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[2] Ibid., XX, 7.
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Version actuelle datée du 22 avril 2008 à 14:28

Pierre Manet
Auteur Libéral classique
Citations
« Si le libéralisme ne donne pas réponse à tout, aller contre lui ne conduit qu'à l'autodestruction ou la paralysie. Il n'y a pas de parti libéral en France, et guère plus ailleurs, mais tous les partis responsables sont en quelque mesure libéraux. Pourquoi ? Parce que le libéralisme est la formulation des règles fondamentales de la civilisation moderne — liberté de conscience, de religion et d'expression d'un côté, et, de l'autre, acceptation du commerce comme moyen de régulation, plutôt que la guerre et l'économie de commandement. »
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Pierre Manent:Frontières culturelles, frontières politiques
Frontières culturelles, frontières politiques


Anonyme


in Commentaire

Je vais parler de corde dans la maison du pendu. Je veux dire que je vais proposer quelques remarques sur la question des frontières culturelles et politiques de l’Europe.

La situation dans laquelle nous nous trouvons peut être résumée de la façon suivante : l’opinion européenne gouvernante rejette la pertinence des frontières nationales au nom des frontières culturelles, et en même temps la pertinence des frontières culturelles au nom de l’unité de l’espèce humaine. Nous sommes ainsi dépouillés des deux sciences qui nous permettraient sinon de résoudre, du moins de formuler les questions urgentes qui se posent à nous : la science politique classique qui s’attache principalement à la forme et au régime politique, et la science politique moderne, ou libérale, qui fait davantage place à l’élément de la « culture ». Ainsi privés de ces deux admirables instruments scientifiques qui sont d’ailleurs l’un et l’autre tout à fait propres à l’Europe (aucune autre aire culturelle n’a rien qui en approche), il ne nous reste plus qu’à fermer les yeux de l’esprit et à émettre un sonore acte de foi. C’était précisément ce qui était attendu de nous lors du référendum sur la Constitution européenne.

Mais, avant d’essayer témérairement de remettre en usage ces instruments de la science, il me faut brièvement établir l’état de l’opinion. Bien entendu, l’opinion publique à propos de l’Europe n’est pas divisée entre ceux qui seraient « pour » l’Europe et ceux qui seraient « contre » l’Europe. On est beaucoup plus près de la vérité si l’on part du point qu’à peu près tout le monde est « pour » l’Europe, quoique pas de la même façon. Si ce n’était pas le cas, la « construction européenne » ne serait pas cette évidence qu’elle a été depuis un demi-siècle dans la politique des pays européens, particulièrement en France. Il y a bien sûr des résistances ou des réticences, des appréhensions ou des anxiétés, nationales, pour lesquelles on peut avoir plus ou moins de sympathie, mais celles-ci supposent que quelque chose comme la « construction de l’Europe » est et sera à l’ordre du jour. Ce qui menace de faire échouer la « construction de l’Europe », ce ne sont pas ces résistances ou ces réticences, c’est la division de l’opinion pro-européenne qui est l’opinion absolument dominante. La situation actuelle ne résulte pas de la lutte entre une entreprise nouvelle et un ordre ou un désordre ancien, l’Union européenne aujourd’hui est le résultat vectoriel de trois perspectives divergentes sur ce que signifie la construction européenne. Bien entendu, ces perspectives se mêlent souvent dans les arguments des acteurs. C’est une raison supplémentaire pour essayer de les distinguer rigoureusement.

La perspective universaliste pure

La première perspective, c’est la perspective universaliste pure. La construction européenne, c’est le premier essai et le véhicule de l’unification de l’humanité elle-même. Précisément parce que l’Europe a commis et subi le plus grand crime, elle a, au sortir même de ce crime, accompli une sorte de conversion qu’il lui appartient d’approfondir et d’étendre, une conversion qui promet le dépassement de l’ordre et du désordre politique traditionnel. Cette perspective est donc favorable à l’extension indéfinie de l’Union européenne. Ces vues sont très présentes chez nombre de militants catholiques de la construction européenne.

La perspective anglaise

La deuxième perspective est toute différente. Elle est fort peu catholique, et d’ailleurs fort peu religieuse. C’est la perspective anglaise, ou, si l’on veut, une généralisation de la perspective anglaise. On dit souvent que les Anglais sont hostiles à l’Europe. C’est sans doute vrai en un certain sens, mais, d’autre part, l’Europe qui se construit en ce moment, c’est bien l’Europe anglaise. Elle est synonyme de généralisation des mœurs anglaises ou anglo-saxonnes, y compris la langue anglaise, la corporate governance, etc., avec le maintien des nations telles qu’elles sont. Ce dernier point est évidemment fondamental. La force systémique de la proposition anglaise – laissant même de côté l’avantage circonstanciel du prestige et de la puissance américaines –, c’est qu’elle est le compromis le plus facile et le plus plausible entre les héritages nationaux et les séductions nouvelles de l’unification de l’humanité. On garde les nations comme elles sont, sauf pour elles à s’adapter à une mondialisation que les directives européennes sont chargées de relayer. Vous prenez une grosse poignée de nations, neuf, quinze, vingt-cinq, trente, autant que vous voulez, vous les jetez dans le bain de la concurrence free and fair, vous secouez un peu, et vous avez une belle « Europe » qui accomplit les vœux séculaires de la politique anglaise. Soyons justes : une Europe à vingt-cinq ne peut guère être autre chose que cette Europe anglaise. Le traité constitutionnel n’y aurait rien changé. Cette deuxième perspective est aussi éloignée de la première qu’on peut l’imaginer, mais toutes deux ensemble donnent une impulsion irrésistible à l’extension indéfinie de l’Union, y compris bien sûr au-delà des frontières de l’Europe, où que l’on situe celles-ci.

La perspective fédéraliste

Vous noterez que ces deux perspectives ne sont pas à proprement parler des perspectives « européennes », ce sont plutôt des perspectives « en Europe ». Une perspective proprement « européenne » envisage la construction d’un corps politique européen distinct, distinct des anciennes nations qui le composent, distinct de l’espace transatlantique, distinct du marché mondial. C’est évidemment la perspective intellectuellement la plus intéressante, et politiquement, je le répète, c’est la seule qui puisse être vraiment dite européenne. C’est la perspective « fédéraliste » qui a des représentants éminents dans notre pays, et c’est la troisième et dernière dans notre classification.

La perspective fédéraliste a échoué, et parce que la perspective fédéraliste a échoué, la construction de l’Europe a échoué. (Encore une fois, seuls les fédéralistes envisagent sérieusement la « construction européenne ».) Pourquoi la perspective fédéraliste a-t-elle échoué ?

Les « vrais Européens » se signalent par leur hostilité à l’égard de l’extension indéfinie de l’Union. Ils sont en particulier hostiles à l’entrée de la Turquie – ils sont plus hostiles à cette entrée que ceux qui ont une perspective plus « nationale » et pour qui la Turquie ne fait guère qu’une nation de plus. (Jean-Pierre Chevènement est « pour » l’entrée de la Turquie, si je ne me trompe). Mais quels arguments emploient-ils ? Ils emploient pour l’essentiel un argument, l’argument de la « culture » : la Turquie est un grand pays, mais elle est étrangère à la « culture européenne ». Le corps politique européen qu’il s’agit de construire – seuls les fédéralistes veulent sincèrement construire ce corps politique – doit être modelé sur le corps culturel, si j’ose dire. Ou, en termes plus usuels, les frontières politiques de l’Europe doivent coïncider le plus qu’il est possible avec ses frontières culturelles. Mais quelles sont les frontières culturelles de l’Europe ? S’ouvre immédiatement un concours historique dans lequel chacun propose sa thèse. Selon moi, jusqu’ici, le vainqueur de ce concours, c’est Alain Besançon qui a défendu avec beaucoup de science et d’éloquence la thèse selon laquelle la frontière orientale de l’Europe – la seule bien sûr qui soit douteuse –, c’est « la ligne des églises gothiques ». Je ne m’arrêterai pas sur les limites pratiques d’une démarche qui place la fondation d’un corps politique nouveau, ce qui n’est pas une petite chose, dans la dépendance d’une opinion historique, aussi convaincante soit-elle. Aussi convaincante soit-elle, il y aura d’autres opinions historiques, bien argumentées elles aussi, qui proposeront un autre tracé. Mais laissons de côté ces difficultés pratiques, aussi énormes soient-elles. Arrêtons-nous sur le type d’argument employé. Arrêtons-nous sur cette mise en rapport direct de la frontière politique et de la frontière culturelle.

La frontière culturelle est ici la frontière religieuse, ou une frontière religieuse. Alain Besançon fait passer la frontière entre christianisme occidental et christianisme oriental. Plus couramment, on fait passer la frontière entre aire chrétienne et aire musulmane. Ces opinions sont légitimes puisque la religion est en général considérée comme le marqueur culturel par excellence. En même temps, comme on sait, le débat n’a pas été accueilli dans l’espace public. La raison en est connue de tous : on ne veut pas poser la question du rapport entre l’islam et la liberté politique. Cette réticence est politiquement ou socialement compréhensible, mais elle signifie que l’Europe, supposément pour se construire, tourne le dos à la science politique et sociale qu’elle a élaborée depuis deux ou trois siècles. La question de la relation entre la liberté politique, ou les libertés en général, et la religion, ou les religions, occupe pour ainsi dire la moitié de la sociologie, ou des sciences sociales modernes. Si vous écartez ces questions de l’examen, vous éliminez de votre bibliothèque la moitié de Montesquieu, un bon quart de Tocqueville, les deux tiers peut être de Max Weber. Il est étrange que l’Europe prétende se fonder intellectuellement en rejetant, en refusant d’employer ses instruments conceptuels les plus raffinés, ceux que la science politique libérale et les sciences sociales ont élaborés.

La notion de culture

En même temps, aussi légitime que soit à mes yeux l’argumentaire « culturel », il me paraît peu pertinent politiquement. J’ai déjà suggéré que la perspective culturelle était davantage une perspective d’historien ou d’anthropologue, une perspective donc finalement théorique, plutôt qu’une perspective pratique et politique, celle d’un homme d’Etat ou d’un citoyen. Il est vrai qu’en cherchant à définir la « culture commune » de l’Europe, on tourne son attention vers « ce qui est commun ». Or la politique n’est-elle pas délibération sur la chose commune ? Cela est vrai, mais précisément, le paramètre culturel commun de l’historien ou de l’anthropologue est autre chose, qualitativement, que le « commun » politique, que la « chose commune ». C’estici le point délicat et final de mon exposé.

La notion de « culture » a été d’abord élaborée par la science politique libérale, plus précisément par Montesquieu sous le nom d’« esprit général ». Qu’est-ce que « l’esprit général d’une nation » selon lui ? Vous vous en souvenez : « Plusieurs choses gouvernent les hommes : le climat, la religion, les lois, les maximes du gouvernement, les exemples des choses passées, les mœurs, les manières d’où il se forme un esprit général qui en résulte[1] ». L’« esprit général », c’est à chaque fois un certain mélange, un mélange particulier et unique, des grands paramètres de l’action humaine. C’est une certaine synthèse. Mais qui est le synthétiseur ? C’est la forme politique. Pour Montesquieu, c’est donc la nation. Je l’ai dit, l’« esprit général », c’est « l’esprit général d’une nation ». C’est ce qui permet à Montesquieu de dire, par exemple, que les Anglais sont « le peuple du monde qui a le mieux su se prévaloir à la fois de ces trois grandes choses : la religion, le commerce et la liberté[2] ». « L’esprit général », la « culture » donc, est le « résultat » d’une opération de synthèse accomplie par le corps politique.

Il est vrai que ce résultat fournit ensuite une sorte de règle de l’action politique : l’homme d’Etat « modéré » fera en sorte de respecter l’esprit général de la nation dont il a la charge. Mais cette règle du politique est d’abord, et plus fondamentalement, un effet et un résultat du politique. Elle n’a donc de véritable pertinence que dans le cadre politique qui lui a donné naissance et lui garde son sens. Si on considère la notion de culture en dehors de tout corps politique, et si on cherche ensuite à bâtir sur elle un corps politique nouveau, on commet une inversion fatale de l’ordre causal. La « culture européenne », s’il y en a jamais une qui soit politiquement pertinente, c’est celle qui sera produite par le corps politique européen une fois que celui-ci aura été construit. La culture séparée de sa matrice politique, ce n’est pas même le parfum d’un vase vide, c’est le parfum d’un vase brisé.

Ce bref argument en suffisant, je crois, pour montrer la faiblesse intrinsèque de l’argument « culturel » des fédéralistes, le seul argument sérieux des seuls partisans sérieux de l’Europe. Il semble alors que le débat soit clos, que la cause européenne soit perdue, que l’Angleterre ait gagné. Il n’y aura qu’une prétention européenne sans substance, mais avec grand renfort de « culture » et de « valeurs ».

A moins que…

A moins que… Si cette analyse est fondée, quelle ressource reste-t-il à l’Europe ? Il lui reste son absence et les effets de son absence sur le monde. Et c’est à partir de là, à partir de là seulement, que l’Europe peut politiquement se relever. Comme l’a bien montré Jean Baechler, l’Europe est le grand point d’incertitude dans cette transpolitie mondiale qui se dessine. Les Etats-Unis sont très caractérisés. La Chine aussi. Et l’Inde. Beaucoup de choses dépendront de ce qui se passera dans ces trois immenses pays. Mais l’indétermination européenne sera peut-être encore plus déterminante. La pression des autres grandes masses spirituelles et politiques l’obligera – si elle n’a pas perdu tout ressort – à prendre enfin forme, une forme qui ne devra rien à la Commission de Bruxelles ni au Parlement de Strasbourg, une forme dont nous ne pouvons rien dire, pas même qu’ils seront pacifiques, mais une forme qui naîtra de la réponse des nations de l’Europe, ou de certaines d’entre-elles, à la pression des énormes masses politiques et spirituelles dont le jeu réciproque fait la vie du monde. Alors, mais alors seulement, les frontières politiques se confondront avec les frontières culturelles, mais parce que la nouvelle culture européenne résultera du nouvel ordre politique européen.


Notes

[1] De l’esprit des lois, XIX, 4.

[2] Ibid., XX, 7.

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