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A l'origine, le structuralisme apparaît comme une tentative méthodologique pour étendre à d'autres sciences sociales les bénéfices de la révolution « structuraliste » telle qu'elle passait pour s'être développée en linguistique. La philologie classique s'était principalement orientée vers la description ''historique'' des langues dans leurs différentes composantes (vocabulaire, syntaxe, etc). Par contraste, la linguistique « structurale » se propose d'analyser la « structure » des langues. L'exemple de la phonologie permet d'illustrer aisément la signification de la notion de structure <ref>cf. article '''[[Raymond Boudon:Structure|Structure]]''' du ''Dictionnaire critique de la sociologie''</ref> dans ce contexte. La phonologie « classique » se donne pour objectif la détermination des phonèmes (c'est-à-dire des sons élémentaires) des langues. Éventuellement, elle s'efforce de décrire l'évolution de ces phonèmes dans le temps ou leur variation d'une région à l'autre; de comparer les stocks de phonèmes de l'allemand à ceux du français, etc. La phonologie « structurale » se soucie plutôt, quant à elle, d'établir que l'ensemble des phonèmes d'une langue forme un ''système'' cohérent, capable de constituer un support « commode » et économique aux processus de communication. Considérons par exemple les phonèmes de l'anglais. Selon Jakobson, ils représentent tous des combinaisons de 12 « traits distinctifs » binaires élémentaires : « vocalique/non vocalique », « consonnantique/non consonnantique », « grave/aigu », « nasal/oral », « continu/instantané », etc. Ces 12 traits binaires peuvent en théorie donner lieu à 2^12 = 4096 combinaisons ou phonèmes possibles. En réalité, la plupart des langues (dont l'anglais) n'utilisent que quelques dizaines de phonèmes au total. Naturellement, les phonèmes réels ne représentent pas une « sélection » aléatoire des phonèmes possibles : ils représentent un « système » de combinaisons distinctifs élémentaires dont la phonologie structurale se propose précisément d'analyser la « stucture » <ref>cf. article '''[[Raymond Boudon:Structure|Structure]]''' et '''Système''' du ''Dictionnaire ...''</ref>.
A l'origine, le structuralisme apparaît comme une tentative méthodologique pour étendre à d'autres sciences sociales les bénéfices de la révolution « structuraliste » telle qu'elle passait pour s'être développée en linguistique. La philologie classique s'était principalement orientée vers la description ''historique'' des langues dans leurs différentes composantes (vocabulaire, syntaxe, etc). Par contraste, la linguistique « structurale » se propose d'analyser la « structure » des langues. L'exemple de la phonologie permet d'illustrer aisément la signification de la notion de structure <ref>cf. article '''[[Raymond Boudon:Structure|Structure]]''' du ''Dictionnaire critique de la sociologie''</ref> dans ce contexte. La phonologie « classique » se donne pour objectif la détermination des phonèmes (c'est-à-dire des sons élémentaires) des langues. Éventuellement, elle s'efforce de décrire l'évolution de ces phonèmes dans le temps ou leur variation d'une région à l'autre; de comparer les stocks de phonèmes de l'allemand à ceux du français, etc. La phonologie « structurale » se soucie plutôt, quant à elle, d'établir que l'ensemble des phonèmes d'une langue forme un ''système'' cohérent, capable de constituer un support « commode » et économique aux processus de communication. Considérons par exemple les phonèmes de l'anglais. Selon Jakobson, ils représentent tous des combinaisons de 12 « traits distinctifs » binaires élémentaires : « vocalique/non vocalique », « consonnantique/non consonnantique », « grave/aigu », « nasal/oral », « continu/instantané », etc. Ces 12 traits binaires peuvent en théorie donner lieu à 2^12 = 4096 combinaisons ou phonèmes possibles. En réalité, la plupart des langues (dont l'anglais) n'utilisent que quelques dizaines de phonèmes au total. Naturellement, les phonèmes réels ne représentent pas une « sélection » aléatoire des phonèmes possibles : ils représentent un « système » de combinaisons distinctifs élémentaires dont la phonologie structurale se propose précisément d'analyser la « stucture » <ref>cf. article '''[[Raymond Boudon:Structure|Structure]]''' et '''Système''' du ''Dictionnaire ...''</ref>.


La distinction entre phonologie « classique » et phonologie « structurale » et plus généralement, entre linguistique « classique » et linguistique « structurale » retrouve dans le domaine de l'étude des langues des distinctions familières et anciennes, explicitement ou implicitement reconnues par plusieurs sciences sociales. Ainsi on peut analyser les institutions sociales de manière descriptive. Mais on peut aussi s'interroger sur la structure du système constitué par l'ensemble des institutions d'une société. Cette perspective, qu'on peut appeler ''structurelle'', est par exemple celle qu'adopte [[Charles de Montesquieu|Montesquieu]] dans ''L'esprit des lois'' : régimes politiques, institutions juridiques, organisation sociale et familiale tendent, selon Montesquieu, à former des touts cohérents, des « structures » comme on dirait aujourd'hui, excluant nombre de combinaisons possibles d'un point de vue strictement combinatoire, mais difficilement concevables d'un point de vue sociologique. Il faut toutefois souligner que Montesquieu <ref>cf. article '''Montesquieu''' du ''Dictionnaire ...''</ref> se garde d'affirmer que les divers éléments d'un système social s'impliquent les uns les autres de façon nécessaire : que certaines combinaisons soient exclues n'entraîne pas que les combinaisons réalisées et observables soient d'une rigoureuse cohérence. On retrouve la même perspective chez [[Alexis de Tocqueville|Tocqueville]] : ''L'Ancien Régime et la Révolution'' montre comment le caractère centralisé de l'administration française a rendu le « système » social et politique français très différent dans sa structure du système anglais. Si on se tourne vers des auteurs modernes, on observe par exemple la même perspective chez Murdock. Dans ''Social Structure'' cet auteur a montré, à partir de données concernant un ensemble de sociétés archaïques que les règles de résidence (matrilocale, patrilocale, etc.) de transmission du patrimoine, de filiation (patrilinéaire, matrilinéaire, etc.), les règles relatives de la prohibition de l'inceste, le vocabulaire utilisé pour désigner les divers types de relation de parenté, etc., constituent des « structures » au sens où elles sont des combinaisons non aléatoires, un type de règle de résidence ayant par exemple plus de chance d'être associé à un certain type de règle de filiation et à certaines institutions matrimoniales qu'à d'autres. Mais, chez Murdock comme chez Montesquieu, on a affaire à une conception ''minimaliste'' plutôt que ''maximaliste'' de la cohérence des systèmes institutionnels sont donc assimilables, non à des implications ''strictes'' de type logique (si A, alors B), mais à des implications ''faibles'' de type stochastique (si A, alors plus souvent B). Autre exemple : l'opposition sociologique classique — et qui ne va pas sans poser des problèmes — entre sociétés « traditionnelles » et sociétés « modernes » peut être considérée comme un exemple d'analyse « structurelle » : les deux types de sociétés sont caractérisés ou supposés être caractérisés par des ensembles de traits qui s'opposent terme à terme.
La distinction entre phonologie « classique » et phonologie « structurale » et plus généralement, entre linguistique « classique » et linguistique « structurale » retrouve dans le domaine de l'étude des langues des distinctions familières et anciennes, explicitement ou implicitement reconnues par plusieurs sciences sociales. Ainsi on peut analyser les institutions sociales de manière descriptive. Mais on peut aussi s'interroger sur la structure du système constitué par l'ensemble des institutions d'une société. Cette perspective, qu'on peut appeler ''structurelle'', est par exemple celle qu'adopte [[Charles de Montesquieu|Montesquieu]] dans ''L'esprit des lois'' : régimes politiques, institutions juridiques, organisation sociale et familiale tendent, selon Montesquieu, à former des touts cohérents, des « structures » comme on dirait aujourd'hui, excluant nombre de combinaisons possibles d'un point de vue strictement combinatoire, mais difficilement concevables d'un point de vue sociologique. Il faut toutefois souligner que Montesquieu <ref>cf. article '''[[Boudon:Montesquieu|Montesquieu]]''' du ''Dictionnaire ...''</ref> se garde d'affirmer que les divers éléments d'un système social s'impliquent les uns les autres de façon nécessaire : que certaines combinaisons soient exclues n'entraîne pas que les combinaisons réalisées et observables soient d'une rigoureuse cohérence. On retrouve la même perspective chez [[Alexis de Tocqueville|Tocqueville]] : ''L'Ancien Régime et la Révolution'' montre comment le caractère centralisé de l'administration française a rendu le « système » social et politique français très différent dans sa structure du système anglais. Si on se tourne vers des auteurs modernes, on observe par exemple la même perspective chez Murdock. Dans ''Social Structure'' cet auteur a montré, à partir de données concernant un ensemble de sociétés archaïques que les règles de résidence (matrilocale, patrilocale, etc.) de transmission du patrimoine, de filiation (patrilinéaire, matrilinéaire, etc.), les règles relatives de la prohibition de l'inceste, le vocabulaire utilisé pour désigner les divers types de relation de parenté, etc., constituent des « structures » au sens où elles sont des combinaisons non aléatoires, un type de règle de résidence ayant par exemple plus de chance d'être associé à un certain type de règle de filiation et à certaines institutions matrimoniales qu'à d'autres. Mais, chez Murdock comme chez Montesquieu, on a affaire à une conception ''minimaliste'' plutôt que ''maximaliste'' de la cohérence des systèmes institutionnels sont donc assimilables, non à des implications ''strictes'' de type logique (si A, alors B), mais à des implications ''faibles'' de type stochastique (si A, alors plus souvent B). Autre exemple : l'opposition sociologique classique — et qui ne va pas sans poser des problèmes — entre sociétés « traditionnelles » et sociétés « modernes » peut être considérée comme un exemple d'analyse « structurelle » : les deux types de sociétés sont caractérisés ou supposés être caractérisés par des ensembles de traits qui s'opposent terme à terme.


Tous ces travaux relèvent de ce qu'on peut appeler l'analyse ''structurelle''. Dans tous les cas, il s'agit de montrer qu'un ensemble d'institutions caractéristiques d'une société constitue une « structure » au sens où cet ensemble doit être analysé comme une combinaison non aléatoire d'éléments. Dans le domaine de la phonologie, l'analyse structurelle consiste bien, de même, à montrer que les phonèmes d'une langue constitue une combinaison non aléatoire de traits distinctifs. La linguistique dite « structurale », c'est-à-dire celle qui adopte une perspective « structurelle », ne représente donc en aucune façon une innovation méthodologique radicale. La « révolution » qu'elle a accomplie, si révolution il y a, consiste plutôt dans l'application à un domaine particulier, celui des langues, d'une perspective que des disciplines comme la sociologie et l'économie avaient traditionnellement utilisée. Comme M. Jourdain faisait de la prose, Montesquieu et Tocqueville avaient, sans le savoir, appliqué l'analyse « structurelle » à la sociologie ou, comme on peut dire encore, pratiqué une sociologie « structurale ». Le fait que, par différence avec les expressions « linguistique structurale » ou « anthropologie structurale », des expressions comme « économie structurale » ou « sociologie structurale » ne se soient pas imposées, suffit peut-être à indiquer que la perspective de l'analyse structurelle est traditionnelle dans ces deux disciplines.
Tous ces travaux relèvent de ce qu'on peut appeler l'analyse ''structurelle''. Dans tous les cas, il s'agit de montrer qu'un ensemble d'institutions caractéristiques d'une société constitue une « structure » au sens où cet ensemble doit être analysé comme une combinaison non aléatoire d'éléments. Dans le domaine de la phonologie, l'analyse structurelle consiste bien, de même, à montrer que les phonèmes d'une langue constitue une combinaison non aléatoire de traits distinctifs. La linguistique dite « structurale », c'est-à-dire celle qui adopte une perspective « structurelle », ne représente donc en aucune façon une innovation méthodologique radicale. La « révolution » qu'elle a accomplie, si révolution il y a, consiste plutôt dans l'application à un domaine particulier, celui des langues, d'une perspective que des disciplines comme la sociologie et l'économie avaient traditionnellement utilisée. Comme M. Jourdain faisait de la prose, Montesquieu et Tocqueville avaient, sans le savoir, appliqué l'analyse « structurelle » à la sociologie ou, comme on peut dire encore, pratiqué une sociologie « structurale ». Le fait que, par différence avec les expressions « linguistique structurale » ou « anthropologie structurale », des expressions comme « économie structurale » ou « sociologie structurale » ne se soient pas imposées, suffit peut-être à indiquer que la perspective de l'analyse structurelle est traditionnelle dans ces deux disciplines.

Version du 7 janvier 2014 à 00:44

Raymond Boudon
1934-2013
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"Expliquer un phénomène social, c'est souvent montrer qu'il peut être vu comme l'effet non voulu d'actions rationnelles."
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Raymond Boudon:Structuralisme
Structuralisme


Anonyme


Article du Dictionnaire critique de la sociologie, 1982.

Ce vocable désigne un mouvement d'idées diffus et complexe qui s'est développé dans le domaine des sciences sociales au cours années 1960 principalement, pour ne pas dire à peu près exclusivement, sur la scène française.

L'origine de l'analyse structurale

A l'origine, le structuralisme apparaît comme une tentative méthodologique pour étendre à d'autres sciences sociales les bénéfices de la révolution « structuraliste » telle qu'elle passait pour s'être développée en linguistique. La philologie classique s'était principalement orientée vers la description historique des langues dans leurs différentes composantes (vocabulaire, syntaxe, etc). Par contraste, la linguistique « structurale » se propose d'analyser la « structure » des langues. L'exemple de la phonologie permet d'illustrer aisément la signification de la notion de structure [1] dans ce contexte. La phonologie « classique » se donne pour objectif la détermination des phonèmes (c'est-à-dire des sons élémentaires) des langues. Éventuellement, elle s'efforce de décrire l'évolution de ces phonèmes dans le temps ou leur variation d'une région à l'autre; de comparer les stocks de phonèmes de l'allemand à ceux du français, etc. La phonologie « structurale » se soucie plutôt, quant à elle, d'établir que l'ensemble des phonèmes d'une langue forme un système cohérent, capable de constituer un support « commode » et économique aux processus de communication. Considérons par exemple les phonèmes de l'anglais. Selon Jakobson, ils représentent tous des combinaisons de 12 « traits distinctifs » binaires élémentaires : « vocalique/non vocalique », « consonnantique/non consonnantique », « grave/aigu », « nasal/oral », « continu/instantané », etc. Ces 12 traits binaires peuvent en théorie donner lieu à 2^12 = 4096 combinaisons ou phonèmes possibles. En réalité, la plupart des langues (dont l'anglais) n'utilisent que quelques dizaines de phonèmes au total. Naturellement, les phonèmes réels ne représentent pas une « sélection » aléatoire des phonèmes possibles : ils représentent un « système » de combinaisons distinctifs élémentaires dont la phonologie structurale se propose précisément d'analyser la « stucture » [2].

La distinction entre phonologie « classique » et phonologie « structurale » et plus généralement, entre linguistique « classique » et linguistique « structurale » retrouve dans le domaine de l'étude des langues des distinctions familières et anciennes, explicitement ou implicitement reconnues par plusieurs sciences sociales. Ainsi on peut analyser les institutions sociales de manière descriptive. Mais on peut aussi s'interroger sur la structure du système constitué par l'ensemble des institutions d'une société. Cette perspective, qu'on peut appeler structurelle, est par exemple celle qu'adopte Montesquieu dans L'esprit des lois : régimes politiques, institutions juridiques, organisation sociale et familiale tendent, selon Montesquieu, à former des touts cohérents, des « structures » comme on dirait aujourd'hui, excluant nombre de combinaisons possibles d'un point de vue strictement combinatoire, mais difficilement concevables d'un point de vue sociologique. Il faut toutefois souligner que Montesquieu [3] se garde d'affirmer que les divers éléments d'un système social s'impliquent les uns les autres de façon nécessaire : que certaines combinaisons soient exclues n'entraîne pas que les combinaisons réalisées et observables soient d'une rigoureuse cohérence. On retrouve la même perspective chez Tocqueville : L'Ancien Régime et la Révolution montre comment le caractère centralisé de l'administration française a rendu le « système » social et politique français très différent dans sa structure du système anglais. Si on se tourne vers des auteurs modernes, on observe par exemple la même perspective chez Murdock. Dans Social Structure cet auteur a montré, à partir de données concernant un ensemble de sociétés archaïques que les règles de résidence (matrilocale, patrilocale, etc.) de transmission du patrimoine, de filiation (patrilinéaire, matrilinéaire, etc.), les règles relatives de la prohibition de l'inceste, le vocabulaire utilisé pour désigner les divers types de relation de parenté, etc., constituent des « structures » au sens où elles sont des combinaisons non aléatoires, un type de règle de résidence ayant par exemple plus de chance d'être associé à un certain type de règle de filiation et à certaines institutions matrimoniales qu'à d'autres. Mais, chez Murdock comme chez Montesquieu, on a affaire à une conception minimaliste plutôt que maximaliste de la cohérence des systèmes institutionnels sont donc assimilables, non à des implications strictes de type logique (si A, alors B), mais à des implications faibles de type stochastique (si A, alors plus souvent B). Autre exemple : l'opposition sociologique classique — et qui ne va pas sans poser des problèmes — entre sociétés « traditionnelles » et sociétés « modernes » peut être considérée comme un exemple d'analyse « structurelle » : les deux types de sociétés sont caractérisés ou supposés être caractérisés par des ensembles de traits qui s'opposent terme à terme.

Tous ces travaux relèvent de ce qu'on peut appeler l'analyse structurelle. Dans tous les cas, il s'agit de montrer qu'un ensemble d'institutions caractéristiques d'une société constitue une « structure » au sens où cet ensemble doit être analysé comme une combinaison non aléatoire d'éléments. Dans le domaine de la phonologie, l'analyse structurelle consiste bien, de même, à montrer que les phonèmes d'une langue constitue une combinaison non aléatoire de traits distinctifs. La linguistique dite « structurale », c'est-à-dire celle qui adopte une perspective « structurelle », ne représente donc en aucune façon une innovation méthodologique radicale. La « révolution » qu'elle a accomplie, si révolution il y a, consiste plutôt dans l'application à un domaine particulier, celui des langues, d'une perspective que des disciplines comme la sociologie et l'économie avaient traditionnellement utilisée. Comme M. Jourdain faisait de la prose, Montesquieu et Tocqueville avaient, sans le savoir, appliqué l'analyse « structurelle » à la sociologie ou, comme on peut dire encore, pratiqué une sociologie « structurale ». Le fait que, par différence avec les expressions « linguistique structurale » ou « anthropologie structurale », des expressions comme « économie structurale » ou « sociologie structurale » ne se soient pas imposées, suffit peut-être à indiquer que la perspective de l'analyse structurelle est traditionnelle dans ces deux disciplines.

Il n'en va pas de même en anthropologie. Dans les structures élémentaires de la parenté, Lévi-Strauss applique la perpective structurelle telle qu'elle vient d'être définie à un domaine de l'ethnologie où avait traditionnellement prévalu une perspective de type descriptif. Jusqu'à Lévi-Strauss, les ethnologues s'étaient heurtés à un problème difficile : rendre compte de la diversité des règles de prohibition de l'inceste. Pourquoi par exemple le mariage entre cousins parallèles est-il généralement interdit, tandis que tout mariage entre cousins croisés est toléré dans certaines sociétés et que, dans d'autres sociétés encore, certains types de mariage entre cousins croisés sont autorisés (mariage de Ego avec la fille du frère de sa mère) et d'autres interdits (mariage de Ego avec la fille de la soeur de son père) ? Lévi-Strauss a proposé de résoudre ces énigmes classiques en adoptant une méthodologie analogue à celle de la phonologie structuralle. Le phonologue s'efforce de montrer que tout système phonétique peut être considéré comme une solution particulière à un problème général : constituer un support sonore économique aux processus de communication. De même, Lévi-Strauss s'efforça de montrer que les systèmes de règles d'interdiction et d'autorisation du mariage qu'on observe dans les sociétés archaïques sont les solutions particulières d'un « problème » général : assurer une circulation des femmes entre les segments constitutifs des sociétés. Cette perspective générale étant posée, on démontre par exemple qu'une « solution » cohérente (d'un certain point de vue) contient, outre d'autres règles, l'interdiction du mariage entre cousins parallèles et l'autorisation du mariage entre cousins croisés, et qu'un autre système cohérent de règles interdit le mariage entre cousins parallèles et autorise le mariage entre certains cousins croisés (mariage de Ego avec la fille du frère de sa mère).

La théorie de Lévi-Strauss s'est heurtée à de sérieuses objections. G. Homans par exemple souligne son caractère téléologique (les règles du mariage ont pour fonction d'assurer la solidarité du groupe). D'autre part, il relève que le mariage préférentiel avec la fille du frère de la mère est plus fréquent dans les sociétés patrilinéaires, où Ego entretient des rapports distants avec son père et avec la soeur de son père, tandis que ses rapports avec sa mère et avec le frère de celle-ci sont familiers et chaleureux. Selon Lévi-Strauss, insister sur de tels faits, c'est revenir aux « vieux errements » du « psychologisme ». Pour sa part, Leach devait souligner à partir notamment de l'analyse des systèmes Kachin qu'il est impossible d'isoler les échanges matrimoniaux de l'ensemble plus vaste (échanges économiques, politiques, etc.) auquel ils appartiennent.

Le dérapage métaphysique

Il faut souligner que, si les révolutions « structurales » (adoption d'une perspective « structurelle ») de la linguistique et l'anthropologie doivent être tenues pour locales plutôt que générales dans la mesure où elles ne font qu'étendre à de nouveaux domaines une idée ancienne , elles ont donné naissance à des innovations méthodologiques dépassant le cadre de l'ethnologie et de la linguistique. Ainsi, la phonologie structurale, la syntaxe structurale de Chomsky, les travaux de Lévi-Strauss et Weil, ceux de Bush sur les structures de la parenté utilisent une instrumentation mathématique novatrice qui a contribué à leur audience et à leur prestige.

Ce prestige est une des raisons du dérapage vers la métaphysique de ce qui fut d'abord une perspective méthodologique. Bien que certains auteurs, comme Piaget, assimilent les notions de « perspective structurelle » et de « structuralisme », c'est à ce dérapage métaphysique qu'il convient sans doute de réserver le vocable de structuralisme. Il consiste dans son principe en une généralisation abusive, ou plutôt une réification de postulats que linguistes et anthropologues avaient été naturellement amenés à introduire sur leur terrain, mais dont l'extension et la généralisation à d'autres terrains soulèvent un problème de légitimité. Ainsi, l'ethnologue des sociétés sans écriture comme le phonologue sont à l'évidence condamnés à une perspective « synchronique » : ils peuvent observer un système de phonèmes constitué, un système de règles d'autorisation et d'interdiction du mariage, un ensemble de récits mythiques, mais ils ne disposent généralement pas de données leur permettant d'étudier la genèse ou l'évolution de ces « systèmes ». La nature de leurs données leur interdit pratiquement toute analyse diachronique. Le prestige momentané des analyses structurelles de la linguistique et de l'anthropologie, l'autorité qui paraissait se dégager des aphorismes épistémologiques et Lévi-Strauss, incitèrent certains sociologues à conclure que l'analyse synchronique possédait pour de mystérieuses raisons un privilège inconditionnel par rapport à l'analyse diachronique. Exemple entre beaucoup, Althusser et Balibar se mirent à (re)lire Marx en général et Le Capital en particulier en s'efforçant d'y découvrir une typologie des formations sociales et des modes de production construite à partir d'éléments simples (types d'appropriation de la plus-value, etc.), exactement comme les systèmes phonétiques sont des combinaisons structurés de traits distinctifs. Marx se retrouvra déguisé en structuraliste préoccupé de la structure synchronique de formations sociales et en fait pratiquement indifférent à l'analyse du changement social. L'interprétation « structuraliste » de Marx, en insistant sur la possibilité de construire des systèmes combinatoires différents, avait l'avantage non négligeable d'« assouplir » les relations entre infrastructure et superstructure, de « montrer » que les « formations sociales » capitalistes et socialistes pouvaient correspondre à une certaine diversité de structures. C'est pourquoi elle connut le succès : le traitement structuraliste qu'Althusser et ses disciples administrèrent à Marx eut pour effet de tirer le marxisme de l'ornière du marxisme vulgaire dans laquelle il était tombé, et de lui restituer une respectabilité académique et une souplesse que les intellectuels marxistes ne pouvaient pas ne pas considérer comme des bienfaits. Le même « goût » pour le « synchronique » peut être observé dans Les mots et les choses de M. Foucault, livre qui interprète l'« histoire » des sciences naturelles et sociales comme une séquence de basculements structurels : les grandes époques de cette histoire sont dominés par des « structures » épistémologiques dont l'auteur s'efforce d'analyser l'implacable cohérence interne. Quant à la succession de ces « structures », elle est supposée par Foucault inintelligible ou inintéressante. La brillante construction contenue dans Les mots et les choses n'est guère plus, du point de vue logique, qu'une typologie; typologie qui, de surcroît, fait bon marché de l'histoire des sciences. Ainsi, aucun historien des sciences sociales n'admettait qu'Adam Smith ait inauguré un basculement épistémologique en proposant pour la première fois des modèles évolutifs endogènes des processus sociaux.

En privilégiant l'analyse « synchronique » par rapport à l'analyse « diachronique », dans les domaines où la nature de l'information disponible ne l'impose pas, les structuralistes réduisent leurs ambitions à peu de choses : le plus souvent , à la mise en évidence de typologies dont ils renoncent à rechercher la raison d'être [4]. On peut douter qu'il s'agisse là d'un progrès par rapport à des démarches comme celles de Marx ou de Tocqueville, qui interprètent toujours les différences synchroniques qu'on peut observer entre types sociaux comme le résultat de processus diachroniques. Le « système » des différences qu'on peut par exemple relever entre la France et l'Angleterre [5] ou entre la France et l'Amérique [6] est analysé par Tocqueville comme le résultat de processus en cascade résultant de différences institutionnelles initiales. Il en va de même chez Marx : les différences entre types sociaux observés au niveau synchronique sont toujours analysés par lui comme le résultat de processus diachroniques. Le primat inconditionnel accordé au synchronique a non seulement pour effet de rendre inintelligible les différences entre types, il conduit aussi à exagérer et à relier ces différences. Ainsi, l'opposition sociétés « traditionnelles » / sociétés « modernes » a largement contribué au développement de conceptions simplistes et fausses. La sociologie de la modernisation admet fréquemment par exemple que les sociétés « traditionnelles » sont nécessairement immobiles ou que la « modernisation » est vouée à progresser simultanément sur tous les fronts [7]. De telles propositions, qui ne résistent pas à l'examen le plus superficiel, résultent de ce que la typologie opposant les sociétés traditionnelles aux sociétés modernes est traitée, non comme un outil heuristique, mais comme l'expression d'une « réalité » ou d'une « structure profonde ».

Les contraintes qui s'imposent à l'anthropologie étudiant des mythes archaïques ou au phonologue leur interdisent en second lieu d'analyser les mythes ou systèmes phonétiques comme des produits de l'activité humaine (ce qu'ils sont pourtant à l'évidence). La métaphysique structuraliste, procédant ici encore par généralisation et par réification, tire de ces conditions particulières une proposition méthodologique et une proposition ontologique. Proposition méthodologique : les phénomènes sociaux sont le produit ou la manifestation de structures et ne sauraient être analysés comme le résultat de l'action des hommes. Proposition ontologique : seules les structures ont une existence « réelle »; les individus sont de simples apparences ou de purs « supports de structures ». Ils n'ont d'intérêt que dans la mesure où ils permettent aux structures de se manifester. Et lorsque les individus ne sont pas réduits à être des « supports de structures » et sont décrits par le sociologue structuraliste comme étant capables de comportements « stratégiques » (mot souvent abusivement tenu pour synonyme de « intentionnel »), on ne tarde pas à découvrir que ces comportements intentionnels ne sauraient qu'aboutir à la reproduction des structures ou, selon les passions idéologiques du sociologue, à leur évolution dans une direction prescrite par le sens de l'Histoire. Adam Smith et Darwin ne sont, selon Foucault, que des manifestations particulières de la « structure épistémique » de leur temps. Le « moi » qui tenait un rôle fondamental dans la trilogie classique de Freud (surmoi, moi, ça) disparaît, comme l'a montré Turkle, dans la version structuraliste que Lacan a donnée de la doctrine psychanalytique. L'individu devient selon Lacan le simple support des structures inconscientes qui l'habitent (le ça). Les agents sociaux de la sociologie d'inspiration structuraliste sont de même, quant à eux, de simples supports ou, au mieux, des truchements consentants ou aveugles, à travers lesquels s'expriment, se réalisent, se reproduisent ou évoluent les structures sociales. Quant aux « structures sociales », elles sont généralement réduites à quelques variables arbitrairement choisies, dont on suppose qu'elles dominent l'ensemble des variables caractérisant le système social. Sur ce point encore il importe de noter le contraste avec un auteur comme Tocqueville : la « centralisation administrative » n'est pas posée a priori comme une variable essentielle. Son importance est au contraire démontrée a posteriori. Par contraste, les variables de stratification, elles-mêmes condensées dans la distinction sommaire classe dominante / classe dominée, sont a priori posées par les sociologues structuralistes comme les variables essentielles. On peut par exemple ignorer l'existence de l'État puisqu'il est entendu qu'il est nécessairement au service de la classe dominante. [8].

Le structuralisme (non au sens où le prend Piaget, celui d'« analyse structurelle », mais au sens où nous le prenons ici de dérapage métaphysique à partir de l'« analyse structurelle »), le structuralisme est, on l'a dit, un mouvement d'idée diffus qui s'est surtout développé en France. Pourquoi ? D'abord parce que le déclin de l'existentialisme vers la fin des années 50 laissait le champ libre à une nouvelle mode philosophique, que le Tout-Paris intellectuel paraît manifester une demande permanente en matière de modes philosophiques, et qu'il n'existe de structure équivalente au Tout-Paris intellectuel ni en Angleterre, ni en Allemagne, ni en Italie, ni aux États-Unis par exemple (Clark). Ensuite parce que le structuralisme pouvait se parer du prestige scientifique dont bénéficièrent pendant un temps les découvertes de la linguistique et de l'anthropologie. Enfin, parce qu'un certain nombre d'auteurs de talent surent composer d'habiles synthèses verbales (ré)interprétant dans le langage structuraliste les textes sacrés de Freud, de Marx, de Nietzsche et de quelques autres. Mais si le structuralisme est une spécialité locale qui n'a guère fait tache d'huile et a pu être décrit par F. Alberoni, un observateur italien familier de la scène culturelle française, comme une illustration de l'« arroganza della cultura francese », c'est essentiellement que, en dépit des virtuosités verbales qui ont contribués à son succès et de la vocation que par définition il affiche à la « profondeur », il représente, dans ses formes métaphysiques, une régression intellectuelle. Comment, en gommant la marge d'autonomie laissée à l'agent ou à l'acteur social par les structures, en subsistant des typologies sommaires à la diversité des types sociaux, en ramenant la complexité structurelle des systèmes d'interdépendance et d'interaction à quelques variables auxquelles on accorde un primat arbitraire (variables de stratification par exemple), en accordant une inconditionnelle suprématie au « synchronique » par rapport au « diachronique », peut-on espérer faire progresser la connaissance des systèmes et processus sociaux ?


Notes

  1. cf. article Structure du Dictionnaire critique de la sociologie
  2. cf. article Structure et Système du Dictionnaire ...
  3. cf. article Montesquieu du Dictionnaire ...
  4. cf. article Typologies du Dictionnaire ...
  5. L'Ancien Régime et la Révolution de Alexis de Tocqueville
  6. De la Démocratie en Amérique de Alexis de Tocqueville
  7. cf. article Développement et Modernisation du Dictionnaire ...
  8. cf. article État du Dictionnaire ...


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