Murray Rothbard:L'Homme, l'économie et l'Etat - chapitre 10

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Murray Rothbard
1926-1995
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Auteur anarcho-capitaliste
Citations
« Nous ne reconnaissons que les titres de propriété privée qui sont justes, c’est-à-dire qui découlent du droit naturel fondamental qu’a tout individu de se posséder lui-même et la propriété qu’il a lui-même transformée par son énergie, ou que d’autres ont transformée et lui ont volontairement cédée par l’échange ou le don. »
« L'impôt est un vol, purement et simplement, même si ce vol est commis à un niveau colossal, auquel les criminels ordinaires n’oseraient prétendre. »
« A long terme, c'est nous qui l'emporterons... La botte cessera un jour de marteler le visage de l'homme, et l'esprit de liberté brûle avec tant de force dans sa poitrine qu'aucun lavage de cerveau, aucun totalitarisme ne peuvent l'étouffer. »
« L’Etat est une institution fondamentalement illégitime qui se fonde sur l’agression systématisée, le crime organisé et banalisé contre la personne et la propriété de ses sujets. Loin d’être nécessaire à la société, c’est une institution profondément anti-sociale qui parasite les activités productives des citoyens honnêtes. »
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Murray Rothbard:L'Homme, l'économie et l'Etat - chapitre 10
L'Homme, l'économie et l'Etat
chapitre 10


Anonyme


Monopole et concurrence
republié en 1993 par le Ludwig von Mises Institute
traduit par Hervé de Quengo

1. Le concept de souveraineté du consommateur

A. Souveraineté du consommateur et souveraineté de l’individu

Nous avons vu que, dans une économie de marché libre, les gens tendent à produire les biens qui sont le plus demandés par les consommateurs [1]. Certains économistes ont appelé ce système "la souveraineté du consommateur". Il n’y a cependant aucune obligation à ce propos. Le choix du producteur est parfaitement indépendant ; sa dépendance vis-à-vis du consommateur est totalement volontaire et le résultat de son propre choix de "maximisation" d’utilité, choix qu’il peut révoquer à tout instant. Nous avons souligné plusieurs fois que la recherche d’un gain monétaire (la conséquence de la demande du consommateur) est faite par chaque individu aussi longtemps que toutes les autres choses sont égales par ailleurs. Ces autres choses sont les évaluations psychiques du producteur, et elles peuvent contrebalancer les influences monétaires. Par exemple, on peut trouver un travailleur (ou le possesseur d’un autre facteur de production) engagé dans un travail qui rapporte moins qu’ailleurs. Il le fait à cause des plaisirs que lui procure ce type de travail et de produit et/ou à cause de son dégoût pour d’autres possibilités. Plutôt que de "souveraineté du consommateur", il serait plus précis de dire que sur le marché libre il y a souveraineté de l’individu : l’individu est souverain sur sa propre personne, sur ses actions et sur sa propre propriété [2]. On peut appeler cela l’auto-souveraineté de l’individu. Pour gagner de l’argent, le producteur individuel doit satisfaire la demande des consommateurs, mais l’importance qu’il accorde à la recherche d’argent et l’importance qu’il accorde à d’autres facteurs, non monétaires, sont affaire de son libre choix.

Le terme de "souveraineté du consommateur" est un exemple typique d’abus, en économie, d’un terme ("souveraineté") approprié uniquement dans la sphère politique et est donc une illustration des dangers de l’emploi de métaphores tirées d’autres disciplines. "La souveraineté" est une qualité du pouvoir politique ultime ; c’est le pouvoir reposant sur l’utilisation de la violence. Dans une société parfaitement libre, chaque individu est souverain sur sa personne et sa propriété et c’est donc cette auto-souveraineté qu’il obtient sur le marché libre. Personne n’est "souverain" sur les actions ou les échanges de quelqu’un d’autre. Comme le consommateur n’a pas le pouvoir d’obliger les producteurs à travailler dans certains domaines, les premiers ne sont pas souverains sur les deuxièmes.

B. Le Professeur Hutt et la souveraineté du consommateur

Le principe arbitraire et métaphorique de la "souveraineté du consommateur" a induit en erreur même les meilleurs économistes. De nombreux auteurs ont utilisé ce terme comme un idéal à opposer au système du marché prétendument imparfaitement libre. Un exemple est le Professeur Hutt de l’Université du Cap, qui a défendu avec grand soin le concept de souveraineté du consommateur [3]. Comme il est à l’origine de ce concept et que son utilisation du terme s’est répandu dans la littérature, il faut porter une attention particulière à son article. Celui-ci sera utilisé comme base pour la critique du concept de souveraineté du consommateur et de ses implications par rapport au problème de la concurrence et du monopole.

Dans la première partie de son article, Hutt défend son concept de souveraineté du consommateur contre la critique selon laquelle il aurait négligé les désirs des producteurs. Il le fait en assurant que si un producteur désire un moyen comme fin en soi, alors il se trouve "consommer". Dans ce sens formel, comme nous l’avons vu, la souveraineté du consommateur, par définition, est toujours obtenue. Formellement, il n’y a rien de faux à prendre cette définition, car nous avons souligné dans ce livre qu’un individu évalue les fins (consommation) avec son échelle de valeurs et que l’évaluation des moyens (de production) dépend de la précédente. En ce sens, donc, la consommation dirige toujours la production.

Mais ce sens formel n’est pas très utile pour l’analyse de la situation du marché. Et c’est précisément dans ce dernier sens que Hutt et les autres auteurs l’emploient. Ainsi, supposons que le producteur A retire son travail, ses biens immobiliers ou son capital du marché. Pour quelque raison que ce soit, il exerce sa souveraineté sur sa personne et sa propriété. D’un autre côté, s'il les met sur le marché, il se soumet lui-même aux demandes des consommateurs, autant qu’il espère un gain monétaire. Dans ce sens général la "consommation" gouverne dans tous les cas. Mais la question critique est : quel "consommateur" ? Le consommateur du marché des biens échangeables qui achète ces biens avec de l’argent, ou le producteur du marché des biens échangeables qui vend ses biens contre de l’argent ? Pour répondre à cette question, il faut distinguer entre "producteur de biens échangeables" et "consommateur de biens échangeables", car le marché, par définition, ne peut s’occuper que de ce type de biens. En bref, nous pouvons désigner les gens en tant que "producteurs" et "consommateurs", bien que chaque homme agisse comme consommateur, et que chaque homme agisse aussi, dans un autre contexte comme producteur (ou comme receveur d’un don du producteur).

En faisant cette distinction, nous trouvons que, contrairement à Hutt, chaque individu possède une auto-souveraineté sur sa personne et sa propriété sur le marché libre. Le producteur, et le producteur seul, décide s’il va conserver ou non sa propriété (y compris sa propre personne) inemployée et s’il va la vendre sur le marché pour de la monnaie, les résultats de cette production allant alors aux consommateurs en échange de leur argent. Cette décision - concernant combien il convient d’allouer au marché et combien il convient de garder - est la décision du producteur individuel et de lui seul.

Hutt reconnaît implicitement cet état de fait, cependant, car il fait évoluer son argument et commence de manière inconsistante à regarder la "souveraineté du consommateur" comme un idéal éthique à l’aune duquel il convient de juger le marché libre. La souveraineté du consommateur devient un Dieu Absolu, et toute action des producteurs pour contrecarrer cet idéal est considérée comme rien moins qu’une trahison morale. En oscillant entre une souveraineté du consommateur comme fait nécessaire et le concept contradictoire de souveraineté du consommateur comme un idéal qui peut être violé, Hutt essaie d’établir différents critères pour déterminer quand la souveraineté est véritablement violée. Par exemple, il soutient que lorsqu’un producteur conserve sa personne ou sa propriété par désir de les utiliser pour l’amusement en tant que bien de consommation, alors c’est un acte légitime, en accord avec la domination du consommateur. D’un autre côté, quand le producteur décide de garder sa propriété pour augmenter son revenu monétaire qui autrement (probablement, bien que Hutt ne le dise pas, en tirant avantage de l’inélasticité de la demande pour son produit), alors il est en train de contrevenir à la volonté du consommateur. Il peut le faire en restreignant la production de son propre produit personnel, ou, s’il fabrique le même produit que d’autres producteurs, en agissant de concert avec eux pour restreindre la production afin de faire monter les prix. C’est la doctrine du prix de monopole, et c’est le prix de monopole qui est prétendument l’instrument par lequel les producteurs pervertissent leur fonction légitime.

Hutt reconnaît l’énorme difficulté à distinguer les motifs du producteur dans un cas concret. L’individu qui garde son travail peut le faire pour obtenir des loisirs ; et même le propriétaire de biens immobiliers ou de capital peut les garder pour en tirer, par exemple, le plaisir esthétique de contempler une propriété inusitée. Supposons, ainsi, qu’il y a un mélange des motifs dans les deux cas. Hutt est enclin à résoudre ces difficultés en ne donnant pas au producteur le bénéfice du doute, en particulier dans le cas de la propriété.

Mais la difficulté est bien plus grande que ne l’imagine Hutt. Tout producteur est toujours engagé dans une tentative de maximiser son "revenu psychique," pour arriver à la place la plus haute sur son échelle de valeur. Pour ce faire, il compare sur cette échelle le revenu monétaire et les divers facteurs non monétaires, en accord avec ses propres évaluations. Prenons d’abord le cas d’un producteur comme vendeur de travail. En jugeant combien de son travail doit être vendu et à quel prix, le producteur prend en compte le revenu monétaire à obtenir, le retour psychique de ce type de travail, les "conditions de travail" et les loisirs sacrifiés, les mettant en balance en accord avec ses diverses utilités marginales. Évidemment, s’il peut gagner plus en travaillant moins, il le fera, car il gagnera alors du repos. C’est alors qu’arrive la question : pourquoi est-ce immoral ?

De plus, (1) il est impossible, et pas seulement impraticable, de séparer les loisirs des considérations monétaires dans ce cas, car les deux éléments sont en jeu, et seule la personne elle-même peut connaître le solde complexe de ses propres évaluations. (2) Encore plus important, cet acte ne contredit pas la vérité selon laquelle le producteur ne peut gagner de l’argent qu’en servant le consommateur. Comment a-t-il pu tirer un "prix de monopole" en diminuant sa production ? Seulement parce que la demande pour ses services (soit directement par les consommateurs soit indirectement à partir d’eux, via des producteurs d’ordre moins élevé) est inélastique, de telle façon qu’une production plus faible du bien à un prix plus élevé conduise à une dépense accrue sur son produit. Or cette demande inélastique est purement le résultat des demandes volontaires des consommateurs. Si les consommateurs étaient véritablement fâchés de cette action monopolistique, ils pourraient facilement rendre leur demande élastique en boycottant le producteur et/ou en augmentant leurs demandes pour un niveau de production "concurrentiel". Le fait qu’il ne le fassent pas signifie leur satisfaction avec l’état existant des choses et démontre qu’ils bénéficient, comme le producteur, des échanges volontaires en résultant.

Et qu’en est-il du producteur dans sa capacité de vendeur de propriété - la cible principale de l’école "anti-monopole" ? Le principe est, avant tout, virtuellement identique. Les producteurs individuels peuvent réduire leur production et la vente de leurs biens immobiliers ou de capital, soit individuellement soit de concert (via un "cartel") de façon à augmenter les revenus monétaires attendus par les ventes. Encore une fois, une telle action n’a rien de clairement immoral. Les producteurs, toutes choses égales par ailleurs, essaient de maximiser leur revenu monétaire à partir de leurs facteurs de production. Ce n’est pas plus immoral qu’une autre tentative de maximiser le revenu monétaire. De plus, ils ne peuvent le faire qu’en servant les consommateurs, car, à nouveau, la vente est un acte volontaire de la part des producteurs et des consommateurs. Encore une fois, un tel "prix de monopole", pour être établi par un individu ou par plusieurs individus coopérant ensemble au sein d’un cartel, n’est possible que si la demande (directe ou indirecte du consommateur) est inélastique, et cette inélasticité est le résultat de choix purement volontaires des consommateurs dans la maximisation de leur satisfaction. Cette "inélasticité" est simplement une étiquette pour une situation dans laquelle les consommateurs dépensent plus d’argent sur un bien à un prix plus élevé qu’à un prix plus bas. Si les consommateurs étaient vraiment opposés à l’action du cartel, et si les échanges en résultant leur faisaient vraiment mal, ils boycotteraient la ou les firmes "monopolistiques", ils diminueraient leurs achats, la courbe de demande deviendrait élastique, et la firme serait forcé d’augmenter sa production et de réduire ses prix à nouveau. Si l’action d’un "prix monopolistique" a été engagée par un cartel, et que le cartel n’avait pas d’autres avantages pour rendre la production plus efficace, il devrait alors se dissoudre, à cause de l’élasticité alors démontrée de la demande.

Mais, peut-on demander, n’est-il pas vrai que les consommateurs préfèreraient un prix plus bas et que la mise en place d’un "prix de monopole" constitue une "frustration de la souveraineté des consommateurs" ? La réponse est : bien sûr, les consommateurs préfèreraient des prix plus bas ; ils le préfèreraient dans tous les cas. En fait, plus le prix est bas plus ils aimeraient la situation. Cela veut-il dire que le prix idéal est zéro, ou proche de zéro, pour tous les biens, parce que ceci représenterait le degré le plus élevé du sacrifice des producteurs envers les voeux des consommateurs ?

Dans le monde ici-bas, il y a deux, et seulement deux, méthodes de fixer le prix des biens. L’une est la méthode du marché libre où les prix sont fixés volontairement par chacun des individus participant. Dans cette situation, les échanges sont faits dans des termes bénéficiant à tous les échangeurs. L’autre méthode est l’intervention violente sur le marché, la méthode hégémonique par opposition au contrat. Un tel établissement hégémonique des prix veut dire la suppression des échanges libres et l’institution de l’exploitation de l’homme par l’homme - car l’exploitation a lieu à chaque fois qu’un échange forcé est effectué. Si la route du marché libre - la route du bénéfice mutuel - est adoptée, il ne peut y avoir d’autre critère de justice que le prix du marché libre, et ceci comprend les prix dit "concurrentiels" et les prix de "monopole", comme les actions des cartels. Sur le marché libre, consommateurs et producteurs ajustent leurs actions par la coopération volontaire.

Dans le cas du troc, cette conclusion est évidente ; les différents consommateurs-producteurs déterminent les taux d’échanges mutuels volontairement sur le marché libre, ou alors les rapports sont fixés par la violence. Il ne semble y avoir aucune raison pour qu’il soit plus ou moins "moral", pour une quelconque raison, que le prix en chevaux du poisson soit plus ou moins élevé qu’il ne l’est sur le marché libre, ou pour dire autrement, pour que le prix en poisson des chevaux devrait être plus ou moins élevé. De même il n'y a pas plus de raisons pour que les prix monétaires soient plus ou moins élevés que ceux du marché [4].

Notes

[1]. Ceci s’applique non seulement à certains types spécifiques de biens, mais à l’allocation entre les biens présents et futurs, en accord avec les préférences temporelles des individus.

[2]. Bien sûr, nous pourrions sauver le concept de "souveraineté du consommateur" en disant que tous ces éléments et évaluations psychiques constituent une "consommation" et que le concept garde donc sa validité. Malgré tout, il semble plus approprié dans le contexte catallactique du marché (qui est le domaine qui nous intéresse ici) de réserver le terme de "consommation" pour signifier la possession de biens échangeables. Naturellement, au sens final, tout le monde est à la fin un consommateur - des biens échangeables et non échangeables. Cependant, le marché ne s’occupe que de biens échangeables (par définition), et lorsque nous séparons le consommateur et le producteur en termes de marché, nous distinguons le demandeur, par opposition au fournisseur, de biens échangeables. Il est plus précis, alors, de ne pas considérer un bien non échangeable comme objet de consommation dans ce contexte particulier. Ceci est important, afin de discuter la convention selon laquelle les producteurs individuels sont en quelque sorte sujets à la souveraineté d’autres individus - les "consommateurs".

[3]. W. H. Hutt, "The Concept of Consumers’ Sovereignty," Economic Journal, Mars 1990, pp. 66-77. Hutt est à l’origine du terme dans un article de 1934. Pour une utilisation intéressante d’un concept similaire , voir Charles Coquelin, "Économie politique" dans Lalor’s Cyclopedia, III, 222-23.

[4]. Pour être cohérent, la théorie actuellement à la mode devrait accuser Robinson Crusoë et Vendredi d’être des "monopoleurs bilatéraux" vicieux, occupés à se créer mutuellement des "prix de monopole", et réclamant donc l’intervention de l’Etat.

2. Les cartels et leurs conséquences

A. Cartels et "prix de monopole"

Mais l'action monopolistique n'est-elle pas une restriction de la production, et cette restriction n'est-elle pas un acte anti-social ? Cherchons tout d'abord se qui serait le pire cas d'une telle action : la destruction effective d'une partie de la production par un cartel. Ceci est fait pour tirer avantage d'une demande inélastique et pour faire monter les prix afin d'obtenir un revenu monétaire plus grand pour le groupe du cartel dans son ensemble. Nous pouvons imaginer, par exemple, le cas d'un cartel du café brûlant de grandes quantités de café.

En premier lieu, de telles actions seront sûrement très rares. La destruction effective de sa production est clairement un acte très gaspilleur, même pour le cartel ; il est évident que les facteurs de production, que les exploitants ont développés pour produire le café, ont été l'objet d'une dépense inutile. Clairement, la production de la quantité totale du café en elle-même s'est révélée une erreur, et l'action de brûler le café n'est venu qu'après coup et reflète l'erreur passée. Or, à cause de l'incertitude du futur, des erreurs sont fréquemment faites. L'homme peut travailler et investir pendant des années dans la production d'un bien que, comme on le constate par la suite, les consommateurs ne veulent pas du tout. Si, par exemple, les choix des consommateurs changent et que le café n'était plus demandé par personne, quel que soit son prix, il serait détruit, avec ou sans cartel.

L'erreur est certainement malheureuse, mais ne peut pas être considérée immorale ou anti-sociale ; personne ne l'a délibérément commise [5]. Si le café était un bien durable, il est évident que le cartel ne le détruirait pas, mais le stockerait pour la vente progressive aux consommateurs, gagnant ainsi un revenu à partir du "surplus" de café. Dans une économie en rotation perpétuelle, où les erreurs sont supprimées par définition, il n'y aurait pas de destruction, car les stocks optimaux pour obtenir le revenu monétaire seraient produits à l'avance. Moins de café serait produit dès le départ. Le gaspillage réside dans la production excessive de café aux dépends d'autres biens qui auraient pu être produits. Après que la production de café est réduite, les autres facteurs qui seraient allés vers la production de café ne seront plus gaspillés ; les autres biens immobiliers, le capital, etc., iront vers d'autres emplois plus profitables. Il est vrai que les facteurs spécifiques excédentaires resteront inusités ; mais c'est toujours le destin des facteurs spécifiques quand les réalités de la demande des consommateurs ne soutiennent plus leur utilisation dans la production. Par exemple, s'il y a diminution soudaine de la demande pour un bien, de telle sorte qu'il ne soit plus rentable de travailler avec certaines machines spécialisées, cette "possibilité non utilisée" n'est pas un gaspillage social, mais est au contraire socialement utile. C'est une erreur d'avoir fabriqué ces machines ; et maintenant que les machines ont été fabriquées, travailler avec elles se révèle moins profitable que travailler avec d'autres biens immobiliers et d'autres machines. Par conséquent, la mesure économique consiste à les laisser au repos ou peut-être à les transformer pour d'autres usages. Bien entendu, dans une économie infaillible, aucune bien de capital spécifique excessif ne serait produit.

Supposons, par exemple, qu'avant que le cartel intervienne, des montants X de travail et Y de biens immobiliers coopèrent pour produire 100 millions de livres de café par an. Le cartel du café détermine, néanmoins, que la production la plus rentable est de 60 millions de livres et réduit donc la production annuelle à ce niveau. Il serait absurde, bien sûr, de continuer une production peu rentable de 100 millions de livres et d'en brûler 40 millions. Mais que faire maintenant du surplus de biens immobiliers et de travail ? Ceux-ci vont se redistribuer vers, disons, la production de 10 millions de livres de caoutchouc, 50 000 heures de services comme guide dans la jungle, etc. Qui pourrait dire que la seconde structure de production, la seconde allocation des facteurs, est moins "juste" que la première ? En fait, nous pouvons dire qu'elle est plus juste, car la nouvelle allocation des facteurs sera plus rentable, et donc plus productrice de valeur, pour les consommateurs. Au sens de la valeur, donc, la production totale a augmenté et non diminué. Il est clair que nous ne pouvons pas dire que la production, au total, a été limitée, car la création de biens autres que le café a augmenté, et que la seule comparaison qui puisse être faite, entre la baisse d'un bien et la croissance d'un autre, doit l'être en termes généraux d'évaluation. En fait, la réaffectation des facteurs vers le caoutchouc et les guides de jungle ne limite pas plus la production de café qu'une réaffectation préalable des facteurs vers le café n'avait limité auparavant la production de biens existants autrefois.

Le concept entier de la "limitation de la production" est donc une erreur quand on l'applique au marché libre. Dans le monde réel où les ressources sont rares par rapport aux fins possibles, toute production implique un choix et une allocation des facteurs afin de servir les fins jugées avoir le plus de valeur. En bref, la production de tout bien est nécessairement toujours "limitée". Une telle "limitation" est la conséquence simple de la rareté universelle des facteurs et de l'utilité marginale décroissante de tout produit. Il est alors tout bonnement absurde de parler de "limitation" [6].

Nous ne pouvons pas, dès lors, dire qu'un cartel a "limité la production". Après que la dernière allocation a éliminé l'erreur du producteur, l'action du cartel consistera en une maximisation des revenus des producteurs au service des consommateurs, comme toutes les autres allocations du marché libre. C'est le résultat que les gens essaient d'atteindre sur le marché, en accord avec leur talent d'entrepreneurs prévoyant le futur, et c'est la seule situation dans laquelle l'homme en tant que consommateur est en harmonie avec l'homme en tant que producteur.

De notre analyse s'ensuit que la production originelle de 100 millions de livres de la part des producteurs était une erreur malheureuse, corrigée par la suite par ces derniers. Au lieu d'être une limitation vicieuse de la production au détriment des consommateurs, la réduction de la production de café était, au contraire, la correction d'une erreur antérieure. Comme seul le marché libre peut allouer des ressources pour servir le consommateur, en accord avec le caractère profitable au sens monétaire, il faut considérer que dans la situation préalable, "trop" de café et "trop peu" de caoutchouc et de services de guide de jungle, etc., étaient produits. L'action du cartel, en réduisant la production du café et en étant à l'origine d'une augmentation de la production de caoutchouc et de services de guide de jungle, etc., a conduit à une augmentation du pouvoir des ressources productives à satisfaire les désirs du consommateur.

Si des adversaires des cartels ne sont pas d'accord avec ce verdict et croient que la structure précédente de production servait mieux le consommateur, il leur est toujours parfaitement possible de surenchérir sur les biens immobiliers, le travail et les facteurs du capital afin de les détourner des agences de guide de jungle et des producteurs de caoutchouc, et d'entreprendre eux-mêmes la production prétendument "déficiente" de 40 millions de livres de café. Comme ils ne le font pas, ils ne sont pas dans une position d'attaquer les producteurs existants de café qui ne le font pas. Comme Mises l'a résumé : "Très certainement, ceux qui sont engagés dans la production d'acier ne sont pas responsable du fait que d'autres personnes ne sont pas entrées dans ce domaine de production...Si quelqu'un est à blâmer pour le fait que le nombre de personnes qui se sont engagées dans l'organisation civile de défense n'est pas plus grand, alors ce n'est pas celui qui s'est déjà engagé mais celui qui ne s'est pas engagé [7]." La position des adversaires du cartel implique que quelqu'un d'autre produit trop d'un autre produit ; cependant ils n'offrent pas d'étalon en dehors de leurs propres jugements arbitraires pour juger quelle production est excessive.

Critiquer les propriétaires d'acier pour ne pas produire "assez" d'acier ou les exploitants de café pour ne pas produire "assez" de café implique également l'existence d'un système de castes, dans lequel une certaine caste est désignée de manière permanente pour produire de l'acier, une autre pour récolter le café, etc. Ce n'est que dans une société de castes qu'une telle critique a un sens. Or, le marché libre est le contraire du système de castes ; en effet, le choix entre les alternatives implique la mobilité entre les différents termes des alternatives, et cette mobilité vaut évidemment pour les entrepreneurs et ceux qui prêtent leur argent pour investir dans la production.

En outre, comme nous l'avons dit plus haut, la demande inélastique n'est que le résultat des choix du consommateur. Supposons, donc, que 100 millions de livres de café ont été produite et sont en stock, et qu'un groupe de producteurs décide conjointement qu'en brûler 40 millions conduira à, par exemple, doubler le prix de 1 grain [=0,065 gramme, NdT] d'or par livre à 2 grains par livre, conduisant ainsi à un revenu total plus important. Ce serait impossible si les producteurs savaient qu'ils seraient confrontés à un boycott effectif du consommateur à des prix plus élevés. De plus, les consommateurs ont une autre méthode, s'ils le veulent, d'empêcher la destruction du bien. Plusieurs consommateurs, agissant individuellement ou ensemble, peuvent proposer d'acheter le café existant à un prix plus élevé que le prix actuel. Ils peuvent le faire à cause de leur désir de café ou à cause de leur consternation philanthropique vis-à-vis de la destruction d'un bien utile, ou encore à cause d'un mélange des deux motifs. En tout cas, s'ils le font, ils empêcheraient le cartel de producteurs de diminuer le stock offert sur le marché. Le boycott à un prix plus élevé et/ou l'offre plus grande à un prix plus bas changeraient la courbe de demande et la rendrait élastique au niveau actuel du stock, supprimant ainsi toute motivation, ou besoin, à la formation d'un cartel.

Regarder un cartel comme quelque chose d'immoral ou entravant une certaine souveraineté du consommateur est donc complètement injustifié. Et c'est vrai même dans le cas apparemment le "pire" d'un cartel que nous pouvons supposer agir uniquement avec des buts de "limitation" et dans lequel, à la suite d'une erreur antérieure et de la nature périssable du produit, une destruction physique se produira. Si les consommateurs veulent véritablement empêcher cette action, il leur suffit de modifier leur demande pour ce produit, soit par un changement effectif de leur goût pour le café, soit ou en combinant boycott et philanthropie. Le fait qu'un tel développement n'ait pas lieu dans des circonstances données signifie que les producteurs maximisent encore leur revenu monétaire en étant au service du consommateur - par l'action d'un cartel comme par toute autre action. Certains lecteurs pourraient objecter que, en ayant des demandes plus élevées pour le stock existant, les consommateurs ne feraient que corrompre les producteurs, et que ceci constituerait une extorsion injustifiée de la part des producteurs. Mais cette objection ne peut être retenue. Les producteurs sont guidés par l'objectif de maximisation du revenu monétaire ; ils n'extorquent pas, mais produisent simplement là où les gains sont les plus élevés, grâce à des échanges conclus volontairement par les producteurs tout comme par les consommateurs. Il n'y pas plus "d'extorsion" dans ce cas que lorsqu'un travailleur part d'un emploi peu payé pour un emploi plus lucratif, ou quand un entrepreneur investit dans ce qu'il croit être un projet plus profitable qu'un autre.

Il faut admettre que lorsqu'une erreur a été faite, comme dans la situation mentionnée ci-dessus, la conduite rationnelle n'est pas de se lamenter sur le passé, ni d'essayer de "récupérer" les coûts historiques, mais de tirer le maximum (toutes choses égales par ailleurs, le plus d'argent) de la situation actuelle. Nous acceptons ceci quand des machines fabriquées autrefois ou d'autres biens du capital se trouvent confrontés à une baisse de la demande de leur produit. Dans le processus de production, comme nous l'avons vu, les énergies du travail fonctionnent avec les facteurs naturels et les facteurs produits pour arriver aux biens de consommation demandés avec le plus d'insistance. Comme les erreurs sont inévitables, ce processus conduit inévitablement à un montant considérable de biens du capital "inusités" à un instant donné. De même, la plupart de la terre originelle restera sans occupation parce que les forces du travail ont mieux à faire sur les autres terres. En bref, le café "inusité" est le résultat d'une erreur de prévision et ne doit pas être plus choquant ou répréhensible que les "possibilités non utilisées" des autres types de biens du capital.

Notre argument vaut tout aussi bien pour une entreprise unique produisant un produit unique avec une demande inélastique que pour un cartel d'entreprises. Une entreprise unique, avec une demande inélastique pour son produit, peut également détruire une partie de son stock après avoir commis une erreur de prévision. Notre critique de la doctrine luttant "contre le prix de monopole" et pour la souveraineté du consommateur s'applique également à un tel cas.

B. Cartels, fusions et compagnies commerciales

Un argument fréquent veut que l'action d'un cartel introduise une collusion. Car une entreprise seule peut arriver à un "prix de monopole" par ses capacités naturelles ou l'enthousiasme des consommateurs pour son produit, alors qu'un cartel de plusieurs entreprises suppose, prétend-on, "collusion" et "conspiration". Ces expressions, néanmoins, ne sont que des termes émotifs destinés à amener une réponse défavorable. Ce qui se trouve en jeu ici est en fait une coopération afin d'accroître les revenus des producteurs. Car quelle est l'essence de l'action d'un cartel ? Les producteurs individuels se mettent d'accord pour mettre en commun leurs avoirs dans une organisation centralisée unique qui prend les décisions de production et de politique des prix pour tous les propriétaires, et qui ensuite leur distribue les gains monétaires. Mais ce processus n'est-il pas le même que pour toute sorte de partenariat ou toute formation de compagnie commerciale ? Que se passe-t-il quand un partenariat ou une compagnie sont créés ? Les individus se mettent d'accord pour mettre leurs avoirs en commun avec une gestion centralisée et une direction centralisée qui mène la politique pour les propriétaires et qui leur distribue les gains monétaires. Dans les deux cas, la mise en commun, les méthodes de direction et la distribution des gains se font en accord avec des règles acceptées par tous au départ. Il n'y a donc pas de différence essentielle entre un cartel et une compagnie ou un partenariat ordinaire. On pourrait objecter que la compagnie ou le partenariat ordinaire ne concerne qu'une entreprise, alors que le cartel comporte toute une "industrie" (i.e. toutes les entreprises produisant un produit donné). Une telle distinction n'est cependant pas toujours valable. Plusieurs entreprises peuvent refuser d'entrer dans le cartel, alors que, d'un autre côté, une entreprise unique peut très bien être en situation de "monopole" pour la vente d'un de ses produits, et donc comprendre toute "l'industrie".

La correspondance entre un partenariat de coopération ou une compagnie - qui ne sont généralement pas considérés comme des formations répréhensibles - et un cartel est accrue si nous considérons le cas de la fusion de plusieurs entreprise. Les fusions ont été dénoncées comme "monopolistiques", mais pas de façon aussi véhémente que l'ont été les cartels. Fusionner des entreprises met en commun leurs avoirs, et les propriétaires des entreprises individuelles deviennent alors des propriétaires partiels d'une seule entreprise. Ils devront se mettre d'accord sur les règles d'échange des actions des différentes compagnies. Si la fusion s'étend à toute l'industrie, alors la fusion n'est qu'une forme permanente de cartel. Or, la seule différence entre une fusion et la formation initiale d'une compagnie unique est que la fusion met en commun des avoirs sous forme de biens existants du capital ,alors que la naissance initiale d'une compagnie met en commun des avoirs monétaires. Il est clair que, du point de vue économique, il y a peu de différences entre les deux. Une fusion est l'action d'individus avec une certaine quantité de biens du capital déjà produits, qui s'adaptent aux conditions présentes, et aux conditions qu'ils attendent du futur, en mettant en commun leurs avoirs. La formation d'une nouvelle compagnie est une adaptation aux conditions attendues du futur (avant qu'un investissement quelconque ait déjà été fait) par la mise en commun coopérative d'avoirs. La similitude essentielle réside dans la mise en commun volontaire des avoirs au sein d'une organisation plus centralisée en vue d'augmenter le revenu monétaire.

Les théoriciens qui attaquent les cartels et les monopoles ne voient pas l'identité des deux actions. Il en résulte qu'une fusion est considérée comme moins répréhensible qu'un cartel, et une compagnie unique bien moins menaçante qu'une fusion. Or, une fusion à l'échelle de l'industrie est, de fait, un cartel permanent, une combinaison permanente et une fusion. D'un autre côté, un cartel qui maintient par accord volontaire l'identité séparée de chacune des entreprises est par nature un arrangement transitoire et éphémère et, comme nous le verrons plus bas, tend généralement à éclater sur le marché. En réalité, dans plusieurs cas, un cartel peut être considéré simplement comme un pas vers une tentative de fusion permanente. De plus une fusion et la formation initiale d'une compagnie ne sont pas essentiellement différentes, comme nous l'avons vu. La première est une adaptation de la taille et du nombre des entreprises au sein d'une industrie vis-à-vis des nouvelles conditions ou est une correction d'une précédente erreur de prévision. La deuxième est un essai partant de zéro de s'adapter aux conditions présentes et futures du marché.

C. Économie, technique, et taille de l'entreprise

Nous ne connaissons pas, et l'économie ne peut pas nous l'apprendre, la taille optimale d'une entreprise au sein d'une industrie donnée. La taille optimale dépend des conditions techniques concrètes de chaque situation, ainsi que de l'état de la demande du consommateur vis-à-vis d'une offre donnée des divers facteurs de l'industrie en question et des autres industries. Toutes ces questions complexes entrent en jeu lors des décisions des producteurs, et finalement des consommateurs, concernant la taille des entreprises des différentes lignes de production. En liaison avec la demande des consommateurs et les coûts d'opportunité des divers facteurs, les propriétaires des facteurs et les entrepreneurs produiront dans les industries et entreprises pour lesquelles ils maximisent leurs revenus ou profits monétaires (les autres facteurs psychiques étant supposés égaux). Comme prévoir est la fonction des entrepreneurs, ceux qui réussissent minimiseront leurs erreurs et donc leurs pertes. Il en résulte que toute situation sur le marché libre tendra à être la plus désirable pour satisfaire les demandes des consommateurs (en incluant ici les désirs non monétaires des producteurs).

Ni les économistes ni les ingénieurs ne peuvent décider de la taille la plus efficace pour une entreprise dans quelque situation que ce soit. Seuls les entrepreneurs eux-mêmes peuvent déterminer la taille qui sera la plus efficace, et il est, de la part des économistes ou d'un quelconque observateur extérieur, présomptueux et injustifié d'essayer de prescrire autre chose. Dans ce domaine et dans d'autres, les désirs et les demandes des consommateurs sont "télégraphiés" au travers du système des prix, et la force résultante vers le maximum de revenu monétaire et de profit conduira toujours à une allocation et un établissement des prix optimaux. Il n'y a nul besoin des conseils extérieurs d'un économiste.

Il est clair que lorsque plusieurs milliers d'individus décident de ne pas produire et posséder eux-mêmes des usines d'acier, mais de mettre plutôt en commun leur capital dans une compagnie organisée - qui achètera les facteurs, investira, dirigera la production et vendra le produit,distribuant ultérieurement les gains monétaires parmi les propriétaires - ils augmentent énormément leur efficacité. Comparée à la production de centaines de petites usines, la quantité de production par facteur donné sera grandement accrue. La grande entreprise pourra acheter des machines fortement capitalisées et pourra financer une commercialisation et une distribution mieux organisées. Tout ceci est assez évident quand des milliers d'individus unissent leur capital pour créer une entreprise d'acier. Mais pourquoi ne serait-ce pas tout aussi vrai quand plusieurs petites entreprises fusionnent en une grande compagnie ?

On pourrait répondre qu'avec la fusion, particulièrement dans le cas d'un cartel, une action unie est menée non pour accroître l'efficacité mais seulement pour augmenter les revenus en limitant les ventes. Toutefois, il n'existe aucun moyen pour qu'un observateur extérieur puisse distinguer entre une opération "limitative" et une opération améliorant l'efficacité. Dans le premier cas nous ne devons pas penser à l'usine comme étant le seul facteur de production dont l'efficacité peut augmenter. La commercialisation, la publicité, etc., sont aussi des facteurs de production ; car la "production" n'est pas seulement la transformation physique d'un produit, mais consiste aussi à le transporter et à le mettre dans les mains de l'utilisateur. Cette dernière opération implique des dépenses afin d'informer l'utilisateur de l'existence et de la nature du produit et de le lui vendre. Comme un cartel est toujours uni pour la commercialisation, qui peut nier qu'il puisse rendre celle-ci plus efficace ? Comment, dès lors, séparer cette efficacité de l'aspect "limitatif" de l'opération [8] ?

En outre, les facteurs techniques de production ne peuvent pas être considérés dans le vide. La connaissance technique nous fournit toute une liste de choix alternatifs qui nous sont offerts. Mais aux questions cruciales - où investir ? combien ? quelle méthode choisir ? - seule l'économie peut répondre, par des considérations financières. Seul un marché conduit par la recherche de revenus monétaires et du profit permet de répondre à ces questions. Ainsi, comment un producteur décide-t-il, en creusant un tunnel de métro, le matériau à choisir pour sa construction ? D'un point de vue purement technique, le platine pourrait être le meilleur choix, le plus durable, etc. Cela veut-il dire qu'il devrait choisir le platine ? Il ne peut faire un choix parmi les différents facteurs de production, les méthodes, les biens à produire, etc., qu'en comparant les dépenses monétaires (qui sont égales aux revenus que ces facteurs pourraient rapporter ailleurs) aux revenus monétaires attendus de la production. Ce n'est qu'en maximisant les gains monétaires qu'il est possible d'allouer les facteurs au service des consommateurs ; autrement, et sur des bases purement techniques, rien n'empêcherait de construire des tunnels de métro en platine et de la largeur du continent. La seule raison pour laquelle ceci n'est pas fait dans les conditions actuelles est l'énorme "coût" monétaire représenté par le gaspillage provenant du détournement des facteurs et des ressources hors des utilisations les plus instamment réclamées par les consommateurs. Mais l'existence de cette demande alternative préférée - et donc le fait même du gaspillage - ne peut être trouvée qu'au travers d'un système de prix poussé par la recherche des revenus monétaires par les producteurs. Seule l'observation empirique du marché nous montre l'absurdité totale d'un tel métro transcontinental.

De plus, il n'y a pas d'unités physiques qui permettent de comparer les différents types de facteurs et produits physiques. Ainsi, supposons qu'un producteur essaie de déterminer l'utilisation la plus efficace de deux heures de son travail. Dans un instant romantique, il essaie de déterminer cette efficacité de manière pure, sans faire appel à de "sordides" considérations monétaires. Supposons qu'il soit confronté à trois possibilités techniques connues, résumées dans le tableau suivant :

Facteurs Produit A 2 heures de travail 5 livres d'argile : un pot une heure d'étuve B 2 heures de travail un bloc de bois : une pipe une heure d'étuve C 2 heures de travail un bloc de bois : un modèle de bateau une heure d'étuve

Parmi les possibilités, A, B ou C quelle est-elle la plus efficace, la plus "utile" techniquement pour répartir son travail ? Il est clair que ce producteur "idéaliste", prêt au sacrifice, n'a pas de moyen de le savoir ! Il n'a pas de méthode rationnelle pour décider de produire ou non un pot, une pipe ou un bateau. Seul le producteur "égoïste", à la recherche d'argent, a un moyen de choisir. En essayant de maximiser le gain monétaire, le producteur compare les coûts monétaires (dépenses nécessaires) des différents facteurs avec le prix des produits. Considérant A et B, par exemple, si l'achat de l'argile et d'une heure d'étuve coûtent une once [=28,35 grammes, NdT] d'or, et que le pot peut être vendu à 2 onces d'or, son travail rapporterait une once d'or. D'un autre côté, si le bois et une heure d'étuve coûtent 1,5 once d'or et que la pipe se vend à 4 onces d'or, il gagnerait 2,5 onces pour deux heures de travail et choisirait de fabriquer ce produit. Les prix du produit et des facteurs reflètent la demande du consommateur et les tentatives du producteur de gagner de l'argent à son service. La seule façon qui permette au producteur de déterminer quel produit fabriquer est de comparer les gains monétaires attendus. Si le bateau se vend à 5 onces d'or, il choisira le bateau plutôt que la pipe et ainsi satisfera la demande la plus urgente du consommateur, tout autant que son propre désir de revenu d'argent.

Il ne peut donc pas y avoir de séparation entre l'efficacité technique et les considérations financières. La seule façon qui nous permette de déterminer si un produit est plus demandé qu'un autre, ou si un processus plus efficace qu'un autre, est au travers des actions concrètes du marché libre. Nous pouvons penser qu'il est évident, par exemple, que la taille optimale d'une usine d'acier est plus grande que celle d'un salon de coiffure. Mais nous le savons non comme économistes d'après un raisonnement praxéologique a priori, mais purement d'après les observations empiriques du marché libre. Il n'est pas possible aux économistes ou à d'autres observateurs extérieurs de fournir l'optimum technique d'une usine ou d'une entreprise. Seul le marché lui-même peut le faire. Et si cela est vrai en général, c'est également vrai pour les cas spécifiques des fusions et des cartels. L'impossibilité d'isoler un élément technique devient encore plus clair quand nous nous rappelons que le problème critique n'est pas la taille de l'usine, mais la taille de l‘entreprise. Les deux ne sont pas du tout synonymes. Il est vrai que l'entreprise considèrera l'usine de taille optimale quelque soit l'échelle de ses opérations, et, de plus, une usine de plus grande taille demandera, toutes choses égales par ailleurs, une entreprise de plus grande taille. Mais la liste de ses décisions recouvre des motifs plus larges : combien investir, quel bien ou quels biens produire, etc. Une entreprise peut comprendre une ou plusieurs usines et un ou plusieurs produits et comprend toujours des moyens de commercialisation, une organisation financière, etc. qui ne sont pas pris en compte si l'on ne regarde que l'usine [9].

Ces considérations, d'ailleurs, suffisent à réfuter la distinction très populaire entre la "production pour les besoins" et la "production pour le profit". En premier lieu, toute production est faite pour des besoins ; sinon elle n'aurait pas lieu. Dans une économie de marché, cela signifie presque toujours des biens pour les besoins des autres - les consommateurs. Le profit ne peut se gagner qu'en servant les consommateurs avec des produits. D'un autre côté, il ne peut pas y avoir de production rationnelle, au-delà du niveau le plus primitif, qui repose sur des considérations techniques ou utilitaires détachées des gains monétaires [10].

Il est important de comprendre ce que nous n'avons pas dit dans cette partie. Nous n'avons pas dit que les cartels seront toujours plus efficaces que les entreprises individuelles ou que les "grandes" entreprises seront toujours plus efficaces que les petites. Nos conclusions sont que l'économie ne peut porter que peu de jugements valides sur la taille optimale d'une entreprise, si ce n'est que le marché libre apporte une solution aussi proche que possible pour rendre service au maximum aux consommateurs, que nous considérions la taille d'une entreprise ou tout autre aspect de la production. Tous les problèmes concrets de celle-ci - la taille de l'entreprise, la taille de l'industrie, le lieu d'emplacement, les prix, la taille et la nature de la production, etc. -doivent être résolus par les entrepreneurs et non par les économistes.

Nous ne devons pas quitter le problème de la taille de l'entreprise sans étudier un souci courant de certains auteurs en économie : Que se passe-t-il si la courbe des coûts moyens d'une entreprise continue à baisser indéfiniment ? L'entreprise ne va-t-elle pas croître et devenir si grande qu'elle finira par constituer un "monopole" ? Beaucoup se lamentent sur le fait que la concurrence "disparaitrait" dans une telle situation. L'accent mis sur ce problème vient principalement, cependant, de préoccupations vis-à-vis du cas de la "concurrence pure" qui, comme nous le verrons plus loin, est une invention impossible. Deuxièmement, il est évident qu'aucune entreprise n'a jamais été, et ne pourra jamais être, infiniment grande, de telle sorte que des obstacles - coûts croissants ou baissant moins rapidement - doivent arriver d'une façon ou d'une autre et de manière pertinente, pour toute entreprise [11]. Troisièmement, si une entreprise, par sa plus grande efficacité, obtient un type de "monopole" dans son industrie, elle le fait à clairement, dans les cas que nous considérons (diminution des coûts moyens) en baissant les prix et au bénéfice des consommateurs. Et si (comme tous les théoriciens qui attaquent le "monopole" le disent) ce qui est mauvais dans un "monopole" est précisément la limitation de la production et la montée des prix, il n'y a à l'évidence rien de mal à un "monopole" obtenu en suivant un chemin directement opposé [12].

Notes

[5]. Voir chapitre 8, p. 469, plus haut.

[6]. Comme le dit le Professeur Mises : "Le fait que la production d'un bien p n'est pas plus grande qu'elle ne l'est réellement est dû à ce que les facteurs complémentaires de production requis pour une augmentation de la production sont employés pour la production d'autres biens...Les producteurs de p ne décident pas de limiter intentionnellement sa production. Le capital de chaque entrepreneur est limité et il l'emploie pour les projets qu'il espère être les plus ardemment demandés par le public, qui rapportent le plus grand profit.

Un entrepreneur qui possède 100 unités de capital emploie, par exemple, 50 unités pour la production de p et 50 unités pour la production de q. Si les deux sont profitables, il est curieux de le blâmer pour ne pas avoir employé plus, par exemple 75 unités, dans la production de p. Il ne pourrait augmenter la production de p qu'en diminuant de manière correspondante celle de q. Mais en ce qui concerne q, la même critique pourrait être soulevée par les rouspéteurs. Si l'on reproche à l'entrepreneur de ne pas créer plus de p, on doit également lui reprocher de ne pas créer plus de q. Ce qui veut dire : on reproche à l'entrepreneur la rareté des facteurs de production et le fait que la Terre n'est pas un pays de Cocagne." Mises, Planning for Freedom, pp. 115-16.

[7]. Ibid, p.115.

[8]. Beaucoup d'erreurs auraient été évitées si les économistes avaient écouté les paroles d'Arthur Latham Perry : "Chaque homme qui fournit un effort pour satisfaire le désir d'un autre, en espérant quelque chose en retour, est... un Producteur. Le mot latin producere veut dire exposer quelque chose à la vente....Nous devons nous dégager dès le début de l'idée... que ce mot ne s'applique qu'aux formes de matière, que cela signifie seulement transformer quelque chose. [...] La signification fondamentale du mot initial, en latin et en anglais, est un effort par référence à une vente. Un produit est un service prêt à être rendu. Un producteur est quelqu'un qui a quelque chose de prêt à être vendu et qui le vend..." Perry, op. cit., pp. 165-66.

[9]. R.H. Coase [prix Nobel d'économie, connu notamment pour son célèbre article "The Problem of Social Cost", NdT], dans un article lumineux, a souligné que l'étendue des transactions qui ont lieu au sein d'une entreprise ou entre des entreprises dépend de la différence entre les coûts nécessaires à l'établissement d'un mécanisme des prix et les coûts d'organisation d'une structure de production à l'intérieur d'une entreprise. Coase, "The Nature of the Firm", loc. cit.

[10]. Cette fausse distinction a été mise en circulation par Thorstein Veblen et a continué dans l'heureusement éphémère mouvement "technocratique" du début des années 1930. D'après son biographe, cette distinction était la clé de tous ses écrits. Cf. Joseph Dorfman [qui fut le directeur de thèse de Rothbard et à qui Rothbard a dédié, avec Mises, son Histoire de la pensée économique, NdT], The Economic Mind in American Civilization (New York : Viking Press, 1949), III, 438.

[11]. Sur le manque d'attention "orthodoxe" aux limitations de coûts, voir Robbins, "Remarks, etc., " loc. cit.

[12]. Cf. Mises, Human Action, p. 367

D. L'instabilité du cartel

L'analyse montre qu'un cartel est une forme intrinsèquement instable. Si la mise en commun des avoirs se révèle profitable à long terme pour chacun des membres du cartel, alors ils fusionneront formellement en une grande firme. Le cartel disparaît alors dans la fusion. D'un autre côté, si l'action conjointe ne se montre pas profitable pour un ou plusieurs membres, la ou les firmes non satisfaites se détacheront du cartel et, comme nous le verrons, une action indépendante de ce type détruit presque toujours le cartel. La forme du cartel, par conséquent, est destinée à être très évanescente et instable.

Si l'action conjointe est la méthode la plus efficace et la plus profitable pour chaque membre, une fusion se produit rapidement. Le fait même que chaque firme membre du cartel garde son indépendance signifie qu'un morcellement peut se produire à tout instant. Le cartel devra décider de la production totale et assigner des quotas à chacun des membres. Il est probable que ceci conduise d'abord à de fortes chamailleries parmi les firmes à propos des quotas, chacune essayant de recevoir la plus grande part de l'allocation. Quelle que soit la base sur laquelle repose l'attribution des quotas, elle sera arbitraire et sujette à des contestations de la part d'un ou de plusieurs membres [13]. Dans une fusion, ou lors de la formation d'une société commerciale, les actionnaires forme une organisation prenant des décisions, par vote majoritaire. Dans le cas d'un cartel, cependant, des disputes surviennent parmi des entités possédées de façon indépendante.

Il est fortement probable que les producteurs les plus efficaces seront impatients lors d'une action conjointe imposée et qu'ils seront enclins à développer leurs affaires plutôt que de rester liés par des entraves et des quotas établis pour protéger leurs concurrents les moins capables. Il est clair que les entreprises les plus performantes seront celles qui briseront le cartel. Ce sera d'autant plus vrai au fur et à mesure que le temps passe et que les conditions changent par rapport à celles qui existaient à l'origine du cartel. Les quotas, les accords faits avec jalousie et qui semblaient auparavant convaincants à tous, apparaissent dès lors comme des restrictions intolérables aux firmes les plus efficaces. Le cartel s'effondre rapidement : tout d'abord une entreprise s'en détache, augmente sa production et baisse ses prix, puis les autres doivent suivre.

Si le cartel se s'effondre pas de l'intérieur, il est encore plus probable qu'il s'effondre de l'extérieur. Dans la mesure où il a rapporté des profits de monopole inhabituels, des entreprises et des producteurs extérieurs entreront dans son domaine de production. En bref, des concurrents viennent pour prendre avantage des profits élevés. Mais une fois qu'un concurrent important arrive à défier le cartel, celui-ci est fini. Car, comme les firmes du cartel ont une production limitée par les quotas, elles doivent observer le développement des nouveaux concurrents qui leur retirent des parts de marché à un taux s'accélérant. Le résultat, c'est que le cartel doit se dissoudre sous la pression des nouveaux venus dans la concurrence [14].

E. Cartels et concurrence libre

Il y a d'autres arguments que les adversaires des cartels utilisent pour dénoncer leur action. Une thèse affirme qu'il y a quelque chose de mauvais à ce que des entreprises auparavant en concurrence s'unissent en "restreignant la concurrence" ou en "restreignant l'échange". Une telle restriction est supposée léser la liberté de choix du consommateur. Comme Hutt l'a dit dans l'article précité : "Les consommateurs ne sont libres... et la souveraineté du consommateur n'est réalisable que dans la mesure où le pouvoir de substitution existe".

Mais c'est clairement une mauvaise compréhension de la signification du terme "liberté". Crusoe et Vendredi, marchandant sur une île déserte, ont une très faible étendue ou un très faible pouvoir de choix : leur pouvoir de substitution est limité. Pourtant, si aucun n'interfère avec la personne ou la propriété de l'autre, chacun est parfaitement libre. Soutenir le contraire consiste à faire sienne la confusion entre liberté et abondance ou étendue de choix. Aucun producteur individuel n'est ou ne peut être responsable du pouvoir de substitution des autres. Aucun planteur de café ou producteur d'acier, qu'il agisse seul ou avec d'autres, n'est responsable envers quiconque s'il choisit de ne pas produire plus. Si le professeur X ou le consommateur Y pense qu'il n'y a pas assez de producteurs de café ou qu'ils ne produisent pas assez, ces critiques sont libres d'entrer dans le commerce du café ou de l'acier pour augmenter à la fois le nombre des concurrents et la quantité de biens produits.

Si la demande du consommateur avait véritablement justifié plus de concurrents, ou une plus grande production, ou une plus grande variété de produits, les entrepreneurs auraient saisi l'occasion de faire des profits en satisfaisant cette demande. Le fait qu'il n'en soit pas ainsi dans tous ces cas démontre qu'une telle demande insatisfaite n'existe pas. Mais si cela est vrai, il s'ensuit qu'aucune action humaine ne peut améliorer la satisfaction de la demande du consommateur plus que ne le fait le marché libre. La mauvaise confusion entre liberté et abondance de biens repose sur l'incapacité de distinguer entre les conditions issues de la nature et les actions humaines destinées à transformer la nature. Dans un état de nature primitive, il n'y a pas d'abondance : en fait, il y a peu de biens, pour peu qu'il y en ait. Crusoe est totalement libre, mais est pourtant à la limite de la famine. Bien sûr, il serait plus plaisant pour tout le monde si les conditions données par la nature étaient bien plus abondantes, mais il ne s'agit que de rêves vains. Car, vis-à-vis de la nature, ceci est le meilleur de tous les mondes possibles, parce que c'est le seul monde possible. La condition de l'Homme sur Terre est de travailler sous les conditions naturelles existantes et de les améliorer par l'action humaine. C'est un reflet de la nature, pas du marché libre, si chacun est "libre de périr".

L'économie démontre que les individus qui établissent des relations mutuelles sur un marché libre dans une société libre - et n'établissent que ce type de relations - peuvent obtenir l'abondance pour eux et pour toute la société. ("Libre", comme toujours dans ce livre, est pris dans le sens interpersonnel de ne pas être agressé par d'autres personnes). Parler de liberté comme si elle équivalait à l'abondance obscurcit la compréhension de ces vérités.

Le marché libre, dans le monde de la production, peut être appelé "concurrence libre" ou "entrée libre", et signifie que, dans une société libre, chacun est libre d'entreprendre et de produire dans le domaine qu'il choisit. "La libre concurrence" est l'application de la liberté dans la sphère de la production : la liberté d'acheter, de vendre et de transformer sa propriété sans interférence violente d'une puissance externe.

Nous avons vu plus haut que la satisfaction du consommateur, dans un régime de concurrence libre, tendra à tout instant vers le maximum possible, étant données les conditions naturelles. Ceux qui feront les meilleurs prévisions tendront à émerger en tant qu'entrepreneurs dominants, et si quelqu'un voit passer une occasion, il est libre de tirer avantage de sa meilleure prévision. Le régime qui tend à maximiser la satisfaction du consommateur n'est donc pas celui de la "concurrence pure", ni de la "concurrence parfaite", ni de la "concurrence sans cartel" [15], ni de quelque chose d'autre que la simple liberté économique.

Certains critiques affirment qu'il n'existe pas de libre entrée "réelle" ou de libre concurrence "réelle" sur un marché libre. Car comment peut-on faire concurrence ou faire son entrée dans un domaine où d'énormes sommes d'argent sont nécessaires pour investir dans des usines ou des firmes efficaces ? Il est facile "d'entrer" dans "l'industrie" du colportage avec charrette à bras parce que peu de capital est nécessaire, mais il est presque impossible de créer une nouvelle entreprise automobile, avec ses lourds besoins en capital.

Cet argument n'est rien d'autre qu'une variante de la confusion répandue entre liberté et abondance. Dans ce cas, l'abondance se réfère au capital monétaire qu'un homme a été capable d'amasser. Chaque homme est tout à fait libre de devenir un joueur de base-ball. Mais cette liberté n'implique pas qu'il sera un aussi bon joueur qu'un autre. L'étendue ou le pouvoir d'action d'un homme, qui dépend de ses facultés et de la valeur d'échange de ce qu'il possède, est quelque chose de totalement distinct de sa liberté. Comme nous l'avons dit, une société libre conduira à long terme à l'abondance générale et représente la condition nécessaire de cette abondance. Mais société libre et abondance doivent rester des concepts distincts et ne pas être confondus dans des expressions comme la "liberté réelle" ou la "véritable liberté". Ainsi, le fait que chacun soit libre d'entrer dans une industrie ne veut pas dire que chacun est capable de le faire, que ce soit en raison de capacités personnelles ou de capital monétaire. Pour des industries qui réclament plus de capital, moins de personnes seront capables de tirer avantage de leur liberté de créer une nouvelle entreprise, que pour des industries demandant moins de capital, tout comme il y aura moins de travailleurs capables de tirer avantage de leur liberté d'entrer dans une profession hautement qualifiée que pour occuper une position.subalterne. Il n'y a aucun mystère dans les deux cas.

En fait, l'incapacité est bien plus importante pour le marché du travail que pour la concurrence commerciale. Les constructions modernes que sont les sociétés commerciales ne sont-elle pas en fait le moyen de réunir le capital de nombreuses personnes de plus ou moins grande fortune ? La "difficulté" d'investir dans une nouvelle entreprise automobile devrait être considérée d'après les quelque cinquante dollars nécessaires pour acheter une action, et non d'après les centaines de millions de dollars nécessaires à l'investissement total. Cependant, si le capital peut être réuni à partir des plus petites sommes, l'aptitude au travail ne peut pas être mise en commun.

Parfois l'argumentation atteint des sommets d'absurdité. On affirme souvent, par exemple, que les entreprises sont si grandes dans le monde moderne que des "nouveaux" ne "peuvent pas" faire concurrence à l'industrie en place, ou même y entrer, parce qu'ils ne peuvent pas lever le capital. Ces critiques ne semblent pas voir que le capital total des individus et leur richesse ont monté avec l'augmentation du montant nécessaire pour créer une nouvelle entreprise. En fait, il s'agit des deux faces d'une même pièce. Il n'y a pas de raison de penser qu'il était plus facile de réunir le capital pour ouvrir une boutique de vente au détail il y a plusieurs siècles que de réunir le capital pour une firme automobile de nos jours. S'il y a assez de capital pour financer les grandes entreprises qui existent aujourd'hui, il y a assez de capital pour en financer une de plus. En fait le capital pourrait être retiré des grandes firmes existantes et déplacé vers les nouvelles si cela était nécessaire. Bien sûr, si les nouvelles entreprises se révèlent ne pas être profitables et donc ne pas rendre de services aux consommateurs, il est facile de comprendre pourquoi les gens sont peu enclins à s'embarquer dans une telle aventure dans un marché libre.

Personne ne devrait être surpris de l'inégalité des capacités ou des revenus monétaires sur le marché libre. Comme nous avons vu plus haut, les hommes ne sont pas "égaux" pour leurs goûts, leurs intérêts, leurs talents ou leur lieu de résidence. Les ressources ne sont pas distribuées "également" sur la Terre [16]. Cette inégalité ou diversité des aptitudes et de la distribution des ressources assure l'inégalité des revenus sur le marché libre. Et, comme les avoirs monétaires de quelqu'un proviennent de ses aptitudes et de celles de ses ancêtres à servir les consommateurs sur le marché, il n'est pas surprenant qu'il y ait aussi une inégalité de richesse monétaire.

Le terme de "concurrence libre" se révèlera dès lors trompeur à moins de l'interpréter comme signifiant libre action, c'est-à-dire liberté de faire ou non concurrence selon le désir des individus.

A la suite de l'exposé précédant, il devrait être clair qu'il n'y a rien de particulièrement répréhensible ou de destructeur de la liberté du consommateur dans l'établissement d'un "prix de monopole" ou d'une action via cartel. L'action d'un cartel, si elle est volontaire, ne peut pas faire de mal à la liberté de concurrence et, si elle se révèle profitable, bénéficie au consommateur plus qu'elle ne le blesse. Elle est parfaitement en accord avec une société libre, avec la souveraineté de l'individu sur lui-même, et avec le fait de gagner de l'argent en servant le consommateur.

Comme Benjamin R. Tucker l'a brillamment conclu en traitant du problème des cartels et de la concurrence :

Le droit de coopérer est tout aussi indiscutable que le droit de faire concurrence. Le droit de faire concurrence implique le droit de s'abstenir de la concurrence ; la coopération est souvent une méthode de concurrence, et la concurrence est toujours, au sens le plus large, une méthode de coopération [...] chacun est une pratique légitime, disciplinée et non invasive de la volonté individuelle sous le régime social d'une égale liberté. [...] A la lumière de ces propositions irréfutables, le trust, comme toute autre combinaison industrielle conduisant à ne faire collectivement que ce que chaque membre de la coalition puisse faire individuellement est, en soi, une institution irréprochable. Attaquer, contrôler ou interdire cette forme de coopération est une absurdité. C'est une absurdité parce que cela prouve trop. Le trust n'est un rejet de la concurrence que dans la mesure ou la concurrence est un rejet de la concurrence [italiques de Rothbard]. Le trust ne nie la concurrence qu'en produisant ou en vendant moins cher que ceux qui sont hors du trust. Mais alors tout concurrent individuel qui connaît le succès est aussi un adversaire de la concurrence. [...] Le fait est qu'il y a un rejet de la concurrence qui est le droit de tous, et un rejet de la concurrence qui n'est le droit de personne. Nous tous, à l'intérieur ou à l'extérieur du trust, avons le droit de rejeter la concurrence en refusant de faire concurrence, mais personne d'entre nous, qu'il soit membre ou non du trust, n'a le droit de rejeter la concurrence par un décret arbitraire, en interférant avec l'effort volontaire, par la suppression forcée de l'initiative [17].

Pages correspondant à ce thème sur les projets liberaux.org :

Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, que la coopération, ou la combinaison, soit nécessairement "meilleure" que la concurrence entre entreprises. Nous concluons seulement que l'étendue respective des domaines dans ou entre les entreprises sur le marché libre sera précisément la proportion la plus susceptible de conduire à la fois au bien-être des consommateurs et des producteurs. Ceci équivaut à notre précédente conclusion selon laquelle la taille d'une entreprise tendra à s'établir au niveau pour laquelle elle rend le plus de service au consommateur. [18]

F. Le problème d'un grand cartel

Le mythe du cartel malfaisant a été grandement promu par l'image cauchemardesque du "grand cartel unique". "Tout cela est bien beau", dira-t-on, "mais supposons que toutes les entreprises d'un pays se réunissent en un Grand Cartel Unique. Qu'en est-il alors de cette horreur ?"

La réponse peut être trouvée au chapitre 9 de cet ouvrage [p.547 et suivantes], où nous avons vu que le marché libre place des limites finies à la taille de la firme, qui sont les limites permettant le calcul sur le marché. Afin de calculer les profits et les pertes de chaque branche, une firme doit être capable de rattacher ses opérations internes à des marchés externes pour chacun des différents facteurs et des produits intermédiaires. Si l'un de ces marchés externes disparaît, parce que tous sont absorbés à l'intérieur d'une seule entreprise, la possibilité de calcul disparaît et la firme n'a plus le moyen d'allouer rationnellement les facteurs vers ce marché spécifique. Plus ces limites de taille sont dépassées, plus grande devient la sphère d'irrationalité et plus difficile il se fait d'éviter les pertes. Un grand cartel ne sera pas capable d'allouer rationnellement les biens de production et ne pourra donc pas éviter de sérieuses pertes. Par conséquent, ce grand cartel ne pourra jamais s'établir vraiment, et si une tentative était faite, il se briserait rapidement en morceaux.

Dans la sphère de production, le socialisme est équivalent à uu Grand Cartel Unique, contrôlé et organisé de manière obligatoire par l'État. [19] Ceux qui défendent la "planification centralisée" socialiste comme la plus efficace des méthodes de production pour répondre aux désirs du consommateur doivent répondre à cette question : si la planification centralisée est véritablement plus efficace, pourquoi ne s'est-il pas établi sur le marché libre, sous l'action d'individus à la recherche de profits ? Le fait qu'un Grand Cartel Unique ne se soit jamais formé volontairement et qu'il nécessite la puissance de coercition de l'Etat pour être créé démontre qu'il ne peut pas être la méthode la plus efficace pour satisfaire les désirs du consommateur. [20]

Supposons un instant que le Grand Cartel unique puisse s'établir sur le marché libre et qu'il n'y ait pas de problème de calcul. Quelles en seraient les conséquences économiques ? Le cartel sera-t-il capable "d'exploiter" quelqu'un ? En premier lieu, les consommateurs ne pourront pas être "exploités". Car les courbes de demande des consommateurs seront encore élastiques ou inélastiques, selon le cas. Comme, ainsi que nous le verrons plus loin, les courbes de demande des consommateurs sont toujours, pour une firme, élastique au-dessus du prix d'équilibre du marché libre, il s'ensuit que le cartel ne sera pas capable d'augmenter ses prix ou de soutirer plus d'argent au consommateur.

Q'en est-il des facteurs ? Leurs propriétaires ne pourraient-ils pas être exploités par le cartel ? En premier lieu, le cartel universel, pour être efficace, doit inclure tous les propriétaires terriens. Sinon, tout les gains qu'ils pourraient obtenir pourraient être imputés à la terre. Pour le dire dans la version la plus forte, un cartel universel de toute la terre et de tous les biens du capital pourrait-il "exploiter" les travailleurs en les payant systématiquement moins que la valeur marginale actualisée de leur production ? Les membres du cartel ne pourraient-ils pas se mettre d'accord pour payer une très faible somme à ces travailleurs ? Si cela se produisait, toutefois, de grandes occasions se présenteraient aux entrepreneurs soit pour surgir hors du cartel, soit pour en sortir, afin de réaliser des profits en embauchant des travailleurs à des salaires plus élevés. Cette concurrence aurait pour double effet de (a) briser le cartel universel et (b) de tendre à rendre aux travailleurs leur produit marginal. Tant que la concurrence est libre, à l'abri des restrictions gouvernementales, aucun cartel universel ne peut exploiter le travail ni rester longtemps universel. [21]

Notes

[13]. Comme le dit le professeur Benham : "Les entreprises qui ont produit une part relativement importante de la production dans le passé demanderont la même part pour le futur. Les entreprises en expansion - grâce, par exemple, à une gestion plus efficace que les autres - demanderont une part plus grande que celle qu'ils ont obtenue dans le passé. Les entreprises avec une plus grande 'capacité' de production, mesurée par la taille de leur [...] usine demanderont une part plus grande en conséquence." Benham. Economics (New York : Pitman Publishing Co., 1941), p. 232. Sur les difficultés que rencontrent les cartels, voir aussi Bjarke Fog, "How Are cartel Prices Determined?" Journal of Industrial Economics, novembre 1956, pp. 16-23 ; Donald Dewey, Monopoly in Economics and Law (Chicago : Rand McNally, 1959), pp. 14-24 ; et Wieser, Social Economics, p. 225.

[14]. Pour des exemples de cette instabilité dans l'histoire des cartels, voir Fairchild, Furniss et Buck, Elementary Economics, II, 54-55 ; Charles Norman Fay, Too Much Government, Too Much Taxation (New York : Doubleday, Page, 1923), p. 41 et Big Business and Government (New York : Doubleday, Page, 1912) ; A.D.H. Kaplan, Big Enterprise in a Competitive System (Washington : Brookings Institute, 1954), pp.11-12.

[15]. Ces termes seront expliqués plus loin.

[16]. Il est clair que le terme "égal" ne peut pas être employé ici. Que peut donc vouloir dire que l'aptitude de l'avocat Jones est égale à celle de l'enseignant Smith.

[17]. D'après son discours devant la Civic Federation Conference on Trusts, tenue à Chicago du 13 au 16 septembre 1899, Chicago Conference on Trusts (Chicago, 1900), pp. 253-254, repris dans Benjamin R. Tucker, Individual Liberty (New York : Vanguard Press, 1926), pp. 248-257. Un avocat a dit de cette conférence : "Le contrôle des prix ne peut être rendu permanent que par une supériorité des méthodes de fabrication qui défie avec succès toute concurrence. Tout prix établi par une combinaison qui permet aux concurrents de faire un profit raisonnable encouragera vite une telle concurrence, conduisant à une baisse des prix." Azel F. Hatch, Chicago Conference, p. 70. Voir aussi l'excellent article de A. Leo Weil, ibid, pp. 77-96 ainsi que : W. P. Potter, ibid, pp.299-305 ; F. B. Thurber, ibid, pp. 124-136; Horatio W. Seymour, ibid, pp. 188-193 ; J. Sterling Morton, ibid, pp. 225-230.

[18]. Notre raisonnement implique-t-il, comme l'en a accusé Dorfman [qui fut le directeur de thèse de Rothbard, NdT] (J. Dorfman, op. cit. III, p. 247) que "quelle que soit la situation, elle est juste" ? Nous ne pouvons pas entrer à ce sujet dans une discussion des rapports de l'économie et de l'éthique, mais nous pouvons dire rapidement que notre réponse, concernant le marché libre, est un oui conditionnel. Plus précisément, nous pouvons dire que : étant données les fins sur les échelles de valeurs des individus, révélées par leurs actions réelles, le maximum de satisfaction de ces fins pour chacun est atteint uniquement sur le marché libre. Que les individus aient de fins "convenables" ou non est une tout autre question qui ne peut pas être tranchée par l'économiste.

[19]. Si tous les facteurs et toutes les ressources sont absolument contrôlés par l'Etat, il n'est pas très important de savoir si, légalement, ils sont propriété de l'Etat. Car la propriété comporte l'idée de contrôle et si le propriétaire nominal est privé de contrôle, c'est le contrôleur qui est le véritable propriétaire de la ressource.

[20]. A notre connaissance, le seul auteur qui examine un Grand Cartel Unique (volontaire) comme idéal potentiel est Heath, Citadel, Market, and Altar (Baltimore : Science of Social Fondation, 1957), pp. 184-187.

[21]. Cf. Mises. Human Action, p. 592

3. L'illusion du prix de monopole

Nous avons à présent établi qu'il n'y a rien de "mal" dans un prix de monopole, qu'il soit institué par une entreprise unique ou par un cartel. En fait, le prix établi sur le marché libre (non entravé par la violence ou la menace de violence), quel qu'il soit, sera le "meilleur" prix. Nous avons aussi montré qu'il était impossible de séparer les motifs "monopolistiques" des considérations d'efficacité dans les actions d'un cartel, ou de séparer la technique de la profitabilité en général. Et nous avons vu la grande instabilité du cartel.

Dans cette partie, nous étudierons un problème supplémentaire : étant donné qu'il n'y a rien de "mal" dans un prix de monopole, jusqu'à quel point peut-on retenir le concept même de "prix de monopole" sur le marché libre ? Peut-il être simplement distingué du "prix concurrentiel", supposé être son contraire absolu ? Pour répondre à cette question, nous devons examiner ce qui constitue la théorie du prix de monopole.

A. Définitions du monopole

Avant d'étudier la théorie du prix de monopole, nous devons commencer par définir le monopole. Bien que les problèmes de monopole occupent une place énorme dans la littérature économique, il n'existe que peu ou pas de définitions claires [22]. Il y a en fait à ce propos une grande imprécision et une grande confusion. Très peu d'économistes ont formulé une définition cohérente et sensée du monopole.

Un exemple courant de définition confuse est le suivant : "Il y a monopole quand une entreprise contrôle son prix." Cette définition est un mélange de confusion et d'absurdité. En premier lieu, il n'existe pas sur le marché libre de "contrôle" du prix lors d'un échange : dans tout échange, les deux parties se mettent d'accord volontairement sur le prix de vente. Aucun "contrôle" n'est exercé par l'une des deux parties. Le seul contrôle est celui qu'exerce chacun sur ses propres actions - qui découlent de la souveraineté sur sa personne - et par conséquent chacun est à même de contrôler sa propre décision de participer ou non à l'échange, pour tout prix hypothétique. Il n'y a pas de contrôle direct du prix parce que le prix est un phénomène mutuel. D'un autre côté, chacun exerce un contrôle absolu sur sa propre action et donc sur le prix qu'il essaiera d'établir pour tout bien. Tout homme peut vendre au prix qu'il veut toute quantité de biens : la question est de savoir s'il pourra trouver des acheteurs à ce prix. De même, bien sûr, tout acheteur peut choisir le prix auquel il acceptera d'acheter un bien donné : la question est de savoir s'il trouvera un vendeur à ce prix. C'est en fait ce processus d'offres et de demandes mutuelles qui produit les prix quotidiens du marché.

Il y a cependant une idée bien trop répandue qui dit que si nous comparons, par exemple, Henry Ford et un petit cultivateur de blé, les deux diffèrent grandement par leurs pouvoirs de contrôle respectifs. On croit que le cultivateur trouve son prix "donné" par le marché, alors que Ford peut "établir son propre" prix. Le petit cultivateur est prétendument soumis aux forces impersonnelles du marché, et donc au final du consommateur, alors que Ford est, pour une plus ou moins grande part, le maître de son propre destin, pour ne pas dire le maître des consommateurs. De plus, on pense que le "pouvoir de monopole" de Ford provient du fait qu'il est "grand" par rapport au marché de l'automobile, alors que le cultivateur est un "concurrent pur" parce qu'il est "petit" par rapport à l'offre totale de blé. D'habitude, on ne considère pas Ford comme un monopoliste "absolu" mais comme quelqu'un qui possède un vague "degré de pouvoir monopolistique".

Tout d'abord, il est complètement faux de dire que le cultivateur et Ford diffèrent par leur contrôle sur les prix. Les deux ont exactement le même degré de contrôle et d'absence de contrôle : les deux ont un contrôle absolu de la quantité qu'ils produisent et du prix qu'ils essaient d'atteindre [23] et une absence de contrôle absolue sur le prix et sur la quantité de la transaction qui aura finalement lieu. Le cultivateur est libre de demander le prix qu'il veut, tout comme l'est Ford, et est libre de chercher un acheteur à ce prix. Il n'est pas le moins du monde obligé de vendre ses produits sur des "marchés" organisés s'il peut obtenir mieux ailleurs. Dans une société de marché libre, tout producteur de tout produit est libre de produire autant qu'il le veut, à partir de tout ce qu'il possède ou peut acheter, et est libre d'essayer de le vendre à tout prix qu'il peut obtenir, à toute personne qu'il peut trouver. [24] Naturellement, tout vendeur, comme nous l'avons répété plusieurs fois, cherchera à vendre sa production au plus haut prix possible. De même chaque acheteur essaiera d'acheter des biens aux prix les plus bas. C'est précisément l'interaction volontaire de ces acheteurs et de ces vendeurs qui établit la structure totale de l'offre et de la demande pour des biens de consommation et pour des biens de production. Accuser Ford, une station hydraulique ou tout autre producteur de "faire payer aussi cher que le commerce peut le supporter" et de prendre ceci comme un signe de monopole est un pur non-sens, car c'est précisément l'action de tous dans l'économie : le petit producteur de blé, l'ouvrier, le propriétaire foncier, etc. "Faire payer aussi cher que le commerce peut le supporter" est tout simplement un synonyme émotif pour dire qu'on essaie de faire payer aussi cher qu'on le peut librement.

Qui "fixe" le prix dans tout échange est une question technique complètement dérisoire et sans importance - une question de commodité institutionnelle plutôt que d'analyse économique. Le fait que Macy's affiche ses prix chaque jour ne veut pas dire Macy's a une sorte de "contrôle" mystérieux de ses prix par rapport au consommateur. [25] De même, le fait que les gros acheteurs industriels de matières premières publient souvent leurs propositions de prix ne signifie pas qu'ils exercent un type de contrôle supplémentaire par rapport au prix obtenu par les producteurs. Plutôt que d'être un moyen de contrôle, l'affichage fournit simplement l'information nécessaire à tous les acheteurs ou vendeurs potentiels. Le processus de la détermination des prix, à travers l'interaction des échelles de valeur, se produit exactement de la même façon quels que soient les détails concrets et les conditions institutionnelles des arrangements du marché. [26]

Chaque producteur individuel est donc souverain pour ses propres actions : il est libre d'acheter, de produire et de vendre ce qu'il veut et à qui voudra bien acheter. Le cultivateur n'est pas obligé de vendre sur un marché donné ou à une compagnie donnée, pas plus que Ford n'est obligé de vendre à John Brown s'il ne veut pas le faire (par exemple parce qu'il peut obtenir un meilleur prix ailleurs). Mais, comme nous l'avons vu, pour autant que le producteur souhaite maximiser son revenu monétaire, il se soumet lui-même au contrôle des consommateurs et adapte sa production en conséquence. Ceci est vrai pour le cultivateur, pour Ford et pour tout le monde dans l'économie entière - propriétaire terrien, ouvrier, producteur de services, etc. Ford, dès lors, n'a pas plus de "contrôle" sur le consommateur que n'en a le cultivateur.

Une objection courante est celle-ci : Ford est capable d'acquérir un "pouvoir de monopole" ou un "pouvoir monopolistique" parce que son produit a une marque déposée reconnue, ce dont ne bénéficie pas le cultivateur. Cependant, il s'agit d'un cas où l'on met la charrue avant les boeufs. La marque déposée et la connaissance générale de cette marque sont issues du désir du consommateur envers le produit associée à la marque : elles sont donc le résultat de la demande des consommateurs plutôt que moyen préexistant pour obtenir un "pouvoir monopolistique" sur les consommateurs. En fait, le cultivateur Hiram Jones est parfaitement libre d'inscrire la marque "Blé de Hiram Jones" sur son produit puis d'essayer de le vendre sur le marché. Qu'il ne le fasse pas signifie que ce ne serait pas profitable pour son produit dans les conditions concrètes du marché. Le point capital est que dans certains cas les consommateurs et les entrepreneurs d'un ordre moins élevé considèrent chaque marque individuelle comme représentant un produit unique, alors que dans d'autre cas les acheteurs considèrent la production d'une entreprise - un producteur propriétaire ou un ensemble de producteurs agissant ensemble - comme ayant une valeur d'usage identique à celle des produits des autres entreprises. La situation dépend entièrement des évaluations des acheteurs pour chaque cas concret.

Nous analyserons plus loin dans ce chapitre et avec de plus grands détails le tissu embrouillé des erreurs contenues dans les diverses théories de la "concurrence monopolistique". Pour l'instant nous essayons d'arriver à une définition du monopole en soi. Pour ceci il y a trois définitions cohérentes possibles du monopole. L'une découle des racines linguistiques du terme : monos (seul) et polein (vendre) et le définit comme le seul vendeur d'un bien donné (définition 1). Il s'agit certainement d'une définition légitime mais qui est extraordinairement large. Elle veut dire que le producteur et vendeur individuel sont des "monopoleurs" à chaque fois qu'il existe une différentiation quelconque entre les produits individuels. Johns Jones, avocat, a le "monopole" des conseils légaux de Johns Jones ; Tom Williams, médecin, a le monopole de ses services médicaux uniques, etc. Le propriétaire de l'Empire State Building a le monopole des services de location de son bâtiment. Cette définition, par conséquent, catalogue toutes les distinctions faites par les consommateurs entre les produits individuels comme établissant des "monopoles".

On doit se rappeler que seuls les consommateurs peuvent décider si deux marchandises offertes sur le marché représentent un seul bien ou deux biens distincts. Ce problème ne peut pas être résolu par l'inspection physique du produit. La nature des éléments physiques constitutifs du bien peut ne représenter qu'une seule des ses propriétés : dans la plupart des cas, une marque, le "bon vouloir" d'une entreprise particulière, ou une atmosphère plus plaisante dans le magasin différentieront le produit des ses rivaux aux yeux de beaucoup de ses consommateurs. Les produits deviennent alors des biens différents pour le consommateur. Personne - et encore moins les économistes - ne peut jamais être certain de savoir à l'avance si une marchandise vendue par A sera considérée sur le marché comme homogène avec le même bien physique vendu par B. [27]-[28]

Dès lors, il est presque impossible d'utiliser la définition 1 du monopole de manière fructueuse. Car cette définition dépend de la façon de choisir un "bien homogène", ce qui ne peut jamais être décidé par un économiste. Qu'est-ce qui constitue une "marchandise homogène" (c'est-à-dire une industrie) - cravate et noeuds papillon, noeuds papillon seuls, noeuds papillon avec des pois, etc., ou noeuds papillon fabriqués par Jones ? Seuls les consommateurs décideront, et, en tant que consommateurs différents, ils décideront vraisemblablement différemment suivant les cas concrets. Utiliser la définition 1 se réduira donc probablement à la simple définition du monopole comme étant la propriété exclusive par chacun de sa propre propriété - ce qui, de manière absurde, ferait de tout un chacun un monopoleur ! [29]

La première définition est ainsi cohérente mais extrêmement peu appropriée. Son utilité est très limitée et le terme a acquis des connotations émotionnelles très fortes de l'usage passé de définitions assez différentes. Pour des raisons détaillées plus loin, le terme de "monopole" a des consonances sinistres et malfaisantes pour la plupart des gens. "Monopoleur" est généralement un mot insultant et l'appliquer à la grande majorité de la population au moins, peut-être à tous, aurait pour effet la confusion et même le ridicule.

La deuxième définition est liée à la première mais diffère de façon très importante. Elle est, en fait, la définition originelle du monopole et est responsable de ses connotations sinistres dans l'esprit du public. Tournons-nous vers son expression classique, énoncée par le grand juriste du dix-septième siècle, Lord Coke :

Un monopole est une institution ou une concession accordée par le Roi, par son octroi, son autorité ou autre, à toute personne, corps politique ou corporation, pour qu'ils soient seuls à acheter, vendre, fabriquer, travailler ou utiliser quelque chose, et par laquelle, pour toute personne, tout corps politique ou toute corporation, on cherche à restreindre la liberté possédée auparavant ou à empêcher ses échanges légaux. [30]

En d'autres termes, on définit ici le monopole comme l'octroi d'un privilège par l'Etat, en réservant un certain domaine de la production à un individu ou un groupe particulier. Entrer dans ce domaine est interdit aux autres, et cette prohibition est assurée par les gendarmes de l'Etat.

Cette définition du monopole remonte à la common law et a pris une grande importance politique en Angleterre au cours des seizième et dix-septième siècles, lorsque une bataille historique eut lieu entre des libertariens et la Couronne à propos du monopole opposé à la liberté de production et d'entreprise. Sous cette définition du terme, il n'est pas surprenant que le "monopole" ait pris une connotation d'intérêt sinistre et de tyrannie dans l'esprit du public. Les énormes restrictions concernant la production et les échanges, tout comme la mise en place par l'Etat d'une caste monopolistique de favoris, furent l'objet d'attaques véhémentes pendant plusieurs siècles. [31]

Le fait que cette définition était autrefois importante en analyse économique se voit clairement dans citation suivante de l'un des premiers économistes américains, Francis Wayland :

Un monopole est un droit exclusif octroyé à un ou plusieurs hommes d'employer leur travail ou leur capital d'une certaine manière particulière. [32]

Il est évident que ce type de monopole ne peut jamais se produire sur le marché libre, non entravé par l'interférence de l'Etat. Ainsi, d'après cette définition, il ne peut y avoir dans une économie libre aucun problème de monopole. [33] De nombreux auteurs ont objecté que les marques déposées, habituellement considérées comme faisant partie du marché libre, constituent véritablement l'octroi d'un privilège spécial de la part de l'Etat. Aucune autre entreprise ne peut "faire concurrence" aux chocolats Hershey en produisant son propre produit et en l'appelant chocolats Hershey. [34] N'est-ce pas une restriction imposée par l'Etat quant à la liberté d'entrée sur un marché ? Et comment peut-il y avoir de "réelle" liberté d'entrée dans de telles conditions ?

Toutefois, cet argumentaire se méprend complètement quant à la nature de la liberté et de la propriété. Chaque individu d'une société libre a un droit de propriété sur lui-même et un usage exclusif de sa propre propriété. Fait partie de sa propriété son nom, l'étiquette linguistique qui est uniquement la sienne et qui s'identifie à lui. Un nom est une partie essentielle de l'identité d'un homme et par conséquent de sa propriété. Dire qu'il possède un "monopole" sur son nom n'apporte rien de plus que de dire qu'il a un "monopole" sur sa propre volonté ou sur sa propriété de lui-même. Une telle extension du terme de "monopole" à chaque individu du monde serait absurde. La fonction "gouvernementale" de défense de la personne et de la propriété, vitale pour l'existence d'une société libre tant que certaines personnes sont disposées à les envahir, implique la défense de chaque nom de personne ou de marque contre la fraude par contrefaçon ou imposture. Ce qui signifie interdire à John Smith de prétendre être Joseph Williams, célèbre avocat, et de vendre ses propres conseils légaux après avoir dit à ses clients qu'il vendait ceux de Williams. Cette fraude n'est pas seulement un vol implicite du consommateur mais est aussi un viol du droit de propriété de Joseph Williams sur son nom et son individualité uniques. Et l'usage par une autre entreprise chocolatière du nom de Hershey serait équivalent à perpétrer un acte invasif de fraude et de contrefaçon. [35]

Avant d'adopter cette définition du monopole comme la bonne, nous devons prendre en considération une dernière possibilité : définir le monopoleur comme une personne qui a réussi à obtenir un prix de monopole (définition 3). Cette définition n'a jamais été explicitement mise en avant mais a été implicite dans les meilleurs écrits néoclassiques sur le sujet. Elle a le mérite de concentrer l'attention sur la question économique importante du prix de monopole, de sa nature et de ses conséquences. A ce propos, nous allons étudier maintenant la théorie néoclassique du prix de monopole et chercher si elle possède véritablement la substance qu'elle semble avoir au premier coup d'oeil.

B. La théorie néoclassique du prix de monopole [36]

Dans les chapitres précédents nous avons parlé d'un prix de monopole établi soit par un monopoleur soit par un cartel de producteurs. Nous devons maintenant étudier la théorie de plus près. Une définition succincte du prix de monopole est fournie par Mises :

Si les conditions sont telles qu'un monopoleur peut assurer des gains nets plus élevés en vendant une plus petite quantité de son produit à un prix plus haut qu'en vendant une plus grande quantité à un prix plus bas, il surgit un prix de monopole plus élevé que n'aurait été le prix potentiel du marché en l'absence de monopole. [37]

La doctrine du prix de monopole peut être résumée comme suit : Une certaine quantité de bien, lorsque elle est produite et vendue, conduit à un prix concurrentiel sur le marché. Un monopoleur ou un cartel d'entreprises peut, si la courbe de demande est inélastique au point correspondant au prix concurrentiel, restreindre ses ventes et augmenter le prix pour arriver au point donnant les gains maximaux. Si, d'un autre côté, la courbe de demande qui se présente au monopoleur ou au cartel est élastique au point correspondant au prix concurrentiel, le monopoleur ne réduira pas ses ventes pour obtenir un prix plus élevé. Il en résulte, comme le souligne Mises, qu'il n'y a pas dans ce cas de raison de se préoccuper du "monopoleur" (au sens de la définition numéro 1 donnée plus haut) : qu'il soit ou non le seul producteur d'un bien n'a pas d'importance et est hors de propos pour les questions catallactiques. Le monopoleur ne devient important que si la configuration de sa courbe de demande lui permet de réduire ses ventes et d'obtenir un revenu plus grand au prix de monopole. [38] S'il apprend l'inélasticité de la courbe de demande après avoir par erreur produit un trop grand stock, il doit détruire ou retirer une partie de son stock. Après cela, il réduira sa production de biens au niveau le plus rémunérateur.

L'analyse du prix de monopole figure sur la figure 67. L'hypothèse de base, habituellement uniquement implicite, est qu'il existe un certain stock identifiable, OA, et un certain prix de marché identifiable AC, qui résulteraient des conditions concurrentielles. AB représente alors la courbe d'offre dans le cas de la "concurrence". Alors, d'après la théorie, si la courbe de demande est élastique au-dessus de ce prix, il n'y aura pas d'occasion de réduire les ventes et d'obtenir un prix plus élevé, de "monopole". La ligne DD représente une telle courbe de demande. D'un autre côté, si la courbe de demande est inélastique au-dessus du point de prix concurrentiel, comme dans le cas de D'D', il sera payant pour le monopoleur de restreindre ses vente vers OA' (courbe d'offre représentée par A'B') et d'obtenir un prix de monopole A'M. Ceci aboutirait au revenu monétaire maximal pour le monopoleur. [39]

Fig67.JPG

La courbe de demande inélastique, donnant l'occasion du prix de monopole, peut se présenter à un monopoleur unique d'un produit donné ou à une "industrie dans son ensemble" si elle est organisée sous la forme d'un cartel de producteurs différents. Dans le dernier cas, la courbe de demande, telle qu'elle se présente à chaque entreprise du cartel, est élastique. Au prix concurrentiel, si une entreprise augmente son prix, les consommateurs détournent majoritairement ses achats vers les entreprises concurrentes. D'un autre côté, si les entreprises sont dans un cartel, la capacité moindre de substitution offerte aux consommateurs rend dans de nombreux cas la courbe de demande, telle qu'elle se présente au cartel, inélastique. Cette condition sert à donner l'impulsion pour la formation des cartels étudiés plus haut.

Notes

[22] La même confusion existe dans les lois traitant du monopole. Malgré les mises en garde constitutionnelles contre l'emploi de termes vagues, le "Sherman Anti-Trust Act" interdit les actions "monopolistiques" sans définir une fois le concept. A ce jour, il n'y a pas eu de décision législative claire concernant ce qui constitue une action monopolistique illégale.

[23] Nous ne prenons pas en compte ici, bien entendu, les incertitudes particulières de l'agriculture liées au climat, etc.

[24] Pour une discussion complémentaire, voir Murray N. Rothbard, "The Bogey of Administrated Prices," The Freeman, Septembre 1959, pp. 39-41.

[25] Au contraire, les consommateurs contrôlent Macy's pour autant que le magasin souhaite un revenu monétaire. Cf. John W. Scotville et Noel Sargent eds., Fact and Fancy in the T.N.E.C. Monographs (New York : National Association of Manufacturers, 1942), p. 312.

[26] Une raison souvent énoncée pour attribuer un "contrôle des prix" à Ford et pas aux petits producteur de blé est le fait que Ford est si grand que ses actions affectent le prix du marché de son produit, alors que le cultivateur est si petit que ses actions n'affectent pas le prix. A ce sujet, voir la critique ci-dessous des théories de la "concurrence monopolistique".

[27] L'économie a souvent supposé, par exemple, que les consommateurs qui paient un prix plus élevé pour le même bien dans un magasin avec une atmosphère plus agréable agissaient de manière "irrationnelle". En réalité, il n'en est rien, car les consommateurs n'achètent pas seulement une boîte de haricots, mais une boîte de haricots vendue dans un certain magasin par certains employés, et ces facteurs peuvent faire (ou ne pas faire) de différence pour eux. Les hommes d'affaires sont bien moins motivés par de telles considérations "non physiques" (bien que la bonne volonté puisse affecter également leurs achats), non pas parce qu'ils sont "plus rationnels" que les consommateurs mais parce qu'il ne se préoccupent pas, à l'inverse des consommateurs, de leurs propres échelles de valeur pour décider de leurs achats. Comme nous avons vu plus haut, les hommes d'affaires sont généralement purement motivés par le revenu attendu que les biens fourniront sur le marché. Pour un excellent traitement de la définition du "produit homogène", voir G. Warren Nutter, "The Plateau Demand Curve and Utility Theory," Journal of Political Economy, décembre 1955, pp. 526-528. Voir aussi Alex Hunter, "Product Differentiation and Welfare Economics", Quarterly Journal of Economics, novembre 1955, pp. 533-552.

[28] Le Professeur Lawrence Abbott, dans l'un des travaux théoriques remarquables de ces dernières années, démontre aussi qu'au fur et à mesure des progrès de la civilisation et de l'économie, les produits deviennent de plus en plus différenciés et de moins en moins homogènes. D'une part la différentiation est plus grande au niveau du consommateur qu'au niveau du producteur. L'économie en développement s'empare d'une part croissante des biens auparavant fabriqués par le consommateur lui-même : elle fournit donc plus de biens finis que de matières premières au consommateur par rapport à autrefois (du pain plutôt que de la farine, des pulls plutôt que des pelotes de laine, etc.). Ainsi, il y a une plus grande occasion de différentiation.

De plus, à l'accusation familière qui affirme que la publicité commerciale tend à créer plus de différentiation dans l'esprit du consommateur qu'il n'en existe "réellement", Abbott réplique de façon incisive que c'est le contraire qui est le plus probablement vrai et que la civilisation en marche accroît la perception et la distinction des différences de la part du consommateur, différences qu'il ignorait auparavant. Abbott écrit : "[...] lorsque l'homme devient plus civilisé, il développe des pouvoirs de perception plus grands vis-à-vis des différences de qualité. L'homogénéité subjective peut exister alors même que l'homogénéité objective n'existe pas, parce que les acheteurs sont incapables ou n'ont envie ni de percevoir des différences entre des produits presque identiques ni de les distinguer.

Quand la société évolue et que l'éducation progresse, les gens apprennent à développer des pouvoirs plus vifs de distinction. Leurs désirs deviennent plus précis. Ils commencent [...] par exemple à développer une préférence non seulement pour le vin blanc mais pour le Chablis de 1948. [...] Les gens tendent généralement à sous-estimer l'importance de différences apparemment insignifiantes dans des domaines où ils ne sont pas des experts. Un non musicien peut ne pas vouloir concéder qu'il existe une différence de sonorité entre les pianos Steinway et Chickering, car il est incapable de la discerner. Quelqu'un qui ne joue pas au golf est plus à même qu'un joueur de golf de croire que les marques de balles sont toutes quasiment identiques." Lawrence Abbott, Quality and Competition (New York, Columbia University Press, 1955), pp. 18-19, et chapitre I. Voir aussi, ibid, pp. 45-46 et Edward Chamberlin, "Product Heterogeneity and Public Policy" dans Towards a More general Theory of Value (New York : Oxford University Press, 1957), p. 96.

[29] Curieusement, malgré toutes les pages de la littérature sur le monopole, très peu d'économistes se sont préoccupés de définir le monopole, et ces problèmes ont par conséquent été oubliés. Mme Robinson, au début de son fameux Economics of Imperfect Competition, a vu la difficulté puis esquive la question dans le reste du livre. Elle admet qu'une analyse rigoureuse conduirait soit à définir le monopole comme le contrôle de tout producteur sur sa propre production, soit à accepter que le monopole ne peut tout simplement pas exister sur le marché libre. Car la concurrence existe entre tous les producteurs pour obtenir les dollars du consommateur, alors que très peu d'articles sont rigoureusement homogènes. Mme Robinson essaie alors d'éluder la question en revenant au "bon sens" et en parlant de monopole lorsqu'il y a un "écart marqué" entre le produit et les substituts que le consommateur peut acheter. Mais ça ne marche pas. L'économie, tout d'abord, ne peut pas établir de lois quantitatives : elle ne peut donc pas parler de la taille des écarts. Quand donc ceux-ci deviennent-ils "marqués" ? Ensuite, même si de telles "lois" avaient un sens, il n'y aurait pas de possibilité de mesurer les élasticités croisées des demandes, l'élasticité de substitution entre les produits, etc. Ces élasticités de substitution changent tout le temps, mais même si elles restaient constantes elles ne pourraient pas être mesurées avec succès, parce que les conditions de l'offre changent tout le temps. Il n'existe pas de laboratoire où les facteurs économiques pourraient être fixés. Après cette discussion Mme Robinson oublie pratiquement toute hétérogénéité du produit. Joan Robinson, Economics of Imperfection Competition (Londres : MacMillan, 1933), pp. 4-6. Voir aussi Hunter, op. cit., pp. 547 et suivantes.

[30] Cité par Richard T. Ely et autres, Outlines of Economics (3ème édition ; New York : MacMillan, 1933), pp. 190-191. Blackstone avait presque donné la même définition et avait appelé le monopole "une licence ou un privilège octroyé par le Roi." Voir aussi A. Leo Weil, Chicago Conference, p. 86.

[31] L'avalanche des octrois de monopole par la reine Elizabeth I et par Charles I provoqua même la résistance des juges subalternes de la Couronne et, en 1624, Le Parlement déclara que "tout monopole est totalement contraire aux lois de ce royaume, est et doit être nul." Cet esprit opposé au monopole était profondément ancré en Amérique et la constitution originelle du Maryland déclarait que les monopoles étaient "odieux" et "contraires [...] au principes du commerce." Ely, op. cit., pp. 191-192. Voir aussi Francis A. Walker, Political Economy (New York : Henry Holt and Co., 1911), pp. 483-484.

[32] Francis Wayland, The Elements of Political Economy (Boston : Gould and Lincoln, 1854), p. 116. Cf. cette définition ultérieure d'Arthur Latham Perry : "Un monopole, comme l'origine du mot l'indique, est une restriction imposée par le gouvernement quant à la vente de certains services." Perry, op.cit., p. 190. Dans les dernières années cette définition a presque disparu. Un exemple actuel rare est : "Un monopole existe quand le gouvernement limite par son pouvoir coercitif à une personne particulière ou à une organisation donnée, ou à une combinaison des deux, le droit de vendre des biens ou des services donnés. [...] C'est une transgression du droit de gagner sa vie." Heath, op. cit., p. 237.

[33] Comme l'a dit Weil : "Les monopoles ne peuvent pas être créés par une association ou un accord. Nous n'avons à présent aucune lettre de patente donnant de droit exclusif [...] Il est par conséquent totalement injustifiable d'utiliser le terme de monopole pour l'appliquer aux effets de la consolidation industrielle." Weil, Chicago Conference, pp. 86 et suivante.

[34] Par exemple, Edward H. Chamberlin, Theory of Monopolistic Competition (7ème édition ; Cambridge : Harvard University Press, 1956), pp. 57 et suivantes, p. 270 et suivantes.

[35] On pourrait objecter que ces concepts sont vagues et créent des problèmes. Des problèmes surviennent effectivement, mais ils ne sont pas insurmontables. Ainsi, si un homme s'appelle Joseph Williams, ceci empêche-t-il quelqu'un d'autre d'avoir le même nom, et tout futur Joseph Williams doit-il être considéré comme un criminel ? La réponse est clairement : non, tant que quelqu'un n'essaie pas de se faire prendre pour un autre. En bref, ne n'est pas tant le nom en soi que possède l'individu, mais le nom comme partie de sa personne.

[36] Pour un exposé clair de la théorie du prix de monopole, voir Mises, Socialism, pp. 385-392 et Human Action, pp. 278, 254-384 ; Menger, op. cit., pp. 207-225 ; Fetter, Economic Principles, pp. 73-85, 381-385 ; Harry Gunnison Brown, "Competitive and Monopolistic Price-Making," Quarterly Journal of Economics, XXII (1908), pp. 626-639 ; et Wieser, Social Economics, pp. 204, 211-212. Dans ce cas particulier, la théorie "néoclassique" comprend la théorie "autrichienne".

[37] Mises, Human Action, p. 278.

[38] Ainsi : "La simple existence d'un monopole ne veut rien dire. L'éditeur d'un livre possédant un copyright est un monopoleur. Mais il se peut qu'il n'arrive pas à en vendre un seul exemplaire, aussi faible soit le prix demandé. Tout prix auquel un monopoleur vend un bien monopolisé n'est pas un prix de monopole. Les prix de monopole sont les seuls prix auxquels il est plus avantageux pour le monopoleur de réduire le montant total des biens vendus plutôt que d'augmenter les ventes jusqu'aux limites permises par un marché concurrentiel." Ibid. p. 356

[39]. Nous ne prenons pas en compte ici les considérations de dépenses monétaires ou de "coûts monétaires". Quand un producteur envisage la vente d'un stock déjà produit, de telles dépenses monétaires passées sont hors de propos. Quand il envisage la production présente et future pour une vente future, les considérations de coûts monétaires actuels deviennent importantes et le producteur cherche à tirer le maximum de gains nets. En tout cas, un point A' sera atteint, quelle que soit la configuration actuelle des coûts monétaires, à moins que les coûts moyens baissent assez rapidement dans cette région et fassent que le "point concurrentiel" soit après tout le plus rémunérateur. Il est curieux que ce soit précisément cette condition de coût moyen décroissant qui ait donné le plus de soucis aux auteurs anti-monopole, qui se sont préoccupés du fait qu'une entreprise donnée d'une industrie puisse croître jusqu'à atteindre une taille de "monopole" à cause de cette condition. Pourtant, si c'est le "prix de monopole" et non le monopole qui est le point important, de telles inquiétudes sont sans fondement. Sur le caractère généralement insignifiant des considérations de coûts dans la théorie du monopole, voir Chamberlin, Theory of Monopolistic Competition, pp. 193-194.

C. Les conséquences de la théorie du monopole

1) L'environnement concurrentiel

Avant d'entreprendre une analyse critique de la théorie du prix de monopole en elle-même, nous pouvons étudier certaines conséquences qui en découlent ou qui n'en découlent pas. Dans les paragraphes suivants, nous supposerons que la théorie du monopole est valable. [40] Tout d'abord, il n'est pas vrai qu'un "monopoleur" (au sens de la définition 3 - quelqu'un qui obtient un prix de monopole) soit dégagé de l'influence de la concurrence, ou qu'il ait le pouvoir de dicter comme il le veut ses vues au consommateur. Les meilleurs théoriciens du prix de monopole admettent que le monopoleur est soumis aux forces de la concurrence comme les autres entreprises. Le monopoleur ne peut pas établir des prix aussi élevés qu'il le voudrait, étant limité par les configurations de la demande du consommateur. Par définition, en fait, la courbe de demande qui se présente au monopoleur devient élastique au-delà du point correspondant au prix de monopole. Les auteurs ont eu malheureusement tendance à se référer à une "courbe de demande élastique" ou à une "courbe de demande inélastique" sans souligner que toute courbe possède différents intervalles dans lesquels existent divers degrés d'élasticité et d'inélasticité. Par définition, le point associé au prix de monopole est celui qui maximise le revenu de l'entreprise ou du cartel : au-dessus de ce prix, toute "restriction" supplémentaire de la production et des ventes réduirait le revenu monétaire du monopoleur. Ceci implique que la courbe de demande deviendra élastique au-delà de ce point, tout comme elle est également élastique au-delà du point correspondant au prix concurrentiel quand ce dernier est établi sur le marché. Les consommateurs rendent la courbe élastique par leur pouvoir de substituer d'autres biens à celui étudié. Aux yeux du consommateur, beaucoup d'autres biens sont en concurrence "directe" pour ce qui est de leur valeur d'usage. Si, par exemple, une entreprise donnée ou un ensemble d'entreprises réussissaient à obtenir un prix de monopole pour le savon , les ménagères pourraient se replier sur les détergents et donc limiter le niveau du prix de monopole. Mais, de plus, tous les biens, sans exception, sont en concurrence pour être échangés contre le dollar ou l'once d'or du consommateur. Si le prix des yachts monte trop haut, le consommateur peut déplacer ses achats vers un château, ou il peut remplacer les achats de postes de télévision par des achats de livres, etc. [41]

De plus, au fur et à mesure que le marché progresse, que le capital est investi et que le marché devient de plus en plus spécialisé, la courbe de demande de chaque produit tend à devenir de plus en plus élastique. Quand le marché se développe, l'étendue des biens de consommation disponibles augmente énormément. Plus il y a de biens de consommation disponibles, plus il y a de biens que le consommateur peut acheter, et plus la courbe de demande de chaque produit tend à devenir élastique, toutes choses égales par ailleurs. Le résultat, c'est que les occasions d'établir des prix de monopole tendront à disparaître avec le développement du marché et des méthodes "capitalistes".

2) Profit de monopole contre gain de monopole

Beaucoup de théoriciens du prix de monopole ont déclaré que l'obtention d'un prix de monopole signifie que le monopoleur est capable de retirer des "profits de monopole" permanents. Ceux-ci sont alors opposés aux pertes et aux profits "concurrentiels" qui, comme nous l'avons vu, apparaissent dans l'économie en rotation perpétuelle. Dans une situation de "concurrence", si on constate qu'une entreprise fait de grands profits dans un processus productif particulier, d'autres entreprises se ruent pour tirer avantage des occasions attendues et les profits disparaissent. Mais dans le cas du monopoleur, on affirme que sa position unique lui permet de faire ces profits de manière permanente. [42]

Utiliser une telle terminologie est mal comprendre la nature du "profit" et de la "perte". Pertes et profits sont purement les résultats de l'activité entrepreneuriale et cette activité est la conséquence de l'incertitude du futur. L'entrepreneuriat est l'action sur le marché qui tire avantage des différences d'estimation entre les prix de vente et les prix d'achat des facteurs. Les meilleurs prévisionnistes réalisent des profits et les mauvais subissent des pertes. Dans l'économie en rotation perpétuelle, où tout le monde est installé dans une activité qui ne change pas, il ne peut y avoir ni profits ni pertes parce qu'il n'y a pas d'incertitude du marché. C'est également vrai pour le monopoleur. Dans une économie en rotation perpétuelle, il obtient son "gain de monopole spécifique", non pas en tant qu'entrepreneur mais en tant que propriétaire du produit qu'il vend. Son gain de monopole est un revenu ajouté à son produit monopolisé : que ce soit pour un individu isolé ou pour un cartel, c'est ce produit qui rapporte plus de revenu par la restriction de son offre.

La question se pose : Pourquoi les autres entrepreneurs ne peuvent-ils pas saisir l'occasion fructueuse et pourquoi ne choisissent-ils pas de produire ce bien, tendant dès lors à éliminer cette occasion ? Dans le cas du cartel, c'est précisément cette tendance qui prévaudra toujours et qui conduira à la dissolution du prix de monopole.

Même si les nouvelles entreprises arrivant sur le marché étaient "achetées" via une offre de parts dans l'ancien cartel, et que les anciennes et les nouvelles firmes arrivaient à se mettre d'accord sur les allocations de production et de revenu, tout cela ne suffirait pas à sauver le cartel. Car de nouvelles entreprises seront toujours tentées d'acquérir une part des gains de monopole et encore plus se créeront jusqu'à ce que les opérations totales du cartel deviennent non rentables, trop d'entreprises partageant les bénéfices. Dans de telles situations, les firmes les plus efficaces sont soumises à une pression de plus en plus forte, les incitant à sortir du cartel et à refuser de fournir un abri confortable aux nombreuses entreprises inefficaces.

Dans le cas d'un monopoleur unique, soit son nom, sa marque, ou la bonne réputation dont il jouit auprès du consommateur empêchent les autres de lui retirer ses gains de monopole, soit il bénéficie d'un privilège de monopole spécial de la part du gouvernement, l'interdiction de produire le même bien étant assurée par la force.

Notre analyse du gain de monopole doit être poursuivi plus loin. Nous avons dit que le gain découle du revenu issu de la vente d'un certain produit. Or ce produit doit être créé à partir de facteurs et nous avons vu que les rentrées de tout produit se ramènent à des rentrées des facteurs de production. Sur le marché, une telle "imputation" doit également exister pour les gains de monopoles. Supposons, par exemple, que la Compagnie de machines à laver Staunton ait été capable d'obtenir un prix de monopole pour son produit. Il est clair que le gain de monopole ne peut être attribué aux outils de production, à l'usine, etc., qui produisent les machines à laver. Si la Compagnie Staunton avait acheté ces outils de production à d'autres producteurs, alors tout gain de monopole irait, à long terme, quand les outils de production seront remplacées, aux producteurs de ces dernières. Dans une économie en rotation perpétuelle, où les profits et les pertes d'entrepreneur disparaissent, et où le prix d'un produit est égal à la somme des prix de ses facteurs de production, tout gain de monopole reviendrait à un facteur et non à un produit. De plus, aucun revenu, en dehors du revenu temporel, n'irait au possesseur d'un bien du capital parce que tout bien du capital doit, à son tour, être produit par des facteurs d'ordres plus élevés. Au final, tous les biens du capital peuvent être réduits en facteurs du travail, des biens fonciers et du temps. Mais si la Compagnie des machines à laver Staunton ne peut pas elle-même obtenir de gains de monopole à partir d'un prix de monopole, alors elle ne gagne à l'évidence rien à réduire sa production pour obtenir ce gain. En conséquence, tout comme dans une économie en rotation perpétuelle aucun revenu ne peut être affecté précisément aux possesseurs des biens du capital, aucun gain de monopole particulier ne peut l'être non plus.

Les gains de monopole doivent donc être imputés soit aux facteurs du travail soit aux facteurs immobiliers. Dans le cas d'une marque, par exemple, un certain type de facteur du travail est monopolisé. Un nom, comme nous l'avons vu, est une étiquette unique identifiant une personne (ou un groupe de personnes agissant ensemble) et est par conséquent un attribut de la personne et de son énergie. Considéré sous un angle général, le travail est le terme désignant les efforts productifs d'une énergie personnelle, quel que soit son contenu concret. Une marque, est donc un attribut d'un facteur du travail, plus précisément du ou des propriétaires de l'entreprise. Ou considérée sous un angle cattalactique, la marque représente la rente du décisionnaire revenant au propriétaire et à son nom. Si un prix de monopole est obtenu par les prouesses au base-ball de Mickey Mantle, c'est un gain de monopole spécifique, attribuable à un facteur du travail. Ainsi, dans les deux cas, le prix de monopole provient non pas simplement de la possession unique du produit final mais, plus fondamentalement, de la possession unique de l'un des facteurs nécessaires au produit final.

Un gain de monopole peut également être imputé à la propriété d'une ressource naturelle unique du facteur "foncier". Ainsi, un prix de monopole pour des diamants peut être attribué à un monopole des mines de diamant, d'où les pierres précieuses doivent finalement être produites.

D'après l'analyse du prix de monopole, il ne peut donc pas y avoir de "profits de monopoles" dans une économie en rotation perpétuelle. Il y a seulement des revenus de monopoles spécifiques pour les propriétaires de facteurs du travail ou de facteurs fonciers. Aucun gain de monopole ne peut être associé au propriétaire d'un bien du capital. Si un prix de monopole a été imposé en raison d'un privilège octroyé par l'État, le gain de monopole doit à l'évidence être attribué à ce privilège spécial. [43]

3) Un monde de prix de monopole ?

Est-il possible, dans le cadre de la théorie du prix de monopole, d'affirmer que tous les prix du marché libre sont des prix de monopole ? [44] Tous les prix de vente peuvent-ils être des prix de monopoles ?

Nous pouvons étudier ce problème de deux façons. La première consiste à tourner notre attention vers l'industrie monopolisée. Comme nous l'avons vu, l'industrie connaissant un prix de monopole réduit sa production (via un cartel ou une entreprise unique), permettant ainsi aux facteurs de production non spécifiques de partir vers d'autres domaines productifs. Mais il est évidemment impossible de concevoir un monde entier de prix de monopole, parce que ceci impliquerait une accumulation de facteurs non spécifiques inutilisés. Comme les demandes ne restent pas insatisfaites, le travail et les autres facteurs non spécifiques seront utilisés quelque part. Et les industries qui emploient plus de facteurs et produisent plus ne peuvent pas connaître de prix de monopole. Leurs prix seront en dessous du niveau concurrentiel.

Nous pouvons aussi considérer la demande du consommateur. Nous avons vu qu'une condition nécessaire à l'établissement d'un prix de monopole est une demande inélastique au-dessus du prix concurrentiel. A l'évidence, il est impossible que de telles courbes de demande existent dans chaque industrie. Le terme inélastique se définit par le fait que le consommateur dépense plus d'argent pour le bien quand le prix est plus élevé. Or les consommateurs ont un certain montant donné d'avoirs et de revenus monétaires, tout comme un montant donné, à tout instant, qu'ils allouent à la consommation. S'ils dépensent plus sur un bien, ils ont moins à dépenser pour les autres biens. Ils ne peuvent donc pas dépenser plus pour chaque bien, et tous les prix ne peuvent pas être des prix de monopole.

Il ne peut ainsi jamais exister de monde de prix de monopoles, même sous les hypothèses de la théorie du monopole. En raison de la contrainte de budget du consommateur et de l'emploi de facteurs libérés, il ne pourrait pas y avoir de prix de monopole pour plus de la moitié, environ, des industries de l'économie.

4) La concurrence "à mort"

Un thème populaire dans la littérature est la prétendue nuisance d'une "concurrence à mort" [cutthroat competition]. Curieusement, la concurrence à mort ou "excessive" est associée par les critiques à l'obtention d'un prix de monopole. L'accusation habituelle est qu'une "grande" entreprise, par exemple, vend délibérément sous le prix le plus rentable, au point parfois d'encourir des pertes. L'entreprise agit de cette curieuse manière afin d'obliger ses concurrents à baisser également leurs prix. L'entreprise la plus "puissante", possédant des ressources de capital permettant de supporter les pertes, élimine alors l'entreprise "plus faible" du marché et établit un monopole dans le domaine en question.

Mais, en premier lieu, qu'y a-t-il de mal dans un tel monopole (définition 1) ? Qu'y a-t-il de mal dans le fait qu'une entreprise plus efficace à servir le consommateur reste sur le marché, si les consommateurs refusent de soutenir l'entreprise inefficace ? Quand une entreprise subit des pertes, cela signifie qu'elle ne réussit pas à satisfaire les désirs du consommateur aussi bien que ses concurrents. Les facteurs de production se déplacent des firmes inefficaces vers celles qui sont efficaces. La faillite d'une entreprise ne fait souffrir aucun propriétaire d'un des facteurs qu'elle emploie : elle ne blesse que l'entrepreneur qui a mal calculé quand il devait prendre des décisions quant à la production. La faillite provient précisément des pertes entrepreneuriales, c'est-à-dire que les revenus monétaires issus des ventes aux consommateurs soient moins grands que les sommes qu'il a fallu débourser auparavant aux propriétaires de ces facteurs. Mais, si de telles sommes avaient été payées pour ces facteurs, c'est-à-dire si les coûts ont été tellement élevés, c'est parce que ces facteurs pouvaient rapporter autant d'argent ailleurs. Si l'entrepreneur en question ne peut pas employer avec profit ces facteurs au prix qui est le leur, la raison en est que leurs propriétaires peuvent vendre leurs services à d'autres entreprises. Pour autant que ces facteurs sont spécifiques à une entreprise, et tant que leurs propriétaires acceptent un prix et un revenu réduits quand le prix du produit de l'entreprise baisse, les coûts monétaires totaux peuvent être réduits et la firme peut rester en activité. Par conséquent, les échecs des entreprises commerciales sont dus uniquement aux erreurs de prédiction de l'entrepreneur et à son incapacité à obtenir les facteurs de production en surenchérissant sur les entreprises plus aptes à servir le consommateur. [45] Ainsi, l'élimination des firmes inefficaces ne peut pas faire de mal aux possesseurs des facteurs de production, ni conduire à ne plus les employer, car les faillites sont dues précisément aux offres concurrentielles plus intéressantes des autres entreprises (ou, dans certains cas, à une préférence pour le loisir, ou encore pour une production hors du marché). Les faillites aident également les consommateurs par le transfert de ressources, des producteurs qui gaspillent vers des producteurs efficaces. Ce sont principalement les entrepreneurs qui subissent les conséquences de leurs erreurs, erreurs survenues lors de leurs prises de risque volontaires.

Il est curieux de constater que les critiques de la "concurrence à mort" sont généralement les mêmes qui se plaignent de la perte de la "souveraineté du consommateur". Car la vente d'un produit à de très bas prix, voire avec des pertes à court terme, est une aubaine pour les consommateurs et il n'y a aucune raison de déplorer ce cadeau qui leur est fait. De plus, si les consommateurs étaient vraiment indignés de cette forme de consommation, ils pourraient refuser ce cadeau avec dédain et continuer de se fournir chez le concurrent supposé être la "victime". Quand ils n'agissent pas ainsi et qu'ils se ruent à la place vers les bonnes affaires, ils indiquent leur parfaite satisfaction de cet état de fait. Du point de vue de la souveraineté du consommateur ou de la souveraineté individuelle, il n'y a absolument rien de répréhensible dans la "concurrence à mort".

Le seul problème que l'on puisse concevoir est celui qui est habituellement cité : une fois que l'entreprise unique a éliminé du marché tous ses concurrents, via des ventes à prix très réduits, alors le monopoleur final réduira ses ventes et augmentera ses prix jusqu'à un prix de monopole. Même en acceptant provisoirement le concept du prix du monopole, cette situation ne semble pas devoir se présenter bien souvent. En premier lieu, il faut attendre et se plaindre après qu'un prix de monopole survient car nous avons vu que l'on ne pouvait pas considérer un monopole (au sens de la définition 1) en soi comme un mal [46]. Ensuite, une entreprise ne sera pas toujours capable d'obtenir un prix de monopole. Dans tous les cas où: (a) tous les concurrents ne peuvent pas être éliminés du marché ou (b) la courbe de demande est telle que le monopoleur ne peut pas établir de prix de monopole, la "concurrence à mort" est une pure aubaine sans effets néfastes.

Au passage, notons qu'il n'est nullement vrai que ce soient toujours les grandes entreprises qui gagnent la "guerre des prix". Souvent, selon les conditions concrètes, c'est l'entreprise plus petite et plus mobile, non handicapée par de lourds investissements, qui est capable de "tailler dans les coûts" (particulièrement quand ses facteurs lui sont spécifiques, comme le travail effectué par sa direction) et de battre l'entreprise la plus grande. Dans de tels cas il n'y a bien sûr aucun problème de prix de monopole. Le fait que le petit colporteur ait été victime pendant des siècles de la violence du gouvernement, réclamée par des concurrents plus fortement capitalisés, témoigne des possibilités pratiques dans une telle situation. [47]

Supposons, cependant, qu'après ce long et coûteux processus une entreprise ait finalement été capable d'obtenir un prix de monopole par le chemin de la "concurrence à mort". Qu'est-ce qui empêchera ce gain de monopole d'attirer d'autres entrepreneurs qui chercheront à vendre moins cher que la firme existante, afin d'obtenir une partie du gain pour eux-mêmes ? Qu'est-ce qui empêchera de nouvelles entreprises de venir et de ramener à nouveau le prix au niveau concurrentiel ? L'entreprise va-t-elle reprendre la "concurrence à mort" et le processus de pertes délibérées une fois de plus ? Dans ce cas nous nous trouverions vraisemblablement dans une situation où le consommateur recevra plus souvent des cadeaux qu'il ne rencontrera un prix de monopole. [48]

Le professeur Leeman a souligné [49] que l'entreprise plus petite éliminée par la "concurrence à mort" peut simplement fermer, attendre jusqu'à ce que l'entreprise plus grande cherche à tirer son gain attendu d'un "prix de monopole" plus élevé et alors réouvrir ! Plus important, même si la petite entreprise est acculée à la faillite, son installation physique reste intacte et peut être achetée par un nouvel entrepreneur à prix réduit. Le résultat, c'est que la nouvelle entreprise sera capable de produire à un coût très bas et créera beaucoup de dommages à la firme "victorieuse". Pour éviter cette menace la grande entreprise devra remettre à plus tard ses hausses de prix pendant le temps très long requis pour atteindre l'extinction ou l'obsolescence de la petite installation.

Leeman a aussi démontré que la grande entreprise ne peut pas éliminer de nouvelles petites entreprises par une simple menace de concurrence à mort. Car (a) de nouvelles entreprises interprèteront probablement le prix élevé du "monopoleur" comme un signe d'inefficacité, fournissant une bonne occasion de profits, et (b) le "monopoleur" ne peut vraiment démontrer son pouvoir qu'en vendant effectivement à prix réduits pendant longtemps. Ainsi, la firme "victorieuse" ne peut tenir à l'écart ses rivales potentielles qu'en gardant des coûts faibles et des prix bas, c'est-à-dire en n'établissant pas de prix de monopole. Mais ceci signifie que la concurrence à mort, loin de conduire au prix de monopole, était un pur cadeau aux consommateurs et une pure perte pour le "vainqueur". [50]

Mais qu'en est-il d'un problème classique soulevé par les critiques de la "concurrence à mort" ? La grande entreprise ne peut-elle pas contrôler l'entrée des petites firmes efficaces simplement en rachetant les installations de ses nouvelles rivales et en les retirant de la concurrence ? Peut-être qu'une courte période de baisse des prix "à mort" convaincra la nouvelle petite firme des avantages à vendre et permettra au monopoleur d'éviter les longues périodes de pertes mentionnées plus haut.

Personne ne semble comprendre, cependant, les coûts importants que de tels achats impliquent. Leeman souligne que la petite entreprise véritablement efficace peut demander un prix tellement élevé pour ses avoirs que la procédure se révèle finalement ruineuse. Et, de plus, toute tentative pour récupérer ses pertes de la part de la grande entreprise en instituant un prix de monopole ne fera qu'inviter d'autres à entrer sur le marché et conduira à recommencer le processus coûteux d'achats encore et encore. Acheter les concurrents se révèlera alors encore plus coûteux que la simple concurrence à mort, que nous avons vu être non rentable. [51], [52]

Un dernier argument contre la doctrine de la "concurrence à mort" est qu'il est impossible de dire si elle a lieu ou non. Le fait qu'un monopole puisse s'ensuivre ne donne même pas le motif et n'est certainement pas un critère pour déterminer les processus de concurrence à mort. On a proposé comme critère le fait de vendre "en dessous des coûts" - plus précisément en dessous de ce qu'on appelle habituellement les "coûts variables", les dépenses liées à l'utilisation des facteurs de production, en supposant un investissement préalable dans une installation donnée. Mais ce n'est pas un critère du tout. Comme nous l'avons déjà dit : il n'y a pas de coût (la spéculation d'un prix futur plus élevé mise à part) une fois que le stock a été produit. Les coûts surviennent lors des décisions concernant la production - à chaque fois que des investissements (en argent et en effort) sont faits dans des facteurs. Les allocations, les occasions à prévoir, se produisent à chaque étape lorqu'il faut prendre des décisions et des engagements. Une fois le stock produit, cependant (et qu'il n'y a pas d'attente de hausse des prix), la vente n'a pas de coût, car on ne perd pas d'avantages à vendre le produit (les coûts liés à la vente étant considérés ici, pour simplifier, comme négligeables). Par conséquent, le stock tendra à être vendu à tout prix qui pourra être atteint. Il n'existe pas de situation où l'on "vende en dessous des coûts de production" un stock déjà produit. La baisse des prix peut tout aussi bien être due à l'incapacité de se débarrasser d'un stock à un prix plus élevé qu'à la concurrence "à mort", et il est impossible de séparer les deux éléments.

Notes

[40] Nous consacrons une certaine place à l'analyse de la théorie du prix de monopole et de ses conséquences parce que cette théorie, bien que non pertinente sur le marché libre, se révèlera très utile pour étudier les conséquences d'un monopole octroyé par le gouvernement.

[41] Comme Mises le prévient : "Ce serait une lourde erreur de déduire de l'opposition entre prix de monopole et prix concurrentiel que le premier est le résultat de l'absence de concurrence. Il y a toujours une concurrence catallactique sur le marché. La concurrence catallactique n'est pas un facteur moindre dans la détermination du prix de monopole qu'elle ne l'est pour celle du prix concurrentiel. L'allure de la courbe de demande, qui rend possible l'apparition d'un prix de monopole et qui oriente la conduite du monopoleur, est déterminée par la concurrence de tous les autres articles cherchant à obtenir les dollars du consommateur. Plus élevé sera le prix auquel le monopoleur est disposé à vendre, plus élevé sera le nombre d'acheteurs potentiels qui utiliseront leurs dollars pour d'autres biens marchands. Sur le marché, tout bien est en concurrence avec l'ensemble de tous les autres biens." Mises, Human Action, p. 278.

[42] Nous ne parlons pas ici du point généralement admis selon lequel les profits de monopole sont capitalisés en gains du capital des actions d'une entreprise.

[43] Pour atteindre un prix de monopole, le propriétaire d'un facteur doit remplir deux conditions : (a) il doit être un monopoleur (au sens de la définition 1) vis-à-vis de ce facteur ; sinon le gain de monopole pourrait être éliminé par des concurrents entrant sur le marché ; et (b) la courbe de demande du facteur doit être inélastique au-dessus du prix concurrentiel.

[44] C'est l'hypothèse sous-jacente de l'ouvrage de Mme Joan Robinson, Economics of Imperfect Competition.

[45] Les offres se font entre les nombreuses entreprises des divers secteurs industriels, et non pas seulement au sein des entreprises d'une même industrie.

[46] Un exemple amusant de cette préoccupation est l'argument en faveur de la cartellisation légale obligatoire des industriels de l'Allemagne de l'Ouest : "la concurrence sans frein produirait une telle catastrophe, dans laquelle les entreprises les plus puissantes détruiraient les plus faibles et s'établiraient en monopole." Créer un monopole inefficace pour éviter d'avoir plus tard un monopole efficace ! M.S. Chandler, "German Unionism Supports Cartels", New York Times, 17 mars 1954, p. 12. Pour d'autres exemples, voir Charles F. Phillips, Competition ? Yes but... (Irvington-on-Hudson : Foundation for Economic Education, 1955).

[47] Qu'en est-il du prétendu "pouvoir financier" d'une grande entreprise, la rendant imperméable aux coûts ? Dans un article brillant, le professeur Wayne Leeman a souligné qu'une plus grande entreprise a également affaire à un plus grand volume de vente et subira donc de plus grandes pertes en vendant à un prix inférieur aux coûts. Vendant plus, elle a plus à perdre. Ce qui est pertinent, par conséquent, n'est pas la montant absolu des ressources financières des entreprises concurrentes mais le montant de leurs ressources par rapport à leur volume de vente et à leurs coûts. Et ceci change totalement l'image habituelle. Waybe A. Leeman, "The Limitations of Local Price-Cutting as a Barrier to Entry," Journal of Political Economy, Août 1956, pp. 331-332.

[48] Après avoir étudié les conditions de l'industrie de la vente d'essence au détail (un exemple particulier de la prétendue concurrence "à mort"), un économiste a déclaré : "Certains pensent que les principaux vendeurs réduisent parfois les prix pour éliminer la concurrence afin de bénéficier plus tard d'un monopole. Mais comme l'a dit un pétrolier, ‘C'est comme essayer de repousser l'océan afin d'avoir un endroit sec pour s'asseoir...' [Les concurrents]... ne s'affolent jamais, n'hésitent jamais très longtemps et reviennent immédiatement quand les prix remontent, offrant peu d'occasions à un vendeur unique de compenser ses pertes." Harold Fleming, Oil Prices and Competition (American Petroleum Institute, 1953), p. 54.

[49] Leeman, op. cit., pp. 330-331.

[50] Un dirigeant pétrolier de premier plan a dit à Leeman : "Nous avons trop investi en usines et en équipements dans ce domaine pour vouloir inviter une foule de concurrents sous la protection de prix élevés." Ibid, p. 331.

[51] Leeman souligne, au cours d'une réfutation saisissante de l'un des mythes de notre époque, que c'est exactement ce qui est arrivé à John D. Rockefeller. "Selon l'idée communément admise, il affaiblissait les petits concurrents des affaires pétrolières par une période de concurrence intensive des prix, les rachetait pour une bouchée de pain et augmentait ensuite les prix de consommation pour récupérer ses pertes. En réalité, le processus d'affaiblissement ne marchait pas [...] car Rockefeller finissait habituellement par payer [...] si généreusement que les vendeurs, souvent au mépris de leurs promesses, se mettaient à rebâtir une autre installation pour sa valeur de nuisance, en espérant récolter à nouveau une récompense de leur bienfaiteur [...] Après un certain temps, Rockefeller se fatigua de payer [...] les ‘maîtres chanteurs' et [...] décida que la meilleure manière de maintenir la position dominante qu'il désirait était de garder des marges de profit réduites tout le temps." Ibid, p. 332. Voir également Marian V. Sears, "The American Businessman at the Turn of the Century," The Business History Review, décembre 1956, p. 391. De plus, le professeur Mc Gee a montré, après de nombreuses recherches, que la Standard Oil n'a jamais essayer de "baisse des prix prédatrice", détruisant ainsi une fois pour toute le mythe de la Standard Oil. John S. Mc Gee, "Predatory Price-Cutting: The Standard Oil (New Jersey) Case," The Journal of Law and Economics, octobre 1958, pp. 137-169.

[52] Leeman conclut, assez correctement, que, si ce sont des grandes et non des petites entreprises qui dominent de nombreux marchés, ce n'est pas parce qu'elles ont remporté la victoire dans une concurrence à mort et établit un prix de monopole, mais c'est parce qu'elles tirent avantage de coûts de production faibles d'une production à grande échelle et qu'elles maintiennent des prix bas par peur tout autant des rivales potentielles que des firmes existantes. Leeman, op. cit., pp. 333-334.

D. L'illusion du prix de monopole sur le marché libre

A ce stade nous avons expliqué la théorie néoclassique du prix de monopole et souligné diverses méprises sur ses conséquences. Nous avons aussi montré qu'il n'y a rien de mal dans un tel prix et qu'il ne constitue nullement une infraction à la souveraineté de l'individu, ni même à la souveraineté du consommateur. Il y a pourtant un grave défaut dans la littérature économique portant sur cette question : celui de ne pas comprendre l'illusion totale du concept de prix de monopole. [53] Si nous revenons à la définition du prix de monopole donnée au début de la partie 10.III.B, ou à l'interprétation schématique de la figure 67, nous trouvons qu'il y est fait l'hypothèse d'un "prix concurrentiel", auquel est comparé un "prix de monopole" plus élevé - résultat d'une action restrictive. Cependant, si nous analysons les choses de plus près, il devient évident que cette comparaison est une parfaite illusion. Sur le marché, il n'existe pas de prix concurrentiel discernable ou identifiable : il n'y a donc pas de façon de distinguer, même sur le plan conceptuel, un prix donné comme étant de "monopole". Le prétendu "prix concurrentiel" ne peut être identifié ni par le producteur lui-même ni par l'observateur désintéressé.

Prenons une entreprise qui étudie la production d'un certain bien. Elle peut être "monopoliste" au sens qu'elle produit un bien unique ou "oligopoliste" parmi plusieurs firmes. Quelle que soit sa position, celle-ci n'a pas d'importance, parce que nous ne nous préoccupons que de savoir si elle peut obtenir un prix de monopole en comparaison d'un prix concurrentiel. Ceci dépend de l'élasticité de la courbe de demande qui se présente à l'entreprise sur un certain intervalle. Supposons que l'entreprise est confrontée à une courbe de demande donnée (figure 68).

Fig68.JPG

Le producteur doit décider combien il doit produire et vendre de son bien dans une période future, c'est-à-dire au moment où la courbe de demande deviendra applicable. Il choisira de produire à un point pour lequel il s'attend à maximiser ses gains monétaires (les autres facteurs psychiques étant supposés constants) en prenant en compte les dépenses monétaires nécessaires à la production de chaque quantité, c'est-à-dire les montants qui peuvent être produits pour chaque montant investi. En tant qu'entrepreneur, il cherchera à maximiser ses profits, en tant que travailleur à maximiser son revenu monétaire, en tant que propriétaire à maximiser le revenu monétaire tiré de ce facteur.

Sur la base de cette logique de l'action, le producteur décidera d'investir pour produire un certain stock, ou en tant que propriétaire d'un facteur décidera de vendre un certain montant de services, disons OS. En supposant qu'il ait correctement estimé la courbe de demande, l'intersection des deux établira le prix d'équilibre du marché, OP ou SA.

La question critique est la suivante : le prix du marché, OP, est-il un "prix concurrentiel" ou un "prix de monopole" ? La réponse est qu'il n'y a aucun moyen de le savoir. Contrairement aux hypothèses de la théorie, il n'y a aucune façon d'établir clairement un "prix concurrentiel", auquel nous pourrions comparer OP. L'élasticité de la courbe de demande n'établit pas non plus de critère. Même si nous pouvions éliminer toutes les difficultés pour découvrir et identifier la courbe de demande (et cette identification ne peut être faite, bien sûr, que par le producteur lui-même - et seulement par tâtonnements), nous avons vu que le prix, s'il est estimé avec précision, est toujours déterminé par le vendeur de telle sorte que l'intervalle au-dessus du prix du marché soit élastique. Comment quelqu'un, y compris le producteur, pourrait-il savoir s'il s'agit d'un prix concurrentiel ou d'un prix de monopole ?

Supposons que, après avoir produit OP, le producteur décide qu'il gagnera plus d'argent en produisant moins de biens au cours de la prochaine période. Le prix plus élevé obtenu par une telle restriction sera-t-il nécessairement un "prix de monopole" ? Pourquoi n'y aurait-il pas dans ce cas de déplacement d'un prix sous-concurrentiel [entendu comme un prix inférieur au prix concurrentiel, et non comme un prix moins concurrentiel] vers un prix concurrentiel ? Dans le monde réel la courbe de demande n'est pas "donnée" au producteur, mais il doit l'estimer ou la découvrir. Si un producteur a trop produit pendant une période et, afin de gagner plus, produit moins lors de la période suivante, c'est tout ce que nous pouvons dire de son action. Car il n'y a pas de critère qui puisse déterminer s'il part d'un prix situé en deça du prétendu "prix concurrentiel" ou s'il aboutit à prix situé au-dessus. Nous ne pouvons dès lors pas parler de "restriction de la production" comme test différentiant le prix concurrentiel du prix de monopole. Le parcours d'un prix sous-concurrentiel vers un prix concurrentiel implique lui aussi une "restriction" de la production de ce bien, couplée, bien entendu, avec une augmentation de la production dans d'autres domaines, grâce aux facteurs libérés. Il n'y a aucun moyen de distinguer une telle "restriction," accompagnée de son expansion corollaire, de la prétendue situation de "prix de monopole".

Si la restriction est accompagnée d'une augmentation des loisirs du propriétaire du facteur du travail plutôt que d'une production accrue d'un autre bien sur le marché, c'est toujours une expansion de la production d'un bien de consommation - le loisir. Il n'y a toujours aucun moyen de déterminer si la "restriction" a conduit à un prix de "monopole" ou à un prix "concurrentiel" ni de savoir jusqu'à quel point le motif d'accroissement des loisirs était impliqué.

Définir un prix de monopole comme le prix atteint par la vente à un prix plus élevé d'une plus petite quantité d'un produit est par conséquent sans signification, car la même définition s'appliqueau "prix concurrentiel", comparé à un prix sous-concurrentiel. Il n'y a pas de manière de définir un "prix de monopole" parce qu'il n'y a pas non plus de manière de définir le "prix concurrentiel" auquel le premier se réfère.

Beaucoup d'auteurs ont essayé d'établir un critère pour distinguer le prix de monopole du prix concurrentiel. Certains appellent prix de monopole celui qui fournit à une entreprise des "profits de monopole" permanents et à long terme. Ce qu'ils opposent au "prix concurrentiel" qui, dans une économie en rotation perpétuelle, disparaît. Pourtant, comme nous l'avons déjà vu, il n'y a pas de profits de monopole permanents, mais seulement des gains de monopole revenant aux propriétaires fonciers ou aux propriétaires du travail. Pour l'entrepreneur qui doit acheter les facteurs de production, les coûts monétaires tendront à être égaux aux revenus monétaires dans une économie en rotation perpétuelle, que le prix soit concurrentiel ou de monopole. Les gains de monopole, toutefois, sont assurés comme revenu aux facteurs du travail et aux facteurs fonciers. Il n'y a donc jamais d'élément identifiable qui puisse fournir de critère de l'absence de gain de monopole. Avec un gain de monopole, le revenu du facteur sera plus élevé, sans ce gain il sera moindre. Mais où est le critère pour distinguer ceci d'un changement de revenu d'un facteur pour des raisons "légitimes" d'offre et de demande ? Comment distinguer un "gain de monopole" d'une simple augmentation du revenu d'un facteur ?

Une autre théorie essaie de définir le gain de monopole comme un revenu, pour un facteur, supérieur à celui obtenu pour un autre facteur similaire. Ainsi, si Mickey Mantle reçoit un revenu monétaire plus élevé qu'un autre joueur, cette différence représente le "gain de monopole" résultant de son monopole naturel sur ses talents. La difficulté cruciale avec cette approche est qu'elle adopte implicitement la vieille erreur classique consistant à traiter l'ensemble des facteurs du travail, tous comme l'ensemble des facteurs fonciers, comme presque homogène. Si tous les facteurs du travail sont d'une certaine façon un seul bien, alors les différences de revenu associées à chacun doivent être expliquées par un élément en quelque sorte "monopolistique" ou par un autre élément mystérieux. Pourtant, un bien avec une offre homogène n'est véritablement un seul bien que si toutes ses unités sont interchangeables, comme nous l'avons vu au début de notre ouvrage. Mais le fait même que Mickey Mantle et d'autres joueurs soient traités différemment par le marché signifie qu'ils vendent des biens différents et non identiques. Il en est des services du travail (vendus à des producteurs ou directement à des consommateurs) comme des biens matériels : chaque vendeur peut vendre un bien unique, il est néanmoins "en concurrence" plus ou moins proche avec tous les autres vendeurs pour l'argent des consommateurs (ou des producteurs d'un ordre moins élevés). Mais comme chaque bien ou service est unique, nous ne pouvons dire si la différence de prix entre deux biens quelconques représente une sorte de "prix de monopole" : prix de monopole et prix concurrentiel ne peuvent se référer qu'à des prix alternatifs du même bien. Mickey Mantle peut bien être quelqu'un possédant une aptitude unique et un "monopoleur" (comme l'est toute autre personne) quant à ses talents, qu'il tire ou non un "prix de monopole" (et donc un gain de monopole) de ses services ne pourra jamais être déterminé.

Cette analyse s'applique également aux biens fonciers. Il est tout aussi illégitime d'appeler "gain de monopole" la différence entre le revenu de l'emplacement de l'Empire State Building et celui d'un magasin rural, que d'appliquer ce même concept aux revenus additionnels de Mickey Mantle. Le fait que les deux endroits soient un terrain ne les rend pas plus homogènes sur le marché que le fait que Mickey Mantle et Joe Doake sont tous deux joueurs de base-ball ou, dans un sens plus large, tous deux travailleurs. Chacun est rémunéré à des prix et des revenus différents et cela signifie qu'ils sont considérés comme différents par le marché. Traiter des écarts de gains entre des biens différents comme des exemples de "gain de monopole" rend le terme totalement vide de toute signification.

La tentative d'établir l'existence de ressources inutilisées comme critère de "restriction" monopolistique des facteurs n'est pas plus valable. Des ressources de travail inutilisées voudront toujours dire davantage de loisirs, et donc l'envie de loisir sera toujours mêlée aux motifs prétendument "monopolistiques". Il devient par conséquent impossible de les séparer. L'existence de terrains inutilisés peut toujours être due à la rareté relative du travail par rapport au terrain disponible. Cette rareté relative rend plus à même de rendre service aux consommateurs, et ainsi plus rémunérateur, le fait d'investir dans le travail dans certaines parties de terrain et pas dans d'autres. Les terrains ayant le moins de potentiel de gains seront forcés de rester inutilisés, le montant dépendant de la quantité d'offre de travail disponible. Nous devons souligner que tout "terrain" (c'est-à-dire toute ressource donnée par la nature) est pris en compte ici, les lieux urbains et les ressources naturelles comme les zones agricoles. L'allocation de travail au terrain est comparable à la situation de Robinson lorsqu'il doit décider sur quelle partie du sol il bâtira son abri ou dans quel cours d'eau il ira pêcher. En raison des limites naturelles, ainsi que des limites volontaires, qui s'appliquent à sa peine, c'est le terrain sur lequel il produit avec la plus grande utilité qui sera cultivé, le reste étant laissé en friche. Cet élément ne peut pas non plus être séparé d'un prétendu élément de monopole. Car si quelqu'un objecte que le terrain qu'il "laisse à l'abandon" est de la même qualité que le terrain qu'il utilise, et qu'il envisage donc une restriction monopolistique, on pourra toujours répondre que les deux bouts de terrain diffèrent nécessairement - par leur emplacement, si ce n'est par autre chose - et que le seul fait que les deux sont traités différemment par le marché tend à confirmer cette différence. Par quel critère mystérieux, dès lors, un observateur extérieur peut-il affirmer que les deux terrains sont économiquement identiques ? Il est également vrai pour les biens du capital que les limites du travail disponible laisseront souvent au repos des biens dont on pense qu'ils rapporteront moins, comparativement à d'autres qui pourront être utilisés par le travail. Ici, la différence est que les biens du capital laissés à l'abandon sont toujours le résultat d'erreurs passées des producteurs, car aucun abandon ne serait nécessaire si les événements actuels - demandes, prix, offres - avaient été prévus correctement par tous les producteurs. Mais bien que les erreurs soient toujours malheureuses, laisser au repos le capital non rentable est le meilleur chemin à suivre : c'est tirer le meilleur parti de la situation existante, pas de la situation qui aurait été obtenue si les prévisions avaient été parfaites. Dans une économie en rotation perpétuelle, bien sûr, il n'y aurait jamais de biens du capital à l'abandon : il n'y aurait que des terrain laissés au repos et du travail non utilisé (pour autant que le loisir soit volontairement préféré à un revenu monétaire). Il n'est en aucun cas possible d'identifier une action purement "monopolistique" de restriction.

Un critère similaire, proposé pour distinguer le prix de monopole du prix concurrentiel, est le suivant : Dans le cas concurrentiel, le facteur marginal ne produit aucune rente mais dans le cas du prix de monopole l'utilisation du facteur monopolisé est restreinte de façon à ce que son usage marginal rapporte effectivement une rente. Nous pourrions répondre, en premier lieu, qu'il n'y a aucune raison de dire que chaque facteur, dans le cas concurrentiel, ne rapporte jamais aucune rente. Au contraire, chaque facteur est utilisé dans un domaine de rendement marginal diminuant mais positif et non nul. En effet, comme nous l'avons vu plus haut, si la valeur produite par une unité d'un facteur est nulle, celui-ci ne sera pas utilisé du tout. Chaque unité d'un facteur est utilisé parce qu'elle crée de la valeur. Sinon elle ne sera pas utilisée dans la production. Et s'elle produit de la valeur, elle rapportera comme revenu sa valeur actualisée.

Il est en outre clair que ce critère ne pourrait jamais être appliqué à un facteur monopolisé du travail. Quel facteur du travail rapporte-t-il un salaire nul sur un marché concurrentiel ? Or, beaucoup de facteurs monopolisés (selon la définition 1) sont des facteurs du travail - comme les marques, les services uniques, les capacités de prendre des décisions dans les affaires, etc. Le terrain est plus abondant que le travail et certains endroits resteront donc au repos et rapporteront une rente nulle. Même ici, cependant, ce n'est que les terrains sous-marginaux qui ne rapportent aucune rente : les terrains marginaux utilisés rapportent toujours une certaine rente, même faible.

De plus, même s'il était vrai que les terrains marginaux recevaient une rente nulle, ce serait sans intérêt pour notre problème. Car cet état ne s'appliquerait qu'aux terrains "plus pauvres" ou "inférieurs," comparés aux terrains plus productifs. Or, un critère pour décider si un prix est concurrentiel ou de monopole doit pouvoir s'appliquer, non pas à des facteurs de qualités différentes, mais à des facteurs homogènes. Le problème du prix de monopole est celui d'une offre d'unités d'un seul bien homogène, pas de divers facteurs différents au sein d'une catégorie plus vaste, à savoir les terrains. Dans ce cas, comme nous l'avons dit, chaque facteur rapportera une certaine valeur, dans un domaine de rendements décroissants, mais pas une somme nulle. [54]

Comme tous les facteurs utilisés rapporteront une certaine rente dans le cas "concurrentiel", il n'y a toujours pas de fondement permettant de séparer le prix "concurrentiel" du prix de "monopole."

Une autre tentative fréquente de distinguer ces deux prix réside dans l'idéal supposé de "l'établissement du prix au coût marginal." Ne pas réussir à rendre les prix égaux au coût marginal est considéré comme un exemple de comportement "monopolistique." Il y a plusieurs erreurs fatales dans cette analyse. En premier lieu, comme nous le verrons plus loin, il ne peut pas y avoir de "concurrence pure," état hypothétique dans lequel la courbe de demande pour la production d'une entreprise serait infiniment élastique. Ce n'est que dans cet pays imaginaire que le prix est égal à l'équilibre au coût marginal. Sinon, dans l'économie en rotation perpétuelle, le coût marginal est égal au "revenu marginal", c'est-à-dire au revenu qu'une augmentation donnée du coût rapporterait à l'entreprise. (Ce n'est que si la demande était parfaitement élastique que le revenu marginal se réduirait au "revenu moyen", ou au prix.) Il n'y a par conséquent aucun moyen de distinguer les situations "concurrentielle" et "monopolistique", car les coûts marginaux auront toujours tendance à être égaux aux revenus marginaux.

Deuxièmement, cette égalité n'est qu'une tendance qui résulte de la concurrence : ce n'est pas une condition préalable de la concurrence. C'est une propriété de l'équilibre dans l'économie en rotation perpétuelle vers laquelle tend toujours l'économie de marché, mais qu'elle ne peut pas atteindre. Soutenir qu'il s'agit d'un "idéal de bien-être" pour le monde réel, idéal selon lequel il convient de juger les conditions existantes, comme tant d'économistes l'ont fait, est se méprendre totalement sur la nature du marché et sur l'économie elle-même.

Troisièmement, il n'y a pas de raisons pour que les entreprises se préoccupent délibérément de considérations de coût marginal. Leur poursuite de la maximisation du revenu net y pourvoira. Il n'y a pas de "coût marginal" simple et déterminé parce que, comme nous l'avons vu plus haut, il n'y a pas de période identifiable de "court terme" telle que supposée par la théorie actuelle. L'entreprise fait face à toute une gamme de périodes temporelles pour investir et utiliser des facteurs, et ses décisions de production et de fixation des prix dépend de la période future considérée. Achète-t-elle une nouvelle machine ou vend-elle l'ancienne production entassée dans les dépôts ? Les considérations de coût marginal seront différentes dans les deux situations.

Il est clair qu'il est impossible de distinguer les comportements concurrentiel et monopolistique de la part d'une entreprise. Il n'est pas plus possible de parler d'un prix de monopole dans le cas d'un cartel. Premièrement, un cartel, quand il établit le niveau de sa production à l'avance pour la période suivante, est exactement dans la même position que l'entreprise unique : il établit le niveau de sa production au point auqu'il pense maximiser les gains monétaires. Il n'y a toujours pas de façon de distinguer prix de monopole et prix concurrentiel ou sous-concurrentiel.

De plus, nous avons vu qu'il n'y avait pas de différence essentielle entre un cartel et une fusion, ou entre un cartel de producteurs avec des avoirs monétaires et un cartel de producteurs avec des biens du capital déjà existants pour former un partenariat ou une coopération. En raison de la tradition, encore en vigueur dans la littérature, qui consiste à identifier une entreprise avec un entrepreneur ou un producteur individuel unique, nous avons tendance à oublier que la plupart des entreprises existantes sont constituées par la mise en commun volontaire d'avoirs monétaires. Pour poursuivre la similitude plus loin, supposons qu'une entreprise A désire augmenter sa production. Y a-t-il une différence fondamentale entre le cas où elle achète un nouveau terrain et construit une nouvelle usine, et celui où elle acquiert une vieille usine possédée par une autre entreprise ? Pourtant, ce dernier cas, si l'usine constitue les seuls avoirs de la firme B, implique en fait une fusion des deux entreprises. Le degré de fusion ou d'indépendance des diverses parties du système productif dépendra entièrement de la méthode la plus rentable pour les producteurs concernés. Ce sera aussi la méthode qui rendra les meilleurs services au consommateur. Et il n'existe aucune façon de distinguer le cartel, la fusion et une seule entreprise plus grande.

On pourrait objecter à ce stade qu'il y a beaucoup de concepts théoriques utiles, et même indispensables, qui, dans le monde réel, ne peuvent pas être isolés sous leur forme pure. Ainsi, le taux d'intérêt, en pratique, n'est pas strictement séparable des profits et les diverses composantes du taux d'intérêt ne peuvent pas non plus être séparées, alors qu'elles peuvent l'être dans l'analyse. Mais ces concepts peuvent chacun être définis indépendamment les uns des autres et de la réalité complexe qui est étudiée. Ainsi, le taux d'intérêt "pur" peut ne jamais exister en pratique, mais le taux d'intérêt du marché peut être théoriquement analysé au travers de ses composantes : le taux d'intérêt pur, la composante d'anticipation des prix et la composante liée au risque. On peut le faire parce que chacune de ces composantes peut être définie indépendamment du taux d'intérêt complexe du marché et, de plus, est indépendamment déductible des axiomes de la praxéologie. L'existence et la détermination du taux d'intérêt pur est strictement déductible des principes de l'action humaine, de la préférence temporelle, etc. Chacune des composantes, dès lors, peut être obtenue a priori, sans relation avec le taux d'intérêt concret du marché, et est déduite de vérités établies à propos de l'action humaine. Dans tous ces cas, les composantes sont définissables à l'aide de critères théoriques indépendants. Dans le cas des prix, toutefois, et comme nous l'avons vu, il n'existe aucune façon de définir et de distinguer un "prix de monopole" d'un "prix concurrentiel." Il n'y a pas de règle pour nous guider afin de bâtir une telle distinction. Dire qu'un prix de monopole se forme lorsque la demande est inélastique au-dessus du prix concurrentiel ne nous dit rien parce que nous n'avons pas de moyen de définir indépendamment le "prix concurrentiel."

Répétons-le : les éléments apparemment non identifiables des autres domaines de la théorie économique peuvent se déduire, de façon indépendante, des axiomes de l'action humaine. La préférence temporelle, l'incertitude, les changements du pouvoir d'achat, etc. peuvent tous être établis indépendamment par un raisonnement antérieur et leurs relations analysées au travers de constructions mentales. L'économie en rotation perpétuelle peut être vue comme la cible toujours changeante du marché, au travers de notre analyse de la direction de l'action. Mais tout ce que nous savons de l'analyse préalable de l'action humaine est que les individus coopèrent sur le marché pour vendre et acheter des facteurs, les transformer en produits, et espérer vendre des produits à d'autres - éventuellement à des consommateurs finaux. Nous savons aussi que les facteurs sont vendus et que les entrepreneurs décident de produire afin de tirer des revenus monétaires de la vente de leur production. Combien chaque personne produira d'un bien ou d'un service donné est déterminé par ses espérances du plus grand revenu monétaire possible, les autres considérations psychiques étant égales. Mais nulle part au cours de l'analyse d'une telle action il n'est possible séparer au plan conceptuel un acte prétendument "restrictif" d'un acte non restrictif, et il n'est à aucun moment possible de définir le "prix concurrentiel" d'une façon qui permette de le différencier du prix du marché libre. De même, il n'existe pas de manière de distinguer conceptuellement un "prix de monopole" d'un prix du marché libre. Mais si un concept n'a pas de fondement possible dans le monde réel, c'est un concept vide et illusoire, sans signification. Sur le marché libre, il n'y a pas de façon de distinguer un "prix de monopole" d'un "prix concurrentiel" ou d'un "prix sous-concurrentiel", ni de différentier les mouvements d'un de ces prix vers un autre. Aucun critère ne peut être trouvé pour effectuer de telles distinctions. Le concept de prix de monopole distinct du prix concurrentiel est donc intenable. Nous ne pouvons parler que du prix du marché libre.

Ainsi, nous pouvons non seulement conclure qu'il n'y a rien de "mal" dans un "prix de monopole," mais aussi que le concept lui-même est totalement dénué de sens. Il y a beaucoup de "monopoles" au sens de propriétaire unique d'un bien ou d'un service unique (définition 1). Mais nous avons vu que le terme était inapproprié et que, de plus, il n'avait aucune signification catallactique. Un "monopole" ne serait important que s'il conduisait à un prix de monopole et nous avons vu qu'il n'existe pas de prix concurrentiel ou de prix de monopole sur le marché. On n'y trouve que le "prix du marché libre".

Notes

[53] Nous n'avons trouvé dans la littérature qu'une trace de la découverte de cette illusion : Scoville et Sargent, op. cit., p. 302. Voir aussi Bradford B. Smith, "Monopoly and Competition," Ideas on Liberty, numéro 3 (novembre 1955), pp. 66 et suivantes.

[54] Dans le cas de ressources naturelles épuisables, toute allocation implique nécessairement l'utilisation de certaines ressources dans le présent (même en considérant la ressource comme homogène) et la "sauvegarde" du reste pour une allocation en vue d'un usage futur. Il n'y a toutefois pas moyen de distinguer une telle sauvegarde d'un retrait "monopolistique" et donc aucune possibilité de parler d'un "prix de monopole."

E. Quelques problèmes concernant la théorie de l'illusion du prix de monopole

1) Le monopole géographique

On pourrait objecter que dans le cas du monopole géographique (lié à l'emplacement) on peut distinguer un prix de monopole différent du prix concurrentiel sur le marché libre. Prenons l'exemple du ciment. Supposons qu'il y ait des consommateurs de ciment vivant à Rochester. Une entreprise de ciment qui s'y trouve pourrait faire payer un prix de X grammes d'or par tonne dans des conséquences concurrentielles. Si le concurrent le plus proche est situé à Albany et que les frais de transports d'Albany à Rochester sont de 3 grammes d'or par tonne, la firme de Rochester est capable d'augmenter ses tarifs pour obtenir des consommateurs de Rochester un prix de (X+2) grammes d'or par tonne. Cet avantage géographique ne confère-t-il pas un monopole, et ce prix plus élevé n'est-il pas un prix de monopole ?

Tout d'abord, comme nous l'avons vu plus haut, le bien que nous devons prendre en compte est celui qui se trouve dans les mains du consommateur. L'entreprise de Rochester est mieux située pour le marché local. Le fait que celle d'Albany ne puisse lui faire concurrence n'est pas un reproche qu'on puisse faire au cimentier de Rochester : le lieu est également un facteur de production. De plus, une autre entreprise pourrait, si elle le voulait, s'installer à Rochester pour lui faire concurrence.

Soyons cependant généreux avec les théoriciens du monopole géographique et accordons leur que, dans un sens (définition 1), tous les vendeurs individuels d'un bien ou d'un service jouissent d'un tel monopole. Ceci est dû à la loi immuable de l'action humaine, et en fait de tout bien matériel, qui veut que seule une chose peut se trouver à un endroit et un instant donnés. L'épicier de la cinquième rue jouit d'un monopole sur la vente des provisions dans cette rue, celui de la quatrième rue jouit d'un monopole de la vente des provisions dans sa rue, etc. Dans le cas de magasins qui se rassemblent dans un même pâté de maisons, disons par exemple des magasins de radio, il subsiste toujours quelques mètres sur lesquels chaque propriétaire exerce un monopole géographique. L'emplacement est une caractéristique tout aussi spécifique pour une entreprise ou une usine que les capacités pour une personne.

Que cet élément géographique soit ou non important sur le marché dépend de la configuration de la demande du consommateur et de la politique la plus profitable pour chaque vendeur, et cei pour chaque cas concret. Dans certaines situations un épicier, par exemple, peut fixer des prix plus élevés qu'un autre pour ses produits à cause de son monopole dans le voisinage immédiat. Le monopole sur "les oeufs disponibles dans la cinquième rue" a alors pris une telle importance pour les consommateurs de son voisinage qu'il est capable de leur faire payer un prix plus élevé que celui de l'épicier de la quatrième rue tout en gardant leur fidélité. Dans d'autres cas il ne peut pas le faire parce que la majorité de ses clients partiraient pour l'épicier voisin si les prix de ce dernier étaient plus bas.

Un bien est homogène si les consommateurs évaluent ses unités de la même façon. Si cette condition est vérifiée, ses unités seront vendues à un prix uniforme sur le marché (ou tendront rapidement à l'être). Si, cependant, divers épiciers doivent vendre au même prix, alors il n'y a pas de monopole géographique.

Qu'en est-il du cas où l'épicier de la cinquième rue peut fixer un prix plus élevé que ses concurrents ? N'avons-nous pas un exemple clair et net de prix de monopole identifiable ? Ne pouvons-nous pas dire que l'épicier de la cinquième rue qui peut faire payer plus cher les mêmes biens se trouve devant une courbe de demande inélastique pour ses produits dans un certain intervalle au-dessus du "prix concurrentiel," pris comme égal à celui fixé par son voisin concurrent ? Ne pouvons-nous pas dire ceci même si nous accordons qu'il n'y a "aucune atteinte à la souveraineté du consommateur" dans ses actes, car ils sont dus aux goûts particuliers de ses clients ? La réponse est clairement non. La raison en est que l'économiste ne peut jamais égaler un bien à une certaine substance physique. Un bien, rappelons-le, est une quantité d'une chose divisible en unités homogènes. Et cette homogénéité, répétons-le, doit se trouver dans la tête des consommateurs, pas dans sa composition physique. Si un lait malté consommé dans un bistrot est dans l'esprit du public le même bien qu'un lait malté dans un restaurant à la mode, alors les prix seront identiques aux deux endroits. D'un autre côté, nous avons vu que le consommateur n'achète pas seulement un bien physique, mais tous les attributs d'une chose, y compris son nom, son emballage et l'atmosphère au sein de laquelle il est consommé. Si la plupart des consommateurs font suffisamment de différence entre la nourriture consommée au restaurant et celle consommée au bistrot, de telle sorte qu'un prix plus élevé peut être pratiqué dans l'un des deux cas, alors la nourriture est un bien différent dans chacun des deux endroits. Un lait consommé au restaurant devient, pour une grande partie des consommateurs, un bien différent du lait consommé au bistrot. Une situation identique se rencontre pour les marques : même quand une minorité de consommateurs considèrent effectivement diverses marques comme étant "effectivement" le même bien. Tant que la majorité les considère comme tels, ils sont des biens différents et leurs prix le seront aussi. De même, les biens peuvent être physiquement différents, tant qu'ils sont considérés par les consommateurs comme identiques ils sont un seul et même bien [55].

La même analyse s'applique dans le cas de l'emplacement. Quand les consommateurs de la cinquième rue considèrent les provisions achetées dans une épicerie de la cinquième rue comme un bien suffisamment préférable à celles achetées dans l'épicerie de la quatrième rue, de sorte qu'ils sont prêts à payer plus cher plutôt que de marcher un peu plus, alors les deux deviennent des biens différents. Dans le cas de l'emplacement, il y aura toujours une tendance à différentier les deux biens mais ceci sera très souvent sans importance pour le marché. Car un consommateur peut préférer, et préfèrera presque toujours, les biens vendus dans une épicerie en bas de chez lui à ceux d'une épicerie située un peu plus loin. Mais sa préférence ne sera pas assez grande pour lui faire accepter des prix plus élevés dans la première. Si la majorité des consommateurs partent acheter leurs provisions en cas de montée du prix des provisions dans la première épicerie, les deux représenteront le même bien sur le marché. Et c'est l'action sur le marché, l'action réelle, à laquelle nous devons nous intéresser. Pas aux évaluations pures sans signification. Dans la praxéologie, nous ne nous intéressons qu'aux préférences qui conduisent à des choix réels et qui sont donc démontrées par eux, pas aux préférences en elles-mêmes.

Un bien ne peut pas être défini en tant que tel indépendamment des préférences des consommateurs du marché. Un article d'épicerie peut être plus cher dans la cinquième rue que dans la quatrième rue pour les consommateurs de la cinquième rue. Si tel est le cas, ce sera parce que le premier sera un bien différent pour les consommateurs. De la même façon, le ciment de Rochester coûte plus aux consommateurs de Rochester que le ciment d'Albany à Albany, mais il s'agit de deux biens différents en vertu de leur différence de lieu. Et il n'y a aucun moyen de déterminer si le prix à Rochester ou dans la cinquième rue sont des "prix de monopole" ou des "prix concurrentiels," ni de déterminer quel serait le "prix concurrentiel." Il ne pourrait certainement pas s'agir du prix pratiqué ailleurs par une autre entreprise car les prix concerneraient véritablement des biens différents. Il n'existe pas de critère théorique qui permette de distinguer pour des sites donnés le simple revenu dû au lieu du prétendu revenu "monopolistique."

Il y a une autre raison pour abandonner toute théorie du prix de monopole géographique. Si tous les lieux ont une valeur purement spécifique liée à l'emplacement, il n'y a aucun sens à énoncer qu'ils rapportent une "rente de monopole." Car le prix de monopole, selon la théorie, ne peut être établi qu'en vendant moins d'un bien et en permettant ainsi un prix plus élevé. Mais toutes les propriétés liées à l'emplacement d'un site ont une qualité différente parce qu'elles changent avec le lieu. Et il ne peut par conséquent pas y avoir de restriction des ventes à une partie d'un site. Soit un site est productif, soit il est inutilisé. Mais les sites inutilisés sont nécessairement à un endroit différent des sites productifs et restent au repos parce que leur productivité est inférieure. Ils sont au repos parce qu'ils sont sous-marginaux, et non pas parce qu'il s'agirait de portions d'un certain bien homogène mises à l'écart de façon "monopolistique."

Le théoricien du prix de monopole géographique est ainsi réfuté, quelle que soit le chemin qu'il emprunte. S'il a une définition limitée du monopole géographique (au sens de la définition 1) et la réserve à des exemples comme celui de Rochester et d'Albany, il ne pourra jamais établir de critère pour définir le prix de monopole, car une autre entreprise pourrait s'installer à Rochester, soit effectivement soit potentiellement, pour éliminer tout profit lié à l'emplacement que toucherait la première entreprise. Les prix de cette dernière ne peuvent pas être comparés avec ceux de ses concurrents parce qu'ils vendent des biens différents. Si le théoricien adopte la définition étendue du prix de monopole géographique - qui prendrait en compte le fait que chaque endroit diffère de tous les autres - et compare des lieux situés à quelques mètres les uns des autres, il n'y a aucun sens à parler de "prix de monopole" parce que (a) le prix d'un produit à un endroit ne peut pas être précisément comparé avec un autre car il s'agit de biens différents et que (b) chaque site diffère par sa qualité d'emplacement et qu'aucun site ne peut donc être divisé conceptuellement en unités homogènes différentes - certaines pour être vendues et d'autres pour être retirées du marché. Chaque site est une unité en lui-même. Une telle division est cependant essentielle pour établir la théorie du prix de monopole.

2) Le monopole naturel

L'une des cibles préférée des critiques du "monopole" est le prétendu "monopole naturel" ou "de service public," pour lequel la "concurrence n'est pas possible." Comme cas typique on cite la fourniture en eau d'une ville. On prétend qu'il n'est techniquement pas possible que plus d'une seule compagnie d'approvionnement en eau puisse offrir ses services à la ville. Aucune autre entreprise ne peut lui faire concurrence et on affirme qu'une intervention spéciale est nécessaire pour empêcher un prix de monopole.

En premier lieu, un tel "monopole dû aux limites de l'espace" n'est qu'un cas particulier où seule une entreprise est rentable dans un domaine. Combien d'autres entreprises seront rentables pour un domaine de production quelconque est une question institutionnelle et dépend de données concrètes : niveau de demande des consommateurs, type du produit vendu, productivité physique des procédés, offre et prix des facteurs, prévisions des entrepreneurs, etc. Les limites spatiales peuvent ne pas avoir d'importance. Comme dans le cas des épiciers, elles peuvent conduire aux "monopoles" les plus limités - monopole sur la partie du trottoir possédée par le vendeur. D'un autre côté, elles peuvent être telles que seule une entreprise puisse exister dans l'industrie. Mais nous avons vu que cela n'était pas pertinent : "monopole" est une appellation sans aucun sens s'il n'y a pas de prix de monopole et, redisons-le, il n'y a pas de moyen de déterminer si le prix pratiqué pour un bien est un "prix de monopole" ou non. Et ceci s'applique en toute circonstance, y compris pour une entreprise de téléphonie couvrant toute une nation, pour une compagnie locale de distribution de l'eau ou pour un joueur de base-ball extraordinaire. Toutes ces personnes ou entreprises auront un "monopole" dans leur "industrie." Et dans tous ces cas, la dichotomie entre "prix de monopole" et "prix concurrentiel" reste illusoire. De plus, il n'y a pas de fondement rationnel qui permette de préserver une sphère séparée pour les "biens publics" et pour les soumettre à des tracasseries spéciales. Une industrie "d'utilité publique" ne diffère conceptuellement en rien d'une autre et il n'existe aucune méthode non arbitraire à l'aide de laquelle nous puissions désigner comme "de service public" certaines industries alors que les autres ne le seraient pas [56].

En aucun cas, par conséquent, il n'est possible de distinguer conceptuellement un "prix de monopole" d'un "prix concurrentiel" sur le marché. Tous les prix du marché libres sont concurrentiels. [57]

Notes

[55] Voir la référence à Abbot, op. cit., dans la note [28], plus haut.

[54] Sur la doctrine du "monopole naturel" appliquée à l'industrie de l'électricité, voir Dean Russel, The TVA Idea (Irvington-on-Hudson: Foundation for Economic Education, 1949), pp. 79-85. Pour une excellente discussion de la régulation des services publics, voir Dewing, op. cit., I, pp. 308-368

[57] "Les prix sont un phénomène du marché. [...] Ils sont le résultat d'une certaine configuration des données du marché, des actions et des réactions des membres de la société. Il est vain de méditer sur ce qu'auraient été les prix si certains de leurs déterminants avaient été différents. [...] Il n'est pas moins vain de réfléchir sur ce que devraient être les prix. Tout le monde est content si les prix des choses qu'il désirent baissent et si les prix des choses qu'ils veut vendre montent. [...] Tout prix déterminé sur le marché est le résultat nécessaire du jeu des forces qui opèrent, c'est-à-dire de l'offre et de la demande. Quelle que soit la situation du marché qui ait conduit à ce prix, à son égard le prix est adéquat, authentique et réel. Il ne peut pas être plus élevé si aucun acheteur prêt à payer un prix plus grand ne se présente, et ne peut pas être plus bas si aucun vendeur ne se propose pour offrir un prix plus faible. Seule l'arrivée de telles personnes prêtes à acheter ou à vendre peut modifier les prix. L'économie [...] ne développe pas de formules qui permettrait à quelqu'un de calculer un prix "correct" différent de celui établi sur le marché par l'interaction des acheteurs et des vendeurs. [...] Ceci s'applique aussi au prix de monopole. [...] Aucune prétendue "découverte de fait" ni aucune spéculation de fauteuil ne peut découvrir d'autre prix auquel la demande égalerait l'offre. L'échec de toutes les expériences cherchant à trouver une solution satisfaisante au monopole dû aux limites de l'espace des services publics démontre clairement cette vérité." Italiques ajoutées [par Rothbard, NdT]. Mises, Human Action, pp. 392-394

4. Les syndicats

A. Restreindre le prix du travail

On pourrait affirmer que les syndicats, en exigeant des salaires plus élevés sur le marché libre, obtiennent des prix de monopole identifiables. Car deux situations différentes identifiables se présentent alors : (a) celle où les individus vendent leur travail eux-mêmes et (b) celle où ils sont membres de syndicats qui négocient leur travail pour eux. De plus, il est clair qu'alors que les cartels, pour réussir, doivent être économiquement plus efficaces à servir le consommateur, une telle justification ne peut pas être trouvée pour les syndicats. Comme c'est toujours le travailleur individuel qui travaille, et comme l'efficacité de l'organisation vient de la direction payée pour ça, se syndiquer n'améliore jamais la productivité d'u travail d'un individu.

Il est vrai qu'un syndicat conduit à un situation identifiable. Il est cependant faux de dire que le salaire horaire syndical est un prix de monopole. [58] Car la caractéristique d'un monopoleur est précisément de monopoliser un facteur ou un bien. Pour obtenir un prix de monopole, il ne vend qu'une partie de son stock et s'abstient de vendre l'autre partie, parce que vendre une plus faible quantité fait monter les prix sur une courbe de demande inélastique. La caractéristique unique du travail dans une société libre, toutefois, est qu'elle ne peut pas être monopolisée. Chaque individu se possède lui-même et ne peut pas appartenir à un autre individu ou à un groupe. Par conséquent, en ce qui concerne le travail, aucun homme ou aucun groupe ne peut posséder le stock total de travail et en retenir une partie hors du marché. Chaque homme se possède.

Fig69.JPG

Appelons P le stock total du produit d'un monopoleur. Lorsqu'il garde W unités afin d'obtenir un prix de monopole pour P-W, l'augmentation de revenu obtenue pour P-W doit plus que compenser la perte de revenu subie en ne vendant pas W. L'action d'un monopoleur est toujours limitée par la perte de revenu liée à la quantité retirée de la vente. Mais cette limitation ne s'applique pas dans le cas des syndicats. Comme chaque homme se possède, les offreurs "retirés du marché" sont des personnes différentes de celles qui obtiennent des revenus accrus. Si un syndicat, d'une façon ou d'une autre, obtient un prix plus élevé que ses membres ne recevraient en vendant individuellement leur travail, son action n'est pas contrebalancée par la perte de revenue subie par les travailleurs "retirés du marché." Si un syndicat obtient des salaires horaires plus élevés, certains travailleurs gagnent plus tandis que d'autres sont exclus du marché et perdent le revenu qu'ils auraient pu obtenir. Un tel prix plus élevé (pour le salaire horaire) est appelé un prix de restriction.

Quel que soit le critère retenu, un prix de restriction est "pire" qu'un "prix de monopole." Comme le syndicat restrictionniste d'a pas à se soucier des travailleurs exclus du marché et ne perd aucun revenu de cette exclusion, l'action de restriction n'est pas limitée par l'élasticité de la demande de travail. Car les syndicats n'ont besoin que de maximiser le revenu net des membres qui travaillent ou, en fait, qui font partie de la bureaucratie syndicale elle-même. [59]

Comment un syndicat obtient-il un tel prix ? La figure 69 nous le montre. La courbe de demande concerne un facteur du travail dans une industrie. DD est la courbe de demande de travail dans l'industrie, SS la courbe d'offre. Les deux courbes sont données pour le nombre de travailleurs en abscisse et le salaire horaire en ordonnée. A l'équilibre du marché, l'offre de travailleurs proposant leur travail dans l'industrie coupera la demande de travail pour un nombre OA de travailleurs et un salaire horaire AB. Supposons maintenant qu'un syndicat entre en jeu sur ce marché du travail et qu'il décide que ses membres réclameront un salaire horaire plus élevé que AB, disons OW. Ce que font les syndicats, en fait, c'est insister sur un certain salaire horaire minimum en dessous duquel ils refusent de travailler dans cette industrie.

L'effet de la décision syndicale est de déplacer la courbe d'offre de travail disponible dans l'industrie vers la droite horizontale correspondant au salaire horaire WW', qui monte de façon à couper la courbe SS en E. Le prix minimum du travail de réserve dans cette industrie a augmenté et ceci pour tous les travailleurs, de telle sorte qu'il n'existe plus de travailleurs offrant des prix de réserve plus bas qui seraient prêts à travailler pour moins. Avec une courbe d'offre se déplaçant vers WE, le nouveau point d'équilibre sera C au lieu de B. Le nombre de travailleurs employés sera WC et le salaire horaire OW.

Le syndicat a ainsi réussi à mettre en place un salaire horaire de restriction. Celui-ci peut être obtenu quelle que soit l'allure de la courbe de demande, sous la seule hypothèse qu'elle soit décroissante. Elle l'est à cause de la VAPM [Valeur Actualisée du Produit Marginal (Discounted Marginal Value Product)] [C'est-à-dire le revenu monétaire attribuable à une unité d'un facteur, actualisée en raison de la préférence pour le présent qui donne moins de valeur à une somme d'argent disponible dans le futur par rapport à cette même somme disponible immédiatement, toutes choses égales par ailleurs. Voir "Man, Economy and State", Chapitre 7. NdT] décroissante d'un facteur et de l'utilité marginale décroissante du produit. Mais un sacrifice a été fait - plus précisément, il y a désormais moins de travailleurs employés, d'une quantité CF. Que leur arrive-t-il ? Ces travailleurs tenus à l'écart sont les principaux perdants de la procédure. Comme le syndicat représente les travailleurs restants, il n'a pas à se soucier, comme devrait le faire un monopoleur, du sort de ces individus. Ils devront, au mieux, partir (c'est possible car le travail est un facteur non spécifique) pour une autre industrie - non syndicalisée. Toutefois, le problème est qu'ils sont moins adaptés à cette nouvelle industrie. Le fait qu'ils étaient dans l'industrie désormais syndiquée signifie que leur VAPM était plus élevée dans cette industrie que dans celle vers laquelle ils doivent se replier. Leur salaire horaire y sera par conséquent plus faible. De plus, leur entrée dans cette autre industrie fera baisser les salaires des travailleurs y étant déjà.

En résumé, et au mieux, un syndicat ne peut obtenir un salaire horaire de restriction plus élevé pour ses membres qu'au prix d'une baisse des salaires horaires des autres travailleurs de l'économie. Les efforts de production de l'économie sont également altérés. Mais en outre, plus grands sont le champ d'action syndicale et le restrictionnisme dans l'économie, plus difficile il sera pour les travailleurs de changer d'endroit et de métier afin de trouver un havre de paix non syndiqué où travailler. Et la tendance sera de plus en plus à ce que les travailleurs écartés restent de façon permanente ou quasi permanente au chômage, désirant ardemment travailler mais incapables de trouver les occasions d'un emploi non soumis à la restriction. Plus grande est l'influence du syndicalisme, plus un chômage de masse permanent aura tendance à se développer.

Les syndicats essaient d'éliminer autant que possible les "échappatoires" du non syndicalisme, de fermer les portes de sortie où les travailleurs déçus peuvent trouver un emploi. Ceci s'appelle "mettre fin à la concurrence injuste du travail non syndiqué à bas salaire." Un contrôle syndical universel et un restrictionnisme signifieraient un chômage permanent, croissant toujours en proportion du degré avec lequel les syndicats exercent leurs restrictions.

Un mythe courant veut que seuls les syndicats "corporatifs" à l'ancienne, qui limitent délibérément leur groupe professionnel à des métiers très qualifiés comprenant assez peu de membres, peuvent restreindre l'offre de travail. Ils maintiennent souvent des standards exigeants d'appartenance à la corporation et mettent en place des dispositifs nombreux pour diminuer l'offre de travail potentielle. Cette restriction directe de l'offre rend sans aucun doute plus facile l'obtention de salaires élevés pour les travailleurs restants. Mais c'est une grande erreur de croire que les nouveaux syndicats "industriels" de peuvent pas limiter l'offre. Le fait qu'ils accueillent autant de membres que possible dans une industrie cache leur politique de restriction. Le point crucial est que les syndicats insistent pour faire respecter un salaire horaire minimum plus élevé que ne pourrait obtenir le facteur de travail donné sans syndicat. En agissant ainsi, comme nous le voyons sur la figure 69, ils font obligatoirement baisser le nombre de personnes qu'un employeur peut embaucher. Et la conséquence de leur politique est donc de limiter l'offre de travail, alors qu'au même moment ils affirment pieusement être globaux et démocratiques, au contraire des "aristocrates" snobs des syndicats corporatifs.

En réalité, le syndicalisme industriel a des conséquences plus dévastatrices que le syndicaliste corporatif. Car ce dernier, se produisant dans un domaine réduit, ne modifie et n'abaisse les salaires que d'un petit nombre de travailleurs. Les syndicats industriels, plus grands et plus généraux, diminuent les salaires et déplacent les travailleurs sur une grande échelle et, ce qui est encore plus important, peuvent causer un chômage de masse permanent. [60]

Il existe une autre raison pour laquelle un syndicat ouvertement restrictif causera moins de chômage qu'un syndicat moins dur. C'est que celui qui retreint les adhésions sert d'avertissement clair aux travailleurs qui espèreraient entrer dans l'industrie dont le syndicat barre l'entrée. Il s'ensuit que ces travailleurs chercheront ailleurs, où ils pourront trouver un emploi. Mais supposons que le syndicat soit démocratique et ouvert à tous. Dès lors, on peut décrire ses activités à l'aide de la figure 69 : il obtient un salaire horaire plus élevé OW pour ses membres. Mais un tel salaire, comme on le voit sur la courbes SS, attire plus de travailleurs dans l'industrie. En d'autres mots, alors que OA travailleurs étaient employés au salaire précédent AB (sans syndicat), le syndicat a gagné un salaire OW. A ce salaire, seuls WC travailleurs peuvent être utilisés dans cette industrie. Mais, ce salaire attire plus de travailleurs qu'auparavant, en fait WE. Le résultat, c'est qu'au lieu de n'avoir que CF travailleurs devenant chômeurs à cause de la politique restrictive du syndicat, c'est CE qui seront sans emploi dans cette industrie, c'est-à-dire plus.

Ainsi, un syndicat ouvert n'a pas la vertu du syndicat fermé - le rejet rapide des travailleurs écartés de l'industrie syndiquée. Au contraire, il attire encore plus de travailleurs vers l'industrie, aggravant et gonflant ainsi le niveau de chômage. Avec cette déformation les signaux du marché, il faudra beaucoup plus de temps pour que les travailleurs se rendent compte qu'il n'y a pas d'emplois disponibles dans cette industrie. Plus grande est l'étendue des syndicats ouverts dans l'économie, et plus grande est la différence entre les salaires du marché et ceux obtenus suite à la restriction, plus grave sera le problème du chômage.

Le chômage et la mauvaise utilisation du travail, causés par des salaires horaires de restriction, ne sont pas nécessairement directement visibles. Une industrie peut, par exemple, être particulièrement profitable et prospère, que ce soit à cause de la hausse de la demande des consommateurs pour le produit ou en raison d'une innovation abaissant les coûts de production. Sans syndicat, l'industrie se développerait et emploierait plus de travailleurs en réponse aux nouvelles conditions du marché. mais si un syndicat vient imposer un salaire horaire de restriction, il se peut qu'il n'en résulte pas de licenciements des travailleurs existants déjà dans l'industrie : en revanche, ce comportement empêche le développement de l'industrie en réponse aux exigences de la demande des consommateurs et des conditions du marché. En résumé, le syndicat détruit ici des emplois potentiels et impose une mauvaise allocation de la production en empêchant l'expansion. Il est vrai que, sans syndicat, l'industrie ferait monter les salaires via le processus d'expansion ; mais si les syndicats imposent des salaires plus élevés dès le départ, l'expansion ne se produira pas. [61]

Certains adversaires du syndicalisme vont jusqu'à soutenir que les syndicats ne peuvent jamais être un phénomène du marché libre et sont toujours des institutions "monopolistiques" ou coercitives. Bien que ce puisse être le cas dans la pratique, ce n'est pas forcément vrai. Il est fort possible que des syndicats surgissent sur un marché libre et même y obtiennent des salaires horaires de restriction.

Comment y peuvent-ils y arriver ? La réponse se trouve en considérant les travailleurs écartés. Le problème clé est le suivant : pourquoi ces travailleurs se laissent-ils mettre à l'écart par le salaire minimum syndical WW' ? Comme ils souhaitaient travailler pour moins auparavant, pourquoi acceptent-ils désormais humblement d'être virés et d'avoir à chercher un emploi moins rémunérateur ? Pourquoi certains restent-ils satisfaits de continuer dans une poche quasi permanente de chômage, en attendant d'être mis à la porte quand les salaires sont trop élevés ? La seule réponse, en l'absence de coercition, est qu'ils placent haut sur leur échelle de valeur le but de ne pas faire concurrence aux salaires du syndicat. Les syndicats, naturellement, font tout pour persuader les travailleurs, syndiqués ou non, tout comme le public général, de croire dur comme fer dans le péché que représenterait le fait d'accepter un salaire inférieur au tarif syndical. On peut le voir très clairement dans les situations où les membres du syndicat refusent de continuer à travailler dans une entreprise pour un salaire inférieur à un certain minimum (ou dans des conditions de travail différentes). Cette situation est connue sous le nom de grève. La chose la plus curieuse à propos de la grève est le fait que les syndicats ont réussi à répandre dans la société la croyance selon laquelle les grévistes travaillent "en réalité" pour l'entreprise, même s'il refusent délibérément et fièrement de le faire. La réponse naturelle de l'employeur, bien sûr, est de se tourner ailleurs et d'embaucher des travailleurs qui désirent travailler dans les conditions offertes. Pourtant, les syndicats ont eu un succès remarquable dans la diffusion de l'idée que quiconque accepte une telle offre - le "briseur de grève" - représente la pire forme de vie humaine.

Dès lors, dans la mesure où les travailleurs non syndiqués se sentent honteux ou coupables de "briser une grève" ou d'entreprendre d'autres façons de concurrencer les salaires syndicaux, les employés écartés et les chômeurs décident de leur propre destin. En effet, ils se dirigent volontairement vers des emplois moins rémunérateurs et moins satisfaisants, et restent volontairement au chômage pendant de longues périodes. Ce chômage est volontaire parce qu'il résulte de leur acceptation volontaire de cette mystique qui leur demande de "ne pas passer outre le piquet de grève" et de ne pas être un jaune.

L'économiste en tant qu'économiste n'a rien à opposer à un homme qui en vient volontairement à la conclusion qu'il est plus important de préserver la solidarité syndicale que d'avoir un emploi satisfaisant. Il y a à l'évidence d'innombrables travailleurs qui ne se rendent pas compte que leur refus de briser la grève, leur "fidélité au syndicat," les conduit à la perte de leur emploi et à leur maintien au chômage. Ils ne le comprennent pas parce que ceci réclame de connaître une chaîne de raisonnement praxéologique (telle que nous l'avons menée ici). Le consommateur qui achète des services pour en jouir directement n'a pas besoin d'être éclairé par les économistes : un long raisonnement ne lui sert à rien pour savoir si ses habits, sa voiture ou sa nourriture lui plaisent ou lui rendent service. Il peut voir de ses yeux si le bien lui convient. De même, le capitaliste-entrepreneur n'a pas besoin d'un économiste pour lui dire quelles actions seront rentables ou non. Il peut le voir et le vérifier grâce au système des pertes et des profits. Mais pour saisir les conséquences des actes sur le marché de l'intervention gouvernementale ou de l'activité syndicale, la connaissance de la praxéologie est nécessaire. [62]

L'économie ne peut pas trancher par elle-même sur des jugements éthiques. Mais pour que quelqu'un puisse faire des jugements éthiques de manière rationnelle, il faut qu'il connaisse les conséquences des différents choix alternatifs de l'action. En ce qui concerne l'intervention du gouvernement ou l'action syndicale, l'économie permet de connaître ces conséquences. La connaissance de l'économie est donc nécessaire, quoique non suffisante, pour effectuer un jugement éthique rationnel dans ces domaines. En ce qui concerne les syndicats, les conséquences de leurs activités (par exemple le fait d'être destitués ou mis au chômage, pour soi-même ou pour d'autres) seraient jugées malheureuses par la plupart des gens, s'ils les découvraient. Ainsi, il est certain que lorsque la connaissance de ces conséquences se répandra, il se trouvera bien moins de personnes favorables aux syndicats ou hostiles aux concurrents non syndiqués. [63]

De telles conclusions seront renforcées quand les gens apprendront une autre conséquence de l'activité des syndicats : l'augmentation des coûts de production pour les firmes d'une industrie qui suit l'instauration d'un salaire de restriction. Ceci veut dire que les firmes marginales de cette industrie - celles qui ne rapportent qu'une faible rente aux entrepreneurs - seront éliminées des affaires car leurs coûts auront dépassé leur prix le plus profitable sur le marché - le prix qui avait déjà été atteint. Leur éviction du marché et l'augmentation générale des coûts moyens dans l'industrie signifient une baisse générale de la productivité et de la production, et donc une perte pour les consommateurs. [64] Licenciements et chômage, bien entendu, ont aussi un impact sur le niveau de vie général des consommateurs.

Les syndicats ont d'autres conséquences économiques importantes. Ils ne sont pas des organisations productives : ils ne travaillent pas pour les capitalistes afin d'améliorer la production. [65] Au contraire, ils essaient de persuader les travailleurs qu'ils pourraient améliorer leur sort aux dépens de leur employeur. Il en résulte qu'ils essaient autant que possible d'établir des règlements du travail qui s'opposent aux instructions de la direction. Ces règlements reviennent à empêcher la direction d'utiliser les travailleurs et les équipements comme il lui semble profitable. En d'autres termes, au lieu d'accepter de se soumettre aux ordres de la direction en échange de sa paie, le travailleur veut désormais établir non seulement un salaire minimum mais aussi un règlement du travail sans lequel il refuse de travailler. L'effet de ce règlement est de réduire la productivité marginale de tous les autres travailleurs syndiqués. Le résultat de la baisse de valeur du produit marginal a un double résultat : (1) une échelle de salaires de restriction en résulte avec ses diverses conséquences, car la valeur du produit marginal a baissé alors que le syndicat insiste pour que le salaire horaire reste le même ; (2) les consommateurs perdent en raison d'une baisse générale de la productivité et des niveaux de vie. Des lois de restriction du travail diminuent ainsi également la production. Tout ceci est cependant parfaitement compatible avec une société de souveraineté individuelle, pourvu évidemment qu'aucune force ne soit employée par le syndicat.

Défendre l'abolition coercitive des règlements du travail impliquerait un véritable esclavage des travailleurs vis-à-vis des diktats du consommateur catallactique. Mais, répétons-le, il est certain que la connaissance des diverses conséquences de l'activité syndicale affaiblirait grandement l'adhésion volontaire de nombreux travailleurs (ou autres) à la mystique du syndicalisme. [66]

Les syndicats sont donc théoriquement compatibles avec un marché libre pur. Mais dans la réalité il est évident pour tout observateur compétent qu'ils acquièrent presque tous leurs pouvoirs par l'exercice de la force, plus précisément de la force contre les briseurs de grève et contre la propriété des employeurs. Ils bénéficient presque toujours d'une impunité implicite pour utiliser la violence contre les "jaunes". La police reste habituellement soit "neutre" quand les briseurs de grèves sont molestés ou accuse ces derniers d'avoir "provoqué" ces attaques. Il est clair que peu de gens prétendront qu'instituer un piquet de grève est une simple méthode de publicité destinée aux passants. Ces sujets, toutefois, restent des questions empiriques plus que théoriques. Au plan théorique, nous pouvons dire qu'il est possible d'avoir des syndicats sur un marché libre, bien que nous pouvons empiriquement douter de l'étendue qu'ils y auraient.

Sur le plan analytique, nous pouvons dire que lorsque les syndicats sont autorisés à utiliser la violence, l'État ou toute autre agence chargée de faire appliquer la loi a implicitement délégué ce pouvoir aux syndicats. Ils sont alors devenus des "États privés." [67]

Nous avons étudié, dans cette partie, les conséquences de l'obtention par les syndicats d'un prix de restriction. Ceci ne veut néanmoins pas dire que les syndicats obtiennent toujours de tels prix lors des marchandages collectifs. En fait, parce qu'ils ne possèdent pas les travailleurs et ne vendent donc pas leur travail, les marchandages syndicaux sont une substitution artificielle aux résultats paisibles du "marchandage individuel" sur le marché du travail. Alors que les salaires horaires d'un marché du travail non syndiqué tend toujours vers l'équilibre d'une manière calme et harmonieuse, le marchandage collectif laisse les négociateurs avec peu ou pas de méthodes pour les guider vers ce que serait un niveau de salaire adéquat. Même si les deux parties essaient de trouver le salaire du marché, aucune d'elles ne peut dire qu'un accord salarial donné est trop haut, trop bas ou à peu près correct. De plus, presque sans exceptions, le syndicat n'essaie pas de découvrir le prix du marché mais cherche à imposer divers "principes" arbitraires de détermination des salaires, comme celui de "suivre le coût de la vie," de "salaire décent," une "progression équivalente" à celle d'un travail comparable dans d'autres entreprises ou industries, une augmentation de "productivité" moyenne annuelle, "des écarts salariaux justes", etc. [68]

Notes

[58] Le premier à avoir souligné l'erreur du discours habituel du "monopole sur les salaires" des syndicats fut le professeur Mises. Voir sa discussion brillante dans Human Action, pp. 373-374. Voir aussi P. Ford, The Economic of Collective Bargaining (Oxford: Basil Blackwell, 1958), pp. 35-40. Ford réfute aussi la thèse soutenue par la récente "École de Chicago" selon laquelle les syndicats rendraient un service en tant que vendeurs de travail : "Un syndicat ne produit pas lui-même, ni ne vend d'article ou de travail, ni ne reçoit de paiement pour cela [...] Il peut plus précisément être décrit comme [...] fixant les salaires et les autres conditions dans lesquelles ses membres ont le droit de vendre leur services à des employeurs individuels." Ibid, p. 36.

[59] On peut obtenir un prix de restriction, plutôt qu'un prix de monopole, parce que le nombre de travailleurs est tellement important relativement au nombre d'heures possibles de travail d'un travailleur individuel, que ce dernier paramètre peut être ignoré. Si, cependant, l'offre total de travail était initialement limitée à quelques personnes, alors un salaire horaire obligatoire plus élevé diminuerait le nombre d'heures achetées aux travailleurs ayant un emploi, à un point tel peut-être que le prix de restriction se révèlerait non profitable pour eux. Il serait alors approprié de parler de prix de monopole.

[60] Cf. Mises, Human Action, p. 764

[61] Voir Charles E. Lindblom, Unions and Capitalism (New Haven : Yale University Press, 1949), pp. 78 et suivantes, 92-97, 108, 121, 131-132, 150-152, 155. Voir aussi Henry C. Simons, "Some Reflections on Syndicalism" in Economic Policy dor a Free Society (Chicago: University of Chicago Press, 1948), pp. 131, p. 139 ; Martin Bronfenbrenner, "The Incidence of Collective Bargaining," American Economic Review, Papers ans Proceedings, Mai, 1954, pp. 301-3002 ; Fritz Machlup, "Monopolistic Wage Determination as a Part of the General Problem of Monopoly" in Wage Determination and the Economics of Liberalism (Washington D.C. : Chamber of Commerce of the United States, 1947), pp. 64-65.

[62] Voir Murray N. Rothbard, "Mises' ‘Human Action': Comment," American Economic Review, Mars 1951, pp. 183-184.

[63] Ceci est également vrai, et de façon encore plus flagrante, pour comprendre l'effet des mesures de l'intervention du gouvernement sur le marché. Voir le chapitre 12 de cet ouvrage [Man, Economy, and State].

[64] Voir James Birks, Trade Unionism in Relation to Wages (Londres, 1897), p. 30.

[65] Voir James Birks, Trade's Unionism: A Criticism and a Warning (Londres, 1894), p. 22.

[66] Nous pouvons ne nous occuper ici que des conséquences catallactiques directes du syndicalisme. Ce dernier a également d'autres conséquences que beaucoup considèrent comme encore plus déplorables. La principale est de réunir dans un groupe unique le compétent et l'incapable. Les règles de l'ancienneté sont, par exemple, une disposition favorite des syndicats. Elles mettent en pratique des salaires de restriction élevés pour les travailleurs les moins aptes et abaisse la productivité de tous. Mais elles réduisent aussi les salaires des plus capables - ceux qui doivent rester prisonniers de la progression abrutissante à l'ancienneté pour leurs promotions. Cette règle de l'ancienneté diminue aussi la mobilité des travailleurs et crée un type de servage industriel en établissant des droits acquis dans des emplois, selon le temps qu'y ont passé les employés. Cf. David McCord Wright, "Regulating Unions" in Bradley, op.cit., pp. 113-121.

[67] Ceux qui étudient les syndicats ont presque toujours ignoré l'usage systématique de la violence par les syndicats. Pour une exception bienvenue, voir Sylvester Petro, Power Unlimited (New York : Ronald Press, 1959). Voir aussi F.A. Hayek, "Unions, Inflation, and Profits," op.cit., p. 47.

[68] Sur la nature et les conséquences de ces divers critères de détermination des salaires, voir Ford, op.cit., pp. 85-110.

B. Une critique de certains arguments en faveur des syndicats

1) L'indétermination [69]

L'une des réponses préférées des défenseurs des syndicats à l'analyse ci-dessus est la suivante : "Oh, tout ceci est très beau, mais vous oubliez l'indétermination des salaires. Les salaires horaires sont déterminés par la productivité marginale à l'intérieur d'une zone plutôt qu'en un point. Et les syndicats ont une occasion de marchander collectivement à l'intérieur de cette zone sans ces effets effectivement déplaisants que sont le chômage et le rejet de travailleurs vers des emplois moins payés." Il est curieux que de nombreux auteurs utilisent sans problème une analyse rigoureuse des prix jusqu'à ce qu'ils s'occupent des salaires, et qu'ils soulignent alors soudainement et fortement leur indétermination et les énormes zones au sein desquelles les prix ne font pas de différences, etc.

En premier lieu, l'étendue de l'indétermination est très faible dans le monde moderne. Nous avons vu précédemment que dans une situation de troc entre deux personnes il est probable qu'existe une grande zone d'indétermination entre le prix maximum accepté par l'acheteur pour se procurer une quantité de bien et le prix minimum auquel le vendeur est prêt à la céder. Dans cet intervalle, nous ne pouvons déterminer le prix qu'au cours du marchandage. Toutefois, c'est justement une caractéristique de l'économie monétaire moderne que d'avoir réduit toujours et encore ces intervalles, jusqu'à ce qu'ils perdent leur importance. L'intervalle n'existe qu'entre les "paires marginales" de vendeurs et d'acheteurs. Et la zone d'indétermination se rétrécit constamment lorsque le nombre de gens et d'alternatives augmentent sur la marché. La croissance de la civilisation entraîne donc toujours la réduction de l'importance des indéterminations.

En deuxième lieu, il n'y a aucune raison pour laquelle la zone d'indétermination serait plus grande pour le marché du travail que pour le marché de tout autre bien.

En troisième lieu, supposons qu'il existe effectivement une telle zone pour le marché du travail. Et supposons qu'il n'y ait pas de syndicat. Ceci veut dire qu'il existe un certain intervalle, dont on peut dire que sa largeur est égale à un intervalle de valeur actualisée du produit marginal du facteur. Ceci, entre parenthèses, est bien moins probable que l'existence d'un intervalle pour un bien de consommation, car dans le premier cas il y a un montant spécifique, une VAPM, à estimer. Or, le maximum de la zone hypothétique est le point le plus élevé auquel le salaire égale la VAPM. Or, la concurrence entre les employeurs tendra à faire monter le prix du facteur précisément à ce niveau, pour lequel les profits sont éliminés. En d'autres termes, les salaires tendront à être portés au maximum de toute zone de VAPM.

Au lieu que les salaires soient habituellement au bas de l'intervalle, offrant aux syndicats une occasion en or pour tirer les salaires vers le haut, la vérité est à peu près le contraire. En supposant le cas très improbable pour lequel il existe une zone d'indétermination, les salaires tendront toujours à être au sommet, de telle sore que la seule indétermination est vers le bas. Les syndicats n'auraient aucune latitude pour augmenter les salaires dans cette zone.

2) Monopsone et oligopsone

On prétend souvent que les acheteurs de travail - les employeurs - exercent une sorte de monopole et récoltent un gain de monopole, et qu'il n'y a donc pas de latitude offerte aux syndicats pour faire monter les salaires horaires sans pénaliser d'autres travailleurs. Toutefois, un tel "monopsone" concernant l'achat de travail devrait comprendre tous les entrepreneurs de la société. Si tel n'est pas le cas, le travail, facteur non spécifique, pourrait alors se déplacer vers d'autres entreprises ou vers d'autres industries. Nous avons vu qu'un grand cartel ne peut pas exister sur le marché : un "monopsone" ne peut par conséquent pas exister.

Le "problème" de "l'oligopsone" - "quelques" acheteurs de travail - est un faux problème. Tant qu'il n'y a pas de monopsone, les employeurs en concurrence tendront à faire monter les salaires jusqu'à ce que ces derniers atteignent leurs VAPM. Le nombre de concurrents n'a aucune importance : il dépend des données concrètes du marché. Plus loin, nous montrerons l'erreur de l'idée d'une concurrence "imparfaite" ou "de monopole," dont ceci n'est qu'un exemple. En résumé, le cas de "l'oligopsone" repose sur une distinction entre, d'un côté le cas d'une concurrence "pure" et "parfaite", dans laquelle l'offre de travail serait une courbe parfaitement horizontale - infiniment élastique -, et d'un autre côté le cas d'un oligopsone "imparfait" avec une offre prétendument moins élastique. En fait, comme les gens ne se déplacent pas en masse [en français dans le texte, NdT] et tous en même temps, la courbe d'offre n'est jamais infiniment élastique et la distinction n'est pas pertinente. Seule la concurrence libre veut dire quelque chose et aucune autre dichotomie, telle que celle entre concurrence et oligopsone, ne peut être établie. De plus, la forme de la courbe d'offre ne change rien à la vérité qui veut que le travail tend à obtenir, comme tout autre facteur, sa VAPM sur le marché.

3) Meilleure efficacité et "effet Ricardo"

Un argument courant en faveur des syndicats est celui qui prétend qu'ils rendent service à l'économie en forçant les employeurs à payer de plus hauts salaires. A ces salaires plus élevés, les travailleurs deviendraient plus efficaces et leur productivité marginale en serait augmenter. Si c'était vrai, toutefois, les syndicats ne seraient pas nécessaires. Les employeurs le verraient et, toujours disposés à réaliser de plus grands profits, paieraient de meilleurs salaires pour récolter plus tard les bénéfices de la prétendue productivité supérieure. La réalité, c'est que les employeurs forment souvent les travailleurs et paient des salaires plus élevés que ne le justifierait leur productivité marginale actuelle. Ceci afin de tirer bénéfice dans les années futures de leur productivité améliorée.

Une variante plus sophistiquée de cette thèse a été proposée par Ricardo et remise en vogue par Hayek. Cette doctrine soutient que les salaires horaires plus élevés du fait des syndicats encouragent les employeurs à remplacer le travail par des machines. Les machines ajoutées augmenteraient la quantité de capital par travailleur et la productivité marginale du travail, compensant ainsi les salaires horaires plus élevés. L'erreur réside ici dans le fait que seule une augmentation de l'épargne peut rendre une plus grande quantité de capital disponible. L'investissement en capital est limité par le niveau de l'épargne. Les augmentations de salaires des syndicats n'augmentent pas la quantité totale de capital disponible. Il ne peut par conséquent pas y avoir d'amélioration de la productivité du travail. Au lieu de cela, la quantité potentielle de capital est déplacée (sans être augmentée) vers des industries autres que celles payant les hauts salaires. Et ce déplacement s'effectue vers des industries qui auraient été moins profitables sans l'action syndicale. Le fait qu'un salaire plus important déplace le capital n'indique pas un progrès économique, mais plutôt une tentative, qui reste toujours sans succès, de compenser une régression économique - un coût plus élevé dans la fabrication du produit. Par conséquent, le déplacement est "anti-économique."

Une thèse apparentée consiste à dire que des salaires plus élevés pousseront les employeurs à inventer de nouvelles méthodes techniques pour rendre le travail plus efficace. A nouveau, la quantité de biens du capital est limitée par l'épargne disponible et il y a presque toujours de nombreuses occasions techniques déjà existantes qui n'attendent qu'une plus grande quantité de capital. Enfin, l'aiguillon de la concurrence et le désir du producteur de garder et d'accroître sa clientèle sont des stimulants suffisants pour augmenter la productivité de son entreprise, sans le fardeau additionnel du syndicalisme. [70]

Notes

[69] Voir l'excellente critique de Hutt, The Theory of Collective Bargaining,passim.

[70] Sur l'effet Ricardo, voir Mises, Human Action, pp. 767-770. Voir aussi la critique détaillée de Ford, op. cit., pp. 56-66, qui montre comment les pratiques syndicales ont empêché la mécanisation, en imposant des règles du travail restrictives et en agissant rapidement pour recueillir tous les gains possibles résultant d'un nouvel équipement.

5. La théorie de la concurrence monopolistique ou imparfaite

A. Le prix concurrentiel de monopole

La théorie du prix de monopole a généralement été supplantée dans la littérature économique par les théories de la concurrence "monopolistique" ou "imparfaite." [71] Comparée à l'ancienne théorie, les nouvelles ont l'avantage de proposer des critères identifiables pour différencier leurs catégories - telle qu'une courbe de demande parfaitement élastique pour la concurrence pure. Malheureusement, ces critères se révèlent être totalement fallacieux.

Au fond, la caractéristique principale des théories de la concurrence imparfaite est qu'elles défendent comme "idéal" une situation de "concurrence pure" plutôt qu'une situation de "concurrence" ou de "concurrence libre." La concurrence pure se définit comme un état où la demande de chaque entreprise est parfaitement élastique, c'est-à-dire où la demande se présente à la firme comme étant totalement horizontale. Dans cette situation supposée parfaite, aucune entreprise ne peut avoir la moindre influence sur le prix de son produit, quelles que soient ses actions. Le prix lui est alors "donné" par le marché. Quelle que soit la quantité produite, elle pourra être et sera vendue à ce prix souverain. En général, c'est cet état du monde, ou alors cette situation sans incertitude ("la concurrence parfaite"), qui a connu les analyses les plus élaborées au cours des dernières années. Ceci est vrai à la fois pour ceux qui croient que la concurrence pure représente assez bien l'économie réelle et pour leurs adversaires, qui considèrent qu'il ne s'agit que d'un idéal à opposer à l'état "monopolistique" actuel du monde. Les deux camps se rejoignent cependant pour présenter la concurrence pure comme le système idéal du bien-être général, au contraire des diverses situations vaguement "monopoloïdes" qui se produisent lorsque l'on s'éloigne du monde purement concurrentiel.

La théorie de la concurrence pure est toutefois entièrement erronée. Elle envisage une situation absurde, totalement irréalisable en pratique, et qui, si elle était envisageable, serait en fait loin d'être idyllique. En premier lieu, il ne peut pas exister d'entreprise qui n'ait aucune influence sur son prix. Les théoriciens de la concurrence monopolistique opposent cette entreprise idéale à celles qui exercent une influence sur la détermination des prix, et qui sont donc "monopolistiques" à un certain degré. Il est pourtant évident que la courbe de demande qui se présente à une firme ne peut pas être partout parfaitement élastique. Elle doit décroître en certains points, parce qu'une augmentation de l'offre tendra à faire baisser le prix du marché. En réalité, il est clair d'après notre construction de cette courbe qu'il ne peut y avoir aucune partie de celle-ci, aussi petite soit-elle, qui soit horizontale, bien qu'il puisse exister de petites parties verticales. En établissant par agrégation la courbe de demande du marché, nous avons vu que, pour chaque prix hypothétique, les consommateurs décident d'acheter une certaine quantité. Si les producteurs essaient de vendre plus, ils devront le faire à un prix plus bas, afin d'attirer une demande supplémentaire. Même une très faible augmentation de l'offre conduira à une baisse, peut-être très faible, des prix. L'entreprise individuelle, aussi petite soit-elle, a toujours une influence perceptible sur l'offre totale. Dans l'industrie des petits producteurs de blé (le modèle implicite de la "concurrence pure"), chaque petit agriculteur contribue à une partie de la quantité totale produite : il ne peut pas y avoir de total sans la contribution de chacun. Par conséquent, chacun a une influence perceptible, même si elle est très faible. On ne peut jamais faire l'hypothèse d'une demande parfaitement élastique, même dans un tel cas. L'erreur qui consiste à croire en "l'élasticité parfaite" vient de l'usage de concepts mathématiques tels que "petit au deuxième ordre," qui permettent de supposer des quantités comme étant négligeables. Or l'économie analyse l'action humaine réelle et une telle action réelle doit toujours être menée avec des quantités discrètes et perceptibles, jamais sur des quantités "infiniment petites."

Bien sûr, la courbe de demande de chaque petit producteur de blé est probablement très fortement, presque parfaitement, élastique. Et pourtant le fait qu'elle ne le soit pas "parfaitement" détruit tout le concept de la concurrence pure. Car comment distinguer cette situation de celle, par exemple, de la Compagnie de chocolats Hershey si la demande de cette dernière est également élastique ? Une fois qu'il accepte l'idée que toutes les courbes de demande des entreprises sont décroissantes, le théoricien de la concurrence monopolistique ne peut plus faire de distinctions analytiques supplémentaires.

Nous ne pouvons pas comparer ou classer les courbes selon leur degré d'élasticité, car il n'y a rien dans l'analyse de la concurrence monopolistique de Chamberlin et Robinson, ni d'ailleurs dans toute la praxéologie, qui nous permette de le faire, une fois éliminé le cas de la concurrence pure. Et ceci parce que la praxéologie ne peut pas établir de lois quantitatives, mais uniquement des lois qualitatives. En fait, le seul recours des théoriciens de la concurrence monopolistique serait de se replier sur les concepts de courbes de demande "inélastiques" contre d'autres "élastiques" et ceci les ramènerait à la vieille dichotomie entre prix de monopole et prix concurrentiel. Ils devraient dire, avec les anciens théoriciens du prix de monopole, que si la courbe de demande pour une entreprise a une élasticité supérieure à l'unité au point d'équilibre, alors l'entreprise restera au prix "concurrentiel." Mais que si la courbe est inélastique, le prix grimpera jusqu'à un niveau de prix de monopole. Cependant, comme nous l'avons déjà vu en détail, la dichotomie entre prix concurrentiel et de monopole est inacceptable.

Selon les théoriciens de la concurrence monopolistique, les deux responsables de l'impossibilité de la concurrence pure sont la "différentiation des produits" et "l'oligopole" (le faible nombre de firmes), où une entreprise influence le comportement des autres. Pour la première, les producteurs sont accusés de créer aux yeux du public des différences artificielles entre les produits, se taillant ainsi un bout de monopole. Chamberlin avait essayé à l'origine de faire une distinction entre les "groupes" de producteurs vendant des produits "légèrement" différentiés et les "industries" traditionnelles, rassemblant des entreprises fabriquant des produits identiques. Aucune de ces tentatives n'est acceptable. Si un producteur fabrique un produit différent de celui d'un autre producteur, alors il est une "industrie" unique : il n'existe pas de base rationnelle pour regrouper divers producteurs, particulièrement en ajoutant leurs courbes de demande. De plus, le public de consommateurs décide de la différentiation des produits d'après son échelle de valeur. Il n'y a rien "d'artificiel" là-dedans, et cette différentiation sert en fait à mieux satisfaire les désirs très variés des consommateurs. [72] Il est bien entendu clair que Ford a un monopole sur la vente des voitures Ford. Mais il s'agit d'un "monopole" complet plus que d'une tendance "monopolistique." Il est également difficile de voir quelle différence créerait le nombre de firmes fabriquant le même produit, particulièrement après avoir éliminé le mythe de la concurrence pure et de la parfaite élasticité. On s'est beaucoup agité sur les stratégies, la "guerre," etc. entre les oligopoleurs, mais il y a bien peu à en dire. Soit les entreprises sont indépendantes et donc en concurrence, soit elles agissent de concert et forment alors un cartel. Il n'y a pas de troisième possibilité.

Une fois écarté le mythe le l'élasticité parfaite, il devient clair que toute cette discussion assommante sur le nombre et la taille des entreprises ou des groupes, ou sur la différentiation, devient hors de propos. Elle n'est pertinente que pour l'histoire économique, pas pour l'analyse économique.

On pourrait objecter qu'il existe un réel problème d'oligopole. Que, dans une telle situation, chaque entreprise doit prendre en compte les réactions de ses concurrentes, alors que dans le cas d'une concurrence pure ou de produits différentiés sans oligopole chaque firme peut agir en sachant de façon merveilleuse qu'aucun concurrent ne réagira à ses actions, ni ne les prendra en compte. Hiram Jones, le petit producteur de blé, peut décider de sa production sans se demander ce que fera Ezra Smith quand il sera mis au courant. Ford, d'un autre côté, doit tenir compte des réactions de General Motors et vice versa. Beaucoup d'auteurs sont en fait allés jusqu'à affirmer que l'économie ne peut pas s'appliquer à ces situations "d'oligopole," qu'il s'agit de cas indéterminés où "tout peut se passer." Ils définissent la courbe de demande des acheteurs qui se présente à une entreprise comme ne supposant aucune réaction des firmes concurrentes. Dès lors, comme il existe "peu d'entreprises" et que chacune prend en compte les réactions des autres, ces auteurs en arrivent à la conclusion que dans le monde réel tout est chaos et demeure incompréhensible à l'analyse économique.

Ces prétendues difficultés n'existent toutefois pas. Il n'y a aucune raison pour laquelle la courbe de demande pour une entreprise ne pourrait pas inclure les réactions attendus des autres firmes. [73] Cette courbe est l'ensemble des anticipations de l'entreprise, à un moment donné, vis-à-vis du nombre d'unités de son produit qu'achèteront les consommateurs aux différents prix. Ce qui intéresse le producteur, c'est l'ensemble hypothétique de la demande des consommateurs pour chaque prix. Il ne s'intéresse pas à ce que le consommateur demanderait dans différentes situations inexistantes. Ses anticipations seront basées sur ses estimations de ce qui se passerait vraiment s'il modifiait ses prix. Si ses concurrents réagissent d'une certaine façon après qu'il fait monter ou descendre ses prix, alors il est de son ressort de prévoir et de tenir compte de cette réaction pour autant qu'elle influence la demande des consommateurs pour son produit. Il n'y aurait pas grand sens à ignorer de telles réactions lorsqu'elles sont pertinentes en ce qui concerne la demande pour son produit, ni à les prendre en compte si elles ne l'étaient pas. La demande estimée par une entreprise comprend donc déjà les réactions attendues de ses rivales.

Ce qui importe vraiment n'est pas le peu de firmes ou l'état d'hostilité ou d'amitié qui règne entre les entreprises. Les auteurs qui discutent de l'oligopole en des termes qui s'appliquent au jeu de poker ou à la guerre militaire sont dans l'erreur la plus complète. Le fondement de la production est le service rendu aux consommateurs pour un gain monétaire, et non une quelconque sorte de "jeu" ou de "guerre," ni une lutte entre producteurs. En situation "d'oligopole," où plusieurs firmes produisent un bien identique, aucune situation où une entreprise fait payer plus cher que les autres ne peut perdurer, car il y aura toujours une tendance vers l'établissement d'un prix uniforme pour chaque produit uniforme. A chaque fois qu'une firme A essaie de vendre son produit plus ou moins cher que l'ancien prix du marché, elle cherche à "découvrir le marché," elle essaie de trouver le prix d'équilibre du marché, en accord avec l'état de la demande des consommateurs à cet instant. Si, pour un prix donné du produit, la demande des consommateurs dépasse l'offre, les entreprises tendront à faire monter leurs prix et, vice versa si le stock produit n'est pas vendu. Au cours de ce chemin habituel vers l'équilibre, tout le stock que les entreprises souhaitent vendre s'échange sur le marché au plus haut prix possible. Les manoeuvres, les montées et baisses de prix qui se produisent dans des industries "oligopolistiques" ne sont pas une forme mystérieuse de guerre mais le processus visible qui consiste à essayer de trouver l'équilibre du marché - le prix pour lequel la quantité offerte égale la quantité demandée. En fait, le même processus se produit pour tout marché, qu'il s'agisse des marchés "non oligopolistiques" du blé ou des fraises. Pour ces derniers, le processus semble plus "impersonnel" à l'observateur parce que les actions d'une entreprise individuelle ne sont pas aussi importants ou aussi clairement visibles que pour les industries "oligopolistiques." Toutefois, le processus est essentiellement le même et nous ne devons pas nous laisser entraîner à penser autrement en raison de métaphores ineptes comme celles des "mécanismes automatiques du marché" ou des "forces impersonnelles et sans âme du marché." Toute action sur le marché est nécessairement personnelle ; des machines peuvent tourner mais elles ne peuvent pas agir avec un but. Et dans des situations d'oligopole, les rivalités, les sentiments d'un producteur à l'encontre de ses concurrents, s'ils peuvent avoir une importance gigantesque du point de vue historique, restent sans importance du point de vue de l'analyse économique.

Pour ceux qui seraient encore tentés de faire du nombre de producteurs présents dans un domaine le test de la concurrence, nous pouvons demander (en mettant de côté le problème de démontrer l'homogénéité) : Comment le marché peut-il créer un nombre assez grand ? Si Robinson Crusoe échange ses poissons contre le bois de Vendredi sur leur île déserte, en tirent-ils tous les deux un bénéfice ou sont-ils des "monopoleurs bilatéraux" s'exploitant l'un l'autre en établissant des prix de monopole ? Mais si l'État n'est pas qualifié pour arrêter Robinson ou Vendredi, comment pourrait-il l'être pour contraindre un marché où il y a à l'évidence plus de concurrents ?

En conclusion, l'analyse économique ne réussit pas à établir le moindre critère pour séparer certains éléments du prix de marché libre d'un produit. Des questions comme celles portant sur le nombre d'entreprises dans une industrie, leur taille, le type de produit que chacune fabrique, les personnalités ou les motifs des entrepreneurs, la localisation des usines, etc. sont entièrement déterminées par les conditions concrètes et les données de chaque cas particulier. Et l'analyse économique n'a rien à dire là-dessus. [74]

Notes

[71] Voir en particulier Edward H. Chamberlin, Theory of Monopolistic Competition et Mme Joan Robinson, Economics of Imperfect Competition. Pour une discussion lucide et une comparaison de ces deux ouvrages, voir Robert Triffin, Monopolistic Competition and General Equilibrium Theory (Cambridge : Harvard University Press, 1940). Les différences entre les formulations "monopolistique" et "imparfaite" n'ont pas d'importance ici.

[72] Récemment, le professeur Chamberlin a accepté ce point et a étonné ses adeptes, dans une remarquable série d'articles, en répudiant le concept de concurrence pure comme idéal du bien-être. Chamberlin déclare désormais : "L'idéal du bien-être lui même [...] est correctement décrit comme correspondant à une concurrence monopolistique [... Ceci] semble être la conséquence directe du fait de reconnaître que les êtres humains sont des individus, avec des goûts et des désirs variés et, de plus, dispersés spatialement." Chamberlin, Towards a More general Theory of Value, pp. 93-94 ; voir aussi ibid, pp. 70-83 ; E.H. Chamberlin and J.M.Clark, "Discussion," American Economic Review, Papers and Proceedings, mai 1950, pp. 102-104 ; Hunter, op. cit., pp. 533-552 ; Hayek, "The Meaning of Competition" in Individualism and the Economic Order, p. 99 et Marshall I. Goldman, "Product Differentiation and Advertising : Some Lessons from Soviet Experience," Journal of Political Economy, août 1960, pp. 346-357. Voir aussi la note [28] ci-dessus.

[73] Cette définition de la courbe de demande pour une entreprise fut la contribution remarquable de Mme Robinson, qu'elle a malheureusement répudié récemment. Triffin a sévèrement critiqué Mme Robinson pour avoir esquivé le problème de "l'indétermination oligopolistique," alors qu'en fait elle avait joliment résolu ce pseudo problème. Voir Robinson, op. cit., p.21. Pour d'autres aspects de l'oligopole, voir Willard D. Arant, "Competition of the Few among the Many," Quarterly Journal of Economics, août 1956, pp. 327-345.

[74] Pour une critique pénétrante de la théorie de la concurrence monopolistique, voir L.M. Lachmann, "Somes Notes on Economic Thought, 1933-53," South African Journal of Economics, mars 1954, pp. 26 et suivantes, particulièrement pp. 30-31. Lachmann souligne que les économistes traitent généralement les types de concurrence "parfaite" ou "monopolistique" sous la forme de marchés statiques, alors que la concurrence est en réalité un processus dynamique.

B. Le paradoxe de la capacité excessive

La conclusion la plus importante de la théorie de la concurrence monopolistique ou imparfaite est peut-être que le monde réel de la concurrence monopolistique (où la courbe de demande de chaque entreprise est nécessairement décroissante) est inférieur au monde idéal de la concurrence pure (où aucune entreprise n'a d'effet sur son prix). Cette conclusion a été exprimée de manière simple et efficace en comparant deux états finals d'équilibre : en concurrence pure et en concurrence monopolistique (figure 70).

Fig70.JPG

La courbe AC correspond aux coûts totaux pour la firme moyenne - ses coûts en dollars par unité produite. L'axe des abscisses représente la quantité produite et l'axe des ordonnées les prix (comprenant les coûts). La seule hypothèse que nous devons faire pour tracer cette courbe de coûts moyens est qu'il existe, pour toute usine de toute branche de la production, un certain point optimum de production, c'est-à-dire un certain niveau de production auquel le coût moyen par unité est à un minimum. Tous les niveaux de production inférieurs ou supérieurs à celui de l'optimum conduisent à un coût moyen plus élevé. Dans la concurrence pure, pour laquelle la courbe de demande Dp de chaque entreprise est parfaitement élastique, chaque firme s'adaptera de telle sorte que sa courbe AC soit tangente à Dp à l'équilibre, au point E dans ce cas. Car si le revenu moyen (le prix) était plus grand que le coût moyen, alors la concurrence attirerait d'autres entreprises jusqu'à ce que les courbes soient tangentes ; tandis que si la courbe de coût était au-dessus de la courbe de demande, l'entreprise ferait faillite. La tangence se produit au point E, le prix est OG et la production OK. Comme pour toute définition de l'équilibre final, les coûts totaux sont égaux aux revenus totaux pour chaque firme et les profits sont nuls.

Comparons maintenant ce schéma avec celui de la concurrence monopolistique. Comme la courbe de demande (Dmf) est désormais décroissante, elle doit, pour une même courbe AC, lui être tangente en un certain point (F) tel que le prix (JF) soit plus élevé et la production (OJ) plus faible que dans le modèle de la concurrence pure. Bref, la concurrence monopolistique conduit à des prix plus élevés et à une production moins importante - c'est-à-dire un niveau de vie plus bas - que la concurrence pure. De plus, le niveau de production ne s'établira pas au point correspondant au coût moyen minimal - clairement un "optimum" social, et chaque usine produira moins que le niveau optimal, i.e. se retrouvera avec une "capacité trop grande." Voilà ce qui fut l'argument de "bien-être" des théoriciens de la concurrence monopolistiques.

Au cours des dernières années, un processus de révision, mené en partie par les créateurs de la doctrine eux-mêmes, a détruit cette théorie. Comme nous l'avons vu, le professeur Chamberlin et d'autres ont montré que cette analyse ne s'applique pas si nous voulons satisfaire le désir de diversité du consommateur. [75] De nombreuses autres attaques correctes et efficaces ont été menés depuis, dans diverses directions. Un argument fondamental est que les situations de concurrence pure et monopolistique ne peuvent pas être comparées parce que les courbes AC ne seraient en fait pas alors les mêmes. Chamberlin a également poursuivi ses études révisionnistes dans ce domaine, en déclarant que les comparaisons sont totalement illégitimes et qu'appliquer le concept de concurrence pure à des entreprises existantes signifierait par exemple que l'on suppose un très grand nombre de firmes semblables produisant un produit identique. Si ceci était fait avec, au hasard, General Motors, cela voudrait dire soit que GM devrait être divisée conceptuellement en de nombreuses parties, soit qu'il faudrait la multiplier. Si elle était divisée, les coûts unitaires seraient sans aucun doute plus élevés et alors "l'entreprise concurrentielle" devrait présenter des coûts plus importants et devraient offrir des prix plus importants pour survivre. Ce qui pénaliserait à l'évidence les consommateurs et le niveau de vie. Ainsi, Chamberlin reprend la critique de Schumpeter selon laquelle la firme "monopolistique" pourrait bien présenter des coûts plus faibles que son alter ego "purement concurrentielle." Si, par ailleurs, nous imaginons la multiplication d'un grand nombre de firmes General Motors, de même taille que l'actuelle, nous ne pourrions alors pas nous raccrocher au monde actuel et la comparaison deviendrait absurde. [76]

De plus, Schumpeter a souligné la supériorité de la firme "monopolistique" en ce qui concerne les innovations et le progrès et Clark a montré le caractère inapplicable, sous divers aspects, de cette théorie statique au monde dynamique réel. Il a récemment exposé l'asymétrie fallacieuse du raisonnement quant au prix et à la qualité. Hayek et Lachmann ont aussi mis le doigt sur la distorsion de la réalité dynamique, comme nous l'avons indiqué plus haut. [77]

Une deuxième ligne d'attaque majeure a montré que les comparaisons sont bien moins importantes qu'elles ne le semblent avec les diagrammes conventionnels, parce que les courbes de coûts sont empiriquement bien plus plates que dans les manuels. Clark a insisté sur le fait que les entreprises font des considérations à long terme, et que les courbes de coûts et de demande à long terme sont toutes deux plus élastiques que celles à court terme. Par conséquent, les différences entre les points E et F seront négligeables et presque inexistantes. Clark et d'autres ont souligné l'importance vitale de la concurrence potentielle pour celui qui chercherait à soutirer un prix de monopole, concurrence des firmes à l'intérieur comme à l'extérieur de l'industrie, et concurrence des substituts entre industries. Un autre argument qui a été proposé est que les courbes de coûts sont, empiriquement, horizontales sur l'intervalle pertinent, sans même faire appel aux problèmes de court et long termes. [78]

Tous ces arguments, ajoutés à notre analyse précédente, ont efficacement détruit la théorie de la concurrence monopolistique. Et pourtant, il reste quelque chose à dire. Il y a des aspects étranges dans toute cette construction, mis à part l'approche fallacieuse de "la courbe des coûts," et pratiquement personne n'a soulevé ces autres graves défauts de la théorie. Dans une économie qui baigne presque totalement dans la "concurrence monopolistique," comment toutes les entreprises peuvent-elles produire trop peu et vendre trop cher ? Que deviennent les facteurs en surplus ? Que font-ils ? Cette question n'est pas posée à cause du manque d'intérêt actuel pour l'analyse générale autrichienne et de la focalisation non méritée sur la firme ou l'industrie isolé. [79] Les facteurs excessifs doivent aller quelque part et, dans ce cas, ne doivent-ils pas aller vers d'autres entreprises connaissant une concurrence monopolistique ? Mais alors, la thèse s'écroule parce qu'auto-contradictoire. Ses partisans lui ont toutefois préparé une porte de sortie. Ils prennent tout d'abord le cas de la concurrence pure, avec équilibre au point E. Puis ils supposent un changement soudain vers des conditions de concurrence monopolistique, avec une courbe de demande désormais décroissante pour l'entreprise. Ainsi, la courbe Dp est remplacée par la courbe Dmo. L'entreprise réduit alors sa production et augmente son prix en conséquence. Elle récupère un profit, ce qui attire de nouvelles firmes dans l'industrie, et la courbe de demande est déplacée à gauche et vers le bas, jusqu'à ce qu'elle soit tangente en F à la courbe AC de coûts. Ainsi, prétendent les théoriciens de la concurrence de monopole, cette dernière ne conduit pas seulement à une production trop faible pour chaque entreprise, avec des coûts et des prix excessifs, mais elle conduit aussi à ce qu'il y ait trop de firmes dans chaque industrie. Voilà ce qui arrive aux facteurs en excès : ils sont immobilisés dans de trop nombreuses entreprises peu rentables.

Ceci semble plausible jusqu'à ce que l'on ce rende compte que tout l'exemple a été construit sur une astuce. Si nous isolons une entreprise ou une industrie, comme il est fait, nous pourrions tout aussi bien commencer dans la situation de concurrence monopolistique, au point F, et changer brusquement les conditions pour celles de la concurrence pure. Ceci est certainement tout aussi légitime, ou plutôt illégitime, en vue d'effectuer une comparaison. Et alors ? Comme nous le voyons sur le schéma suivant de la figure 71, la courbe de demande Dmf pour chaque entreprise est remplacée par Dpo. Il est désormais rentable, pour chaque firme, d'augmenter sa production, ce qui conduira à faire des profits. De nouvelles entreprises seront attirées dans l'industrie et la courbe de demande se déplacera verticalement vers le bas, jusqu'à ce qu'elle soit tangente en E à la courbe AC de coûts. Avons nous "prouvé" qu'il y a plus de firmes dans une industrie sous des conditions de concurrence pure que sous des conditions de concurrence monopolistique ? [80] L'erreur fondamentale consiste à ne pas voir que, dans les conditions initiales hypothétiques, tout changement conduisant à des profits attirera de nouvelles entreprises dans l'industrie.

Fig71.JPG

Les théoriciens sont pourtant supposés comparer deux équilibres statiques différents, correspondant respectivement à la concurrence pure et à la concurrence monopolistique. Pas de comparer les chemins menant de l'une à l'autre. Par conséquent, les théoriciens de la concurrence de monopole n'ont en aucun cas résolu le problème des facteurs en surplus.

Mais, en dehors de cet aspect, il existe d'autres points délicats dans cette théorie et Sir Roy Harrod, lui-même l'un de ces concepteurs, est le seul à avoir saisi l'essence de la question cruciale. Comme il le dit :

Si l'entrepreneur prévoit le cours des événements qui limiteront sa production rentable à x-y unités, pourquoi ne pas se préparer à avoir une usine qui produise x-y unités moins cher plutôt que de se retrouver avec une capacité trop grande ? Prévoir une usine pour produire x unités en sachant qu'il ne sera possible que d'en produire x-y est certainement un signe de schizophrénie.

Et pourtant, Harrod affirme, perplexe, que "la doctrine admise" considère comme "impossible d'être un entrepreneur sans souffrir de schizophrénie ! " [81] Bref, la théorie suppose qu'à long terme l'entreprise devant produire au point F construira néanmoins une usine pour laquelle les coûts minimaux correspondront au point E. Il est clair qu'il y a là une contradiction flagrante avec la réalité. Où est l'erreur ? La propre réponse de Harrod consiste en une discussion excellente et innovante sur les différences entre les courbes de demande à court et long terme, le "long terme" étant toujours un facteur de la planification entrepreneuriale. Mais il ne répond pas précisément à la question.

Le paradoxe devient "de plus en plus curieux" lorsqu'on réalise qu'il s'articule autour d'un point de technique mathématique. La raison pour laquelle une firme ne peut jamais produire au point correspondant coût optimal est que (a) elle doit produire à l'équilibre sur une courbe de demande tangente à la courbe des coûts moyens, et que (b) si la courbe de demande est décroissante, il s'ensuit qu'elle ne peut être tangente à une courbe des coût en U que pour un point situé plus haut et à gauche du point optimal. Il y a deux aspects que nous pouvons ajouter ici. Premièrement, il n' y a aucune raison pour que la "courbe" des coûts doive être véritablement courbée. Autrefois, les courbes de demande des manuels étaient de véritables courbes, alors qu'elles sont aujourd'hui représentées par des droites : il y a même plus de raisons pour croire que les courbes de coûts sont des suites de segments rectilignes. Il est bien sûr (a) plus simple pour tracer les schémas et (b) essentiel pour la représentation mathématique qu'il s'agisse bien de courbes continues et dérivables, mais nous ne devons pas falsifier la réalité afin de pouvoir profiter des outils mathématiques. En fait, la production est une série d'alternatives discrètes, comme toutes les actions humaines le sont : elle ne peut pas être continue et dérivable ; on ne pas passer d'un niveau de production à un autre par des modifications infinitésimales. Mais une fois que l'on admet la nature discrète et angulaire de la courbe des coûts, le "problème" de la capacité en excès disparaît immédiatement (voir la figure 72). La courbe décroissante Dm de demande d'une entreprise "monopolistique" peut être "tangente" à la courbe AC des coûts au point E, point auquel les coûts sont les plus faibles, et il en sera ainsi à l'équilibre final.

Fig72.JPG

Il y a une autre façon de faire disparaître ce faux problème : c'est de remettre en cause l'hypothèse même de tangence. La tangence à la courbe des coûts est une conséquence des propriétés de l'équilibre : les coûts totaux et les revenus totaux de l'entreprise y sont égaux car profits et pertes y sont nuls. Mais une question clé a été oubliée ou traitée de travers. Pourquoi une firme devrait-elle produire quoi que ce soit si, après tout, elle ne gagne rien à le faire ? Or elle gagne quelque chose à l'équilibre et il s'agit des intérêts. L'orthodoxie moderne s'est trompée pour une raison : parce qu'elle ne se rend pas compte que les entrepreneurs sont aussi des capitalistes et que même si, dans une économie en rotation uniforme, la fonction strictement entrepreneuriale n'existe plus, la fonction capitaliste d'avance des fonds reste tout à fait nécessaire.

La théorie moderne tend aussi à considérer les intérêts comme un coût pour l'entreprise. Naturellement, si tel est le cas, la présence d'intérêts ne change alors rien à l'affaire. Mais (et nous demandons au lecteur de se référer à des chapitres ultérieurs) l'intérêt n'est pas un coût pour l'entreprise : c'est un bénéfice pour une entreprise. La croyance contraire réside en une focalisation superficielle sur l'intérêt des prêts et en une séparation injustifiée entre entrepreneurs et capitalistes. En réalité, les prêts ne sont pas importants et ne représentent qu'une forme légale de l'investissement capitaliste-entrepreneurial. En résumé, même dans l'économie en rotation uniforme, l'entreprise retire un rendement d'intérêt "naturel," dicté par la préférence temporelle de la société. Ainsi, la figure 72 doit être modifiée pour ressembler à la figure 73 (en mettant de côté le problème des parties non dérivables). L'entreprise produira OK, son niveau de production optimal, au coût minimal KE. Ses courbes de demande et de coûts ne seront pas tangentes l'une à l'autre mais permettront un rendement d'intérêt à l'équilibre, représenté par l'aire EFGH. (Les prix ne seront pas, comme certains pourrons le dire, plus élevés dans cette version corrigée de la concurrence monopolistique ; car cette courbe AC est située partout en dessous de celles des versions précédentes, qui comprenaient les intérêts dans les coûts. Si elles ne comprenaient pas les intérêts et supposaient à la place que ceux-ci étaient nuls dans l'économie en rotation perpétuelle, alors elles étaient erronées comme nous l'avons souligné plus haut.) [82]

Fig73.JPG

Et voilà comment le paradoxe de la concurrence monopolistique est finalement et complètement enterré. [83]

Notes

[75] Et la différenciation des produits associée à la courbe de demande décroissante peut fort bien diminuer les coûts de distribution et d'inspection (et également améliorer la connaissance du consommateur) pour plus que compenser l'augmentation supposée des coûts de production. En résumé, la courbe AC du schéma est en réalité une courbe de coûts de production, plutôt qu'une courbe de coûts totaux, et néglige les coûts de distribution. Cf. Goldman, loc. cit. De plus, une authentique courbe de coûts totaux ne serait pas indépendante de la courbe de demande de l'entreprise, polluant ainsi l'analyse habituelle de la "courbe des coûts". Voir Dewey, op. cit., p. 87. Voir aussi la partie C ci-dessous.

[76] Voir Chamberlin, "Measuring the Degree of Monopoly and Competition" et "Monopolistic Competition Revisited" in Towards a More General Theory of Value, pp. 45-83

[77] Voir J.M. Clark, "Competition and the Objectives of Governement Policy" in E.H. Chamberlin ed., Monopoly and Competition and Their Regulation (Londres : MacMillan, 1954), pp. 317-327, "Towards a Concept of Workable Competition" in Readings in the Social Control of Industry (Philadelphie : Blakiston, 1942), pp. 452-476 ; Clark, "Discussion," loc. cit. ; Abbott, op. cit., passim ; Joseph A. Schumpeter, Capitalism, Socialism and Democracy (New York : Harper and Bross, 1942) ; Hayek, "The Meaning of Competition," loc. cit., et Lachmann, loc. cit.

[78] Voir plus haut les citations de Clark ; et Richard B. Heflebower, "Towards a Theory of Idustrial Markets and Prices" in R.B. Heflebower et G.W. Stocking eds., Readings on Industrial Organization and Public Policy (Homewood Ill. : R.D. Irwin, 1958), pp. 297-315. Un argument plus douteux - le caractère horizontal de la courbe de demande d'une entreprise dans l'intervalle important -a été proposé par d'autres économistes, notamment A.J. Nichol, "The Influence of Marginal Buyers on Monopolistic Competition," Quartely Journal of Economics, novembre 1934, pp. 121-134 ; Alfred Nicols, "The Rehabilitation of Pure Competition," Quartely Journal of Economics, novembre 1947, pp. 31-63 et Nutter, loc.cit.

[79] Mais cf. Abbott, op. cit., pp. 180-181.

[80] L'auteur a appris cet argument particulier d'analyse économique lors des cours du Professeur Arthur Burns et, à notre connaissance, ne l'a jamais vu imprimé. [Burns, qui habita longtemps le même immeuble que Rothbard, lui causa quelques soucis an tant que directeur du département d'économie. En effet, ayant une haute opinion de son jeune voisin, il fut déçu par sa thèse et n'accepta pas la soutenance sans modifications, s'opposant sur ce point à Joseph Dorfman, le directeur de thèse de Rothbard. Ce dernier put finalement soutenir après le départ de Burns pour la direction de la Réserve fédérale ! Voir la biographie de Rothbard écrite par Justin Raimondo ("An Enemy of the State", Prometheus Book, 2000, p. 43-44). NdT]

[81] Roy Harrod, Economic Essays (New York : Harcourt, Brace, 1952), p. 149.

[82] Après être arrivé à cette conclusion, l'auteur est tombé sur un article brillant mais passé inaperçu, qui souligne que l'intérêt est une rentrée et non un coût, et montrant les implications dévastatrices de ce fait pour la théorie de la courbe des coûts. Cet article n'applique cependant pas la théorie de façon satisfaisante au problème de la concurrence monopolistique. Voir Gabor et Pearce, "A New Approach to the Theory of the Firm," loc. cit. et id., "The Place of Money Captital, etc.," loc. cit. S'il existe quelques similitudes, la critique du Professeur Dewey quant à la doctrine de la "capacité excessive" est fondamentalement très différente de la nôtre et se fonde bien plus sur des considérations "orthodoxes." Dewey, op. cit., pp. 96 et suivantes.

[83] Comme les théories erronées mais populaires proposées par J.K. Galbraith font partie de la théorie de la concurrence monopolistique, il est inutile de la discuter ici. Pour une critique plus détaillée de ses nombreux sophismes, voir Simon N. Whitney, "Errors in the Concept of Countervailing Power," Journal of Business, octobre 1953, pp. 238-253 ; George Stigler, "The Economist Plays with Blocs," American Economic Review, Papers and Proceedings, mai 1954, pp. 8-14 et David Mc Wright, "Discussion", ibid, pp. 26-30.

C. Chamberlin et les coûts de vente

On prétend que l'une des plus importantes contributions du Professeur Chamberlin serait sa nette distinction entre "coûts de vente" et "coûts de production". [84] Les seconds sont supposés représenter les dépenses légitimes nécessaires pour augmenter l'offre afin de faire face à une demande donnée des consommateurs. Les premiers, en revanche, sont supposés être destinés à influencer les consommateurs afin d'augmenter leur demande du produit de l'entreprise.

Cette séparation est parfaitement injustifiée. [85] Pourquoi un homme d'affaires investit-il de l'argent et accepte-t-il un coût quel qu'il soit ? Pour répondre à une demande espérée de son produit. Chaque fois qu'il améliore son produit, il espère que les consommateurs réagiront en augmentant leur demande. En fait, tous les coûts dépensés en matières premières sont engagés pour essayer d'accroître la demande des consommateurs au-delà de ce qu'elle aurait été sans ces coûts. En conséquence, tout coût de production est aussi un "coût de vente."

Inversement, les coûts de vente ne sont pas le pur gaspillage, voire la tyrannie, que les théoriciens de la concurrence monopolistique ont habituellement supposé. Les diverses dépenses désignées sous le terme de "coûts de vente" rendent de véritables services au public. Fondamentalement, ils lui fournissent des informations sur les biens du vendeur. Nous vivons dans un monde où personne ne peut avoir de "connaissance parfaite" des produits - et certainement pas le consommateur, qui fait face à une myriade de choix disponibles. Les coûts de vente sont donc importants en ce qu'ils offrent une information sur le produit et sur l'entreprise. Dans certains cas, par exemple les étalages, les coûts de vente améliorent eux-mêmes directement la qualité du produit aux yeux du consommateur. Il convient de toujours rappeler que le consommateur n'achète pas simplement un bien physique : il achète aussi une "ambiance," un prestige, des services, etc., qui ont tous une réalité tangible pour lui et qu'il évalue en conséquence. [86]

L'idée que les coûts de vente sont un artefact de la "concurrence monopolistique" ne tire son origine que dans les hypothèses étranges de la "concurrence pure." Rappelons que dans le monde "idéal" de la concurrence pure la demande de chaque entreprise lui est donnée car infiniment élastique, de telle sorte que la firme peut vendre autant qu'elle le veut au prix dominant. Les coûts de vente sont naturellement inutiles dans une telle situation, parce que le marché est automatiquement assuré pour le produit. Dans le monde réel, cependant, il n'existe pas de connaissance parfaite et les courbes de demande ne sont ni données ni infiniment élastiques. [87] Les entreprises doivent par conséquent essayer d'augmenter la demande pour leurs produits et de se tailler des parts de marché.

Chamberlin commet une autre erreur en laissant entendre que les coûts de vente, comme la publicité, "créent" la demande des consommateurs. Ceci constitue le sophisme déterministe. Chaque homme, en tant que possesseur de sa propre personne, décide librement de son échelle de valeurs. Personne ne peut forcer autrui à acheter son produit sur le marché libre. Et aucun autre individu ne pourra jamais "créer" les valeurs de quelqu'un à sa place : ce dernier doit les adopter seul. [88]

Notes

[84] Chamberlin, Theory of Monopolistic Competition, pp. 123 et suivantes. Chamberlin inclut dans les coûts de vente : la publicité, les dépenses liées à l'acte de vente et les étalages des magasins.

[85] Voir Mises, Human Action, p. 319. Voir aussi Kermit Gordon, "Concepts of Competition and and Monopoly-Discussion," American Economic Review, Papers and Proceedings, mai 1955, pp. 486-487.

[86] Il est sûrement très artificiel d'appeler "coûts de production" des rubans brillants présents sur un article emballé et "coûts de vente" de tels rubans lorsqu'ils décorent le magasin.

[87] Cf. Alfred Nicols, "The Development of Monopolistic Competition and the Monopoly Problem," Review of Economics and Statistics, mai 1949, pp. 118-123.

[88] "Le consommateur est selon [...] la légende tout simplement sans défense contre la "forte pression" de la publicité. Si cela était vrai, le succès ou l'échec dans les affaires dépendrait uniquement du mode de publicité. Toutefois, personne ne croit qu'un type quelconque de publicité aurait permis aux marchands de chandelles de résister à l'ampoule électrique, ni aux cochers de faire face aux véhicules automobiles. [...] Mais ceci implique que la qualité du bien dont on fait la réclame contribue au succès de la campagne de publicité. [...] Les astuces et les artifices de la publicité sont disponibles au vendeur du meilleur produit tout autant qu'au vendeur du moins bon produit. Mais seul le premier bénéficie des avantages découlant de la meilleure qualité de son produit." Mises, Human Action, pp. 317-318.

6. Prix multiples et monopole

Nous avons jusqu'ici toujours conclu que le marché tend, à tout instant, à établir un prix de marché uniforme pour tout bien, dans des conditions de concurrence ou de monopole. Parfois, il apparaît toutefois le phénomène d'une absence d'uniformité persistante des prix. (Nous devons bien sûr considérer un bien réellement homogène ; sinon, il y aurait simplement des prix différents pour des biens différents.) Comment, dès lors, cette multitude peut-elle survenir et viole-t-elle d'une certaine façon le fonctionnement ou l'éthique d'une société de marché libre ?

Nous devons tout d'abord séparer les biens en deux types : ceux qui peuvent être revendus et ceux qui ne le peuvent pas. Dans cette seconde catégorie se trouvent les services immatériels, qui sont soit consommés directement soit utilisés dans le processus de production : en tout état de cause, ils ne peuvent pas être revendus par le premier acheteur. Ces services comprennent aussi la location d'un bien matériel, car ce n'est alors pas le bien lui-même qui est acheté mais plutôt ses services unitaires sur une période temporelle. On pourrait donner comme exemple la "location" d'une place dans un wagon de marchandises.

Occupons nous maintenant des biens revendables. Quand peut-il y avoir constamment plusieurs prix pour de tels biens ? Une condition nécessaire est l'ignorance de la part du vendeur ou de l'acheteur. Le prix de marché pour un type d'acier, par exemple, pourrait être d'une once d'or par tonne. Mais un vendeur, par pure ignorance, pourrait persister à le vendre à une demi once d'or la tonne. Que va-t-il se passer ? En premier lieu, certaines personnes entreprenantes achèteront l'acier à ce traînard et le revendront au prix du marché, rétablissant l'uniformité effective. Ensuite, d'autres acheteurs vont se ruer pour offrir un meilleur prix que le premier acheteur, informant le vendeur de son erreur. Finalement, le vendeur qui persiste dans son ignorance ne restera pas longtemps sur le marché. (Bien entendu, il se peut que le vendeur ait un fort désir de vendre l'acier à un prix inférieur à celui du marché pour des raisons "philanthropiques." Mais s'il persiste à le faire, c'est qu'il achète simplement aux consommateurs un bien - pour lui -, à savoir la philanthropie et qu'il en paie le prix via un revenu moindre. Il agit ici comme un consommateur plutôt que comme entrepreneur, tout comme s'il employait un neveu bon à rien aux dépens de ses profits. Ceci ne serait alors pas un authentique cas de prix multiples, pour lequel le bien doit toujours être homogène.)

L'acheteur n'est pas non plus dans une situation différente. S'il est ignorant et continue d'acheter l'acier à deux onces d'or la tonne lorsque le prix du marché est d'une once, un autre vendeur préviendrait rapidement l'acheteur de son erreur en lui proposant de vendre l'acier moins cher. S'il n'y a qu'un seul vendeur, celui qui achète à meilleur marché pourrait alors revendre avec profit à l'acheteur qui paie plus. Et un acheteur qui persisterait dans son ignorance serait également éliminé du marché.

Il n'y a qu'un cas où des prix multiples peuvent exister pour un bien revendable : lorsque ce bien est vendu aux consommateurs - les acheteurs ultimes. Car, alors que les acheteurs entrepreneuriaux seront attentifs aux différences de prix, et que celui qui achète un bien meilleur marché peut le revendre à un quelqu'un d'autre qui l'achetait plus cher, les consommateurs ultimes n'envisagent habituellement pas de revendre une fois qu'ils ont acheté. Un cas classique est celui des touristes américains visitant un bazar du Moyen Orient. [89] Le touriste n'a ni le temps ni la volonté d'entreprendre une étude complète des marchés à la consommation. Par conséquent, chaque touriste ignore le prix courant des articles. Le vendeur peut alors isoler chaque acheteur, faire payer pour un même bien le prix le plus élevé aux acheteurs les plus décidés, des prix inférieurs à ceux qui sont moins décidés, et proposer des prix bien plus bas aux acheteurs marginaux. Le vendeur remplit de cette façon l'objectif généralement inatteignable de tout vendeur : récupérer le maximum du "surplus du consommateur." Ici, deux conditions sont remplies : les consommateurs ignorent le prix courant et ne sont pas sur le marché pour revendre les articles.

Les prix multiples conduisent-ils, comme on les en a souvent accusés, à une distorsion de la structure de la production et sont-ils en un certain sens immoraux voire une forme d'exploitation ? En quel sens serait-ce immoral ? Le vendeur cherche, comme toujours, à maximiser ses gains au travers de l'échange volontaire et il ne peut certainement pas être tenu pour responsable de l'ignorance de l'acheteur. Si les acheteurs ne se donnent pas la peine de s'informer de l'état du marché, ils doivent s'attendre à ce qu'une partie de leur surplus leur soit retirée par le marchandage du vendeur. Cette action n'est pas non plus irrationnelle de la part de l'acheteur. Car nous devons déduire de son action qu'il préfère rester ignorant plutôt que de faire l'effort ou de payer afin de s'informer des conditions du marché. Acquérir la connaissance d'un domaine quelconque prend du temps, des efforts et souvent de l'argent, et il est parfaitement raisonnable de la part d'un individu sur marché donné de préférer courir sa chance à ce prix et de consacrer ses ressources rares à d'autres choses. Ce choix est clair comme de l'eau de roche pour un touriste en vacances mais peut aussi exister pour un autre marché. Le touriste impatient qui préfère payer plus cher et ne pas perdre son temps et son argent pour connaître le marché, tout comme son compagnon qui passe ses jours à étudier de près le marché du bazar, exercent leurs préférences et la praxéologie ne peut pas dire que l'un est plus rationnel que l'autre. De plus, il n'y a aucune façon de mesurer le surplus du consommateur perdu ou gagné dans le cas de ces deux touristes. Nous devons donc conclure que l'existence de prix multiples, dans le cas de biens revendables, ne constituent en aucun cas une distorsion de l'allocation des facteurs de production et que, au contraire, elle est cohérente avec la satisfaction des préférences du consommateur, que c'est même dans le cas du touriste le seul système cohérent avec cette satisfaction.

Il faut souligner ici que, quelle que soit la proportion de surplus psychique du consommateur que le vendeur du bazar récupère, il ne la récupère pas totalement. La vente ne s'effectuerait sinon pas. Comme l'échange est volontaire, les deux parties en bénéficient encore.

Que se passe-t-il si le bien n'est pas revendable ? Dans ce cas, il y bien plus de possibilités pour des prix multiples, car l'ignorance n'est pas requise. Un vendeur peut faire payer pour un bien immatériel un prix plus élevé à A qu'à B sans craindre que B ne lui fasse concurrence en revendant à A. Par conséquent, la plupart des exemples de prix multiples se produisent dans l'univers des biens immatériels.

Supposons maintenant que le vendeur X ait réussi à établir des prix multiples pour ses consommateurs. Il pourrait être avocat, par exemple, et faire payer pour les mêmes services des honoraires plus élevés au client riche qu'au client pauvre. Comme il y a encore concurrence entre les vendeurs, pourquoi un autre avocat Y n'entre-t-il pas sur le marché pour proposer des services moins chers à la riche clientèle ? C'est en fait ce qui se produit généralement, et toute tentative de "séparer les marchés" entre les clients conduira à une invasion du domaine profitable des prix élevés par des concurrents, aboutissant à faire baisser les prix, à réduire les revenus et à rétablir l'uniformité des prix. Si les services d'un vendeur sont inhabituels et qu'on reconnaît universellement qu'il n'a pas de véritables concurrents, il peut alors conserver une structure de prix différentiés.

Il existe une condition simple mais très importante que nous n'avons pas mentionnée et qui doit être remplie pour permettre des prix multiples : le produit total résultant de la multiplicité doit être plus grand que celui résultant de l'uniformité. Quand un acheteur ne peut acheter qu'une seule unité d'un bien, il n'y a pas de problème. S'il n'y a et ne peut y avoir qu'un seul vendeur d'un bien non revendable, et si chaque acheteur ne peut acheter plus d'une unité, alors des prix différentiés tendront à s'établir (en l'absence de concurrence) car le revenu total pour le vendeur sera toujours plus grand lorsqu'il récupère le plus possible du surplus du consommateur de chaque acheteur. [90] Mais si l'acheteur peut acheter plus d'une unité, le revenu devient un problème. Car chaque acheteur, confronté à un prix plus élevé, réduira ses achats. Ceci conduira à un stock d'invendus, dont le vendeur se défera en baissant ses prix sous le niveau uniforme hypothétique afin de récupérer la demande des acheteurs jusque là sous-marginaux. Ainsi, supposons que le prix uniforme d'un bien est de dix grammes d'or par unité et que cent unités sont vendues. Le vendeur décide alors d'isoler chaque acheteur en établissant des marchés séparés pour récupérer le surplus du consommateur. A l'exception des acheteurs à peine marginaux, les prix seront augmentés pour tous. Les consommateurs restreindront leurs achats, pour aboutir par exemple à une vente cumulée de quatre-vingt cinq unités. Les quinze unités restantes seront vendues en diminuant les prix proposés à de nouveaux acheteurs, auparavant sous-marginaux.

La multiplicité des prix ne peut être établie que si les gains totaux sont plus grands que dans le cas de l'uniformité. Ceci n'est certes pas toujours le cas, car il se peut que les consommateurs supra-marginaux réduisent tellement leurs achats que les consommateurs sous-marginaux ne pourront pas les compenser. [91]

La multiplicité des prix a été curieusement reçue par les économistes et les profanes. Dans certains cas elle a été dénoncée comme une exploitation vicieuse des consommateurs ; dans d'autres (par exemple la médecine ou l'éducation) elle est considérée comme louable et humanitaire. Elle n'est en réalité ni l'une ni l'autre. Il n'y a certainement pas de règle qui veuille que les plus désireux devraient payer en proportion de leur désir (estimé en pratique par leur richesse), car tout le monde paierait en proportion de sa richesse pour toute chose et le système monétaire dans son entier s'écroulerait : la monnaie ne fonctionnerait plus. (Voir le chapitre 12 du présent ouvrage.) Si cela est clair en général, il est difficile de voir a priori pourquoi certains biens échapperaient à cette analyse. D'un autre côté, les consommateurs ne sont pas "exploités" en cas de multiplicité des prix. Il est clair que les acheteurs marginaux et sous-marginaux ne le sont pas : les derniers y gagnent même. Qu'en est-il des acheteurs supra-marginaux qui reçoivent moins de surplus du consommateur ? Ils y gagnent dans certains cas parce que sans les revenus plus élevés permis par la "discrimination des prix" le bien pourrait ne pas être fourni du tout. Considérons par exemple un médecin de campagne qui quitterait la région s'il devait vivre des faibles revenus offerts par l'uniformité. Et même si le bien devait quand même être fourni, le fait que les acheteurs supra-marginaux continuent de se fournir auprès du vendeur montre qu'ils sont satisfaits de cet arrangement apparemment discriminatoire. Ils pourraient sinon boycotter rapidement le vendeur, soit individuellement soit de concert, et se tourner vers ses concurrents. Ils n'auraient qu'à refuser de payer plus que les acheteurs sous-marginaux, et ceci conduirait vite le vendeur à baisser ses prix. Le fait qu'il ne le fasse pas démontre qu'ils préfèrent la multiplicité à l'uniformité dans ce cas particulier. L'école privée en est un exemple, qui permet aux jeunes pauvres mais capables d'obtenir des bourses - un principe que les parents aisés qui paient la totalité des cours ne considèrent à l'évidence pas comme injuste. Si, toutefois, les vendeurs ont reçu le privilège de monopole de la part du gouvernement, leur permettant de réduire la concurrence pour les acheteurs supra-marginaux, ils peuvent alors établir des prix multiples sans recueillir la préférence démontrée de ces acheteurs, parce que la coercition gouvernementale s'est manifestée pour interdire l'expression des préférences. [92]

Nous avons jusqu'ici discuté de la discrimination par les prix sur les marchés des consommateurs, où les surplus du consommateur sont diminués. Peut-il y avoir une telle discrimination sur les marchés des producteurs ? Uniquement lorsque le bien n'est pas revendable, que le produit total est plus grand avec la multiplicité qu'avec l'uniformité et que les acheteurs supra-marginaux sont prêts à payer. Cette dernière condition sera remplie quand ces acheteurs ont une VAPM plus élevé pour le bien de leur entreprise que les autres acheteurs dans les leurs. Dans ce cas, le vendeur d'un bien avec des prix multiples obtient une rente auparavant obtenue par l'entreprise acheteuse supra-marginale. L'exemple le plus notable d'un tel comportement fut la "discrimination" dans le transport ferroviaire à l'encontre des firmes envoyant une cargaison plus chère par unité que celle des autres entreprises. A ong terme, les gains ne sont bien sûr pas conservés par les chemins de fer, mais absorbés par ses facteurs immobiliers et ses facteurs du travail.

Peut-il y avoir une discrimination par les prix de la part des acheteurs quand un bien n'est pas revendable (et sans supposer d'ignorance parmi les vendeurs) ? Non, ce n'est pas possible car le prix de réserve maximal qu'impose, par exemple, un travailleur est déterminé par le coût d'opportunité qu'il a abandonné ailleurs. En deux mots, si quelqu'un gagne cinq onces d'or par semaine pour le travail au sein d'une firme A, il n'acceptera pas deux onces d'or par semaine (bien qu'il accepterait deux onces plutôt que rien) car il pourrait gagner presque cinq onces ailleurs. Et la discrimination par les prix à l'encontre des vendeurs signifie qu'un acheteur serait capable de payer moins pour le même bien qu'un vendeur ne pourrait gagner ailleurs (les coûts de déplacement, etc. étant omis). Par conséquent, il ne peut pas y avoir de discrimination envers les vendeurs. Si ces derniers sont ignorants, alors, comme pour les consommateurs ignorants du bazar, nous devons en déduire qu'ils préfèrent un revenu plus faible aux coûts et aux désagréments nécessaires pour mieux connaître le marché.

Notes

[89] Voir Wicksteed, op. cit., I, pp. 253 et suivantes.

[90] Il est difficile d'imaginer un cas réel pour lequel une telle restriction imposée aux acheteurs (appelée "discrimination parfaite par les prix") s'appliquerait. Mme Robinson cite comme exemple la rançon exigée par un kidnappeur, mais il ne l'obtient évidemment pas sur un marché libre et sans entrave, qui interdit l'enlèvement. Robinson, op. cit., p. 187.

[91] Voir Mises, Human Action, pp. 385 et suivantes.

[92] Un exemple est la médecine, où le gouvernement aide à restreindre l'offre et empêche ainsi la baisse des prix. Voir l'article éclairant de Reuben A. Kessel, "Price Discrimination in Medecine," The Journal ol Law and Economics, octobre 1958, pp. 20-53. Voir aussi le chapitre 12 du présent ouvrage sur l'octroi du privilège de monopole.

7. Brevets et droits d'auteur

En nous tournant désormais vers les brevets et les droits d'auteur, nous demandons : lesquels sont-ils compatibles avec un marché parfaitement libre, et lesquels résultent-ils de l'octroi d'un privilège de monopole de la part de l'État ? Dans cette partie, nous avons analysé l'économie d'un marché totalement libre, où ni les individus ni la propriété ne sont soumis à la violence. Il est donc important de décider si les brevets ou les droits d'auteurs existeront dans une société entièrement libre, sans invasion, ou s'ils proviennent de l'interférence du gouvernement.

Presque tous les auteurs ont réunis brevets et droits d'auteurs. La plupart ont considéré les deux comme la conséquence d'un privilège de monopole octroyé par l'État ; quelques autres que les deux font partie du droit de propriété existant sur le marché libre. Mais presque tout le monde a considéré brevets et droits d'auteur comme équivalents : les uns conférant un droit exclusif dans le domaine des inventions mécaniques, les autres comme conférant un droit exclusif dans le domaine de la création littéraire. [93] Pourtant, réunir les deux est totalement erroné : ils sont complètement différents quant à leur relation avec le marché libre.

Il est vrai que brevets et droits d'auteur sont tous deux des droits de propriété exclusifs et il est également vrai que ces droits de propriété concernent des innovations. Mais il existe une différence cruciale quant à leur mise en application légale. Si un écrivain ou un compositeur pense que son droit d'auteur a été violé et qu' il entreprend des poursuites légales, il doit "prouver que l'accusé a eu ‘accès' à l'oeuvre prétendument contrefaite. Si l'accusé a créé quelque chose d'identique à l'oeuvre du plaignant par pur hasard, il n'y a pas de contrefaçon." [94] Les droits d'auteur, en d'autres termes, ont pour base des poursuites judiciaires pour vol implicite. Le plaignant doit prouver que l'accusé a volé sa création en la reproduisant et en la vendant, en violation d'un contrat que lui ou un autre avait signé avec le vendeur initial. Mais si l'accusé arrive indépendamment à la même création, le plaignant n'a pas de privilège de droit d'auteur qui puisse interdire à l'accusé d'utiliser et de vendre sa production.

Les brevets fonctionnent eux d'une manière complètement différente. Ainsi :

Vous avez breveté votre invention et lisez un jour dans le journal que M. Dupont, qui vit dans une ville située à 3000 kilomètres de chez vous, a inventé un procédé identique ou similaire et qu'il a vendu une licence de fabrication à la compagnie EZ. [...] Ni Dupont ni la compagnie EZ [...] n'ont jamais entendu parler de votre invention. Tous les deux croient que Dupont est l'inventeur du nouveau procédé original. Ils peuvent cependant se retrouver tous les deux coupables de violation de votre brevet, [...] et le fait que leur violation était involontaire et due à l'ignorance de la réalité ne pourrq pqs constituer une ligne de défense. [95]

Un brevet, dès lors, n'a plus rien à voir avec l'idée de vol implicite. Il confère un privilège exclusif au premier inventeur et si quelqu'un d'autre invente indépendamment une machine ou un produit identique ou similaire, il lui sera interdit de l'utiliser dans la production.

Nous avons vu dans le chapitre 2 que le test de vérité qui permet de juger si une pratique ou une loi est ou non en accord avec le marché libre est la suivante : la pratique hors la loi constitue-t-elle un vol implicite ou explicite ? Si oui, le marché libre l'interdira ; si non, sa mise hors-la-loi est en elle-même une intervention du gouvernement sur le marché libre. Considérons les droits d'auteur. Quelqu'un écrit un livre ou compose une musique. Quand il publie le livre ou le morceau de musique, il imprime sur la première page le mot "copyright." Ceci indique que quiconque accepte d'acheter ce produit accepte également en contrepartie de l'échange de ne pas recopier ou reproduire ce travail pour le revendre. En d'autre termes, l'auteur ne vend pas complètement la propriété à l'acheteur : il la vend sous la condition que l'acheteur ne la reproduise pas pour la vendre. Comme le client achète la propriété sous cette condition, tout viol de ce contrat, par lui-même ou par un acheteur ultérieur, est un vol implicite et doit être traité comme tel sur le marché libre. [A propos de cette analyse, Robert Nozick (dans Anarchie, État et Utopie aux PUF) disait que Rothbard semble oublier qu'il y a des livres qui se perdent et d'autres qui se trouvent, ce qui exclut toute notion de contrat (on peut cependant objecter que la perte est une négligence qu'il est possible de punir, comme lorsqu'une blessure est infligée sans le faire exprès à autrui). NdT] Les droits d'auteur sont par conséquent une pratique logique du droit de propriété sur le marché libre.

Une partie de la protection des brevets actuellement détenue par un inventeur pourrait être obtenue sur le marché libre par un type de "copyright." Ainsi, les inventeurs devraient dès lors marquer leurs machines comme étant brevetées. La marque signalerait aux acheteurs que l'invention est brevetée et qu'ils ne peuvent pas vendre cet article. Mais on pourrait obtenir le même résultat en étendant le principe des droits d'auteur, sans avoir recours aux brevets. Sur un marché totalement libre, l'inventeur pourrait imprimer un copyright sur sa machine et tout client l'achèterait sous la condition qu'il ne la reproduise pas pour la vendre avec profit. Toute violation de ce contrat constituerait un vol implicite et serait poursuivie en conséquence.

Les brevets sont incompatibles avec le marché libre dans la mesure où ils s'étendent au-delà du droit d'auteur. Celui qui n'a pas acheté une machine et qui arrive à la même invention indépendamment serait parfaitement capable d'utiliser et de vendre son invention sur un marché libre. Les brevets empêchent quiconque d'utiliser sa propre invention même si elle est sa pleine propriété et qu'il ne l'a pas volé au premier inventeur, ni explicitement ni implicitement. Les brevets, par conséquent, sont l'octroi d'un privilège de monopole exclusif par l'État et constituent une invasion des droits de propriété du marché.

La distinction cruciale entre brevets et droits d'auteur ne sont pas que les uns concernent la mécanique et les autres la littérature. Le fait qu'ils aient été appliqués ainsi est un accident historique et ne révèle pas la différence critique qui les oppose. [96] Celle-ci réside en ce que le droit d'auteur est un attribut logique du droit de propriété sur le marché libre, alors que le brevet est une invasion monopolistique de ce droit.

L'application des brevets aux inventions mécaniques et des droits d'auteur aux oeuvres littéraires est particulièrement inadéquate. Il serait plus dans l'esprit du marché libre de faire le contraire. Pour la raison que les créations littéraires sont des produits uniques de l'individu : il est presque impossible qu'un autre les duplique indépendamment. Par conséquent, un brevet pour les productions littéraires, au lieu de droits d'auteur, ne changerait en pratique pas grand-chose. D'un autre côté, les inventions mécaniques sont plus des découvertes de lois naturelles que des créations individuelles et des inventions similaires se produisent ainsi tout le temps. [97] La simultanéité des inventions constitue un fait historique familier. Dès lors, si on veut conserver un marché libre, il est particulièrement important d'appliquer le principe des droits d'auteur et non des brevets aux inventions mécaniques.

Le droit coutumier [common law] a souvent été un bon guide pour trouver une loi en accord avec le marché libre. Il n'est donc pas surprenant que les droits d'auteur du droit coutumier prévalent quant aux manuscrits littéraires non publiés, alors qu'il n'existe pas de brevets du droit coutumier. Dans le droit coutumier, un inventeur a également le droit de garder son invention sans la rendre publique et à l'abri du vol, c'est-à-dire qu'il possède l'équivalent de la protection du droit d'auteur pour des inventions non rendues publiques.

Sur le marché libre, il n'y aurait donc pas de brevets. Il y aurait toutefois des droits d'auteur pour tout inventeur ou créateur qui le voudrait. Ces droits d'auteur seraient perpétuels et non limités pour quelques années. A l'évidence, pour être la pleine propriété d'un individu, un bien doit être possédé de manière permanente et perpétuelle par quelqu'un et par les héritiers qu'il désigne. Si l'État décrète que la propriété d'un homme cesse à une certaine date, cela veut dire que le véritable propriétaire est l'État, qui ne fait qu'octroyer l'usage de la propriété pendant un temps limité. [98]

Quelques défenseurs des brevets prétendent qu'il ne s'agit pas de privilèges de monopole mais de simples droits de propriété sur des inventions ou même sur des "idées." Toutefois, comme nous l'avons vu, la propriété de chacun est défendue par la loi libertarienne sans les brevets. Si quelqu'un a un idée ou un plan et construit une invention, puis qu'on la lui dérobe dans sa maison, le vol est un acte illégal d'après la loi générale. Par ailleurs, les brevets sont en réalité une invasion des droits de propriété de ceux qui découvrent indépendamment une idée ou une invention, après le dépositaire du brevet Les brevets sons une invasion bien plus qu'une défense des droits de propriété. Le caractère spécieux de l'argument qui veut que les brevets défendent les droits de propriété dans le domaine des idées peut être démontré par le fait que seuls certains types d'idées originales, certains types d'innovations, sont considérés comme brevetables.

Un autre argument courant en faveur des brevets est que la "société" établit en fait un contrat avec l'inventeur afin d'acheter son secret, de telle sorte qu'elle puisse l'utiliser. En premier lieu, la "société" pourrait payer une subvention directe, un prix, à l'inventeur : il ne serait pas nécessaire d'interdire aux inventeurs ultérieurs de mettre leurs inventions sur le marché. Ensuite, rien n'interdit à un individu ou à un groupe d'individus sur le marché libre d'acheter des inventions secrètes à leurs créateurs. Le brevet monopolistique n'est nullement nécessaire.

Parmi les économistes, l'argument le plus populaire en faveur des brevets est utilitariste et dit qu'un brevet valable pendant quelques années est nécessaire afin d'encourager l'affectation d'un montant suffisant aux dépenses de recherches pour les inventions et les innovations des produits et des processus.

C'est un argument curieux qui amène immédiatement la question : Selon quel critère jugez-vous que les dépenses de recherches sont "trop," "pas assez" ou juste assez importantes ? C'est un problème auquel doit faire face toute intervention gouvernementale dans la production du marché. Les ressources - les meilleurs terrains, travailleurs, biens du capital - de la société sont limitées et peuvent être utilisées de bien des manières. D'après quels critères affirmerait-on que certains usages sont "excessifs," d'autres "inefficaces," etc. ? Quelqu'un constate qu'il y a peu d'investissement en Arizona mais beaucoup en Pennsylvanie : il affirme de façon indignée que l'Arizona mérite plus d'investissement. Mais quels critères utilise-t-il pour soutenir son affirmation ? Le marché possède un critère rationnel : celui des plus hauts revenus monétaires et des profits les plus élevés, car ceux-ci ne peuvent être obtenus qu'en répondant au mieux aux désirs du consommateur. Le principe d'un service maximal rendu aux consommateurs et aux producteurs - c'est-à-dire à tout le monde - gouverne l'allocation apparemment mystérieuse des ressources par le marché : combien consacrer à telle ou telle firme, à tel ou tel domaine, au présent ou au futur, à un bien ou à un autre, à la recherche ou à d'autres formes d'investissement. A l'opposé, l'observateur qui critique cette allocation ne peut avoir aucun critère rationnel de décision : il n'a que ses souhaits arbitraires. C'est particulièrement vrai en ce qui concerne la critique des relations de production. Quelqu'un qui réprimande le consommateur parce qu'il achète trop de produits cosmétiques peut avoir une base rationnelle, correcte ou non, pour critiquer. Mais quelqu'un qui pense que plus ou moins de ressources devraient être utilisées d'une certaine manière, ou que les entreprises sont "trop grandes" ou "trop petites," ou qu'on dépense trop ou pas assez pour la recherche ou en investissement dans une nouvelle machine, celui-là ne peut pas avoir de base rationnelle pour étayer sa critique. Bref, le monde des affaires produit pour un marché, guidé par les évaluations ultimes des consommateurs. Des observateurs extérieurs peuvent critiquer les évaluations ultimes des consommateurs s'ils le veulent - bien que, s'ils interfèrent avec la consommation basées sur ces évaluations, ils imposent une perte d'utilité aux consommateurs - mais ils ne peuvent pas critiquer légitimement les moyens : les relations de production, l'allocation des facteurs, etc., qui permettent de servir les fins.

Les fonds du capital sont limités et doivent être alloués pour divers usages, les dépenses de recherches n'étant que l'un d'entre eux. Sur le marché, des décisions rationnelles sont prises pour fixer leur niveau en accord avec les meilleures prévisions entrepreneuriales d'un futur incertain. Encourager la recherche de manière obligatoire conduirait à une distorsion et empêcherait de satisfaire les consommateurs et les producteurs du marché.

De nombreux avocats des brevets croient que les conditions ordinaires de la concurrence du marché n'encouragent pas suffisamment l'adoption de nouveaux processus, situation qui devrait être corrigé par une promotion forcée des innovations par le gouvernement. Le marché décide cependant du taux d'introduction des nouveaux processus tout comme il décide du taux d'industrialisation d'une nouvelle région géographique. En fait, cet argument en faveur des brevets est très proche de celui en faveur d'impôts pour aider les industries naissantes - à savoir que les processus du marché ne sont pas suffisants pour permettre l'introduction d'un nouveau processus qui en vaut la peine. La réponse à ces deux arguments est la même : les gens doivent mettre en regard de la productivité supérieure du nouveau processus ses coûts d'installation, c'est-à-dire lui opposer l'avantage que possède l'ancien processus : être déjà en place et exister. Privilégier l'innovation de manière forcée éliminerait sans raison des usines existant déjà et imposerait un fardeau excessif aux consommateurs. Et les désirs de ceux-ci ne seraient pas satisfaits de la façon la plus économique.

Il n'est en aucun cas évident que les brevets encouragent une augmentation absolue de la quantité des dépenses de recherche. Mais il est certain qu'ils entraînent une distorsion du type de recherches entreprises. Car s'il est vrai que le premier découvreur bénéficie d'un privilège, il est également vrai que ses concurrents sont exclus pendant plusieurs années de la production concernée par le brevet. Et comme un seul brevet peut être développé à partir d'un autre du même domaine, les concurrents sont souvent découragés pour toujours d'effectuer de nouvelles recherches dans le domaine relevant du brevet. De plus, celui qui dépose le brevet est lui-même découragé de continuer la recherche car son privilège lui permet de se reposer sur ses lauriers pendant toute la période de validité du brevet, avec l'assurance qu'aucun concurrent ne viendra empiéter sur son domaine. L'aiguillon de la concurrence est alors éliminé pour ce qui est des recherches ultérieures. Les dépenses de recherche sont par conséquent trop fortement stimulées avant que quelqu'un dépose un brevet, puis excessivement restreintes après le dépôt du brevet. De plus, certaines inventions sont considérées comme brevetables et d'autres non. Le système des brevets a donc pour effet supplémentaire de stimuler artificiellement les dépenses de recherches dans le domaine des inventions brevetables et de restreindre artificiellement la recherche dans celui des inventions non brevetables.

Les industriels n'ont pas été tous partisans des brevets. R.A. Macfie, directeur du mouvement anti-brevets anglais qui prospérait au dix-neuvième siècle, était président de la Chambre de commerce [99]. L'industriel I.K. Brunel, devant une commission de la Chambre des Lords, déplorait que les brevets aient pour effet de stimuler des dépenses inutiles de ressources dans la recherche d'inventions brevetables, ressources qui auraient connu un meilleur usage dans la production. Et Austin Robinson a souligné que beaucoup d'industries se débrouillaient sans brevets :

L'application légale des monopoles conférés par les brevets est souvent en pratique tellement difficile [...] que des producteurs concurrents ont dans certaines industries préféré se réunir pour déposer des brevets en commun, et ont cherché une récompense suffisante des inventions techniques dans [...] l'avantage que la priorité d'expérimentations précédentes procure habituellement et dans la clientèle qui peut en découler. [100]

Arnold Plant résume ainsi le problème des dépenses de recherches et des innovations dans un environnement concurrentiel :

On ne peut pas non plus supposer que les inventeurs arrêteraient d'être employés si les entrepreneurs perdaient le monopole de l'utilisation de leurs inventions. Le monde des affaires les emploie aujourd'hui pour la production d'inventions non brevetables et pas seulement pour le profit que procure la priorité. Avec une concurrence active [...] aucune entreprise ne peut se permettre d'être en retard sur les autres. La réputation d'une firme dépend de sa capacité à rester devant, à être la première du marché à offrir de nouvelles améliorations de ses produits et de nouvelles baisses de leurs prix. [101]

Enfin, le marché fournit bien sûr lui-même une méthode facile et efficace pour ceux qui pensent qu'il n'y a pas assez de dépenses faites dans certaines direction. Ils peuvent effectuer ces dépenses eux-mêmes. Ceux qui préfèreraient que l'on fasse et exploite plus d'inventions sont par conséquent libres de se réunir pour aider un tel effort de la manière qu'ils estiment la meilleure. De cette façon, ils ajouteraient, comme consommateurs, des ressources au domaine de la recherche et des inventions. Ils n'infligeraient alors ni perte d'utilité à d'autres consommateurs en octroyant des privilèges de monopole, ni distorsion des allocations du marché. Leurs dépenses volontaires deviendraient partie prenante du marché et exprimeraient des évaluations ultimes de consommateur. De plus, des inventeurs ultérieurs ne seraient pas soumis à restriction. Les amis de l'invention pourraient accomplir leur but sans faire appel à l'État et sans imposer de pertes à un grand nombre de personnes.

Notes

[93] Henry George est une exception notable. Voir son excellente discussion dans Progress and Poverty (New York : Modern Library, 1929), p. 411.

[94] Richard Wincor, How to Secure Copyright (New York : Oceana Publishers, 1950), p. 37.

[95] Irving Mandell, How to Protect and Patent Your Invention (New York : Oceana Publishers, 1951), p. 34.

[96] Ceci peut être vu dans le domaine du design, qui peut être breveté ou soumis au droit d'auteur.

[97] Pour un conseil légal sur la distinction correcte entre droits d'auteur et monopole, voir F.E. Skone James, "Copyright" dans l'Encyclopaedia Britannica (14ème édition, Londres, 1929), VI, pp. 415-416. Pour le point de vue des économistes du dix-neuvième siècle sur les brevets, voir Fritz Machlup et Edith Penrose, "The Patent Controversy in the Nineteenth Century," Journal of Economic History, mai 1950, pp. 1-29. Voir aussi Fritz Machlup, An Economic Review of the Patent System (Washington D.C. : United States Government Printing Office, 1958).

[98] Bien sûr, il n'y aurait rien pour empêcher le créateur ou ses héritiers d'abandonner volontairement ses droits d'auteurs et de mettre ses oeuvres dans le "domaine public" s'ils le désirent.

[99] Voir l'article éclairant de Machlup et Penrose, op. cit., pp. 1-29.

[100] Cité in Edith Penrose, Economics of the International Patent System (Baltimore : John Hopkins Press, 1951); p. 36 ; voir aussi ibid., pp. 19-41.

[101] Arnold Plant, "The Economic Theory concerning Patents for Inventions," Economica, février 1934, p. 44.

wl:Murray Rothbard

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