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{{titre|Capitalisme contre socialisme|[[Ludwig von Mises]]|article tiré de ''The Intercollage Review'', printemps 1969<br>repris dans ''Austrian Economics : a reader'' édité par Richard. M. Ebeling<br>traduit par Hervé de Quengo}}
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[7]. Le cabinet travailliste britannique a rendu hommage à l'idéologie de son Parti en traitant de l'industrie de l'acier. Mais tout le monde sait qu'il ne s'agit que d'une façade pour cacher quelque peu le grand échec de tout ce que les différents partis de la Gauche britannique ont essayé de faire depuis des décennies.</small>  
[7]. Le cabinet travailliste britannique a rendu hommage à l'idéologie de son Parti en traitant de l'industrie de l'acier. Mais tout le monde sait qu'il ne s'agit que d'une façade pour cacher quelque peu le grand échec de tout ce que les différents partis de la Gauche britannique ont essayé de faire depuis des décennies.</small>  
 
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Version actuelle datée du 27 février 2008 à 21:45

Ludwig von Mises
1881-1973
Mises.gif
Auteur minarchiste
Citations
« Le marxisme et le national-socialisme ont en commun leur opposition au libéralisme et le rejet de l'ordre social et du régime capitaliste. Les deux visent un régime socialiste. »
« Les gens qui se battent pour la libre entreprise ne défendent pas les intérêts de ceux qui se trouvent aujourd'hui être riches. »
« À la base de toutes les doctrines totalitaires se trouve la croyance que les gouvernants sont plus sages et d'un esprit plus élevé que leurs sujets, qu'ils savent donc mieux qu'eux ce qui leur est profitable. »
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Ludwig von Mises:Capitalisme contre socialisme
Capitalisme contre socialisme


Anonyme


article tiré de The Intercollage Review, printemps 1969
repris dans Austrian Economics : a reader édité par Richard. M. Ebeling
traduit par Hervé de Quengo

I

La plupart de nos contemporains sont très critiques sur ce qu'ils appellent "l'inégale distribution des richesses". La justice, telle qu'ils la voient, réclamerait une situation dans laquelle personne ne bénéficierait de ce qui est considéré comme un luxe superflu tant que d'autres continueraient à manquer des biens nécessaires pour préserver la vie, la santé et la bonne humeur. La condition idéale de l'humanité serait, prétendent-ils, une distribution égale des tous les biens de consommation disponibles. Comme méthode la plus radicale d'arriver à ces fins, ils proposent l'expropriation radicale de tous les facteurs matériels de production et la conduite des toutes les activités de production par la société, c'est-à-dire l'appareil social de coercition et de contrainte plus communément appelé gouvernement ou État.

Les partisans de ce programme socialiste ou communiste rejettent le système économique capitaliste pour de nombreuses raisons. Leur critique souligne le prétendu fait selon lequel ce système n'est pas seulement injuste mais également intrinsèquement inefficace, et est donc donc la cause ultime de toute la misère et la pauvreté dont souffre le genre humain. Une fois que la mauvaise institution de la propriété privée des facteurs de production aura été remplacée par la propriété publique, les conditions humaines deviendront merveilleuses. Chacun recevra ce dont il a besoin. Tout ce qui sépare l'humanité de cet état parfait sur terre réside dans l'injustice de la distribution des richesses.

Le vice essentiel de cette façon de traiter des problèmes fondamentaux du bien-être matériel et spirituel des hommes peut se voir dans sa préoccupation du concept de distribution. Tel que l'envisagent ces auteurs et ces doctrinaires, le problème socio-économique consiste à donner à chacun son dû, sa part équitable de ce que Dieu ou la nature a donné à tous les hommes. Ils ne voient pas que la pauvreté est "la condition initiale l'espèce humaine" [1]. Ils ne comprennent pas que tout ce qui permet à l'homme d'élever son niveau de vie au-dessus de celui des animaux est le résultat de son activité planifiée. Le rôle économique de l'homme n'est pas de distribuer des cadeaux dispensés par un donateur bénévole, mais de produire. Il essaie de changer l'état de son environnement de manière à rendre les conditions plus favorables à la préservation et au développement de ses forces vitales. Il travaille.

Précisément, répond le critique superficiel des conditions sociales. C'est le travail et rien d'autre que le travail qui produit tous les biens dont l'utilisation élève la condition de l'homme au-dessus de celle de l'animal. Comme tous les produits résultent du travail, seuls ceux qui ont travaillé devraient avoir le droit d'en profiter.

Ce raisonnement semblerait plutôt plausible pour peu que l'on se réfère à des conditions et des circonstances régissant des êtres fabuleux et non humains. Mais il se révèle la plus fatale de toutes les illusions populaires quand on l'applique à l'homo sapiens. La grandeur de l'homme se manifeste dans sa pleine conscience du flux temporel. L'homme vit consciemment dans un univers changeant : il distingue, tôt ou tard, entre le passé, le présent [2] et le futur. Il fait des plans pour influencer le cours futur des affaires et essaie de convertir ses plans en faits. La planification consciente de l'avenir est une caractéristique spécifiquement humaine. La provision opportune pour des besoins futurs est ce qui distingue l'action humaine des comportements de chasse des animaux ou des sauvages. La préméditation, la prise en compte précoce des besoins futurs, conduit à produire pour une consommation différée, à intercaler un temps entre l'action et la jouissance du résultat associé, à adopter ce que Böhm-Bawerk a appelé des méthodes détournées de production. Aux facteurs de production donnés par la nature, s'ajoutent les facteurs créés par l'homme grâce au report de la consommation. L'environnement matériel de l'homme et son style de vie sont radicalement transformés. Il en sort ce qu'on appelle la civilisation humaine.

Cette civilisation n'est pas l'accomplissement des rois, des généraux ou d'autres Führers. Elle n'est pas non plus le résultat du travail de "l'homme ordinaire". Elle est le fruit de la coopération de deux types d'hommes : ceux dont l'épargne, c'est-à-dire la consommation différée, rend possible l'utilisation de méthodes détournées demandant du temps, et ceux qui savent comment mener de telles méthodes. Sans l'épargne et sans les fructueuses tentatives pour utiliser intelligemment cette épargne, il ne serait nullement question d'un niveau de vie digne de l'homme.

La simple épargne, ce qui veut dire s'abstenir de consommer immédiatement afin de permettre une plus grande consommation à une date ultérieure, n'est pas une spécificité humaine. Certains animaux la pratiquent aussi. Conduits par des désirs instinctifs, certaines espèces animales s'engagent dans ce que nous devrions appeler une épargne capitaliste si elle était faite en pleine connaissance de ses effets. Mais l'homme seul a élevé le report intentionnel de la consommation en un principe fondamental d'action. Il s'abstient momentanément de consommer afin de pouvoir bénéficier plus tard des services continus d'appareils qui n'auraient pas pu être produits sans un tel report de la consommation.

L'épargne consiste toujours à s'abstenir d'un type de consommation immédiate pour rendre possible une augmentation ou une amélioration de la consommation ultérieure. C'est l'épargne qui accumule le capital, la désépargne qui fait baisser le stock de capital disponible. En agissant, l'homme choisit entre augmenter sa compétence par une épargne additionnelle et réduire le montant de son capital en maintenant sa consommation au-dessus d'un niveau qu'une comptabilité correcte considère comme son revenu.

L'épargne additionnelle tout comme la non consommation d'une épargne déjà accumulée ne sont jamais "automatiques" mais toujours le résultat d'une abstinence intentionnelle de consommation immédiate. Par cette abstinence, l'épargnant s'attend à être pleinement récompensé, soit en gardant quelque chose pour une consommation ultérieure, soit en acquérant la propriété d'un bien du capital.

Là où il n'y a pas d'épargne, aucun bien du capital ne voit le jour. Et il n'y a pas d'épargne sans but. Un homme diffère sa consommation pour améliorer des conditions futures. Il peut vouloir améliorer ses propres conditions ou celles de certaines autres personnes données. Il ne s'abstient pas simplement de consommer pour le plaisir de quelqu'un d'inconnu.

Il ne peut y avoir de bien du capital qui ne soit pas possédé par un propriétaire donné. Les biens du capital voient le jour en tant que propriété d'un individu ou d'un groupe d'individus qui pouvaient consommer certaines choses mais qui ont renoncé à cette consommation pour une utilisation ultérieure. La façon dont les biens du capital voient le jour comme propriété privée détermine les institutions du système capitaliste.

Bien entendu, les héritiers actuels de la civilisation capitaliste élaborent également le plan d'un corps social mondial qui obligerait chaque être humain à se soumettre à tous ses ordres. Dans un tel univers socialiste, tout serait planifié par l'autorité suprême et ne serait laissée au "camarade" individuel aucune autre sphère d'action que la capitulation inconditionnelle devant leurs maîtres. Les camarades trimeront, mais tous les résultats de leurs travail seraient à la disposition de la haute autorité. Tel est l'idéal du socialisme ou du communisme, également appelé de nos jours planification. Le camarade individuel pourra jouir de ce que l'autorité suprême lui donnera pour sa consommation et son plaisir. Toute autre chose, tous les facteurs matériels de production, seront possédés par l'autorité.

Telle est l'alternative. L'humanité doit choisir : d'un côté la propriété privée des facteurs matériels de production. Dans ce cas la demande des consommateurs du marché détermine ce qui doit être produit, en quelle quantité et de quelle qualité. De l'autre côté tous les facteurs matériels de production sont propriété de l'autorité centrale et donc chaque individu dépend entièrement de la volonté de celle-ci et doit obéir à ses ordres. Seule cette autorité détermine ce qui doit être produit, la nature et la quantité de ce que chaque camarade a le droit d'utiliser et de consommer.

Si l'on ne permet pas aux individus de garder comme leur propriété les choses produites pour une utilisation temporairement différée, on élimine toute incitation à créer ces choses et on enlève à l'homme agissant la possibilité de s'élever au-dessus du niveau des animaux non humains. Ainsi les auteurs adversaires de la propriété (c'est-à-dire socialistes ou communistes) doivent construire le cadre d'une société dans laquelle tous les hommes sont forcés d'obéir inconditionnellement aux ordres donnés par une autorité centrale, par un grand dieu appelé État, Société ou Humanité.

II

La signification sociale et la fonction économique de la propriété privée ont été largement mal comprises et mal interprétées parce que les gens confondent les conditions de l'économie de marché avec celles des systèmes militaristes vaguement mis sous le terme de féodalisme. Le seigneur féodal était un conquérant ou le complice d'un conquérant. Il était désireux d'empêcher tous ceux qui n'appartenaient pas à son groupe de vivre autrement qu'en le servant humblement, ou en servant un de ses camarades de classe. Toute la terre - ce qui voulait dire dans une société primitive quasiment tous les facteurs matériels de production - était possédée par les membres de la classe possédante, et n'était laissée aux autres, qui étaient appelés avec dédain "les vilains", aucune autre possibilité que la rédition sans condition à la noblesse armée héréditaire. Ceux qui n'appartenaient pas à cette aristocratie étaient des serfs ou des esclaves et devaient obéir et trimer tandis que les produits de leur labeur étaient consommés par leurs maîtres.

La grandeur des habitants de l'Europe et de leurs descendants qui se sont établis dans les autres continents a consisté à abolir ce système et à lui substituer un état de liberté et de droits civiques pour chaque être humain. Ce fut une longue et lente évolution, souvent interrompue par des épisodes réactionnaires, et de grandes parties du globe n'en sont encore aujourd'hui que peu affectées. A la fin du dix-huitième siècle, le progrès triomphal de ce nouveau système social s'est accéléré. Sa manifestation la plus spectaculaire dans la sphère morale et intellectuelle est connue comme les Lumières, ses réformes politiques et constitutionnelles appelées le mouvement libéral, alors que des effets économiques et sociaux sont habituellement rattachés à la Révolution industrielle et l'émergence du capitalisme moderne.

Le traitement des historiens sur les différentes phases de cette période, jusqu'ici momentanée et importante de l'évolution humaine, tend à se confiner à des investigations sur les aspects spéciaux du cours des affaires. Ils négligent la plupart du temps de montrer comment les événements des divers champs de l'activité humaine ont été liés les uns avec les autres et déterminés par les mêmes facteurs idéologiques et matériels. Un détail sans importance attire parfois leur attention et les empêche de voir les faits les plus importants sous le bon éclairage.

Le résultat le plus malheureux de cette confusion méthodologique peut se voir dans la mauvaise et fatale interprétation actuelle des développements politiques et économiques récents des nations civilisés.

Le grand mouvement libéral des dix-huitième et dix-neuvième siècles cherchait à abolir l'autorité des princes héréditaires et des aristocraties et à établir l'autorité de représentants élus du peuple [Si le lecteur cherche un point de vue iconoclaste à ce sujet, il peut se reporter à l'article de Hans-Hermann Hoppe "The Political economy of monarchy and democraty, and the idea of a natural order ", dans The Journal of libertarian studies (No. 11-2, 1995, pp. 94-121) disponible sur en anglais sur le Center of Libertarian Studies et dans "Time Preference, Governement and the Process of De-Civilisation, " Le Journal des économistes et des études humaines (vol. V, No. 4, 1994). Hoppe, pourtant un grand admirateur de Mises, y développe l'idée selon laquelle le passage de monarques héréditaires à un gouvernement élu participe d'un phénomène de décivilisation. Son argument est praxélogique et fondé sur l'idée que les monarques étant propriétaires privés ont intérêt à préserver leur richesse donc leurs sujets, alors que les élus ont intérêt à tout dépenser avant de perdre le pouvoir, ou à faire du clientélisme pour être réélu, leur horizon politique étant bien plus limité car ils ne sont pas propriéraires, ce qui se fait aux dépends des citoyens (le Français en fait l'amère expérience tous les jours). J'avoue être sensible à l'argumentaire de Hoppe (signalons qu'il préfère la monarchie à la démocratie mais l'anarcho-capitalisme à la monarchie), la sagacité du lecteur aura peut-être deviné certaines de mes raisons non praxélogiques... NdT]. Tous les types d'esclavage et de servitude doivent être abolis. Tous les membres de la nation devraient bénéficier de leurs pleins droits et privilèges de citoyens. Les lois et la pratique des représentants du gouvernement ne devraient pas faire de discrimination entre les citoyens.

Le programme révolutionnaire libéral est vite entré en conflit avec un autre programme qui découlait des postulats des anciennes sectes communistes. Ces sectes, dont plusieurs étaient inspirées par des idées religieuses, avaient proposé la confiscation et la redistribution des terres ou d'autres formes d'égalitarisme et de communisme primitif. Leurs successeurs proclamaient qu'un état totalement satisfaisant des conditions humaines ne pourrait être obtenu que quand les facteurs matériels de production seront possédés et dirigés par la "société", et les fruits des efforts économiques distribués également parmi les êtres humains.

La plupart des auteurs communistes [3] et révolutionnaires étaient convaincus que ce qu'ils voulaient étaient non seulement parfaitement compatible avec le programme ordinaire des amis d'un gouvernement représentatif et de la liberté pour tous, mais en était la continuation logique, l'achèvement de tous les efforts fournis pour donner le bonheur parfait aux hommes. L'opinion publique était largement préparée à accepter cette interprétation. Comme il était habituel d'appeler "de droite" les adversaires de la demande libérale [4] d'un gouvernement représentatif et "de gauche" les groupes libéraux, les groupes communistes (et plus tard les socialistes) étaient considérés comme "plus à gauche" que les libéraux. L'opinion populaire commença à croire qu'alors que les partis libéraux ne représentaient que les intérêts de classe égoïstes de la bourgeoisie "exploiteuse", les partis socialistes combattaient pour les véritables intérêts de l'immense majorité, le prolétariat.

Mais tandis que ces réformateurs ne faisaient que parler et élaborer des plans fallacieux d'action politique, un des événements les plus grands et les plus bénéfiques de l'histoire de l'humanité était en cours - la Révolution industrielle. Son nouveau principe - qui transforma les affaires humaines plus radicalement que toute autre innovation religieuse, éthique, légale ou technique ne l'avait fait auparavant - était la production de masse destinée à une consommation de masse, et non plus seulement à la consommation des membres des classes aisées. Ce nouveau principe n'avait pas été inventé par des politiciens ou des chefs d'État : pendant longtemps il ne fut pas remarqué par les membres de l'aristocratie, de la petite noblesse des patriciens urbains. Ce fut pourtant le tout début d'un âge nouveau et meilleur pour les hommes quand certains, en Angleterre hanovrienne, commencèrent à importer du coton depuis les colonies américaines : certains se chargèrent de la transformation en biens de coton pour des consommateurs à faible revenu, alors que d'autres exportaient ces mêmes biens vers les ports de la Baltique pour les échanger contre du blé qui, en Angleterre, apaisait la faim de pauvres affamés.

Le trait caractéristique du capitalisme réside dans la dépendance inconditionnelle des échangistes envers le marché, ce qui veut dire envers la satisfaction la plus grande possible et au meilleur prix des demandes les plus urgentes des consommateurs. Pour chaque type de production, le travail humain est nécessaire comme facteur de production. Mais le travail en tant que tel, aussi bien et consciencieusement réalisé que possible, n'est rien d'autre qu'une perte de temps, de matière et d'effort humain s'il n'est pas employé pour la production de biens et de services qui, lorsqu'ils sont prêts à être consommés, satisfont au mieux et au meilleur prix les demandes les plus pressantes du public.

Le marché est le prototype de ce qu'on appelle des institutions démocratiques. Le pouvoir suprême est aux mains des acheteurs et les vendeurs ne réussissent qu'en satisfaisant du mieux possible les désirs des acheteurs. La propriété privée des facteurs de production force les propriétaires - les entrepreneurs - à servir les consommateurs. D'éminents économistes ont appelé le marché une démocratie dans laquelle chaque penny donne un droit de vote [pour une critique de cette analogie, outre la suite de l'article de Mises, voir l'article de James Buchanan, traduit sur ce site. NdT].

III.

La démocratie politique et constitutionnelle ainsi que la démocratie de marché sont toutes les deux administrées selon les décisions de la majorité. Les consommateurs, en achetant ou en s'abstenant d'acheter, sont souverains sur le marché, comme les citoyens au travers de leurs votes, lors de plébiscites ou d'élections des représentants, sont souverains pour la conduite des affaires de l'État. Le gouvernement représentatif et l'économie de marché sont le produit du même processus d'évolution, ils dépendent l'un de l'autre, et ils semblent aujourd'hui disparaître ensemble dans la grande contre-révolution réactionnaire de notre époque.

Pourtant, la référence à cette homogénéité frappante ne doit pas nous empêcher de nous rendre compte que, en tant qu'instrument destiné à satisfaire les véritables désirs et intérêts des individus, la démocratie économique du marché est bien supérieure à la démocratie politique du gouvernement représentatif. [On peut même soutenir que la démocratie comme système de gouvernement (vote majoritaire, conduisant à la dictature de la majorité comme l'ont souligné de nombreux auteurs) n'est pas vraiment compatible avec le libéralisme. Voir le livre Against Politics d'A. de Jasay, qui dénonce l'expression de "démocratie libérale" comme exprimant une contradiction dans les termes. NdT] Il est en général plus facile de choisir entre les termes d'une alternative qui s'offrent à un acheteur que de prendre une décision concernant les affaires de l'État et de la "haute" politique. La ménagère ordinaire peut être très intelligente pour acquérir les biens dont elle a besoin pour nourrir et habiller ses enfants. Mais elle peut être moins apte à choisir les représentants appelés à mener les affaires en matière de politique étrangère et de préparation militaire.

Il y a une autre différence importante. Sur le marché, non seulement les besoins et les désirs de la majorité sont pris en compte, mais également ceux des minorités, pourvus qu'elles ne soient pas trop insignifiantes en nombre. Le commerce des livres édite pour le lecteur moyen, mais aussi pour des petits groupes d'experts dans divers domaines. Le commerce du vêtement offre des habits pour les gens de tailles normales mais aussi des marchandises pour les consommateurs anormaux. Alors que dans la sphère politique seul la volonté de la majorité compte, et que la minorité est forcée d'accepter ce qu'ils peuvent détester pour de sérieuses raisons.

Dans l'économie de marché les acheteurs déterminent avec chaque penny dépensé la direction des processus de production, en par conséquent les traits essentiels de toutes les activités commerciales. Les consommateurs assignent à chacun sa position et sa fonction dans l'organisme économique. Les propriétaires des facteurs matériels de production sont virtuellement les mandataires ou les administrateurs des consommateurs. S'ils échouent dans leurs tentatives de servir au mieux le consommateur, ils subissent des pertes et, s'ils ne réagissent pas à temps, perdent leur propriété.

La propriété féodale était acquise soit par conquête soit par une faveur du conquérant. Une fois acquise, le propriétaire et ses héritiers pouvaient en bénéficier pour toujours. A l'inverse, la propriété capitaliste doit être acquise à nouveau à chaque fois en la mettant au service des consommateurs. Chaque propriétaire de facteurs matériels de production est forcé d'ajuster ses services à la plus grande satisfaction de la demande sans cesse changeante des consommateurs. Un homme peut commencer sa carrière dans les affaires comme héritier d'une grande fortune. Mais ceci ne va pas nécessairement l'aider dans sa compétition avec les nouveaux venus. L'ajustement d'un système de chemin de fer existant à la nouvelle situation créée par l'arrivée des voitures, camions et avions fut un problème plus difficile que les nombreuses épreuves auxquelles les nouvelles entreprises devaient faire face.

Le fait qui fit apparaître et prospérer les méthodes capitalistes dans la conduite des affaires est précisément l'excellence des services rendus aux masses. Rien ne caractérise mieux l'amélioration fabuleuse du niveau de vie que le rôle quantitatif joué par les industries de divertissement dans les affaires modernes.

La capitalisme a transformé de manière radicale les événements humains. Les chiffres de la population se sont multipliés. Pour les quelques pays dans lesquels ni les politiques du gouvernement ni la préservation obstinée des voies traditionnelles de la part des citoyens n'ont placé d'obstacles insurmontables sur le chemin de l‘entrepreneuriat capitaliste, les conditions de vie de l'immense majorité se sont améliorés de manière spectaculaire. Des équipements jamais connus jusque là ou considérés comme des luxes extravagants sont désormais disponibles pour l'homme ordinaire. Le niveau général d'éducation, de bien-être matériel et spirituel augmente d'années en années.

Tout ceci n'est pas la réalisation des gouvernements ou de mesures charitables. Le plus souvent c'est l'action gouvernementale qui empêche les développements avantageux que tend à apporter le fonctionnement régulier des institutions capitalistes.

Examinons un cas spécial. Dans les âges précapitalistes, l'épargne et donc l'amélioration de la condition économique d'un individu était réellement possible, en dehors de prêteurs professionnels d'argent (les banquiers), uniquement aux gens qui possédaient une ferme ou une boutique. Ils pouvaient investir leur épargne dans l'amélioration ou l'expansion de leur propriété. Les autres, prolétariens sans propriété, ne pouvaient épargner qu'en cachant quelques pièces dans un coin qu'ils considéraient sûr. Le capitalisme a rendu l'accumulation d'un certain capital au travers de l'épargne accessible à tout le monde. Les institutions d'assurance-vie, les banques et les obligations offrent l'opportunité d'épargner et de générer des intérêts aux masses de gens à faible revenu, et ces gens utilisent largement cette opportunité. Sur le marché de prêt des pays avancés, les fonds fournis par de telles personnes jouent un grand rôle. Ils peuvent être un facteur important en rendant le fonctionnement du système capitaliste familier à ceux qui ne sont pas eux-mêmes employés dans le secteur financier. Et avant tout, ils peuvent améliorer encore et encore la situation socio-économique de la plupart.

Mais, malheureusement, les politiques de presque toutes les nations sabotent cette évolution de la façon la plus scandaleuse. Les gouvernements des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de la France et de l'Allemagne, pour ne pas parler des la plupart des petites nations, ont mené ou mènent encore les politiques les plus radicalement inflationnistes. Tout en parlant continuellement de leur sollicitude pour l'homme ordinaire, ils ont volé, sans honte, toujours et encore, au travers de l'inflation d'origine gouvernementale, ceux qui avaient souscrit des polices d'assurance, qui cotisent à un plan de retraite, qui possèdent obligations et dépôts bancaires.

IV

Les auteurs d'Europe de l'Ouest qui à la fin du dix-huitième siècle et dans les premières décennies du dix-neuvième siècle ont développé des plans pour l'établissement du socialisme n'étaient pas familiers des idées sociales et des conditions en Europe centrale. Ils ne prêtaient aucune attention au Wohlfahrtstaat, l'État-providence des gouvernements monarchiques allemands du dix-huitième siècle. Ils ne lisaient pas non plus le livre classique sur le socialisme allemand, le Geschlossener Handelsstaat de Fichte, publié en 1800. Quand bien plus tard - dans les dernières décennies du dix-neuvième siècle - les nations de l'Ouest, en premier lieu l'Angleterre, se sont engagées dans les méthodes fabiennes d'une progression tempérée vers le socialisme, ils ne se sont pas posé la question de savoir pourquoi les gouvernementaux continentaux qu'ils méprisaient comme attardés et absolutistes avaient déjà adopté depuis longtemps ces principes prétendument nouveaux et progressistes de réforme sociale.

Les socialistes allemands de la deuxième partie du dix-neuvième siècle ne pouvaient pas, eux, éviter de rencontrer ce problème. Il devaient faire face à Bismarck, l'homme dont la pro-socialiste Encyclopedia of the Social Sciences dit qu'il fut "considéré avec raison comme le partisan le plus fameux du socialisme d'État de son époque" [5]. Lassalle a joué avec l'idée de favoriser la cause du socialisme par une coopération avec ce paladin très "réactionnaire" des Hohenzollern. Mais la mort prématurée de Lassalle mit fin à de tels plans et également, peu après, aux activités du groupe socialiste dont il était le chef. Sous l'influence des disciples de Marx, le Parti socialiste allemand se transforma en une opposition radicale envers le régime du Kaiser. Ils votèrent au Reichstag contre tous les projets proposés par le gouvernement. Bien sûr, en tant que parti minoritaire, leurs votes ne pouvaient pas empêcher l'approbation par le Reichstag des lois en "faveur" du travail, et parmi celles-ci la loi établissant le fameux système de sécurité sociale. Dans un seul cas ils purent parvenir à éliminer une mesure de socialisation soutenue par le gouvernement : l'établissement d'un monopole du gouvernement sur le tabac. Mais toutes les autres mesures de nationalisations ou de municipalisation de Bismarck furent adoptées malgré l'opposition passionnée du Parti socialiste. Et la politique de nationalisation de l'Empire allemand, qui, grâce aux victoires de ses armées, jouissait d'un prestige sans précédent dans le monde entier, fut adoptée par de nombreuses nations de l'Est et du Sud de l'Europe.

Les doctrinaires socialistes allemands ont essayé en vain d'expliquer et de justifier la contradiction manifeste entre leur plaidoyer fanatique en faveur du socialisme et leur opposition obstinée à toutes les mesures de nationalisation [6]. Mais malgré le soutien des partis soi-disant conservateurs et chrétiens aux politiques gouvernementales de nationalisation et de municipalisation, celles-ci perdirent rapidement leur popularité auprès des dirigeants comme auprès des dirigés. Les industries nationalisées fonctionnaient plutôt mal sous la direction d'administrateurs payés par les autorités. Les services rendus aux consommateurs devenaient très insatisfaisants, et le prix à payer augmentait sans cesse. Et, le pire de tout, les résultats financiers de la gestion des serviteurs publics étaient déplorables. Les déficits de ces équipes étaient une lourde charge pour le trésor national et obligeaient encore et toujours à augmenter les impôts. Au début du vingtième siècle, il n'était plus possible de nier le fait évident que les autorités publiques avaient scandaleusement échoué dans leurs tentatives d'administrer les différents organisations

qu'elles avaient acquises dans la mise en place de leur "socialisme d'État".

Telles étaient les conditions lorsque le résultat de la Première Guerre Mondiale rendit les Partis socialistes souverains en Europe centrale et en Europe de l'Est et renforça considérablement leur influence en Europe de l'Ouest. Il n'y avait dans ces années pratiquement aucune opposition sérieuse en Europe aux plans pro-socialistes les plus radicaux.

Le gouvernement révolutionnaire allemand fut formé en 1918 par des membres du parti marxiste social-démocrate. Il n'avait pas moins de pouvoir que le gouvernement russe de Lénine et, comme le dirigeant russe, considérait le socialisme comme la seule solution possible et raisonnable à tous les problèmes politiques et économiques. Il savait également très bien que les mesures de nationalisation adoptées par l'Empire allemand avant la guerre avaient donné des résultats financiers insatisfaisants, des services plutôt pauvres et que les mesures socialistes prises pendant les années de guerre n'avaient pas eu de succès. Le socialisme était à leurs yeux la grande panacée mais il semblait que personne ne comprenait ce que cela voulait vraiment dire ni comment l'amener convenablement. Ainsi, les dirigeants socialistes victorieux ont fait ce que tous les gouvernements font quand il ne savant pas quoi faire. Ils ont nommé un comité de professeurs et d'experts. Les Marxistes avaient pendant plus de cinquante ans défendu la cause de la socialisation comme point central de leur programme, comme remède pour apaiser tous les maux de la Terre et conduire l'humanité vers un nouveau jardin d'Eden. Désormais ils avaient pris le pouvoir et tout le monde attendait qu'ils tiennent leurs promesses. Désormais ils devaient socialiser. Mais dès le début ils durent confesser ne pas savoir comment le faire et demandaient aux professeurs ce que la socialisation voulait dire et comment la mettre en pratique.

Ce fut le plus grand fiasco intellectuel que l'Histoire ait jamais connu. Ceci mit fin, aux yeux des gens raisonnables, à tous les enseignements de Marx et de la cohorte d'utopistes moins connus.

Le destin des idées et plans socialistes ne fut pas meilleur en Europe de l'Ouest que dans le pays de Marx. Les membres de la Société fabienne n'étaient pas moins perplexes que leurs amis continentaux. Comme eux, ils étaient trop convaincus que le capitalisme était pour toujours raide mort et que le socialisme seul pouvait par conséquent diriger toutes les nations. Mais eux aussi devaient admettre qu'ils n'avaient pas de plan d'action. Le plan du Socialisme de Guilde, qui reçut une publicité flamboyante, était simplement un non-sens, comme tout le monde dut rapidement l'admettre. Il disparut discrètement de la scène politique britannique.

Mais, bien sûr, la débâcle intellectuelle du socialisme et particulièrement du marxisme à l'Ouest ne changèrent pas les conditions à l'Est, en Russie et dans les autres pays d'Europe orientale, et la Chine entreprit une nationalisation complète. Pour eux, ni la réfutation critique des doctrines des marxiens et autres socialistes, ni l'échec de toutes les expériences de nationalisation n'avaient de signification. Le marxisme devint la quasi-religion des nations arriérées qui avaient hâte d'obtenir les machines et avant tout les armes mortelles développées à l'Ouest. Mais ces nations rejetaient la philosophie qui avait produit les résultats sociaux et scientifiques de l'Ouest.

La doctrine politique de l'Est, réclamant une socialisation immédiate totale des toutes les sphères de la vie et l'extermination sans pitié de tous les opposants, reçut un soutien plutôt sympathique de la part des nombreux partis et politiciens influents des pays occidentaux. "Construire des ponts vers le secteur communiste du monde" est un objectif assez fréquent des gouvernements de l'Ouest. Il est à la mode chez certains snobs de vanter le despotisme illimité de la Russie ou de la Chine. Et, le pire de tout, à partir des impôts collectés sur les revenus du secteur privé, certains gouvernements, en particulier celui des États-Unis, donnent de nombreuses subventions aux gouvernements qui doivent faire face aux immenses déficits précisément parce qu'ils ont nationalisé beaucoup d'entreprises, tout spécialement les chemins de fer, les services de poste et de télégraphe ainsi que de nombreux autres.

Dans les parties pleinement industrialisées de notre globe, dans les pays de l'Europe de l'Ouest, de l'Europe centrale et de l'Amérique du Nord, le système de l'entreprise privée non seulement survit mais s'améliore sans cesse et augmente les services qu'il rend. Les hommes d'État, les bureaucrates et les politiciens regardent de travers le monde des affaires. La plupart des journalistes, les écrivains de fiction et les professeurs d'Université propagent diverses versions du socialisme. La génération montante est imprégnée de socialisme à l'école. On n'entend que très rarement une voix critiquant les idées, plans et actions socialistes [Ce tableau décrit à merveille la France de l'an 2000, avec son ignoble gouvernement Jospin, la propagande de France Intox et autres médias radiodiffusés, le calamiteux système éducatif, etc., n'est-ce-pas ? NdT].

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Mais pour ces personnes du monde industriel le socialisme n'est plus une force vivante. Il n'est plus question de nationalisation d'autres branches de l'industrie [7].

Aucun des nombreux gouvernements sympathisants de la philosophie socialiste ne pense sérieusement à suggérer des mesures de nationalisation supplémentaires. Au contraire. [Notons que depuis ce texte, le socialisme français, et le totalitarisme qui le caractérise, a repris le programme de nationalisation en 1981 (le désastre s'en est évidemment suivi) et qu'il cherche encore à nationaliser de nombreux secteurs, comme la médecine et la couverture sociale par exemple, avec la complicité de mesures crypto-socialistes "à la Juppé", il faut bien l'avouer. NdT] Par exemple, le gouvernement américain et tout Américain raisonnable auraient des raisons d'être fiers si l'on pouvait se débarrasser de la Poste avec son inefficacité proverbiale et son déficit gigantesque.

Le socialisme a commencé à l'âge de Saint-Simon comme une tentative de donner un coup de jeune à la vieillesse de la civilisation occidentale de l'homme caucasien. Il a essayé de préserver cet aspect quand, plus tard, il prenait le colonialisme et l'impérialisme comme cibles principales. Aujourd'hui c'est le cri de ralliement de l'Est, des Russes et des Chinois qui rejettent l'idéologie de l'Ouest, mais qui essaient passionnément de copier sa technique.

Notes

[1]. Jeremy Bentham, "Principe of the Civil Code", vol. 1, in Works, J. Bowrings, ed. Londres : Simpkin, Marshall, 1943, p. 309.

[2]. Sur le concept praxéologique du "présent", voir Human Action [L'Action humaine], 3ème édition, Chicago : Henry Regnery, 1966, pp. 100.

[3]. Le terme "socialisme" a été créé seulement plusieurs décennies plus tard et ne fut pas couramment utilisé avant les années 1850.

[4]. "Libéral" est utilisé ici dans le sens qu'il avait au dix-neuvième siècle, et qui prévaut encore dans l'usage européen. En Amérique, "libéral" est de nos jours largement synonyme de socialisme ou de socialisme "modéré".

[5]. Voir W.H. Dawson, "Births", in Encyclopedia of the Social Sciences, vol 2, New York : Macmillan, 1930, p. 573.

[6]. Sur les piètres excuses de Frederick Engels et de Karl Kautsky, voir mon livre Socialism, traduit en anglais par J. Kahane. New Haven, CT : Yale University Press 1951, pp. 240.

[7]. Le cabinet travailliste britannique a rendu hommage à l'idéologie de son Parti en traitant de l'industrie de l'acier. Mais tout le monde sait qu'il ne s'agit que d'une façade pour cacher quelque peu le grand échec de tout ce que les différents partis de la Gauche britannique ont essayé de faire depuis des décennies.

wl:Ludwig von Mises

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