Jean-Jacques Rosa:Bastiat: illusions et désillusions libérales

De Catallaxia
Aller à la navigation Aller à la recherche
La version imprimable n’est plus prise en charge et peut comporter des erreurs de génération. Veuillez mettre à jour les signets de votre navigateur et utiliser à la place la fonction d’impression par défaut de celui-ci.
Jean-Jacques Rosa
Auteur
Citations
« La mondialisation et les marchés financiers ne sont pas une menace pour la société française

mais au contraire les instruments d'une nouvelle prospérité »

Galaxie liberaux.org
Wikibéral
Articles internes

Liste de tous les articles


Jean-Jacques Rosa:Bastiat: illusions et désillusions libérales
Bastiat : illusions et désillusions libérales


Anonyme


Article paru dans Commentaire, printemps 2005, vol 28, N°109

Claude Frédéric Bastiat revient à la mode. Ignoré en France pendant la plus grande partie du siècle dernier il est récemment devenu l’économiste français certainement le plus cité outre atlantique, en particulier dans les milieux intellectuels et les « think tanks » libéraux où ses écrits ont été traduits et largement diffusés[1]. Il est redécouvert aujourd’hui dans son propre pays comme en témoigne la publication d’un recueil de quelques-uns de ses textes, tirés notamment des Harmonies Économiques, et intitulé « L'État, c’est toi ! » (L’Arche éditeur, 2004, avec une postface de Jean-Pierre Vesperini). Cet ouvrage complète utilement celui qu’Alain Madelin, lorsqu’il était Ministre des Entreprises et du Développement, en 1993, avait publié en reprenant le titre d’une de ses œuvres les plus significatives : « Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas » (Éditions Romillat).

Ces hommages tardifs sont pleinement mérités car Bastiat est effectivement, outre ses qualités d’homme politique, de journaliste et de polémiste, un économiste critique de première importance que la clarté de son style, son humour et sa simplicité d’expression ont probablement, et paradoxalement, desservi, tout au moins dans le monde universitaire où la lourdeur, le formalisme et le pédantisme creux passent souvent pour autant de gages de sérieux et permettent d’éviter les prises de positions trop nettes et facilement compréhensibles qui peuvent s’avérer gênantes sur le plan politique. Il est vrai aussi que la critique mordante de l'État, du dirigisme et des réglementations a fait partager à son auteur les fluctuations de popularité de la philosophie politique dominante. Or, à la brève phase d’affirmation des idées libérales en France, qui va du premier tiers du XIXème siècle jusqu’à l’aube du XXème , succède une longue période de dénigrement et de complète relégation qui n’a été remise en cause que partiellement et récemment.

De fait on peut considérer Bastiat, compte tenu des différences de technicité qui caractérisent l’analyse économique de la première moitié du dix neuvième et celle de la seconde moitié du vingtième, comme l’égal du Milton Friedman de « Capitalisme et Liberté ». Il dénonce avec le même sens aigu de la logique économique et de la réalité des faits les erreurs et sophismes de toutes sortes qui émaillent les discours économiques courants et les politiques habituelles.

Il est aussi un précurseur remarquable de l’école du Public Choice, fondée par Buchanan et Tullock, qui applique le raisonnement économique à la sphère politique en montrant que les motivations individuelles intéressées, qui sont à la base des activités dites « économiques », en constituent également le ressort fondamental, et non pas, comme on le prétend souvent, une sorte de souci vertueux et altruiste du seul « intérêt général ». C’est ainsi que pour Bastiat, selon son expression devenue fameuse, « L’Etat, c’est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde ». Les aides et subventions appellent à l’évidence des impôts et prélèvements, qui créent des coûts économiques comme le montre la théorie moderne de l’incidence fiscale, mais qui exigent aussi des coûts de gestion administratifs, et ces deux types de coûts concourent à appauvrir l’ensemble des citoyens contribuables. Nous avons là, en somme, la théorie du « rent seeking » de Gordon Tullock et quelques autres, un siècle avant la lettre.

Bastiat développe alors, en poursuivant ce raisonnement, une critique impitoyable et systématique de toutes les politiques de transferts qui paralysent l’activité et freinent la production de richesse. Et il estime que les demandeurs de ces transferts, tels les marchands de chandelles qui, dans sa fable célèbre, demandent à l’Etat de les protéger de la concurrence du soleil, sont victimes d’une illusion à laquelle ils feraient mieux de renoncer.

Mais c’est en ce point précis que se trouve la faiblesse, majeure, de Bastiat. Il estime que l'État redistributeur , et par suite la politique au sens large puisque la plupart des activités politiques sont celles de l'État et consistent en redistributions, ne reposent finalement que sur une fiction. Or il n’en est rien. Dans la lutte quotidienne pour la redistribution qu’est la vie politique, certains sont des gagnants nets et leurs gains ne sont nullement illusoires mais bien réels. Les gagnants obtiennent par l’action politique plus que ce qu’ils pourraient espérer par une activité de production marchande. Il en résulte certes des pertes pour d’autres individus ou d’autres groupes, mais cela ne supprime pas l’avantage net que certains retirent de l’action politique, ni par conséquent l’incitation qu’ils ont à s’y consacrer. Ce qui est illusoire c’est le caractère « moral » ou « juste » des redistributions demandées, et de façon générale tout le discours qui prétend les légitimer par autre chose que par l’usage de la simple force. Ajoutons que même si les pertes sociales résultant de la mise en œuvre de ces multiples redistributions viennent à dépasser les gains obtenus par certains, ce que s’attachent à démontrer les analystes du « rent seeking », abaissant du même coup le niveau de vie moyen dans cette collectivité, il ne s’ensuit pas que des individus rationnels arriveront à imposer la renonciation à la compétition pour la redistribution.

En effet, on se prend à rêver, en lisant Bastiat, d’un monde où chacun renonçant à réclamer les aides et privilèges réglementaires qui amputent la production utile et abaissent le niveau de vie général, l'État maigrirait spontanément et le bien-être commun en serait augmenté à la mesure des économies administratives et de l’allègement des impôts. Mais c’est évidemment une fiction politique puisque dans un monde où la force existe et où son application permet d’obtenir des ressources, aucun individu ou groupe ne peut renoncer à l’utiliser en abandonnant unilatéralement et complètement la compétition pour les transferts, n’ayant aucune garantie de ce que les autres en feront autant. Il serait alors à coup sur le perdant tout désigné dans le grand jeu politique des chaises musicales qui constitue l’essentiel de la vie politique démocratique.

Bastiat fonde ainsi ce que l’on pourrait qualifier l’« illusion libérale », par le caractère inachevé de son analyse. Il suppose implicitement que l’on pourrait, par le raisonnement et l’évidence, convaincre tout un chacun de renoncer à la compétition redistributive. Et cette illusion pacifiste du seul pouvoir de la raison et de la persuasion a toujours cours chez les libéraux classiques.

L’illusion vient de ce que Bastiat n’intègre pas la force dans ses analyses. Certes il dénonce correctement celle de l’Etat qui a la capacité de prélever l’impôt en vertu du monopole de la violence qu’il s’est arrogé. Il reconnaît aussi que ce monopole a un bon coté en ce qu’il permet de réduire les confrontations anarchiques de violences fractionnelles et de défendre ainsi la loi qui s’impose à tous et les droits individuels. Mais il ne comprend pas qu’il est impossible de borner l’action de l’Etat à ce seul rôle positif parce que les gouvernements eux-mêmes sont toujours menacés par des compétiteurs. Il leur faut donc rassembler des appuis et obtenir des supports actifs ou des consentements passifs. Ce qui signifie, lorsque les individus poursuivent leur intérêt propre, distribuer des avantages, rentes, et prébendes pour rester au pouvoir.

Cet équilibre politique se manifeste, sous des formes différentes, aussi bien dans les autocraties que dans les démocraties. Selon le régime, le gouvernement doit obtenir un consentement plus ou moins large des citoyens pour conserver le pouvoir, et en particulier celui des citoyens qui ont la capacité, ou la force, de le renverser ou le remplacer. Le même gouvernement est soumis à la compétition des autres gouvernements qui peuvent aussi le renverser ou le remplacer par la guerre et l’invasion. La compétition politique interne et externe pour le pouvoir va ainsi déterminer une répartition des ressources prélevées par la force en fonction des puissances respectives des parties en présence : transferts à l’intérieur, tributs et compensations diverses à l’extérieur. Dans une telle situation d’équilibre politique renoncer aux transferts que Bastiat qualifie de « fictions » constitue une pure utopie. Celle que l’on retrouve dans l’illusion pacifiste face aux menaces militaires extérieures, ou encore dans l’illusion éducative face à la violence criminelle intérieure. Le désarmement unilatéral n’est tout simplement pas possible.

On objectera que justement Bastiat, suivant Cobden, a préconisé le libre-échange qui a effectivement été adopté avec succès, en Angleterre puis en France. Mais cette expérience de désarmement des demandeurs de transferts s’analyse plus exactement comme un changement de l’équilibre politique. Les forces favorables au protectionnisme agricole se sont affaiblies au XIXème siècle, et celles réclamant le libre-échange se sont renforcées, à mesure que la population agricole se réduisait, que la main-d’oeuvre urbaine augmentait et réclamait des aliments à meilleur marché, tandis que des capacités nouvelles de production alimentaire à faible coût se développaient dans plusieurs pays neufs et que les coûts de transport diminuaient.

L’équilibre politique des forces n’est pas nécessairement figé et immuable : il évolue. C’est pourquoi nous observons aujourd’hui un renouveau du libéralisme et un regain de la critique de l’extension, jugée désormais excessive, de la sphère étatique. Le coût des transferts étatiques relativement à celui des gains à attendre des productions marchandes, s’est beaucoup élevé depuis la période d’étatisme triomphant du milieu du vingtième siècle. Ce qui rend plus avantageux, en définitive, un rééquilibrage réduisant les dimensions des Etats et laissant se développer davantage les échanges privés nationaux et internationaux, ce que l’on désigne par la « globalisation » des économies ou la crise des Etats qui n’est que l’autre aspect du même phénomène. La source de ces évolutions ne se trouve pas tant dans une meilleure analyse des inconvénients des transferts que dans un changement des conditions de l’activité des Etats. C’est la réduction de la dimension optimale des Etats, rendue souhaitable par la révolution de l’information et de l’organisation de la fin du vingtième siècle, qui en est la cause profonde et qui rend urgente la contraction de l’économie de transferts. Quand les prélèvements fiscaux sont relativement rentables et la centralisation des décisions plus efficace un Etat plus grand peut s’imposer parce que ses coûts sont plus faibles que ceux de plus petits Etats. Agissant sur un plus grand périmètre il peut multiplier ses interventions dans toutes les directions. Au contraire lorsque les coûts de prélèvement des impôts et de la centralisation vont croissant, des organisations de plus petites dimensions deviennent plus compétitives et les Etats doivent réduire leur périmètre. Il faut alors réduire leurs interventions, c’est-à-dire leurs transferts. Mais cet équilibre changeant des forces échappe à Bastiat. Il oublie qu’une certaine distribution de rentes politiques est indispensable à la stabilité du pouvoir, elle-même nécessaire à la défense de la loi et de l’ordre social. Il ne conçoit pas non plus que cet équilibre politique puisse avoir des déterminants objectifs et que, de ce fait, il puisse évoluer dans le temps. Sa faiblesse est de ne pas comprendre la « realpolitk » et sa dynamique autonome. Comme beaucoup de réformateurs il a une vision romantique de la réforme qui résulterait de l’initiative de quelques individus clairvoyants et déterminés dont les analyses soudain prévaudraient sur les erreurs et les illusions supposées de tous les autres acteurs. La puissance du seul raisonnement et de l’expression des idées permettrait ainsi de corriger et de changer en profondeur, et presque à volonté, les réalités sociales. Cette vision partielle, et idéalisée en un sens, de la société politique constitue ainsi à son tour une fiction, c’est-à-dire une utopie.

Notes

  1. Ainsi de la brochure diffusée en 2002 par l’Institut économique de Montréal, « Frédéric Bastiat, défenseur du bon sens économique » accompagnée d’une préface élogieuse de Bob McTeer, président directeur général de la Federal Reserve Bank de Dallas qui souligne que « plus qu’aucune autre personne avant lui ou depuis, Bastiat a démasqué les erreurs économiques avec une clarté, une simplicité et un humour qui ont dévasté ses adversaires ».

wl:Jean-Jacques Rosa