théorie abstraite à la pratique. Au contraire. Mais nous devons construire la maison avant de la mettre en ordre, et tant que nous en sommes encore à établir le cadre de notre théorie, il peut difficilement être question de consacrer aux nombreuses questions portant sur les détails pratiques le temps et l'attention qu'une explication écrite réclamerait. Nous avons nos idées là-dessus, nous les exposons lors de nos cours, mais nos activités écrites ont dû jusqu'à présent se cantonner presque exclusivement aux problèmes théoriques : pas uniquement parce que ces derniers constituent les problèmes fondamentaux, mais aussi parce qu'il faut réparer l'oubli dont ils ont été victimes de la part de l'autre bord, celui de l'École historique. Les objectifs des Autrichiens ; la Renaissance de la théorie économique ; les caractéristiques de cette Renaissance

Que signifie en somme cette longue histoire ? Quelle est l'importance pour la science dans son ensemble de l'avènement de quelques hommes qui enseignent ceci ou cela à propos des biens, de la valeur, du capital et d'une douzaine d'autre sujets ? Cela a-t-il la moindre importance ? Pour répondre à cette question, je me sens mal à l'aise d'appartenir au groupe de ceux qui pratiquent l'activité dont nous parlons. Je dois donc me contenter d'exposer ce que les économistes autrichiens essaient de faire dans leur ensemble ; d'autres jugeront de leur réussite ou de leur échec.

Ce qu'ils veulent, c'est une sorte de Renaissance de la théorie économique. L'ancienne théorie classique, admirable à son époque, avait le caractère d'une collection de pièces fragmentaires n'ayant pas de liens entre elles, ni avec les principes fondamentaux des sciences humaines. Notre connaissance est certes au mieux un patchwork et il devra toujours en être ainsi. Mais cette image était particulièrement vraie pour la théorie économique classique. Cette dernière avait découvert, avec génie, une foule de régularités au sein du tourbillon des phénomènes économiques et commencé, avec tout autant de génie, à interpréter ces régularités, malgré les difficultés que comporte tout défrichement. Elle avait habituellement réussi, par ailleurs, à poursuivre le fil de l'explication en allant toujours plus loin en profondeur. Mais au delà d'une certaine profondeur, elle perdait toujours pied, sans exception. Certes, les économistes classiques savaient bien jusqu'à quel point il fallait faire remonter leurs explications — jusqu'au souci du bien-être de l'humanité qui, s'il n'est pas perturbé par des motifs altruistes, constitue la force motrice de toute action économique. Mais, en raison d'une circonstance particulière, le milieu de leur explication — dans lequel la conduite réelle des hommes, en ce qui concerne l'établissement du prix des biens, des salaires, de la rentes, etc., aurait dû être reliée aux considérations fondamentales d'utilité — était toujours erroné. Cette circonstance était la suivante : Un Robinson Crusoe ne se préoccupe que des biens ; dans la vie économique moderne, nous avons affaire à des biens et à des êtres humains qui nous permettent d'obtenir les biens que nous utilisons — grâce à l'échange, la coopération, etc. On a fini d'expliquer l'économie de Robinson quand nous avons réussi à montrer la relation entre notre bien-être et les biens matériels, ce que doit être notre position vis-à-vis de ces biens matériels en vue d'assurer la promotion de notre bien-être. Pour expliquer l'ordre économique moderne, il faut apparemment deux processus : (1) tout comme dans le cas de l'économie de Robinson, nous devons comprendre le lien entre nos intérêts et les biens extérieurs ; et (2) nous devons chercher à comprendre les lois selon lesquelles nous poursuivons nos intérêts quand ils sont mêlés avec ceux des autres. Deux problèmes distincts : les relations des hommes et des choses ; les relations des hommes entre eux

Personne n'a jamais eu l'illusion de penser que ce second processus n'est pas difficile et compliqué — pas même les économistes classiques. Mais, par ailleurs, ils sous-estimaient énormément les difficultés du premier processus. Ils pensaient qu'en ce qui concerne la relation de hommes et des biens extérieurs, il n'y a avait rien à expliquer du tout ou, pour être plus précis, rien à déterminer. Les hommes ont besoin de biens pour répondre à leurs besoins ; ils les désirent et leur attribuent une utilité concernant leur valeur d'usage. Voilà tout ce que les économistes classiques savaient ou enseignaient à propos de la relation entre les hommes et les biens. Tandis qu'on discutait de la valeur d'échange et qu'on l'expliquait au cours de longs chapitres, depuis l'époque d'Adam Smith jusqu'à celle de M. Max Vane, la valeur d'usage était habituellement écartée en deux lignes, en y ajoutant souvent un commentaire indiquant que la valeur d'usage n'avait rien à voir avec la valeur d'échange. Sous-estimation passée des problèmes des relations entre les hommes et les choses ; le défaut criant des économistes classiques

C'est malgré tout un fait que la relation des hommes aux biens n'est pas le moins du monde si simple et uniforme. La théorie moderne de l'utilité finale appliquée aux coûts de production, aux biens complémentaires, etc., montre que la relation entre notre bien-être d'un côté, les biens de l'autre, est capable d'innombrables gradations, et que toutes ces gradations exercent une influence sur les efforts que nous faisons pour obtenir des biens par l'échange. C'est ici que réside la grande et fatale lacune de la théorie classique : elle essaie de montrer comment nous poursuivons nos intérêts concernant les biens, en opposition avec les autres hommes, et ce sans comprendre l'intérêt lui-même. Ces tentatives d'explication sont naturellement incohérentes. Les deux processus d'explication doivent aller de pair comme deux roues dentées d'un engrenage. Mais, comme les économistes classiques n'avaient aucune idée de la forme que devait avoir la première roue, ils ne pouvaient donner d'interprétation convenable pour la seconde roue. Ainsi, au delà d'une certaine profondeur, toutes leurs explications dégénéraient en lieux communs généraux, erronés dans leur généralisation.

C'est à ce stade qu'une Renaissance théorique doit se produire et, grâce aux efforts de Jevons et de ses successeurs ainsi qu'à ceux de l'École autrichienne, elle a déjà commencé. Dans le domaine le plus général et le plus fondamental de la théorie économique, auquel toute explication économique doit finalement conduire, nous devons abandonner les énoncés de dilettantes pour entreprendre une véritable recherche scientifique. Nous ne devons pas nous lasser d'étudier le microcosme si nous souhaitons comprendre correctement le macrocosme de l'ordre économique. C'est là le tournant que toute science atteint à un moment ou à un autre. Nous commençons toujours par tenir compte des grands phénomènes frappants, en passant sur les petits phénomènes de tous les jours. Mais il survient toujours un moment où nous découvrons avec étonnement que les complications et les mystères du macrocosme se produisent de manière encore plus remarquable dans les éléments les plus petits et apparemment les plus simples — lorsque nous percevons que nous devons chercher la clé de la compréhension des phénomènes concernant les grandes choses dans l'étude du monde des petites choses. Les physiciens commencèrent avec le mouvement et les lois des grands corps célestes ; de nos jours, ils étudient avec le plus d'empressement la théorie des molécules et des atomes, et c'est des menus détails de la chimie que nous attendons les développements les plus importants en vue d'une éventuelle compréhension du tout. Dans le monde organique, on portait autrefois la plus grande attention aux organismes les plus développés et les plus puissants. Aujourd'hui, on porte le plus grand intérêt aux microorganismes les plus simples. Nous étudions la structure des cellules et des amibes et cherchons partout des bacilles. Je suis convaincu qu'il en sera de même pour la théorie économique. L'importance de la théorie de l'utilité finale ne réside pas dans le fait qu'elle constitue une théorie de la valeur plus correcte qu'une douzaine d'autres vieilles théories. Son importance vient plutôt du fait qu'elle marque l'arrivée de cette crise caractéristique dans la science des phénomènes économiques : elle montre pour une fois que dans une chose en apparence simple, la relation entre l'homme et les biens extérieurs, il y a de la place pour des complications sans fin, que derrière ces complications se trouvent des lois immuables dont la découverte réclame toute la perspicacité des chercheurs. Elle montre que, grâce à la découverte de ces lois, on vient à bout de la plus grande partie des recherches portant sur le comportement des hommes dans leurs rapports économiques. La chandelle allumée répand sa lumière hors de la maison. Le mécontentement quant à la nécessité de reconstruire la science économique n'est pas de mise ; nous devons construire mieux que les pionniers de l'économie

Il se peut bien entendu que, pour beaucoup de ceux qui s'intitulent économistes politiques, ce soit une désagréable surprise que d'ajouter à une discipline qu'ils avaient jusqu'ici labourée par leur travail intellectuel, un nouveau domaine — nullement étroit, et dont l'étude est particulièrement laborieuse. Comme il était pratique jusqu'alors de conclure une explication du phénomène des prix en se référant à la doctrine de "l'offre et de la demande" ou "des coûts" ! Et maintenant, soudainement, ces piliers vacillent et nous sommes obligés de bâtir des fondations bien plus profondes, au prix d'un grand et pénible labeur.

Que cela soit agréable ou non, il n'y a pas d'alternative : nous devons effectuer le travail que les générations passées ont négligé de faire. Les économistes classiques peuvent être excusés de cette négligence. A leur époque, quand tout était neuf et à découvrir, la recherche per saltum, l'exploitation de la science, pouvaient être riches de résultats. Il en est désormais autrement. En premier lieu, comme nous n'avons pas le mérite d'être des pionniers de la science, nous, qui sommes d'une époque postérieure, ne pouvons pas prétendre aux privilèges des pionniers : les exigences sont devenues plus élevées. Si nous ne voulons pas rester à la traîne des autres sciences, nous devons nous aussi introduire un ordre et une discipline stricts dans notre science, ce que nous sommes encore loin d'avoir. Ne nous laissons pas bercer par l'illusion d'une autosatisfaction vaine. On peut bien sûr s'attendre à des erreurs et à des omissions à tout moment et dans toute science, mais nos "systèmes" fourmillent encore de lieux communs et d'erreurs superficielles dont la fréquence est un signe certain de l'état primitif d'une science. Que nos présentations finissent dans un écran de fumée avant d'avoir atteint l'essentiel, qu'elles s'évaporent dans des phrases creuses dès que le sujet devient difficile, que les problèmes importants ne soient pas même énoncés, que nous raisonnions de manière circulaire, que non seulement dans le même système, mais parfois dans le même chapitre, on soutienne des théories contradictoires sur le même sujet, qu'à cause d'une terminologie ambiguë et désordonnée nous soyons conduits vers les erreurs et les malentendus les plus manifestes — tous ces ratés sont si fréquents au sein de notre science qu'ils semblent caractériser son style. Il est facile de comprendre pourquoi les représentants des autres sciences, qui ont pris l'habitude d'une discipline stricte, regardent avec pitié de nombreux ouvrages célèbres d'économie politique, et dénie à cette dernière le titre de véritable science. L'École historique allemande n'a pas beaucoup contribué au progrès de l'économie

Cette condition peut et doit changer. L'École historique, qui, en Allemagne, a donné le ton au cours des quarante dernières années, n'a malheureusement rien fait du tout à cet effet. Au contraire, dans sa peur aveugle de tout raisonnement "abstrait" et en raison de son scepticisme bon marché avec lequel elle décrétait "insolubles" les problèmes concernant presque tous les points importants du système, et sans espoir toute tentative de découvrir des lois scientifiques, l'École historique a fait son maximum pour décourager et empêcher le moindre effort consacré à l'objectif souhaitable. Je n'ignore pas que, par ailleurs, en ce qui concerne le recueil de données empiriques, elle a pu conduire à de grands bénéfices, mais l'avenir nous dira dans quelle mesure ils ont été utiles dans ce domaine et quel tort ils ont pu porter aux autres domaines par leur zèle unilatéral.

Ce que les Écoles classique et historique ont négligé, l'École autrichienne est en train de l'accomplir aujourd'hui. Elle n'est pas seule dans cette bataille. En Angleterre, depuis l'époque de Jevons, de grands efforts similaires, impulsés par ce grand penseur, ont été entrepris par ses valeureux associés et successeurs. Stimulés en partie par Jevons, en partie par l'École autrichienne, un nombre étonnamment élevé de chercheurs de toutes les nations se sont tournés récemment vers les nouvelles idées. La littérature hollandaise se consacre presque exclusivement à celles-ci. , Elles ont été admises en France, au Danemark et en Suède. En Italie et aux États-Unis, on les trouve propagées presque quotidiennement dans les différents écrits. Et même en Allemagne, place forte de l'École historique, contre laquelle on doit lutter centimètre par centimètre pour gagner du terrain, la nouvelle tendance a gagné une position importante et influente.

Une tendance qui possède une telle force d'attraction peut-elle n'être qu'une erreur ? Ou cette nouvelle tendance résulte-t-elle en réalité d'une nécessité de notre science, nécessité qui a longtemps été opprimée en raison de l'utilisation de méthodes unilatérales, mais qui devait finir un jour par se faire sentir — la nécessité d'une authentique profondeur scientifique ?

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Notes

[1] Menger, Untersuchung über die Methode der Sozialwissenschaften, 1883.

— Menger, "Grundzüge einer Klassification der Wirtschaftswissenschsaften", dans le Jahrbuch für Nationalökonomik und Statistik de Conrad, N.F., volume XIX, 1889.

— Sax, Das Wesen und die Aufgabe der Nationalökonomie, 1884.

— Philippovitch, Über Aufgabe und Methode der politischen Ökonomie, 1886.

— Böhm-Bawerk, "Grundzüge der Theorie des wirtschaftlichen Güterwerts," dans le Jahrbuch de Conrad, N.F., volume XIII, 1886, pp. 480 ff. Critique de "Klassische Nationalökonomie" de Brentano dans la Göttinger Gehlerten Anzeigen, 1-6, 1889. Critique de "Literaturgeschichte" de Schmoller dans le Jahrbuch de Conrad, N.F., volume XX, 1890. Traduit dans les Annales (Annals)de l'American Academy, volume 1, numéro 2, octobre 1890, sous le titre "The Historical vs. the Deductive Method in Political Economy".

[2] Entwicklung der Gesetze des menschlichen Verkehrs.

[3] Theory of Political Economy, 1871, deuxième édition en 1879.

[4] Grundsätze der Volkswirtschaftslehre, 1871.

[5] Éléments d'économie politique pure, 1874.

[6] "Philosphy of value," dans le New Englander de juillet 1881. A cette époque, le professeur Clark ne connaissait pas bien, comme il me l'a dit, les travaux de Jevons et Menger.

[7] Böhm-Bawerk, Grundzüge, pp. 38 et 49 ; Wieser, Der natürlicher Wert, 1889, pp. 46 ff.

[8] Comme, par exemple, en Allemagne, la plus haute autorité de la théorie des prix : Hermann. Cf. Böhm-Bawerk, Grundzüge, pp. 516, 527.

[9] La littérature autrichienne sur le sujet des prix est : Menger, Grundsätze der Volkswirschaftslehre, pp. 142 ff ; Böhm-Bawerk, "Grundzüge der Theorie des wirtschaftlichen Güterwerts," deuxième partie, Jahrbuch de Conrad, N.F., volume XIII, pp. 477 ff, et sur le point évoqué dans le texte, particulièrement la page 516 ; Wieser, Der natürliche Wert, pp. 37 ff ; Sax, Grundlegung der theoretischen Staatswirtschaft, 1887, pp. 276 ff ; Zuckerkandl, Zur Theorie des Preises, 1889. Je ne perdrai pas l'occasion de me référer à l'excellent compte rendu donné par le Dr. James Bonar il y a quelques années sur les économistes autrichiens et sur leurs idées concernant la valeur dans le Quarterly Journal of Economics, octobre 1888.

[10] Der natürliche Wert, p. 170.

[11] La littérature autrichienne sur la relation entre valeur et coûts est la suivante : Menger, Grundsätze, pp. 123 ff ; Wieser, Über den Ursprung und die Hauptgesetze des wirtschaftlichen Wertes, 1884, pp. 139 ff ; Der natürliche Wert, pp. 164 ff. ; Böhm-Bawerk, Grundzüge , pp. 61 ff., 534 ff. , Positive Theorie des Kapitals, 1889, pp. 189 ff.

[12] Menger, Grundsätze, pp. 138 ff. ; Böhm-Bawerk, Grundzüge , première partie, pp. 56 ff. ; Kapital und Kapitalzins, volume II : Positive Theorie, pp. 178 ff. ; Wieser, Der natürliche Wert, pp. 67 ff.

[13] Böhm-Bawerk, Kapital und Kapitalzins, volume II : Positive Theorie, pp. 201 ff.

[14] Böhm-Bawerk, Kapital und Kapitalzins, volume I, Geschichte und Kritik der Kapitalzinstheorien, 1884 ; volume II, Positive Theorie des Kapitals, 1889 ; se séparant des anciens enseignements de Menger dans Grundsätze, pp. 143 ff.

[15] Böhm-Bawerk, Positive Theorie, passim, et pp. 450-452.

[16] Mataja, Der Unternehmergewinn, 1884 ; Gross, Die Lehre vom Unternehmergewinn, 1884.

[17] Menger, Grundsätze, pp. 133 ff ; Wieser, Der natürliche Wert, pp. 112 ff. ; Böhm-Bawerk, Positive Theorie, et pp. 380 ff.

[18] Robert Meyer, Die Prinzipien der gerechten Besteuerung, 1884 ; Sax, Grundlegung, 1887 ; Wieser, Der natürliche Wert, pp. 209 ff.

[19] Mataja, Das Recht des Schadenersatzes, 1888 ; Seidler, "Die Geldstrafe vom volkswirtschaftslichen und sozialpolitischen Gesichtspunkt," Jahrbuch de Conrad, N.F., volume XX, 1890.

[20] Menger, Grundsätze, pp. 8 ff.

[21] Böhm-Bawerk, Rechte und Verhältnisse vom Standpunkt der volkswirtschaftlichen Güterlehre, 1881, pp. 57 ff.

[22] Par Sax, par exemple, Die Verkehrsmittel in Volks— und Staatswirtschaft, 1878-79 : Philippovitch, Die Bank von England, 1885 ; Der badische Staatshaushalt, 1889.


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