Alain Wolfelsperger:L'attitude des médias de masse à l'égard du libéralisme économique

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Alain Wolfelsperger
né en 1938
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« On a affaire à une doctrine de combat inédite destinée spécifiquement à contrer l’hégémonie actuelle d’un prétendu « ultralibéralisme » et que l’on pourrait appeler, de manière parodique, l’ultra-antilibéralisme en raison de sa radicalité, de son contenu exclusivement critique et de l’état émotionnel fait de peur, voire d’épouvante, qu’elle vise à susciter. »
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Alain Wolfelsperger:L'attitude des médias de masse à l'égard du libéralisme économique
L'attitude des médias de masse à l'égard du libéralisme économique


Anonyme


Texte d'août 2001, paru en 2002 dans le Journal des économistes et des études humaines, repris sur le site de Bertrand Lemmenicier

Introduction

Quel rôle jouent les médias s'adressant au grand public (presse quotidienne et chaînes de télévision) dans le jugement que celui-ci porte sur la conception libérale du fonctionnement de l'économie? Ont-ils tendance à en donner une image, tous comptes faits, plutôt favorable ou défavorable? Peut-on, en particulier, leur reprocher d'adopter une attitude systématiquement biaisée à son sujet? Les réponses à ce genre de questions sont très variées. Pour les uns, fidèles à l'inusable vulgate marxiste, les positions adoptées par les journalistes sont nécessairement en harmonie avec les besoins de légitimation du système économique et social et les médias de masse ne peuvent être que des relais bienveillants dans la diffusion des idées favorables à l'économie de marché et hostiles à l'intervention de l'État. Inversement les partisans les plus convaincus du libéralisme ont souvent l'impression que les journalistes, dans leur majorité, sont plus que réservés à l'égard des vertus de l'économie de marché et qu'ils ont tendance à en donner une image plus négative que positive tant par le choix des événements montés en épingle que par les commentaires qui les accompagnent. Au delà de l'actuelle « mode libérale » en matière de politique économique qu'ils semblent parfois suivre parce que c'est dans l'"air du temps", leur vision du monde serait inchangée et elle se constituerait toujours, en matière économique, sur le modèle de « gauche » d'une économie nécessairement mixte dont le secteur public remplit des fonctions essentielles que le marché est totalement incapable de remplir et dont le secteur privé doit rester soumis à la régulation bienveillante d'un Etat seul à même de représenter l'intérêt général. Cette opinion sur les penchants anti-libéraux des médias n'a pas fait l'objet, à ma connaissance, d'un exposé approfondi dans notre pays.

On voit que ces deux point de vue sont complètement opposés. Où se trouve la vérité? Si on laisse de côté, parce que de n'être pas significatives, les anecdotes sur le militantisme plus ou moins voyant de tel ou tel journaliste célèbre pour ou contre l'économie de marché ou sur certains phénomènes de censure ponctuelle (comme ceux qui sont relatifs à des informations désagréables pour les propriétaires d'un journal ou d'une chaîne) ou, au contraire, de mise en exergue de faits contribuant à dénigrer le fonctionnement quotidien des marchés, l'une des méthodes les plus employées pour établir l'existence d'un parti-pris idéologique chez les journalistes consiste à s'intéresser à leurs opinions politiques. Or celles-ci sont, en France, très majoritairement « de gauche » comme on peut s'en rendre compte d'après le sondage publié dans l'hebdomadaire Marianne (23-29 avril 2001). On peut donc naturellement s'attendre à ce que ces journalistes ne donnent pas aux idées libérales les mêmes chances qu'aux idées socialistes de s'exprimer à l'occasion de la diffusion d'informations économiques. Malgré sa plausibilité en première analyse cet argument souffre de ne pas tenir compte d'un certain nombre de contraintes qui viennent limiter l'expression de leurs préférences personnelles par les journalistes. Il fait, d'abord, trop bon marché des effets possibles de l'« idéologie journalistique » dans laquelle l'objectivité et l'impartialité sont des valeurs prééminentes et qui peut, jusqu'à un certain point, fonctionner comme un contrepoids à la tentation de donner une place privilégiée à l'idéologie politique. De plus, le journaliste, même s'il aimerait se faire le propagandiste d'une cause spécifique, par exemple anti-libérale, doit tenir compte de ce qu'il n'est qu'en employé dans une organisation dont les responsables ultimes de la gestion (propriétaires privés ou autres) n'ont pas nécessairement le mêmes orientations politiques que lui. Bien qu'ils se flattent généralement de laisser la plus grande liberté d'expression à leurs employés, ces employeurs ne peuvent pas être sans exercer une certaine influence sur le contenu des informations et la manière de les commenter. Mais même ce facteur peut être négligeable. La question des préférences politiques des uns et des autres peut être, en effet, accessoire quand on tient compte de la situation concurrentielle dans laquelle se trouvent les différents médias. Les responsables de la gestion des médias ont des objectifs de rentabilité ou d'audience qui leur imposent de mettre, au moins, une sourdine à leur penchant à se faire plaisir idéologiquement et de donner la priorité aux attentes de leur clientèle effective et potentielle.

C'est dans cette dernière perspective que je voudrai me situer dans le reste de cette étude. Je supposerai que le journaliste moyen n'a pas d'idéologie politique marquée ou, ce qui revient au même, qu'il est amené à en faire complètement abstraction. Cette hypothèse est, sans doute, un peu excessive mais elle permet de mettre commodément l'accent sur la recherche d'autres causes possibles d'un parti-pris ou d'une apparence de parti-pris pour ou contre l'économie de marché, notamment toutes celles qui tiennent non aux caractéristiques des préférences des agents du système médiatique mais à la logique de la situation dans laquelle ils se trouvent compte tenu de la nature spécifique de ce système. Je développerai mon analyse en deux temps. Dans le premier j'examinerai d'abord les enseignements du modèle économique de référence à ce sujet puis en montrerai les insuffisances (deuxième section). Dans la seconde étape j'étudierai comment on peut corriger ce modèle d'une manière qui conduit à mieux prendre en compte les conséquences des contraintes éthiques ou déontologiques que les journalistes s'imposent à eux-mêmes (troisième section) et les particularités de la demande pour les produits des entreprises médiatiques (quatrième section).

Le modèle économique de référence, ses enseignements et ses limites.

Pour étudier le comportement des journalistes en général et la question de leur partialité idéologique éventuelle en particulier, les économistes n'ont, à ma connaissance, employé qu'un seul modèle. C'est celui de la concurrence spatiale, inspiré de Hotelling [1929] et Downs [1957], qu'ont utilisé, par exemple, Tullock [1967], qui semble avoir été le premier auteur à avoir eu l'idée de son applicabilité aux médias, Goff et Tollison [1990] et Sutter [2001]. L'hypothèse de base est que l'entreprise médiatique cherche à maximiser le profit (ou les recettes sous une contrainte de profit non négatif, comme c'est plus ou moins le cas pour le secteur public de la télévision en France). Compte tenu de la nature du processus de production qui se caractérise par des coûts fortement décroissants, on peut admettre qu'il revient au même de supposer que l'entreprise maximise le nombre de ses clients. Il devrait en résulter une tendance à la monopolisation du marché (comme on le constate dans le secteur de la presse régionale) mais, dans certaines circonstances, il est plus conforme à l'observation de retenir le cas d'un duopole.

Dans le cas de la concurrence électorale, le théorème dit de l'électeur médian aboutit à la conclusion que, sous l'hypothèse que les programmes des partis en rivalité pour le suffrage des citoyens peuvent se réduire à une position sur un axe idéologique unique gauche-droite, les partis proposeront des programmes très proches l'un de l'autre (logiquement même, identiques). Il en va ainsi parce que ces partis ont pour seul objectif de recueillir le maximum de voix possibles et que la règle de majorité prévaut. Le parti qui l'a emporté (et qui est supposé appliquer scrupuleusement son programme) va donc donner une place privilégiée (logiquement même, exclusive) aux préférences des électeurs médians par référence à la distribution des opinions idéologiques individuelles dans la société, ce qui, si cette distribution peut être supposée approximativement symétrique, revient à satisfaire les désirs de l'électeur moyen. Par analogie on affirme que, lorsque deux entreprises médiatiques sont en rivalité sur le marché de l'information, chacune va chercher à l'emporter sur l'autre d'une manière qui les conduira à fournir un produit aussi proche que possible des préférences du consommateur médian ou moyen et donc pratiquement identiques.

Mais de quel type de "préférences" s'agit-il ici? Les auteurs qui utilisent ce modèle supposent qu'est pertinent le même axe idéologique classique gauche-droite que celui qui est censé caractériser le fonctionnement du système politique. Cette hypothèse revient à considérer que le consommateur d'information effectue ses choix en matière de journaux ou de chaînes de télévision avec les mêmes critères que lorsqu'il se demande quel bulletin il va mettre dans l'urne. Admettons le provisoirement. La conséquence en sera que les médias adopteront une position de type "centriste" telle qu'elle se trouve définie par référence à la distinction entre la gauche et la droite. Il est assez difficile d'en déduire quelque chose de clair en ce qui concerne l'attitude des médias à l'égard du libéralisme économique. La raison en est que la distinction classique gauche-droite en matière politique ne repose pas fondamentalement sur l'opposition socialisme-libéralisme économiques qui est celle sur laquelle se fondent les économistes des deux bords (d'ailleurs plutôt du bord libéral car on n'est plus très sûr de ce qui constitue le système économique idéal pour ceux qui se définissent aujourd'hui négativement comme « anti-(ultra)libéraux » plutôt que comme « socialistes »). Si, pour y voir plus clair, on se réfère aux positions idéologiques extrêmes sur l'axe politique gauche-droite, on constate que l'extrême-droite, qui a horreur du libéralisme en général, est, sur le fond, instinctivement hostile à l'économie marchande et, « si elle s'écoutait », serait, par exemple, tout aussi favorable au protectionnisme que l'extrême-gauche.

En fait, en matière économique, le centrisme est peut-être mieux caractérisé par le pragmatisme et la méfiance pour les doctrines aussi bien socialistes que libérales, l'essentiel étant que l'économie du pays semble bien marcher, c'est-à-dire pas plus mal que les autres, par référence à des critères banals comme le chômage, l'inflation et la croissance. A l'époque des conflits idéologiques plus ouverts qu'aujourd'hui, être centriste était, avant tout, revendiquer le droit de ne pas prendre position de manière abstraite et absolue sur la question du rôle respectif de l'État et du marché. C'est encore plus le cas de nos jours. Quel que soit le bien fondé de cette attitude, elle conduit à une sorte d'agnosticisme sur les doctrines et à l'affirmation d'une priorité pour les aspects concrets des choix politiques qui convient naturellement aux journalistes. Ceux-ci n'aiment pas les débats d'idées de caractère essentiellement théorique pour lesquels ils n'ont pas été vraiment formés et qui ne correspondent pas à ce que l'on attend généralement d'eux. La théorie économique actuelle dépasse, d'ailleurs, de plus en plus leurs moyens (intellectuels ou en temps disponible indispensable pour s'en faire une idée à peu près juste) et ils sont ravis de voir leur ignorance légitimée par les pamphlets virulents contre celle-ci qui paraissent de temps à autre et auxquels ils contribuent à donner une notoriété qui paraît exagérée aux économistes. Mais, d'un point de vue médiatique et indépendamment de la sympathie qu'ils ont spontanément pour les thèses défendues dans ces ouvrages, il est, après tout, normal de donner un écho privilégié à des idées qui, par leur ton à la fois polémique et démagogique, sont plus susceptibles de plaire au grand public que les livres sérieux de vulgarisation que les économistes s'efforcent parfois de rédiger à l'intention de la même clientèle.

On voit ainsi que, si cette théorie spatiale à fondement politique est correcte, les médias non seulement ne feront pas aux solutions économiques libérales un accueil plus favorable que ne l'attend le citoyen moyen qui n'y voit que des instruments techniques à utiliser avec prudence, modération et sans esprit de système mais manifesteront une méfiance de principe à l'égard des représentants de la pensée théorique libérale. On ne peut nier que les faits, tels qu'on peut superficiellement les établir à ce sujet, ne semblent pas contredire cette théorie de façon manifeste. Elle permet aussi de comprendre pourquoi les libéraux peuvent croire que les médias sont partiaux contre l'économie de marché alors que les anti-libéraux pensent exactement le contraire. Il se trouve tout simplement que les médias adoptent une position intermédiaire qui ne convient ni aux uns ni aux autres.

Cette théorie, quand on y réfléchit, est cependant assez étrange et sa relative adéquation aux faits un peu suspecte. Il faut d'abord constater qu'elle n'implique pas seulement que les grands médias d'infomation adopteront une position centriste mais aussi qu'ils auront tendance à refléter la même orientation idéologique. Ce second aspect du modèle est certes assez bien confirmé par ce qui se passe en matière de télévision où il faut vraiment de bons yeux (ou oreilles) pour distinguer les journaux des principales chaînes de télévision en matière économique. Mais, en ce qui concerne la presse écrite, il est difficile de mettre dans le même sac Libération, Le Monde et Le Figaro. On pourra néanmoins faire valoir qu'une certaine convergence dans l'attitude de ces trois journaux à l'égard de l'économie de marché s'est produite depuis les années soixante dix en relation avec l'évolution des faits et de l'opinion.

Mais certaines des hypothèses du modèle doivent, de toute façon, être mises en question. Il est d'abord curieux de supposer que le consommateur moyen d'information veuille avant tout que celle-ci lui soit présentée de manière, à ses yeux, « politiquement correcte » comme si, hyperpolitisé, il ne recherchait dans les journaux, outre des "nouvelles", qu'un moyen de retrouver et de renforcer ses croyances idéologiques préétablies. Les déboires de la presse se voulant à la fois d'information générale et militante montrent bien la faible intensité de cette motivation. Si elle les caractérisait vraiment, les centaines de milliers, voire les millions, de citoyens qui votent régulièrement pour un parti non-centriste devraient largement suffire à faire vivre ces journaux puisqu'ils devraient être systématiquement préférés à ceux qui, choisissant une position centriste, ne peuvent satisfaire convenablement ce besoin idéologique. Comme ces lecteurs devraient, par ailleurs, compte tenu de l'hypothèse faite sur leurs motivations, être prêts à payer un prix plus élevé pour avoir un journal plus proche de leurs opinions politiques et que les partis qui publient ce genre d'organes peuvent se contenter de ne pas faire plus de pertes que ne le permettent les subventions publiques ou privées dont ils bénéficient, la situation devrait être celle d'un assez grand nombre de journaux bien différenciés sur le plan idéologique. On voit ainsi que, si on suppose, comme on le fait dans le modèle de référence, que les individus attachent autant d'importance à l'orientation politique des médias dans le choix qu'ils font pour satisfaire leur besoin d'information, on ne retrouve plus la conclusion même de ce modèle, à savoir que cette orientation sera tendanciellement centriste. Le modèle ne semble donc pas être d'une cohérence parfaite.

En fait il paraît préférable de supposer que la demande de "nouvelles" qui se manifeste à l'égard des entreprises médiatiques est fondamentalement distincte de la demande de politique qui s'adresse aux partis à l'occasion des élections. Il y a une presse militante pour les militants et une presse d'information pour les amateurs de nouvelles. Ce qui caractérise les nouvelles est qu'elles sont apolitiques par elles-mêmes en ce sens qu'elles ne correspondent pas, en général, à l'expression d'une préférence normative. Cela ne veut pas dire qu'une certaine tendance politique ne pourra pas se manifester à l'occasion des commentaires qui accompagnent l'exposé des faits constituant la nouvelle et que le lecteur y serait, par principe, hostile. Mais, dans l'esprit de ce dernier, il ne s'agit que d'une « dimension » du produit qu'il recherche et il n'existe pas de raison de penser qu'elle soit systématiquement privilégiée par rapport aux autres.

On touche ici à une autre hypothèse contestable du modèle. Tout se passe comme si les journaux ne pouvaient fournir que les mêmes nouvelles et qu'ils ne pourraient se différencier éventuellement que par la coloration idéologique de leur présentation. Cette vision des choses est très réductrice. La mettre en cause conduit à renoncer à une autre des hypothèses centrales du modèle, celle selon laquelle la position sur un axe unique gauche-droite suffirait à caractériser les médias les uns par rapport aux autres. Or cette hypothèse est essentielle comme la théorie spatiale de la démocratie l'a abondamment mis en évidence. Si, dans un souci de réalisme, on l'abandonne, on sait qu'il est toujours possible de construire un modèle admettant un équilibre à condition d'introduire explicitement dans celui-ci certaines formes d'incertitude, en l'occurrence des médias sur les préférences des clients potentiels. Quels qu'en soient les mérites à propos du fonctionnement de la démocratie représentative, je ne crois pas que cette piste vaille la peine d'être explorée en matière de concurrence entre médias, ne serait-ce que parce qu'elle ne conduit pas à des résultats suffisamment éclairants sur la question examinée ici.

Mais il existe une raison plus fondamentale de douter de l'intérêt de l'application du modèle de la concurrence spatiale au fonctionnement du système médiatique. Le consommateur du produit fourni par les entreprises de ce système ne demande pas seulement des « nouvelles », c'est-à-dire des faits bruts. Il veut aussi comprendre pourquoi ces événements ont lieu. Mais, comme l'objet principal de la presse quotidienne est de diffuser des nouvelles, c'est-à-dire de parler de ce qui vient d'arriver et de changer dans le monde et non d'informer sur sa réalité permanente, il est normal qu'elle préfère les explications par la genèse historique spécifique des événements et les motivations particulières des acteurs impliqués que par les "lois" générales du système dans lequel ils interviennent. Expliquer les causes d'une situation, quand elle est réputée mauvaise, conduit ainsi naturellement à attirer l'attention sur le fait que les décisions dont elle résulte auraient pu être autrement qu'elles n'ont été et donc sur ce qu'il faudrait faire ou ne pas faire pour qu'elle soit meilleure et, en particulier, sur les chances pour que les mesures prises à un moment donné par le gouvernement ou préconisées par les divers partis d'opposition soient efficaces. Or le client potentiel moyen des médias a souvent, à ce sujet, des idées préconçues qui peuvent être assez divergentes par rapport à celles sur lesquelles l'accord des spécialistes, c'est-à-dire des économistes de profession, est le plus grand. Une preuve récente en a été apportée par les résultats du Survey of Americans and economists on the economy. Ceux-ci mettent en évidence que l'Américain moyen est, par exemple, convaincu que le montant élevé de l'aide aux pays étrangers et l'afflux d'immigrants sont des "causes majeures" du fait que la situation économique n'est pas meilleure alors que ces deux prétendues "causes" n'en sont aucunement pour l'immense majorité des économistes. De même, sur un sujet typiquement microéconomique comme celui de l'augmentation du prix de l'essence, l'Américain moyen tend à en imputer la responsabilité nettement plus à la volonté des grandes sociétés d'augmenter leurs profits qu'à la loi de l'offre et de la demande d'une manière exactement opposée à ce que pensent les économistes à ce sujet. Des divergences sensibles entre les deux catégories de personnes interrogées en résultent aussi pour ce qui est des politiques proposées pour améliorer l'état de l'économie. Les soutiens publics aux industries en déclin et le protectionnisme jouissent auprès du citoyen moyen d'une faveur que l'on ne retrouve pas du côté des économistes. Même si, sur certaines autres questions le contraste est moins net, il est possible d'affirmer qu'il existe une vision que l'on peut appeler « populiste » du fonctionnement de l'économie et de la politique économique qui est distincte de celle qu'on peut grossièrement considérer comme celle de la « théorie économique » dominante dans les universités et centres de recherche. La question qui se pose alors aux journalistes est celle de savoir à laquelle de ces deux opinions ils doivent donner la préférence à l'occasion de leurs commentaires. D'après la théorie spatiale ils devraient sans vergogne adopter la conception populiste. Mais il ne semble pas que ce soit systématiquement le cas. Il est évidemment tentant de l'attribuer au souci des journalistes de donner à leurs clients non l'information qu'ils désirent mais celle qui est "vraie". Nous sommes ainsi amenés à examiner le rôle des "contraintes" qui viennent limiter la poursuite par les médias de leur objectif de rentabilité ou d'audience maximum.

Le rôle des contraintes dans la détermination de l'attitude des médias à l'égard du libéralisme économique.

L'une des faiblesses de la théorie spatiale semble être de ne tenir aucun compte des normes que prétendent respecter les journalistes dans l'exercice de leur métier. Celle de vérité est la première qui vient à l'esprit. Elle s'applique aussi bien aux faits eux-mêmes qu'à leur interprétation, même si sa signification exacte est moins claire dans le second que dans le premier cas. Admettre qu'elle guide les journalistes dans leur travail, notamment dans le domaine de l'économie, ne revient pas à idéaliser outre mesure leur activité. Car il n'est pas impossible que le respect de cette "contrainte" soit payant à long terme et donc finalement conforme à l'objectif de maximisation poursuivi. Mais, quoiqu'il en soit, elle conduit les journalistes à donner la préférence à l'opinion des « experts » pour juger de la situation et de la politique économiques comme sur n'importe quel sujet technique. Cela n'a rien à voir avec on ne sait quelle « connivence » à finalité plus ou moins inavouable entre « élites » médiatiques et intellectuelles. C'est la pure et simple conséquence du souci naturel des médias à prendre l'information de caractère technique aux « meilleures » sources et à faire confiance à ces dernières pour dire non pas le « vrai » dans l'absolu mais ce qu'il y a le plus de chance de n'être pas faux.

Il se trouve que, depuis quelque temps, il existe un assez large consensus chez les économistes en faveur de mesures de libéralisation de l'économie. Il n'est donc pas étonnant que l'on ait l'impression que, par rapport à la situation d'il y a deux ou trois décennies, les médias sont devenus « libéraux », ce qui veut dire « plus libéraux » ou « moins interventionnistes ». Mais il s'agit là d'une question de degré ou de tendance, ce qui permet de comprendre que les "vrais" libéraux n'ont toujours pas le sentiment que leur position est correctement représentée. L'idée que l'État est l'instance "naturelle" de régulation de l'économie reste prépondérante même si on ne la défend plus avec la naïveté qui caractérisait la théorie économique normative jusqu'à une date relativement récente. En fait la conception dominante chez les économistes revient à faire du mode de propriété des entreprises, du niveau de la règlementation et de la protection contre la concurrence étrangère, etc. de pures questions techniques, c'est-à-dire à les traiter comme des moyens dépourvus de valeur par eux-mêmes mais qui sont simplement plus ou moins aptes, en fonction des circonstances, à faire tendre vers l'objectif souhaitable.

Mais quel est cet objectif? Les économistes ont une philosophie politique professionnelle qui est fondée sur les valeurs d'efficacité et d'équité et c'est généralement par référence à elle qu'ils prennent position. Sa complexité et sa subtilité en rendent la compréhension difficile, notamment pour ce qui est de la place à donner à l'équité. C'est pourquoi il est beaucoup plus commode pour les journalistes de recourir au qualificatif "libéral" pour désigner la tendance dominante actuellement, chez les économistes, à préconiser une réduction des modes traditionnels d'intervention de l'État dans l'économie. Mais ce mot est mal approprié. L'utilitarisme (au sens large) des économistes ne peut se confondre, au niveau doctrinal, avec le libéralisme surtout si celui-ci est défini de manière « déontologique », c'est-à-dire sans mettre l'accent sur les effets bénéfiques à attendre de la réduction du rôle économique de l'État sur l'emploi, la croissance, etc. mais en raison de sa conformité avec une éthique de la liberté valorisée pour elle-même.

L'ennui, de plus, est que les économistes, en dépit de ce que laisse croire le poncif sur la "pensée unique", n'ont pas toujours des avis parfaitement convergents. C'est ici que peut intervenir une autre valeur très en honneur chez les journalistes, celle d'impartialité. Ils considèrent comme un devoir de faire état des principaux points de vue normatifs sur toute question économique à l'ordre du jour sans prendre position eux-mêmes pour l'un ou l'autre d'entre eux. Ce n'est, normalement, que dans le cadre d'"éditoriaux" spécifiques qu'ils pourront éventuellement prendre parti. Si cette règle est correctement suivie elle devrait conduire à présenter l'économie de marché de façon « équilibrée » en laissant à chaque lecteur (ou téléspectateur) le soin d'en tirer lui-même la conclusion quant à l'attitude à adopter à son sujet. Mais la définition "exacte" de cet équilibre n'est pas simple. Il y a une grande probabilité pour que, sur chaque sujet d'actualité, on trouve un économiste marginal ou un "anti-économiste" (il s'agit parfois de la même personne qui trouve dans cette duplicité un moyen de maximiser ses chances de se faire entendre) qui insistera pour faire valoir un point de vue divergent de celui de la grande majorité des économistes. L'impartialité n'exige-t-elle pas de lui donner la parole? Mais les médias ne prennent-ils pas ainsi le risque de mettre sur le même plan toutes les "croyances", les plus farfelues comme les plus en accord avec l'état du savoir scientifique? Sur quelle base faire le choix sur les thèses à prendre médiatiquement en considération et sur le temps et l'importance relative à apporter aux unes et aux autres?

La réponse à ces questions est d'autant plus difficile à donner que celles-ci se posent aussi, d'une manière un peu différente, au sein de la corporation des économistes. Nombreux sont ceux qui pensent que les revues scientifiques ne donnent pas aux diverses orientations de la science économique des chances normales de faire valoir leurs mérites. Mais le problème est d'autant plus sérieux pour les grands médias d'information que leurs critères d'appréciation de la valeur respective des opinions sur un sujet sont encore plus mal définis que pour les revues scientifiques. Je reviendrai plus loin sur les conséquences de cette situation. Il suffira de noter, pour le moment, que si le libéralisme économique est, comme c'est le cas actuellement, réputé être la doctrine dominante en matière de politique économique, le souci d'impartialité conduira les journalistes à donner une importance disproportionnée aux anti-libéraux, indépendamment de la cohérence, validité empirique, etc. de leurs arguments. Les "vrais" libéraux seront défavorisés dans la mesure où ils sont considérés comme ne représentant que la tendance actuelle "poussée à l'extrême" et non comme une « contre-tendance ». Quant aux intellectuels anti-libéraux ils auront d'autant plus de chance de voir leurs thèses mentionnées et développées qu'ils donnent une sorte de caution "scientifique" à des opinions populistes que les journalistes ont spontanément tendance à partager.

En dehors de l'appel à des experts extérieurs à la profession, les médias dispose d'une autre méthode pour évaluer "objectivement" les événements. C'est celle qui consiste à se référer à des valeurs morales universelles réputées incontestables dans nos sociétés. On en trouve de nombreux exemples dans le domaine non économique. Le journaliste moyen ne prétend pas être neutre sur la question du racisme, de la xénophobie, de la démocratie (sur laquelle je reviendrai), des droits de l'homme, etc. Mais il n'a pas non plus le sentiment d'être partial dans la mesure où les croyances éthiques qu'il respecte ainsi font l'objet d'un quasi-consensus qui leur confère, dans son esprit, une sorte d'objectivité. Qu'en est-il dans le domaine économique? On pourrait s'attendre à ce qu'il en résulte un préjugé favorable à l'égard du libéralisme puisque la liberté au sens un peu vague du terme fait partie de ces valeurs incontestables. Ce n'est pas le cas dans la mesure où le libéralisme se définit par la priorité absolue du respect du droit de chacun de choisir ses propres actions. En principe aucune autre considération, aussi intuitivement bien fondée soit elle d'un point de vue éthique, ne peut légitimer la limitation de la liberté, en ce sens, de quiconque. C'est là la conséquence de ce que le libéralisme est la doctrine qui se caractérise par la défense et illustration d'une seule règle morale, l'importance à attacher aux autres étant laissée à la libre appréciation de chacun pour autant que cette règle spécifique du libéralisme soit respectée. Le libéralisme ainsi compris ne peut qu'entrer en contradiction avec la moralité pluraliste de type intuitionniste invoquée dans les médias et qui est constituée par la juxtaposition non hiérarchisée d'une série de principes éthiques vagues sans règle bien établie permettant de résoudre les problèmes éventuels d'incompatibilité entre l'un ou l'autre d'entre eux. A cet égard c'est l'intensité des émotions ressenties plus que la qualité de la réflexion éthique sur la valeur respective des normes en cause qui va être déterminante. De ce point de vue, par exemple, entre l'attachement à la liberté qui correspond au respect absolu du droit de l'individu, en tant que chef d'entreprise, de mettre fin, pour une raison quelconque, à une série de contrats à durée indéterminée et le souci de "justice sociale" qui s'exprime dans la compassion pour les employés ainsi menacés de devoir se mettre à la recherche d'un nouvel emploi, il est clair que le cœur du journaliste ne balancera pas.

De plus, même si le libéralisme que défendent certains économistes repose sur la norme d'efficacité plutôt que sur la valeur prééminente du droit de chacun de choisir librement ses actions, il est bien connu qu'il existe des divergences importantes entre ce que la théorie économique normative conduit à préconiser et ce que la moralité du sens commun considère comme acceptable. Au nom d'un souci d'"équité" (fairness) il existe un assez grand nombre de situations dans lesquelles la plupart des individus sont prêts à préférer, par exemple, des mesures, spontanées ou imposées par l'État, de rationnement au libre jeu des mécanismes du marché. Il ne faut donc pas s'attendre à ce que les journalistes réagissent autrement que leurs clients.

La divergence entre la moralité intuitionniste des médias et le libéralisme est encore renforcée du fait de l'habitude prise par les journalistes de donner une valeur éthique par elle-même à certaines mesures spécifiques sans qu'il soit jugé nécessaire d'en indiquer les justifications pratiques ou théoriques profondes. C'est ainsi que le SMIC ou le droit de grève sont présentés comme des institutions évidemment bonnes et que les mettre en question, comme le font les économistes libéraux, revient à prendre une position d'une immoralité flagrante qui ne peut que susciter l'indignation.

A côté de la vérité et de l'impartialité, il existe une troisième norme, plus difficile à définir car moins explicitement mise en avant par les membres de la profession, qui vient limiter la recherche du profit ou de l'audience maximum. C'est celle qui correspond à l'idée que les médias jouent un rôle décisif dans le fonctionnement du système politique et qu'ils doivent être, d'une certaine manière, les défenseurs des valeurs de la démocratie. De ce point de vue l'État démocratique compte évidemment plus que le marché et les libertés politiques (dont, bien sûr, la liberté de la presse) ont la prééminence sur les libertés économiques. Dans la mesure où ils tendent ainsi à constituer un élément du système politique, les médias ont partie liée avec lui. Ils peuvent certes contribuer à son bon fonctionnement (en dénonçant ses abus, en donnant à l'opposition des moyens de s'exprimer, etc.) mais ils ne peuvent avoir la mission de mettre en cause son existence même. Au contraire, en opposant constamment le "bon" Etat au "mauvais", ils le justifient indirectement en excluant la solution du marché pur.

Le rôle de la nature du produit demandé dans la détermination de l'attitude des médias à l'égard du libéralisme.

L'accent a été mis, dans la section précédente, sur la conception que les journalistes se font de leur métier indépendamment des désirs éventuels des consommateurs quant au produit fourni. En fait ceux-ci n'ont pas été complètement oubliés. Les consommateurs aussi préfèrent les informations qui correspondent à la vérité à celles qui sont fausses et il est concevable qu'ils aiment, jusqu'à un certain point, qu'un discours un peu moralisateur conforme à leurs propres principes soit tenu à l'occasion des nouvelles qui sont diffusées. Il en est d'autant plus ainsi qu'il est souvent agréable de se donner l'impression d'être soi-même quelqu'un de moralement "bien" en se contentant de partager les émotions morales des autres.

Mais la demande des consommateurs se manifestent aussi d'une manière qui est moins spontanément en accord avec ce que sont prêts à offrir les producteurs.

En premier lieu, il est clair que le lecteur d'un journal ou le téléspectateur moyen ne désire aucunement qu'on lui fasse un cours d'économie politique à l'occasion de tel ou tel événement. Il souhaite certes, jusqu'à un certain point, qu'on lui donne quelques éléments d'explication et d'évaluation des faits rapportés. Encore faut-il que le message soit concis et simple. Il n'en va pas ainsi seulement parce que le niveau d'instruction du consommateur moyen de nouvelles est relativement limité de même que le temps dont il dispose mais parce que ce n'est pas la fonction des grands médias de jouer le rôle des périodiques spécialisés dans l'information proprement économique et dans la vulgarisation scientifique à ce sujet. Or les exigences de ces consommateurs ne peuvent être satisfaites que moyennent une certaine perte de qualité dans la valeur scientifique de l'explication fournie. A cet égard les enseignements de la théorie économique tels qu'ils servent de fondements au libéralisme se prêtent particulièrement mal à une bonne traduction pour les besoins des médias. Trois exemples de cette difficulté peuvent être rapidement mentionnés.

Le premier est relatif au fameux théorème de la main invisible. L'idée que la poursuite par chacun de son intérêt personnel et, en particulier, du plus grand profit par les entreprises puisse, à certaines conditions qui sont justement celles d'une économie libérale, donner naissance à une situation dans laquelle tout le monde peut être gagnant est certainement profondément contraire à l'intuition du commun des mortels. Pour celui-ci le jeu économique et social est toujours à somme nulle. Il n'est pas imaginable que les journalistes, même à supposer qu'ils aient compris le raisonnement économique à ce sujet, puissent en transmettre la substance pour une juste appréciation des effets à attendre de telle ou telle décision prise par une grande société ou des mesures de libéralisation adoptées par le gouvernement. En fait leur tendance est plutôt à se fier systématiquement aux intentions pour juger de la qualité des décisions prises parce que l'individu moyen est spontanément porté à penser ainsi. Si ces intentions sont "bonnes" (en oubliant que la sagesse populaire nous avertit que l'enfer en est pavé) les effets à attendre de ces décisions seront bons également alors qu'il en ira inversement pour le "mauvaises". A cet égard l'économie de marché souffre d'un grave handicap puisque l'entrepreneur ne cherche qu'à accroître son profit alors que l'État est censé poursuivre l'intérêt général. Il n'est pas imaginable que les médias se lancent dans les subtiles analyses concernant les "effets pervers".

On doit souligner, comme deuxième exemple, que la recherche patiente de l'efficacité allocative par la chasse donnée au gaspillage résultant du "coût en bien-être" de telle ou telle intervention de l'État dans l'économie ne signifie strictement rien pour le citoyen moyen en raison du caractère obscur du concept et de la manière d'en mesurer l'équivalent observable. Le libéralisme qui se fonde sur le critère d'efficacité étant ainsi incompréhensible, il n'est pas étonnant qu'il ne puisse rivaliser avec l'anti-libéralisme dont la principale vertu est d'être à la portée intellectuelle du premier venu en ne s'intéressant qu'aux inégalités et aux mesures de redistribution à effet immédiat. Les médias ne font que refléter cet état de chose qu'ils renforcent peut-être mais qu'ils n'ont pas créé.

Le troisième exemple concerne le fait que le fonctionnement de toute économie de marché est caractérisé par le caractère particulièrement spectaculaire de ses mauvais effets par rapport aux bons. Dans le processus de destruction-création qui y joue un rôle central l'attention est naturellement beaucoup plus attirée par la "destruction" que par la "création". Il en va ainsi, en particulier, parce que les coûts sont concentrés sur une petite partie des agents et se manifestent brutalement à court terme alors que ses avantages sont diffusés dans l'ensemble de l'économie et n'apparaissent que progressivement. De même, l'abaissement des frontières douanières accroît brusquement et fortement les difficultés des entreprises fabriquant les produits concernés tandis que ses effets bénéfiques ne se font sentir (y compris pour ceux qui avaient été initialement perdants) qu'à long terme et peu à peu. L'économiste a beau être convaincu que les difficultés de la transition sont beaucoup plus que compensés par l'augmentation finale du niveau de vie de tous, pour le journaliste ce qui fait l'information intéressante ce sont ces problèmes momentanés et pas la croissance lente qui s'en suit. Le fait, d'ailleurs extrêmement difficile à établir de façon rigoureuse, que, grâce à telle mesure de libéralisation, le taux de croissance de l'économie va augmenter de x% (où x peut être de l'ordre du dixième, voire du centième, de point) n'est pas une "nouvelle", ne serait-ce que parce que l'"événement" se situe dans un avenir seulement probable. La fermeture de telle ou telle usine et le licenciement de tant de centaines ou milliers d'employés en est, au contraire, bien une. Le résultat sera que le consommateur de produits médiatiques sera beaucoup mieux informés des inconvénients du libéralisme que de ses avantages, même en l'absence de toute intention maligne de la part des journalistes. Ils ne font que leur métier de la manière attendue par leurs clients!

En dehors de sa simplicité le message transmis par les médias doit répondre à une seconde exigence pour correspondre convenablement à la demande. Il doit être "intéressant" ou "attrayant" et cet intérêt ou cet attrait ne tient pas seulement ni principalement à l'"importance objective" de l'information concernée. Elle dépend de la charge émotionnelle qui la caractérise et de son retentissement en fonction de la sensibilité du consommateur plus que de son apppétit de connaissances sur ce qui se passe d'important dans le monde. Il y a longtemps que la recherche sur les médias a attiré l'attention sur la manière dont ils ont tenu compte de cette tendance en faisant ce que l'on a appelé de l'"infotainment" comme mélange d'information et d'"entertainment". Comme le rappelait encore récemment Roland Cayrol [1997], les médias "s'occupent plus de nous émouvoir et nous divertir que de nous informer" (p. 7). La "bonne" information est celle qui fait sensation. A cet égard l'économie est relativement mal placée. Les décisions de la Banque Centrale Européenne ou les fluctuations (dans des limites "normales") du cours des actions en bourse ne passionnent pas spontanément le commun des mortels et se prêtent, en général, malaisément à une présentation susceptible de provoquer une émotion.

D'une manière générale, cette recherche de l'information émouvante incite le journaliste à donner la primauté à ce qui va mal dans l'économie sur ce qui va bien pour la même raison que le beau temps ou un temps "normal" prend infiniment moins de place dans les informations générales que des inondations ou une période de canicule. Blendon et al. [1997] ont observé que les citoyens ordinaires sont systématiquement plus pessimistes que les économistes sur l'état et l'évolution de l'économie et indiquent les études qui montrent pourquoi on peut y voir le produit de l'influence des médias. Cette tendance à dramatiser la réalité, que l'on peut constater sur tous les sujets (le moindre événement désagréable survenu dans une localité est toujours censé avoir laissé toute la population, pour employer le cliché journalistique de rigueur, "en état de choc"!), est implicitement défavorable au libéralisme économique dans la mesure où l'opinion générale est que c'est à l'État de faire ce qu'il faut pour que les choses aillent mieux dans la société en général. Y compris, d'ailleurs, en matière de météorologie! On a observé récemment qu'Alain Madelin avait sans doute fait une gaffe politique en rappelant, à l'occasion d'une inondation exceptionnelle dans la région dont il est le député, cette vérité de bon sens (mais qui n'était pas bonne à dire) qu'"à un niveau de crue comme celle-ci, il n'y a rien à faire. Les hommes politiques n'ont pas la possibilité d'interdire les crues". Selon le même schéma de raisonnement, la responsabilité du chômage sera ainsi attribuée non à l'intervention de l'Etat en général mais à ce que celle-ci a pris des formes inadaptées ou insuffisantes. Nos économies étant réputées des "économies de marché", le fait qu'elles ne fonctionnent pas bien à tel ou tel égard est considéré, intuitivement, comme la preuve que le marché n'est pas capable de résoudre lui-même les problèmes qui se posent et que c'est à l'Etat de "faire quelque chose".

Si les journalistes s'efforcent de fournir une explication de la mauvaise situation économique, il peut leur arriver d'organiser un "débat contradictoire" de manière à rendre l'exercice pédagogique plus "intéressant". De ce point de vue la "représentativité" scientifique des personnes invitées comptera infiniment moins que leur aptitude à "bien passer à la télévision", leurs liens avec un parti politique donné ou la célébrité qu'ils ont acquises sur la place publique pour des raisons pouvant n'avoir rien à voir avec une quelconque compétence en matière économique. Les représentants du libéralisme économique pourront éventuellement être invités à de tels débats mais au même titre que n'importe quel "anti-économiste" à la mode et on leur préfèrera le plus souvent l'économiste "standard" puisque celui-ci est déjà considéré comme libéral.

Indépendamment de leur penchant au catastrophisme dû à l'asymétrie dans la sensibilité à ce qui va mal par rapport à ce qui va bien, les médias sont également caractérisés par la tendance à satisfaire le goût de leurs clients pour des informations qui frappent l'imagination et suscitent des sentiments forts d'identification ou de compassion désintéressée. A cet égard la grève avec manifestation de rue ou le recours pur et simple à la violence (comme dans certaines "actions" où se sont illustrés un José Bové et ses amis dans la période récente) est ce qui se rapproche le plus pour l'information économique (et sociale) du principe "du sang à la une" pour l'information générale, surtout s'il y a eu effectivement "du sang" versé, ce qui, d'un point de vue médiatique, est l'idéal. Il est, d'ailleurs, frappant que les reportages sur les grèves provoquées par une mesure de licenciement donnent toujours beaucoup plus de place aux lamentations et vociférations des représentants syndicaux qu'aux justifications lénifiantes et embarrassées de la direction des entreprises concernées. Même l'économiste de service, chargé de tirer la leçon du conflit, aura bien du mal à faire entendre sa "petite voix" et son argumentation nuancée et raisonnable à côté des cris d'indignation et des menaces de voies de fait des employés et des syndicalistes inévitablement "en colère" (pour employer le cliché de rigueur). Il est beaucoup plus difficile de faire un reportage "intéressant" à propos d'événements économiques agréables comme les créations d'emploi qui ont lieu en permanence ou l'augmentation du revenu dont bénéficie, à la longue, l'ensemble des agents économiques. Les nouveaux employés d'une entreprise ou les bénéficiaires de hausses de salaire et, encore moins, ceux qui voient leur revenu réel augmenter lentement et parfois imperceptiblement (en raison du pessimisme excessif des intéressés mentionné plus haut) ne défilent pas dans les rues pour manifester leur joie!

En ayant ainsi tendance à ne faire état que de ce qui est spectaculaire les médias sont condamnés à donner l'impression que les entreprises privées (puisque celles du secteur public protègent leurs employés contre le chômage) sont à l'origine de plus d'inconvénients que d'avantages. On retrouve ici l'effet déjà noté plus haut du contraste entre la concentration des difficultés à court terme sur un petit nombre d'individus et la diffusion des avantages à long terme sur l'ensemble de la population qui caractérise le fonctionnement d'une économie de marché. Le libéralisme économique n'en ressort pas présenté sous un jour attrayant. Inversement toute nouvelle mesure de la part de l'État de soutien à tel secteur ou entreprise ou d'augmentation du salaire minimum ou de règlementation à des fins de protection d'une activité fera l'objet d'une publicité abondante par les médias. Comme les inconvénients de ces interventions ne se feront sentir qu'à long terme et sont souvent difficiles à illustrer de façon à la fois compréhensible pour tout un chacun et spectaculaire, il n'est pas question que les médias y fassent allusion. Ils seront, au contraire, naturellement portés à se référer aux objectifs désintéressés poursuivis par ces moyens. Le fait qu'ils sont conformes aux préoccupations électorales du gouvernement est, en général, négligé de peur de paraître faire le jeu des adversaires de la démocratie en insistant sur cette motivation "vulgaire" des politiciens. L'intervention de l'État est ainsi présentée naturellement de façon avantageuse.

Conclusion

Pour rendre compte de l'impression que les grands médias d'information ne semblent pas avoir une véritable sympathie pour l'économie de marché, il n'est pas nécessaire de supposer, chez les journalistes, une communauté de croyances anti-libérales et une aptitude à les diffuser par l'intermédiaire d'une présentation consciemment partiale de l'actualité économique. Cette théorie du "complot" des journalistes, sans être dénuée nécessairement de toute pertinence empirique, n'est, de toute façon, pas indispensable. Il suffit de prendre en considération les contraintes normatives générales, c'est-à-dire indépendantes de tout jugement de valeur spécifique dans le domaine de l'économie, dont ils tiennent compte et les caractéristiques de la demande qu'ils s'efforcent de satisfaire pour arriver à la conclusion qu'ils ne peuvent faire autrement que donner une image du fonctionnement de l'économie de marché plus défavorable que favorable. Bien entendu il ne s'agit que d'une tendance qui n'interdit pas des fluctuations dans un sens ou dans un autre. Cela a été notamment le cas au cours des deux dernières décennies. Les leçons de l'expérience dans les pays communistes et dans ceux de l'ouest qui avaient fait trop confiance aux recettes traditionnelles de l'interventionnisme étatique ainsi que, de manière concomitante mais accessoirement, l'évolution de la théorie chez les économistes professionnels ont provoqué une certaine modification de l'opinion du citoyen de base comme des "experts" dans le sens d'une moindre hostilité à l'égard du libéralisme économique. Les médias en ont tenu compte. C'est la raison pour laquelle les anti-libéraux classiques ont le sentiment qu'ils sont maintenant tous "passés à l'ennemi". Mais cet effet conjoncturel du changement intervenu dans l'opinion moyenne ne doit pas faire oublier que les médias restent "structurellement" un moyen inadapté à la mise en évidence des vertus et succès de l'économie de marché par rapport à ses défauts.


Références

  • Blendon, R.J. et alii [1997], "Bridging the gap between the public's and economists's views of the economy", Journal of Economic Perspectives, Vol. 11, N° 3, pp. 105-118.
  • Caplan, B. [1999], "The logic of collective belief", doc. non publié.
  • Caplan, B. [2002], "Systematically biased beliefs about economics: robust evidence from the Survey of Americans and economists on the economy", à paraître dans Economic Journal (july).
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  • Tullock, G. [1967], Towards a mathematics of politics, Ann Arbor, The University of Michigan Press.

wl:Alain Wolfeslsperger