Différences entre les versions de « Raymond Boudon:Déterminisme »

De Catallaxia
Aller à la navigation Aller à la recherche
(Page créée avec « {{Infobox Raymond Boudon}} {{titre|Déterminisme|Raymond Boudon & François Bourricaud|Article du ''Dictionnaire critique de la sociologie'', 1982.}} <div class="t... »)
 
m
Ligne 3 : Ligne 3 :
<div class="text">
<div class="text">


On dit d'un système social qu'il est soumis au déterminisme si, connaissant son état en t, on est capable de prévoir son état à des « instants » ultérieurs, t + 1,..., t + k, etc. Mais il faut immédiatement distinguer deux cas de figure. Il est possible que l'observateur ne dispose pas des éléments lui permettant de prévoir l'état d'un système en t + 1,..., t + k, etc., bien que l'état futur du système soit contenu dans son état présent. O dira, dans ce cas, que le système est objectivement déterminé mais apparaît subjectivement comme indéterminé. Bien que le parcours d'une feuille qui tombe soit entièrement déterminé, il est difficile de prévoir son point de chute, car on ignore généralement les caractéristiques des forces qui déterminent son parcours. On sait seulement qu'elle a toutes chances, plus exactement, qu'elle a une certaine probabilité (dont la valeur peut être éventuellement déterminée) de tomber à l'intérieur d'un cerle donné. Lorsqu'un système est tel que, même en supposant un observateur omniscient, l'état du système en t + 1,...,t + k, etc., ne peut être connu à partir de la connaissance de son état en t, on dira que le système est objectivement indéterminé ou qu'il est soustrait à la « loi générale » du déterminisme. La question de savoir s'il existe effectivement des systèmes objectivement indéterminés soulève d'épineuses questions philosophiques qui sortent du cadre de la présente discussion. La principale difficulté soulevée par les discussions philosophiques relatives au déterminisme réside sans doute dans le fait qu'elles introduisent immanquablement la fiction d'un observateur omniscient. Or, on peut se demander si cette notion n'est pas affectée d'une contradiction interne : comment un observateur non omniscient peut-il se mettre à la place d'un observateur omniscient ? On peut imaginer un observateur qui en saurait plus que tel observateur réel sur tel ou tel point. Mais la notion d'un observateur omniscient suppose que celui-ci soit informé sur des sujets dont l'observateur réel peut être incapable de concevoir la nature même.
On dit d'un système social qu'il est soumis au déterminisme si, connaissant son état en ''t'', on est capable de prévoir son état à des « instants » ultérieurs, ''t'' + 1,..., ''t'' + ''k'', etc. Mais il faut immédiatement distinguer deux cas de figure. Il est possible que l'observateur ne dispose pas des éléments lui permettant de prévoir l'état d'un système en ''t'' + 1,..., ''t'' + ''k'', etc., bien que l'état futur du système soit contenu dans son état présent. O dira, dans ce cas, que le système est objectivement déterminé mais apparaît subjectivement comme indéterminé. Bien que le parcours d'une feuille qui tombe soit entièrement déterminé, il est difficile de prévoir son point de chute, car on ignore généralement les caractéristiques des forces qui déterminent son parcours. On sait seulement qu'elle a toutes chances, plus exactement, qu'elle a une certaine probabilité (dont la valeur peut être éventuellement déterminée) de tomber à l'intérieur d'un cerle donné. Lorsqu'un système est tel que, même en supposant un observateur omniscient, l'état du système en ''t'' + 1,...,''t'' + ''k'', etc., ne peut être connu à partir de la connaissance de son état en ''t'', on dira que le système est objectivement indéterminé ou qu'il est soustrait à la « loi générale » du déterminisme. La question de savoir s'il existe effectivement des systèmes objectivement indéterminés soulève d'épineuses questions philosophiques qui sortent du cadre de la présente discussion. La principale difficulté soulevée par les discussions philosophiques relatives au déterminisme réside sans doute dans le fait qu'elles introduisent immanquablement la fiction d'un observateur omniscient. Or, on peut se demander si cette notion n'est pas affectée d'une contradiction interne : comment un observateur non omniscient peut-il se mettre à la place d'un observateur omniscient ? On peut imaginer un observateur qui en saurait plus que tel observateur réel sur tel ou tel point. Mais la notion d'un observateur omniscient suppose que celui-ci soit informé sur des sujets dont l'observateur réel peut être incapable de concevoir la nature même.


La sociologie a hérité de sa naissance — plus exactement de son institutionnalisation au XIXe siècle, à une époque où la physique est considérée comme la reine de sciences, et où règne dans cette discipline une conception laplacienne du monde (connaissant l'état du monde en t il est possible à l'observateur omniscient de prédire son état en t + 1,..., t + k, etc.), une vision déterministe des systèmes sociaux. En d'autres termes, beaucoup de sociologues ont tendance à admettre que l'indétermination des systèmes sociaux ne peut être que subjective : l'état d'un système social en t + 1,..., t + k, etc., est entièrement contenu dans son état en t. On relève bien entendu des erreurs de prévision, mais ces erreurs sont conçues comme résultant de l'ignorance où peut se trouver le sociologue de l'intensité des « forces » sociales (comme aurait dit Marx) à l'oeuvre dans tel ou tel système.
La sociologie a hérité de sa naissance — plus exactement de son institutionnalisation au XIXe siècle, à une époque où la physique est considérée comme la reine de sciences, et où règne dans cette discipline une conception laplacienne du monde (connaissant l'état du monde en t il est possible à l'observateur omniscient de prédire son état en ''t'' + 1,..., ''t'' + ''k'', etc.), une vision déterministe des systèmes sociaux. En d'autres termes, beaucoup de sociologues ont tendance à admettre que l'indétermination des systèmes sociaux ne peut être que subjective : l'état d'un système social en ''t'' + 1,..., ''t'' + ''k'', etc., est entièrement contenu dans son état en t. On relève bien entendu des erreurs de prévision, mais ces erreurs sont conçues comme résultant de l'ignorance où peut se trouver le sociologue de l'intensité des « forces » sociales (comme aurait dit Marx) à l'oeuvre dans tel ou tel système.


On peut se demander si l'évolution récente de la sociologue ne conduit pas à substituer à cette vision laplacienne une vision plus complexe où : 1) la détermination des systèmes sociaux serait considérée comme objectivement variable et comme susceptible de degrés, certains systèmes sociaux étant objectivement plus prévisibles et plus déterminés, d'autres moins prévisibles et moins déterminés, même pour un observateur, sinon omniscient, du moins pourvu de données pertinentes, et où 2) le caractère plus ou moins déterminé du système serait conçu comme résultant de la structure du système lui-même.
On peut se demander si l'évolution récente de la sociologue ne conduit pas à substituer à cette vision laplacienne une vision plus complexe où : 1) la détermination des systèmes sociaux serait considérée comme objectivement variable et comme susceptible de degrés, certains systèmes sociaux étant objectivement plus prévisibles et plus déterminés, d'autres moins prévisibles et moins déterminés, même pour un observateur, sinon omniscient, du moins pourvu de données pertinentes, et où 2) le caractère plus ou moins déterminé du système serait conçu comme résultant de la structure du système lui-même.
Ligne 11 : Ligne 11 :
Pour illustrer cette conception non laplacienne du déterminisme social,  on peut recourir à un exemple simple emprunté à la théorie des jeux : imaginons que deux acteurs sociaux en situation d'interaction aient le choix entre deux stratégies A et B. Quatre « solutions » sont possibles : AA (le premier choisit A, le second choisit A), AB (le premier choisit A, le second choisit B), BA et BB. Supposons maintenant que le premier préfère AA aux autres combinaisons, et qu'il en aille de même pour le second. Supposons, en outre, que chacun connaisse les préférences de l'autre. Dans ce cas, le devenir du système est entièrement déterminé. Le sociologue qui observe une situation de ce genre ne courra en d'autres termes aucun risque s'il affirme que les deux acteurs choisiront A et que la combinaison qui sera finalement réalisée à l'exclusion des autres sera la combinaison AA. Imaginons maintenant que les préférences des deux acteurs soient les suivantes : le premier préfère AB à BA, BA à AA et AA à BB; le second préfère BA à AB, AB et AA et AA à BB. Les deux considèrent donc AA et surtout BB comme indésirables, mais ne s'accordent pas quant à la préférabilité relative de AB et de BA. Le premier souhaite choisir A à condition que l'autre choisisse B; le second voudrait choisir A à condition que l'autre choisisse B. Que va-t-il se passer ? Chacun voit bien que, pour obtenir la combinaison qu'il préfère, il doit jouer A, mais chacun voit aussi que si l'autre joue A, la combinaison réalisée sera la combinaison AA considérée par l'un et par l'autre comme indésirable. L'acteur 1 peut essayer de donner à 2 un signe convaincant qu'il ne jouera pas autre chose que A. Mais l'acteur 2 peut faire de même. Dans un système comme celui-là, il est très difficile de savoir ce qui va se passer. L'avenir du système n'est pas contenu dans son présent. Tout au plus peut-on estimer, si les enjeux sont de taille, que les deux acteurs feront tout pour éviter que ne se réalisent les combinaisons AA et BB que l'un et l'autre s'accordent à juger indésirables. Mais il sera difficile de prévoir laquelle des deux combinaisons AB ou BA sera finalement réalisée. On peut certes imaginer des cas où des données « psychologiques » permettraient à l'observateur « omniscient » de lever l'incertitude. Ainsi, si 1 est craintif et 2 dominateur, BA aura plus de chances de se réaliser que AB. Mais si, on suppose par la pensée que 1 et 2 sont psychologiquement totalement indistincts l'un de l'autre, l'observateur omniscient est incapable de conclure. Le système est objectivement indéterminé.
Pour illustrer cette conception non laplacienne du déterminisme social,  on peut recourir à un exemple simple emprunté à la théorie des jeux : imaginons que deux acteurs sociaux en situation d'interaction aient le choix entre deux stratégies A et B. Quatre « solutions » sont possibles : AA (le premier choisit A, le second choisit A), AB (le premier choisit A, le second choisit B), BA et BB. Supposons maintenant que le premier préfère AA aux autres combinaisons, et qu'il en aille de même pour le second. Supposons, en outre, que chacun connaisse les préférences de l'autre. Dans ce cas, le devenir du système est entièrement déterminé. Le sociologue qui observe une situation de ce genre ne courra en d'autres termes aucun risque s'il affirme que les deux acteurs choisiront A et que la combinaison qui sera finalement réalisée à l'exclusion des autres sera la combinaison AA. Imaginons maintenant que les préférences des deux acteurs soient les suivantes : le premier préfère AB à BA, BA à AA et AA à BB; le second préfère BA à AB, AB et AA et AA à BB. Les deux considèrent donc AA et surtout BB comme indésirables, mais ne s'accordent pas quant à la préférabilité relative de AB et de BA. Le premier souhaite choisir A à condition que l'autre choisisse B; le second voudrait choisir A à condition que l'autre choisisse B. Que va-t-il se passer ? Chacun voit bien que, pour obtenir la combinaison qu'il préfère, il doit jouer A, mais chacun voit aussi que si l'autre joue A, la combinaison réalisée sera la combinaison AA considérée par l'un et par l'autre comme indésirable. L'acteur 1 peut essayer de donner à 2 un signe convaincant qu'il ne jouera pas autre chose que A. Mais l'acteur 2 peut faire de même. Dans un système comme celui-là, il est très difficile de savoir ce qui va se passer. L'avenir du système n'est pas contenu dans son présent. Tout au plus peut-on estimer, si les enjeux sont de taille, que les deux acteurs feront tout pour éviter que ne se réalisent les combinaisons AA et BB que l'un et l'autre s'accordent à juger indésirables. Mais il sera difficile de prévoir laquelle des deux combinaisons AB ou BA sera finalement réalisée. On peut certes imaginer des cas où des données « psychologiques » permettraient à l'observateur « omniscient » de lever l'incertitude. Ainsi, si 1 est craintif et 2 dominateur, BA aura plus de chances de se réaliser que AB. Mais si, on suppose par la pensée que 1 et 2 sont psychologiquement totalement indistincts l'un de l'autre, l'observateur omniscient est incapable de conclure. Le système est objectivement indéterminé.


De façon plus générale, certains systèmes d'action ont une structure telle que : 1) les comportements des acteurs peuvent être aisément prévus; 2) les comportements des acteurs n'ont pas d'incidence sur la structure du système d'interaction. Dans ce cas, le comportement du système peut être aisément anticipé par un observateur disposant des données pertinente. Le système est objectivement déterminé. Le comportement des acteurs peut être anticipé sans difficulté notamment dans deux cas de figure : soit lorsque le système d'interaction leur permet de réaliser leurs objectifs, soit lorsque, sans leur permettre de réaliser leurs objectifs, il leur inspire une ligne d'action particulière. Ainsi, Le phénomène bureaucratique de Crozier (chapitre sur le monopole) décrit un système d'interaction où certains acteurs de par leur position dans l'organisation peuvent choisir l'interprétation de leur rôle la plus favorable à leurs intérêts et la plus conforme à leurs préférences et imposer cette interprétation aux autres, tandis que les autres acteurs sont contraints par le contexte à interpréter leur propre rôle de manière qui ne les satisfait pas, sans toutefois pouvoir ni choisir une interprétation plus favorable, ni amener les premiers à se comporter autrement. Ainsi, les ouvriers d'entretien du Monopole, qui circulent d'atelier en atelier au gré des pannes de machine peuvent choisir de ne pas se laisser bousculer et de faire supporter aux ouvriers de production les à-coups dans le travail et les incidences financières qui résultent pour ces derniers de l'arrêt de la production. En dépit de la situation défavorable qui leur est faite par les ouvriers d'entretien, les ouvriers de production ne peuvent chercher à modifier l'interprétation « égoïste » que les premiers adoptent « naturellement » de leur rôle. Car s'ils cherchaient à faire pression sur les ouvriers d'entretien, non seulement il y aurait peu de chances que la pression soit efficace, mais il en résulterait une tension nuisible à la solidarité ouvrière. Cette tension remettrait en cause les avantages que, grâce au truchement syndical, la solidarité, fût-elle apparente, peut apporter à tous. Comme le système est par ailleurs défini de telle manière qu'aucun des acteurs extérieurs au système composé par les ouvriers d'entretien et les ouvriers de production n'a intérêt à modifier la situation, il en résulte qu'on a affaire à un système à peu près entièrement prévisible et déterminé. La structure du système est telle que les comportements des acteurs sont aisément prévisibles. Comme les actions des uns et des autres n'ont d'autre part aucune incidence sur la structure du système, celui-ci tend à se reproduire de t à t + 1 ou t + k.
De façon plus générale, certains systèmes d'action ont une structure telle que : 1) les comportements des acteurs peuvent être aisément prévus; 2) les comportements des acteurs n'ont pas d'incidence sur la structure du système d'interaction. Dans ce cas, le comportement du système peut être aisément anticipé par un observateur disposant des données pertinente. Le système est objectivement déterminé. Le comportement des acteurs peut être anticipé sans difficulté notamment dans deux cas de figure : soit lorsque le système d'interaction leur permet de réaliser leurs objectifs, soit lorsque, sans leur permettre de réaliser leurs objectifs, il leur inspire une ligne d'action particulière. Ainsi, Le ''phénomène bureaucratique'' de Crozier (chapitre sur le monopole) décrit un système d'interaction où certains acteurs de par leur position dans l'organisation peuvent choisir l'interprétation de leur rôle la plus favorable à leurs intérêts et la plus conforme à leurs préférences et imposer cette interprétation aux autres, tandis que les autres acteurs sont contraints par le contexte à interpréter leur propre rôle de manière qui ne les satisfait pas, sans toutefois pouvoir ni choisir une interprétation plus favorable, ni amener les premiers à se comporter autrement. Ainsi, les ouvriers d'entretien du ''Monopole'', qui circulent d'atelier en atelier au gré des pannes de machine peuvent choisir de ne pas se laisser bousculer et de faire supporter aux ouvriers de production les à-coups dans le travail et les incidences financières qui résultent pour ces derniers de l'arrêt de la production. En dépit de la situation défavorable qui leur est faite par les ouvriers d'entretien, les ouvriers de production ne peuvent chercher à modifier l'interprétation « égoïste » que les premiers adoptent « naturellement » de leur rôle. Car s'ils cherchaient à faire pression sur les ouvriers d'entretien, non seulement il y aurait peu de chances que la pression soit efficace, mais il en résulterait une tension nuisible à la solidarité ouvrière. Cette tension remettrait en cause les avantages que, grâce au truchement syndical, la solidarité, fût-elle apparente, peut apporter à tous. Comme le système est par ailleurs défini de telle manière qu'aucun des acteurs extérieurs au système composé par les ouvriers d'entretien et les ouvriers de production n'a intérêt à modifier la situation, il en résulte qu'on a affaire à un système à peu près entièrement prévisible et déterminé. La structure du système est telle que les comportements des acteurs sont aisément prévisibles. Comme les actions des uns et des autres n'ont d'autre part aucune incidence sur la structure du système, celui-ci tend à se reproduire de ''t'' à ''t'' + 1 ou ''t'' + ''k''.


Les systèmes prévisibles et déterminés ont souvent un caractère reproductif. Mais il n'en va pas nécessairement ainsi. Certains systèmes sont tels que : 1) le comportement des acteurs est aisément prévisible, 2) le comportement des acteurs modifie la structure du système de manière prévisible. Dans ce cas l'évolution du système est elle-même prévisible. Exemple élémentaire : celui du système composé par la communauté scientifique. Les acteurs produisent de nouvelles connaissances. L'accumulation des connaissances produit un effet de spécialisation croissant (au moins dans le cas de certaines disciplines). Autre exemple : celui des cycles démographiques néo-malthusions dans l'Europe médiévale : les taux de reproduction excèdent le remplacement simple. De nouvelles terres sont mises en valeur. Mais il s'agit de terres toujours plus marginales dont la productivité est de plus en plus faible. Il en résulte une baisse du revenu et, après un temps, une baisse de la natalité.
Les systèmes prévisibles et déterminés ont souvent un caractère ''reproductif''. Mais il n'en va pas nécessairement ainsi. Certains systèmes sont tels que : 1) le comportement des acteurs est aisément prévisible, 2) le comportement des acteurs modifie la structure du système de manière prévisible. Dans ce cas l'évolution du système est elle-même prévisible. Exemple élémentaire : celui du système composé par la communauté scientifique. Les acteurs produisent de nouvelles connaissances. L'accumulation des connaissances produit un effet de spécialisation croissant (au moins dans le cas de certaines disciplines). Autre exemple : celui des cycles démographiques néo-malthusions dans l'Europe médiévale : les taux de reproduction excèdent le remplacement simple. De nouvelles terres sont mises en valeur. Mais il s'agit de terres toujours plus marginales dont la productivité est de plus en plus faible. Il en résulte une baisse du revenu et, après un temps, une baisse de la natalité.


Ces exemples suffisent sans doute à montrer qu'il existe à coup sûr des systèmes sociaux dont la structure est telle que : 1) les comportements des acteurs sont prévisibles; 2) les effets du comportement des acteurs sur la structure du système sont eux-mêmes prévisibles. Dans ce cas, le devenir du système est lui-même prévisible. Son avenir peut être tenu pour inclus dans son présent.
Ces exemples suffisent sans doute à montrer qu'il existe à coup sûr des systèmes sociaux dont la structure est telle que : 1) les comportements des acteurs sont prévisibles; 2) les effets du comportement des acteurs sur la structure du système sont eux-mêmes prévisibles. Dans ce cas, le devenir du système est lui-même prévisible. Son avenir peut être tenu pour inclus dans son présent.
Ligne 19 : Ligne 19 :
L'histoire de la sociologie offre de nombreux exemples d'indétermination subjective où tel ou tel sociologue soit s'est avéré incapable de prévoir le devenir d'un système parce qu'il ne disposait pas des informations nécessaires, soit a été conduit à des prévisions erronées (cf. article Prévision) parce qu'il disposait d'informations inadéquates. Cf. par exemple les déceptions nombreuses auxquelles ont conduit les politiques de développement fondées sur l'injection de capital physique ou les échecs essuyés par certains programmes natalistes ou antinatalistes (cf. article Développement). De tels exemples n'impliquent pas nécessairement l'existence d'une indétermination objective. Ainsi, l'échec de certains programmes antinatalistes a parfois conduit à une retour au terrain, lequel a permis de montrer que les hypothèses sur la rationalité des acteurs utilisées par ces programmes ne tenaient pas compte des caractères particuliers du contexte socio-économique.
L'histoire de la sociologie offre de nombreux exemples d'indétermination subjective où tel ou tel sociologue soit s'est avéré incapable de prévoir le devenir d'un système parce qu'il ne disposait pas des informations nécessaires, soit a été conduit à des prévisions erronées (cf. article Prévision) parce qu'il disposait d'informations inadéquates. Cf. par exemple les déceptions nombreuses auxquelles ont conduit les politiques de développement fondées sur l'injection de capital physique ou les échecs essuyés par certains programmes natalistes ou antinatalistes (cf. article Développement). De tels exemples n'impliquent pas nécessairement l'existence d'une indétermination objective. Ainsi, l'échec de certains programmes antinatalistes a parfois conduit à une retour au terrain, lequel a permis de montrer que les hypothèses sur la rationalité des acteurs utilisées par ces programmes ne tenaient pas compte des caractères particuliers du contexte socio-économique.


Mais il importe surtout de souligner qu'il peut exister dans les systèmes sociaux une indétermination objective. Cette indétermination apparaît dans un premier cas de figure : lorsque la structure d'un système est telle qu'elle laisse à certains au moins des acteurs inclus dans le système une autonomie telle qu'ils peuvent effectivement procéder à des choix entre des options contrastées, et que les acteurs n'ont pas de préférences prévisibles par rapport à ces options. Une situation de ce type peut se produire par exemple si : 1) certains acteurs sont indifférents entre des fins possibles, 2) s'ils sont dans l'incapacité de déterminer les actions les mieux accordées à leurs préférences (cf. article Rationalité), 3) si leur choix est soumis au « paradoxe de l'information » (pour acquérir une quantité optimale d'information il faut connaître sa valeur; mais on ne peut décider de la valeur d'une information qu'on ne possède pas encore). Dans les trois hypothèses, l'acteur se conduira de manière objectivement aléatoire. L'âne de Buridan (deuxième cas de figure) « choisira » certainement un des deux sacs d'avoine, mais son choix ne peut être que le produit du hasard. Dans une situation de ce genre le système est partiellement indéterminé. En effet, l'évolution future du système dépend des choix que vont faire les acteurs (choix dont les conséquences peuvent éventuellement être irréversibles) et le système ouvre effectivement des possibilités de choix; mais ces choix eux-mêmes ne sont pas prévisibles. L'état du système en t + 1 ne peut donc être déterminé à partir de son état en t. Il n'y a aucun intérêt à supposer que le choix fait par l'acteur dépend toujours, même lorsque celui-ci s'estime en état d'indifférence par rapport aux options qui s'ouvrent à lui, de variables logées dans la « structure de sa personnalité ». Il est vrai que, dans certains cas, les goûts ou aspirations de l'acteur peuvent permettre de trancher entre des options. Mais il est aussi des cas de réelle indifférence : lorsque par exemple deux options A et B offrent l'une et l'autre des avantages et des désavantages, que ces avantages et désavantages ne sont pas clairement comparables et qu'ils ont des probabilités difficilement appréciables par l'acteur de se produire. Ainsi, des responsables syndicaux ne peuvent manquer de se donner pour objectif de maintenir et éventuellement d'accroître leur clientèle. Cet objectif fixé, plusieurs moyens (dans certaines circonstances historiques) peuvent être utilisés pour y parvenir : offrir aux syndiqués des services que ceux-ci sont susceptibles d'apprécier, tenter de contrôler l'entrée dans la profession, etc. Dans certains cas, ces différents moyens peuvent être inégalement efficaces et coûteux. Dans d'autres cas, les responsables peuvent se trouver dans une situation d'indifférence entre les moyens possibles, de sorte que la stratégie qui sera finalement adopée est largement imprévisible. Naturellement, une fois qu'une stratégie est retenue elle a des chances d'être irréversible : sa mise en oeuvre n'est pas instantanée mais s'étend au contraire sur une certaine durée. Il en résulte que certains acteurs seront plus ou moins profondément impliqués dans sa défense et s'opposeront à ce qu'elle soit remise en question. En outre, un changement de stratégie peut comporter des coûts collectifs supérieurs aux avantages que procurerait une stratégie nouvelle. Ces considérations contribuent à expliquer, par exemple, pourquoi des sociétés très comparables du point de vue économique, ont des traditions syndicales très contrastées. Plus généralement, elles expliquent l'« autonomie relative » des institutions les unes par rapport aux autres, ainsi que des institutions par rapport aux « structures ».
Mais il importe surtout de souligner qu'il peut exister dans les systèmes sociaux une indétermination objective. Cette indétermination apparaît dans un premier cas de figure : lorsque la structure d'un système est telle qu'elle laisse à certains au moins des acteurs inclus dans le système une autonomie telle qu'ils peuvent effectivement procéder à des choix entre des options contrastées, et que les acteurs n'ont pas de préférences prévisibles par rapport à ces options. Une situation de ce type peut se produire par exemple si : 1) certains acteurs sont indifférents entre des fins possibles, 2) s'ils sont dans l'incapacité de déterminer les actions les mieux accordées à leurs préférences (cf. article Rationalité), 3) si leur choix est soumis au « paradoxe de l'information » (pour acquérir une quantité optimale d'information il faut connaître sa valeur; mais on ne peut décider de la valeur d'une information qu'on ne possède pas encore). Dans les trois hypothèses, l'acteur se conduira de manière objectivement aléatoire. L'âne de Buridan (deuxième cas de figure) « choisira » certainement un des deux sacs d'avoine, mais son choix ne peut être que le produit du hasard. Dans une situation de ce genre le système est partiellement indéterminé. En effet, l'évolution future du système dépend des choix que vont faire les acteurs (choix dont les conséquences peuvent éventuellement être irréversibles) et le système ouvre effectivement des possibilités de choix; mais ces choix eux-mêmes ne sont pas prévisibles. L'état du système en ''t'' + 1 ne peut donc être déterminé à partir de son état en ''t''. Il n'y a aucun intérêt à supposer que le choix fait par l'acteur dépend toujours, même lorsque celui-ci s'estime en état d'indifférence par rapport aux options qui s'ouvrent à lui, de variables logées dans la « structure de sa personnalité ». Il est vrai que, dans certains cas, les goûts ou aspirations de l'acteur peuvent permettre de trancher entre des options. Mais il est aussi des cas de réelle indifférence : lorsque par exemple deux options A et B offrent l'une et l'autre des avantages et des désavantages, que ces avantages et désavantages ne sont pas clairement comparables et qu'ils ont des probabilités difficilement appréciables par l'acteur de se produire. Ainsi, des responsables syndicaux ne peuvent manquer de se donner pour objectif de maintenir et éventuellement d'accroître leur clientèle. Cet objectif fixé, plusieurs moyens (dans certaines circonstances historiques) peuvent être utilisés pour y parvenir : offrir aux syndiqués des services que ceux-ci sont susceptibles d'apprécier, tenter de contrôler l'entrée dans la profession, etc. Dans certains cas, ces différents moyens peuvent être inégalement efficaces et coûteux. Dans d'autres cas, les responsables peuvent se trouver dans une situation d'indifférence entre les moyens possibles, de sorte que la stratégie qui sera finalement adopée est largement imprévisible. Naturellement, une fois qu'une stratégie est retenue elle a des chances d'être irréversible : sa mise en oeuvre n'est pas instantanée mais s'étend au contraire sur une certaine durée. Il en résulte que certains acteurs seront plus ou moins profondément impliqués dans sa défense et s'opposeront à ce qu'elle soit remise en question. En outre, un changement de stratégie peut comporter des coûts collectifs supérieurs aux avantages que procurerait une stratégie nouvelle. Ces considérations contribuent à expliquer, par exemple, pourquoi des sociétés très comparables du point de vue économique, ont des traditions syndicales très contrastées. Plus généralement, elles expliquent l'« autonomie relative » des institutions les unes par rapport aux autres, ainsi que des institutions par rapport aux « structures ».


Le fait qu'il existe des structures plaçant les acteurs dans une situation d'indifférence est une évidence que les sociologues ont parfois peine à reconnaître. La raison en est sans doute dans un contresens épistémologique. On a parfois tendance à considérer que les situations d'indétermination sont des situations à propos desquelles l'observateur n'a rien à dire. Mais s'il ne prend pas en compte l'indétermination objective produite par certaines structures, le sociologue se condamne à l'impuissance. Ainsi, pour expliquer que la révolution industrielle ait été associée à des formes différente d'action syndicale, il faut montrer que certaines structures et conjonctures historiques offrent des options entre lesquelles les acteurs se perçoivent (et ont de bonnes raisons de se percevoir) en état d'indifférence. L'usage fait par certains sociologues des instruments statistiques est instructif à cet égard. Lorsqu'un sociologue observe une corrélation, éventuellement très faible entre deux variables X et Y, il retient souvent seulement l'existence de la corrélation (c'est-à-dire le fait qu'elle soit non nulle) et oublie d'en considérer la faible valeur absolue. Mais rendre compte d'une corrélation, c'est non seulement expliquer pourquoi elle est non nulle, mais aussi pourquoi elle est située dans telle ou telle zone de valeurs. Or, parfois, une corrélation est faibl parce qu'elle résulte de structures donnant aux acteurs des possibilités de choix entre des options par rapport auxquelles ils ont des chances de se percevoir comme indifférents.
Le fait qu'il existe des structures plaçant les acteurs dans une situation d'indifférence est une évidence que les sociologues ont parfois peine à reconnaître. La raison en est sans doute dans un contresens épistémologique. On a parfois tendance à considérer que les situations d'indétermination sont des situations à propos desquelles l'observateur n'a rien à dire. Mais s'il ne prend pas en compte l'indétermination objective produite par certaines structures, le sociologue se condamne à l'impuissance. Ainsi, pour expliquer que la révolution industrielle ait été associée à des formes différente d'action syndicale, il faut montrer que certaines structures et conjonctures historiques offrent des options entre lesquelles les acteurs se perçoivent (et ont de bonnes raisons de se percevoir) en état d'indifférence. L'usage fait par certains sociologues des instruments statistiques est instructif à cet égard. Lorsqu'un sociologue observe une corrélation, éventuellement très faible entre deux variables X et Y, il retient souvent seulement l'existence de la corrélation (c'est-à-dire le fait qu'elle soit non nulle) et oublie d'en considérer la faible valeur absolue. Mais rendre compte d'une corrélation, c'est non seulement expliquer pourquoi elle est non nulle, mais aussi pourquoi elle est située dans telle ou telle zone de valeurs. Or, parfois, une corrélation est faibl parce qu'elle résulte de structures donnant aux acteurs des possibilités de choix entre des options par rapport auxquelles ils ont des chances de se percevoir comme indifférents.


Deuxième cas de figure : certains systèmes ont une structure telle qu'ils engendrent un effet d'appel à l'innovation. On rencontre, par exemple, ce cas de figure lorsqu'une séquence de tentatives politiques conçues dans le cadre d'un même « paradigme » engendre un sentiment diffus d'échec et suggère l'impression que le « paradigme » est inadéquat. Il faut alors recourir à un autre « paradigme ». Mais le « choix » qui sera finalement effectué peut être difficilement prévisible. Plus précisément, il peut être difficile de prévoir lequel d'un ensemble fini de paradigmes possibles sera finalement retenu. Ainsi, comme l'a montré Hirschman, le « problème agraire » colombien fut abordé pendant une longue périodre dans le cadre d'un paradigme jurisique hérité de la tradition espagnole jusqu'au moment où la plupart des participants se trouvèrent convaincu que l'objectif résumé par l'adage morada y labor ne pouvait être atteint par le perfectionnement des dispositions légales. Il se produisit alors un déplacement de paradigme (un paradigm shift dans le langage de Kuhn); on chercha à atteindre l'objectif fixé par des dispositions de type fiscal. Mais la forme du nouveau paradigme, si elle est intelligible a posteriori, était peu prévisible a priori. De manière générale, lorsqu'un système engendre un effet d'appel à l'innovation plusieurs situations peuvent se produire. Dans la quasi-totalité des cas, le détail de l'innovation sera — en quelque sorte par définition de la notion même d'innovation — difficilement prévisible. Sinon, il n'y aurait pas innovation. Mais, si le détail de l'innovation est généralement imprévisible, certains effets de l'innovation peuvent dans certains cas être prévus avant que celle-ci soit conçue. Ainsi dans l'Angleterre du XVIIIe et du XIXe siècle, la concurrence qui s'établit entre les entrepreneurs de l'industrie textile donne naissance à une demande d'innovation technique. Le détail des innovations n'était pas prévisible. Mais on pouvait prévoir que de nouveaux métiers à tisser seraient inventés et que seraient retenues les inventions garantissant un gain de productivité. L'existence d'une demande d'innovation ne suffit donc pas à rendre un système imprévisible et indéterminé. Mais il existe aussi des cas de figure où un effet d'appel à l'innovation ne permet pas d'affirmer grand-chose a priori sur le contenu de l'innovation. De façon générale, lorsqu'un système comporte des effets d'appel à l'innovation, la plus ou moins grande prévisiblité de l'innovation est une fonction des caractéristiques du système. D'où on tire le corollaire que l'évolution de certains systèmes peut être difficilement prévisible même par un observateur complètement informé.
Deuxième cas de figure : certains systèmes ont une structure telle qu'ils engendrent un effet d'appel à l'''innovation''. On rencontre, par exemple, ce cas de figure lorsqu'une séquence de tentatives politiques conçues dans le cadre d'un même « paradigme » engendre un sentiment diffus d'échec et suggère l'impression que le « paradigme » est inadéquat. Il faut alors recourir à un autre « paradigme ». Mais le « choix » qui sera finalement effectué peut être difficilement prévisible. Plus précisément, il peut être difficile de prévoir lequel d'un ensemble fini de paradigmes possibles sera finalement retenu. Ainsi, comme l'a montré Hirschman, le « problème agraire » colombien fut abordé pendant une longue périodre dans le cadre d'un paradigme jurisique hérité de la tradition espagnole jusqu'au moment où la plupart des participants se trouvèrent convaincu que l'objectif résumé par l'adage ''morada y labor'' ne pouvait être atteint par le perfectionnement des dispositions légales. Il se produisit alors un déplacement de paradigme (un ''paradigm shift'' dans le langage de Kuhn); on chercha à atteindre l'objectif fixé par des dispositions de type fiscal. Mais la forme du nouveau paradigme, si elle est intelligible ''a posteriori'', était peu prévisible a ''priori''. De manière générale, lorsqu'un système engendre un effet d'appel à l'innovation plusieurs situations peuvent se produire. Dans la quasi-totalité des cas, le détail de l'innovation sera — en quelque sorte par définition de la notion même d'innovation — difficilement prévisible. Sinon, il n'y aurait pas innovation. Mais, si le détail de l'innovation est généralement imprévisible, certains effets de l'innovation peuvent dans certains cas être prévus avant que celle-ci soit conçue. Ainsi dans l'Angleterre du XVIIIe et du XIXe siècle, la concurrence qui s'établit entre les entrepreneurs de l'industrie textile donne naissance à une demande d'innovation technique. Le détail des innovations n'était pas prévisible. Mais on pouvait prévoir que de nouveaux métiers à tisser seraient inventés et que seraient retenues les inventions garantissant un gain de productivité. L'existence d'une demande d'innovation ne suffit donc pas à rendre un système imprévisible et indéterminé. Mais il existe aussi des cas de figure où un effet d'appel à l'innovation ne permet pas d'affirmer grand-chose ''a priori'' sur le contenu de l'innovation. De façon générale, lorsqu'un système comporte des effets d'appel à l'innovation, la plus ou moins grande prévisiblité de l'innovation est une fonction des caractéristiques du système. D'où on tire le corollaire que l'évolution de certains systèmes peut être difficilement prévisible même par un observateur complètement informé.


Le double fait que certains systèmes sociaux : 1) déterminent des champs de possibilités entre lesquels certains acteurs peuvent être indifférents, 2) engendrent une demande d'innovations, dont le contenu peut être parfaitement prévisible, introduit une indétermination objective. A quoi il faut ajouter que l'indétermination croît à mesure que l'observateur situé en t cherche à prévoir l'évolution du système à uné période plus éloignée de t. Car, si certains systèmes sociaux comportement une indétermination objective, tous les systèmes opposent à l'observateur une indétermination subjective d'autant plus grande que la distance croît entre t, l'« instant » où est effecuté la prévision, et t + k, l'« instant » sur lequel porte la prévision. Cette indétermination subjective résulte simlement de ce que les actions des acteurs inclus dans un système social comportent pratiquement toujours des conséquences qui débordent à la fois les intentions des acteurs et les capacités d'anticipation des observateurs. Naturellement, il faut aussi tenir compte du fait que l'observateur n'est pas toujours capable d'une distanciation et d'une décentration suffisante et qu'il a parfois tendance à tomber dans cette forme particulière de socio-centrisme qui consiste à projeter dans le futur des éléments empruntés à la situation qui est la sienne à l'instant t.
Le double fait que certains systèmes sociaux : 1) déterminent des champs de possibilités entre lesquels certains acteurs peuvent être indifférents, 2) engendrent une demande d'innovations, dont le contenu peut être parfaitement prévisible, introduit une indétermination objective. A quoi il faut ajouter que l'indétermination croît à mesure que l'observateur situé en ''t'' cherche à prévoir l'évolution du système à une période plus éloignée de ''t''. Car, si certains systèmes sociaux comportement une indétermination objective, tous les systèmes opposent à l'observateur une indétermination subjective d'autant plus grande que la distance croît entre ''t'', l'« instant » où est effectué la prévision, et ''t'' + ''k'', l'« instant » sur lequel porte la prévision. Cette indétermination subjective résulte simplement de ce que les actions des acteurs inclus dans un système social comportent pratiquement toujours des conséquences qui débordent à la fois les intentions des acteurs et les capacités d'anticipation des observateurs. Naturellement, il faut aussi tenir compte du fait que l'observateur n'est pas toujours capable d'une distanciation et d'une décentration suffisante et qu'il a parfois tendance à tomber dans cette forme particulière de socio-centrisme qui consiste à projeter dans le futur des éléments empruntés à la situation qui est la sienne à l'instant ''t''.


Des processus sociaux partiels de type évolutif (le développement des sciences, des techniques et généralement des connaissances) ont pendant longtemps renforcé les sociologues dans l'idée que les systèmes sociaux obéissaient à un déterminisme de type laplacien. Par ailleurs, la croyance au déterminisme universel leur paraissait une condition de possibilité de toute science. Le fait incontestable que certains processus sont aisément prévisibles (cf. les « tendances lourdes » des économistes) joint au malaise épistémologique que provoque l'idée d'un système objectivement indéterminé (même si cette indétermination est partielle) devait rendre beaucoup de sociologues plus laplaciens que Laplace. Aujourd'hui encore un sociologue, qui observe une corrélation faible entre deux phénomènes, aura tendance soit à considérer la faiblesse de la corrélation comme le produits d'erreurs d'observation, soit à admettre sans discussion que la corrélation serait portée au maximum s'il était possible d'observer l'intégralité des facteurs agissant sur la variable indépendante. Les deux interprétations sont équivalentes par rapport à une question fondamentale : elles écartent l'une et l'autre la possibilité de l'indétermination objective. Mais l'existence d'une indétermination objective n'est pas un obstacle à l'explication scientifique. Comme les exemples sommairement développés ci-dessus suffisent à le démontrer, on peut expliquer que certaines situations définissent des « solutions » possibles entre lesquelles les acteurs sont indifférents. De même, on peut expliquer que certaines structures soient porteuses d'appels à l'innovation dont le contenu peut être dans certains cas pour des raisons qu'on peut elles-mêmes analyser, difficilement prévisible. Contrairement à ce qu'avance Thom, la vue selon laquelle le déterminisme serait un postulat indispensable à l'explication scientifique peut, dans le domaine des sciences sociales du moins, non pas rendre possible, mais au contraire contribuer à inhiber l'explication.
Des processus sociaux partiels de type évolutif (le développement des sciences, des techniques et généralement des connaissances) ont pendant longtemps renforcé les sociologues dans l'idée que les systèmes sociaux obéissaient à un déterminisme de type laplacien. Par ailleurs, la croyance au déterminisme universel leur paraissait une condition de possibilité de toute science. Le fait incontestable que certains processus sont aisément prévisibles (cf. les « tendances lourdes » des économistes) joint au malaise épistémologique que provoque l'idée d'un système objectivement indéterminé (même si cette indétermination est partielle) devait rendre beaucoup de sociologues plus laplaciens que Laplace. Aujourd'hui encore un sociologue, qui observe une corrélation faible entre deux phénomènes, aura tendance soit à considérer la faiblesse de la corrélation comme le produits d'erreurs d'observation, soit à admettre sans discussion que la corrélation serait portée au maximum s'il était possible d'observer l'intégralité des facteurs agissant sur la variable indépendante. Les deux interprétations sont équivalentes par rapport à une question fondamentale : elles écartent l'une et l'autre la possibilité de l'indétermination objective. Mais l'existence d'une indétermination objective n'est pas un obstacle à l'explication scientifique. Comme les exemples sommairement développés ci-dessus suffisent à le démontrer, on peut ''expliquer'' que certaines situations définissent des « solutions » possibles entre lesquelles les acteurs sont indifférents. De même, on peut ''expliquer'' que certaines structures soient porteuses d'appels à l'innovation dont le contenu peut être dans certains cas pour des raisons qu'on peut elles-mêmes analyser, difficilement prévisible. Contrairement à ce qu'avance Thom, la vue selon laquelle le déterminisme serait un postulat indispensable à l'explication scientifique peut, dans le domaine des sciences sociales du moins, non pas rendre possible, mais au contraire contribuer à inhiber l'explication.





Version du 7 janvier 2014 à 17:56

Raymond Boudon
1934-2013
Boudon.gif
Auteur libéral classique
Citations
"Expliquer un phénomène social, c'est souvent montrer qu'il peut être vu comme l'effet non voulu d'actions rationnelles."
Galaxie liberaux.org
Wikibéral
Articles internes

Liste de tous les articles


Raymond Boudon:Déterminisme
Déterminisme


Anonyme


Article du Dictionnaire critique de la sociologie, 1982.

On dit d'un système social qu'il est soumis au déterminisme si, connaissant son état en t, on est capable de prévoir son état à des « instants » ultérieurs, t + 1,..., t + k, etc. Mais il faut immédiatement distinguer deux cas de figure. Il est possible que l'observateur ne dispose pas des éléments lui permettant de prévoir l'état d'un système en t + 1,..., t + k, etc., bien que l'état futur du système soit contenu dans son état présent. O dira, dans ce cas, que le système est objectivement déterminé mais apparaît subjectivement comme indéterminé. Bien que le parcours d'une feuille qui tombe soit entièrement déterminé, il est difficile de prévoir son point de chute, car on ignore généralement les caractéristiques des forces qui déterminent son parcours. On sait seulement qu'elle a toutes chances, plus exactement, qu'elle a une certaine probabilité (dont la valeur peut être éventuellement déterminée) de tomber à l'intérieur d'un cerle donné. Lorsqu'un système est tel que, même en supposant un observateur omniscient, l'état du système en t + 1,...,t + k, etc., ne peut être connu à partir de la connaissance de son état en t, on dira que le système est objectivement indéterminé ou qu'il est soustrait à la « loi générale » du déterminisme. La question de savoir s'il existe effectivement des systèmes objectivement indéterminés soulève d'épineuses questions philosophiques qui sortent du cadre de la présente discussion. La principale difficulté soulevée par les discussions philosophiques relatives au déterminisme réside sans doute dans le fait qu'elles introduisent immanquablement la fiction d'un observateur omniscient. Or, on peut se demander si cette notion n'est pas affectée d'une contradiction interne : comment un observateur non omniscient peut-il se mettre à la place d'un observateur omniscient ? On peut imaginer un observateur qui en saurait plus que tel observateur réel sur tel ou tel point. Mais la notion d'un observateur omniscient suppose que celui-ci soit informé sur des sujets dont l'observateur réel peut être incapable de concevoir la nature même.

La sociologie a hérité de sa naissance — plus exactement de son institutionnalisation au XIXe siècle, à une époque où la physique est considérée comme la reine de sciences, et où règne dans cette discipline une conception laplacienne du monde (connaissant l'état du monde en t il est possible à l'observateur omniscient de prédire son état en t + 1,..., t + k, etc.), une vision déterministe des systèmes sociaux. En d'autres termes, beaucoup de sociologues ont tendance à admettre que l'indétermination des systèmes sociaux ne peut être que subjective : l'état d'un système social en t + 1,..., t + k, etc., est entièrement contenu dans son état en t. On relève bien entendu des erreurs de prévision, mais ces erreurs sont conçues comme résultant de l'ignorance où peut se trouver le sociologue de l'intensité des « forces » sociales (comme aurait dit Marx) à l'oeuvre dans tel ou tel système.

On peut se demander si l'évolution récente de la sociologue ne conduit pas à substituer à cette vision laplacienne une vision plus complexe où : 1) la détermination des systèmes sociaux serait considérée comme objectivement variable et comme susceptible de degrés, certains systèmes sociaux étant objectivement plus prévisibles et plus déterminés, d'autres moins prévisibles et moins déterminés, même pour un observateur, sinon omniscient, du moins pourvu de données pertinentes, et où 2) le caractère plus ou moins déterminé du système serait conçu comme résultant de la structure du système lui-même.

Pour illustrer cette conception non laplacienne du déterminisme social, on peut recourir à un exemple simple emprunté à la théorie des jeux : imaginons que deux acteurs sociaux en situation d'interaction aient le choix entre deux stratégies A et B. Quatre « solutions » sont possibles : AA (le premier choisit A, le second choisit A), AB (le premier choisit A, le second choisit B), BA et BB. Supposons maintenant que le premier préfère AA aux autres combinaisons, et qu'il en aille de même pour le second. Supposons, en outre, que chacun connaisse les préférences de l'autre. Dans ce cas, le devenir du système est entièrement déterminé. Le sociologue qui observe une situation de ce genre ne courra en d'autres termes aucun risque s'il affirme que les deux acteurs choisiront A et que la combinaison qui sera finalement réalisée à l'exclusion des autres sera la combinaison AA. Imaginons maintenant que les préférences des deux acteurs soient les suivantes : le premier préfère AB à BA, BA à AA et AA à BB; le second préfère BA à AB, AB et AA et AA à BB. Les deux considèrent donc AA et surtout BB comme indésirables, mais ne s'accordent pas quant à la préférabilité relative de AB et de BA. Le premier souhaite choisir A à condition que l'autre choisisse B; le second voudrait choisir A à condition que l'autre choisisse B. Que va-t-il se passer ? Chacun voit bien que, pour obtenir la combinaison qu'il préfère, il doit jouer A, mais chacun voit aussi que si l'autre joue A, la combinaison réalisée sera la combinaison AA considérée par l'un et par l'autre comme indésirable. L'acteur 1 peut essayer de donner à 2 un signe convaincant qu'il ne jouera pas autre chose que A. Mais l'acteur 2 peut faire de même. Dans un système comme celui-là, il est très difficile de savoir ce qui va se passer. L'avenir du système n'est pas contenu dans son présent. Tout au plus peut-on estimer, si les enjeux sont de taille, que les deux acteurs feront tout pour éviter que ne se réalisent les combinaisons AA et BB que l'un et l'autre s'accordent à juger indésirables. Mais il sera difficile de prévoir laquelle des deux combinaisons AB ou BA sera finalement réalisée. On peut certes imaginer des cas où des données « psychologiques » permettraient à l'observateur « omniscient » de lever l'incertitude. Ainsi, si 1 est craintif et 2 dominateur, BA aura plus de chances de se réaliser que AB. Mais si, on suppose par la pensée que 1 et 2 sont psychologiquement totalement indistincts l'un de l'autre, l'observateur omniscient est incapable de conclure. Le système est objectivement indéterminé.

De façon plus générale, certains systèmes d'action ont une structure telle que : 1) les comportements des acteurs peuvent être aisément prévus; 2) les comportements des acteurs n'ont pas d'incidence sur la structure du système d'interaction. Dans ce cas, le comportement du système peut être aisément anticipé par un observateur disposant des données pertinente. Le système est objectivement déterminé. Le comportement des acteurs peut être anticipé sans difficulté notamment dans deux cas de figure : soit lorsque le système d'interaction leur permet de réaliser leurs objectifs, soit lorsque, sans leur permettre de réaliser leurs objectifs, il leur inspire une ligne d'action particulière. Ainsi, Le phénomène bureaucratique de Crozier (chapitre sur le monopole) décrit un système d'interaction où certains acteurs de par leur position dans l'organisation peuvent choisir l'interprétation de leur rôle la plus favorable à leurs intérêts et la plus conforme à leurs préférences et imposer cette interprétation aux autres, tandis que les autres acteurs sont contraints par le contexte à interpréter leur propre rôle de manière qui ne les satisfait pas, sans toutefois pouvoir ni choisir une interprétation plus favorable, ni amener les premiers à se comporter autrement. Ainsi, les ouvriers d'entretien du Monopole, qui circulent d'atelier en atelier au gré des pannes de machine peuvent choisir de ne pas se laisser bousculer et de faire supporter aux ouvriers de production les à-coups dans le travail et les incidences financières qui résultent pour ces derniers de l'arrêt de la production. En dépit de la situation défavorable qui leur est faite par les ouvriers d'entretien, les ouvriers de production ne peuvent chercher à modifier l'interprétation « égoïste » que les premiers adoptent « naturellement » de leur rôle. Car s'ils cherchaient à faire pression sur les ouvriers d'entretien, non seulement il y aurait peu de chances que la pression soit efficace, mais il en résulterait une tension nuisible à la solidarité ouvrière. Cette tension remettrait en cause les avantages que, grâce au truchement syndical, la solidarité, fût-elle apparente, peut apporter à tous. Comme le système est par ailleurs défini de telle manière qu'aucun des acteurs extérieurs au système composé par les ouvriers d'entretien et les ouvriers de production n'a intérêt à modifier la situation, il en résulte qu'on a affaire à un système à peu près entièrement prévisible et déterminé. La structure du système est telle que les comportements des acteurs sont aisément prévisibles. Comme les actions des uns et des autres n'ont d'autre part aucune incidence sur la structure du système, celui-ci tend à se reproduire de t à t + 1 ou t + k.

Les systèmes prévisibles et déterminés ont souvent un caractère reproductif. Mais il n'en va pas nécessairement ainsi. Certains systèmes sont tels que : 1) le comportement des acteurs est aisément prévisible, 2) le comportement des acteurs modifie la structure du système de manière prévisible. Dans ce cas l'évolution du système est elle-même prévisible. Exemple élémentaire : celui du système composé par la communauté scientifique. Les acteurs produisent de nouvelles connaissances. L'accumulation des connaissances produit un effet de spécialisation croissant (au moins dans le cas de certaines disciplines). Autre exemple : celui des cycles démographiques néo-malthusions dans l'Europe médiévale : les taux de reproduction excèdent le remplacement simple. De nouvelles terres sont mises en valeur. Mais il s'agit de terres toujours plus marginales dont la productivité est de plus en plus faible. Il en résulte une baisse du revenu et, après un temps, une baisse de la natalité.

Ces exemples suffisent sans doute à montrer qu'il existe à coup sûr des systèmes sociaux dont la structure est telle que : 1) les comportements des acteurs sont prévisibles; 2) les effets du comportement des acteurs sur la structure du système sont eux-mêmes prévisibles. Dans ce cas, le devenir du système est lui-même prévisible. Son avenir peut être tenu pour inclus dans son présent.

L'histoire de la sociologie offre de nombreux exemples d'indétermination subjective où tel ou tel sociologue soit s'est avéré incapable de prévoir le devenir d'un système parce qu'il ne disposait pas des informations nécessaires, soit a été conduit à des prévisions erronées (cf. article Prévision) parce qu'il disposait d'informations inadéquates. Cf. par exemple les déceptions nombreuses auxquelles ont conduit les politiques de développement fondées sur l'injection de capital physique ou les échecs essuyés par certains programmes natalistes ou antinatalistes (cf. article Développement). De tels exemples n'impliquent pas nécessairement l'existence d'une indétermination objective. Ainsi, l'échec de certains programmes antinatalistes a parfois conduit à une retour au terrain, lequel a permis de montrer que les hypothèses sur la rationalité des acteurs utilisées par ces programmes ne tenaient pas compte des caractères particuliers du contexte socio-économique.

Mais il importe surtout de souligner qu'il peut exister dans les systèmes sociaux une indétermination objective. Cette indétermination apparaît dans un premier cas de figure : lorsque la structure d'un système est telle qu'elle laisse à certains au moins des acteurs inclus dans le système une autonomie telle qu'ils peuvent effectivement procéder à des choix entre des options contrastées, et que les acteurs n'ont pas de préférences prévisibles par rapport à ces options. Une situation de ce type peut se produire par exemple si : 1) certains acteurs sont indifférents entre des fins possibles, 2) s'ils sont dans l'incapacité de déterminer les actions les mieux accordées à leurs préférences (cf. article Rationalité), 3) si leur choix est soumis au « paradoxe de l'information » (pour acquérir une quantité optimale d'information il faut connaître sa valeur; mais on ne peut décider de la valeur d'une information qu'on ne possède pas encore). Dans les trois hypothèses, l'acteur se conduira de manière objectivement aléatoire. L'âne de Buridan (deuxième cas de figure) « choisira » certainement un des deux sacs d'avoine, mais son choix ne peut être que le produit du hasard. Dans une situation de ce genre le système est partiellement indéterminé. En effet, l'évolution future du système dépend des choix que vont faire les acteurs (choix dont les conséquences peuvent éventuellement être irréversibles) et le système ouvre effectivement des possibilités de choix; mais ces choix eux-mêmes ne sont pas prévisibles. L'état du système en t + 1 ne peut donc être déterminé à partir de son état en t. Il n'y a aucun intérêt à supposer que le choix fait par l'acteur dépend toujours, même lorsque celui-ci s'estime en état d'indifférence par rapport aux options qui s'ouvrent à lui, de variables logées dans la « structure de sa personnalité ». Il est vrai que, dans certains cas, les goûts ou aspirations de l'acteur peuvent permettre de trancher entre des options. Mais il est aussi des cas de réelle indifférence : lorsque par exemple deux options A et B offrent l'une et l'autre des avantages et des désavantages, que ces avantages et désavantages ne sont pas clairement comparables et qu'ils ont des probabilités difficilement appréciables par l'acteur de se produire. Ainsi, des responsables syndicaux ne peuvent manquer de se donner pour objectif de maintenir et éventuellement d'accroître leur clientèle. Cet objectif fixé, plusieurs moyens (dans certaines circonstances historiques) peuvent être utilisés pour y parvenir : offrir aux syndiqués des services que ceux-ci sont susceptibles d'apprécier, tenter de contrôler l'entrée dans la profession, etc. Dans certains cas, ces différents moyens peuvent être inégalement efficaces et coûteux. Dans d'autres cas, les responsables peuvent se trouver dans une situation d'indifférence entre les moyens possibles, de sorte que la stratégie qui sera finalement adopée est largement imprévisible. Naturellement, une fois qu'une stratégie est retenue elle a des chances d'être irréversible : sa mise en oeuvre n'est pas instantanée mais s'étend au contraire sur une certaine durée. Il en résulte que certains acteurs seront plus ou moins profondément impliqués dans sa défense et s'opposeront à ce qu'elle soit remise en question. En outre, un changement de stratégie peut comporter des coûts collectifs supérieurs aux avantages que procurerait une stratégie nouvelle. Ces considérations contribuent à expliquer, par exemple, pourquoi des sociétés très comparables du point de vue économique, ont des traditions syndicales très contrastées. Plus généralement, elles expliquent l'« autonomie relative » des institutions les unes par rapport aux autres, ainsi que des institutions par rapport aux « structures ».

Le fait qu'il existe des structures plaçant les acteurs dans une situation d'indifférence est une évidence que les sociologues ont parfois peine à reconnaître. La raison en est sans doute dans un contresens épistémologique. On a parfois tendance à considérer que les situations d'indétermination sont des situations à propos desquelles l'observateur n'a rien à dire. Mais s'il ne prend pas en compte l'indétermination objective produite par certaines structures, le sociologue se condamne à l'impuissance. Ainsi, pour expliquer que la révolution industrielle ait été associée à des formes différente d'action syndicale, il faut montrer que certaines structures et conjonctures historiques offrent des options entre lesquelles les acteurs se perçoivent (et ont de bonnes raisons de se percevoir) en état d'indifférence. L'usage fait par certains sociologues des instruments statistiques est instructif à cet égard. Lorsqu'un sociologue observe une corrélation, éventuellement très faible entre deux variables X et Y, il retient souvent seulement l'existence de la corrélation (c'est-à-dire le fait qu'elle soit non nulle) et oublie d'en considérer la faible valeur absolue. Mais rendre compte d'une corrélation, c'est non seulement expliquer pourquoi elle est non nulle, mais aussi pourquoi elle est située dans telle ou telle zone de valeurs. Or, parfois, une corrélation est faibl parce qu'elle résulte de structures donnant aux acteurs des possibilités de choix entre des options par rapport auxquelles ils ont des chances de se percevoir comme indifférents.

Deuxième cas de figure : certains systèmes ont une structure telle qu'ils engendrent un effet d'appel à l'innovation. On rencontre, par exemple, ce cas de figure lorsqu'une séquence de tentatives politiques conçues dans le cadre d'un même « paradigme » engendre un sentiment diffus d'échec et suggère l'impression que le « paradigme » est inadéquat. Il faut alors recourir à un autre « paradigme ». Mais le « choix » qui sera finalement effectué peut être difficilement prévisible. Plus précisément, il peut être difficile de prévoir lequel d'un ensemble fini de paradigmes possibles sera finalement retenu. Ainsi, comme l'a montré Hirschman, le « problème agraire » colombien fut abordé pendant une longue périodre dans le cadre d'un paradigme jurisique hérité de la tradition espagnole jusqu'au moment où la plupart des participants se trouvèrent convaincu que l'objectif résumé par l'adage morada y labor ne pouvait être atteint par le perfectionnement des dispositions légales. Il se produisit alors un déplacement de paradigme (un paradigm shift dans le langage de Kuhn); on chercha à atteindre l'objectif fixé par des dispositions de type fiscal. Mais la forme du nouveau paradigme, si elle est intelligible a posteriori, était peu prévisible a priori. De manière générale, lorsqu'un système engendre un effet d'appel à l'innovation plusieurs situations peuvent se produire. Dans la quasi-totalité des cas, le détail de l'innovation sera — en quelque sorte par définition de la notion même d'innovation — difficilement prévisible. Sinon, il n'y aurait pas innovation. Mais, si le détail de l'innovation est généralement imprévisible, certains effets de l'innovation peuvent dans certains cas être prévus avant que celle-ci soit conçue. Ainsi dans l'Angleterre du XVIIIe et du XIXe siècle, la concurrence qui s'établit entre les entrepreneurs de l'industrie textile donne naissance à une demande d'innovation technique. Le détail des innovations n'était pas prévisible. Mais on pouvait prévoir que de nouveaux métiers à tisser seraient inventés et que seraient retenues les inventions garantissant un gain de productivité. L'existence d'une demande d'innovation ne suffit donc pas à rendre un système imprévisible et indéterminé. Mais il existe aussi des cas de figure où un effet d'appel à l'innovation ne permet pas d'affirmer grand-chose a priori sur le contenu de l'innovation. De façon générale, lorsqu'un système comporte des effets d'appel à l'innovation, la plus ou moins grande prévisiblité de l'innovation est une fonction des caractéristiques du système. D'où on tire le corollaire que l'évolution de certains systèmes peut être difficilement prévisible même par un observateur complètement informé.

Le double fait que certains systèmes sociaux : 1) déterminent des champs de possibilités entre lesquels certains acteurs peuvent être indifférents, 2) engendrent une demande d'innovations, dont le contenu peut être parfaitement prévisible, introduit une indétermination objective. A quoi il faut ajouter que l'indétermination croît à mesure que l'observateur situé en t cherche à prévoir l'évolution du système à une période plus éloignée de t. Car, si certains systèmes sociaux comportement une indétermination objective, tous les systèmes opposent à l'observateur une indétermination subjective d'autant plus grande que la distance croît entre t, l'« instant » où est effectué la prévision, et t + k, l'« instant » sur lequel porte la prévision. Cette indétermination subjective résulte simplement de ce que les actions des acteurs inclus dans un système social comportent pratiquement toujours des conséquences qui débordent à la fois les intentions des acteurs et les capacités d'anticipation des observateurs. Naturellement, il faut aussi tenir compte du fait que l'observateur n'est pas toujours capable d'une distanciation et d'une décentration suffisante et qu'il a parfois tendance à tomber dans cette forme particulière de socio-centrisme qui consiste à projeter dans le futur des éléments empruntés à la situation qui est la sienne à l'instant t.

Des processus sociaux partiels de type évolutif (le développement des sciences, des techniques et généralement des connaissances) ont pendant longtemps renforcé les sociologues dans l'idée que les systèmes sociaux obéissaient à un déterminisme de type laplacien. Par ailleurs, la croyance au déterminisme universel leur paraissait une condition de possibilité de toute science. Le fait incontestable que certains processus sont aisément prévisibles (cf. les « tendances lourdes » des économistes) joint au malaise épistémologique que provoque l'idée d'un système objectivement indéterminé (même si cette indétermination est partielle) devait rendre beaucoup de sociologues plus laplaciens que Laplace. Aujourd'hui encore un sociologue, qui observe une corrélation faible entre deux phénomènes, aura tendance soit à considérer la faiblesse de la corrélation comme le produits d'erreurs d'observation, soit à admettre sans discussion que la corrélation serait portée au maximum s'il était possible d'observer l'intégralité des facteurs agissant sur la variable indépendante. Les deux interprétations sont équivalentes par rapport à une question fondamentale : elles écartent l'une et l'autre la possibilité de l'indétermination objective. Mais l'existence d'une indétermination objective n'est pas un obstacle à l'explication scientifique. Comme les exemples sommairement développés ci-dessus suffisent à le démontrer, on peut expliquer que certaines situations définissent des « solutions » possibles entre lesquelles les acteurs sont indifférents. De même, on peut expliquer que certaines structures soient porteuses d'appels à l'innovation dont le contenu peut être dans certains cas pour des raisons qu'on peut elles-mêmes analyser, difficilement prévisible. Contrairement à ce qu'avance Thom, la vue selon laquelle le déterminisme serait un postulat indispensable à l'explication scientifique peut, dans le domaine des sciences sociales du moins, non pas rendre possible, mais au contraire contribuer à inhiber l'explication.


wl:Raymond Boudon

Accédez d'un seul coup d’œil aux articles consacrés à Raymond Boudon sur Catallaxia.