Pierre Lemieux:L'illusion keynésienne


Pierre Lemieux:L'illusion keynésienne
L'illusion keynésienne


Anonyme
Pierre Lemieux


Publié dans La Tribune (Paris), 13 janvier 2009, p. 8.

Les idées reçues étaient keynésiennes même avant John Maynard Keynes. Le Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley, publié en 1932 soit quatre ans avant La Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, en témoigne : « Mais les vieux habits sont affreux, répétait-t-on aux bébés pour les conditionner. Nous jetons toujours les vieux habits. Mieux vaut finir qu’entretenir… » Il importe de stimuler la consommation.

On en est resté à ce keynésianisme primaire. La rhétorique par laquelle on rationalise les politiques adoptées pour contrer la crise actuelle est, en effet, bien keynésienne.

Le premier problème des politiques keynésiennes concerne le court terme, où Keynes aimait tant se cantonner. Si la demande globale fait vraiment défaut, il est illusoire de croire que l’État peut la relancer ex nihilo et sans égard aux anticipations. Ce que l’État « injecte » dans l’économie devra un jour ou l’autre être financé par quelqu’un. Sachant cela, les futures victimes du fisc ou de l’inflation prendront des mesures pour se protéger – épargne, exportation des capitaux, etc. – qui annuleront au moins partiellement les efforts de l’État.

Le concept de demande globale est suspect. Les tenants de l’école dite « autrichienne » d’économie proposent une autre explication selon laquelle les cycles économiques sont créés par le monopole de l’État sur la masse monétaire. Le crédit facile créerait des bulles dont l’éclatement se traduit en récession. Friedrich Hayek (1899-1992), un des fondateurs de cette école et récipiendaire du prix Nobel d’économie en 1974, avait été, à l’époque, un des principaux adversaires intellectuels de Keynes.

Le deuxième défaut des politiques keynésiennes se rapporte au long terme et aux aspects structurels plutôt que conjoncturels de l’économie. Car il y a peut-être deux Keynes, un dieu en deux personnes en quelque sorte. Le second Keynes admettait que la régulation économique à court terme entraîne des conséquences à long terme. Dans la Théorie générale, l’économiste de Cambridge écrit : « Aussi pensons-nous qu’une assez large socialisation de l’investissement s’avérera le seul moyen d’assurer approximativement le plein emploi ».

Les politiques actuelles sont keynésiennes au sens du second Keynes : elles reposent sur cette idéologie keynésienne que l’interventionnisme étatique est nécessaire et efficace. Plusieurs des mesures adoptées au cours des derniers mois ressemblent davantage à des éléments de stratégie industrielle qu’à des politiques conjoncturelles. Or – et c’est un autre point sur lequel Hayek s’opposait à Keynes –, l’État ne possède pas et ne peut obtenir les informations nécessaires pour planifier efficacement l’économie.

La crise actuelle illustre dramatiquement cette impossibilité. Elle découle de l’appesantissement presque continu de la réglementation qui l’a précédée. Les budgets des organismes américains – fédéraux seulement – de réglementation des institutions financières et bancaires ont augmenté, en dollars constants, de 44% depuis 1990 et de 17% depuis 2000, sans compter les nouveaux contrôles depuis le déclenchement de la crise. Dans le marché où la crise a éclaté, le marché des hypothèques résidentielles, la moitié de celles-ci étaient détenues ou garanties par l’État fédéral. La crise actuelle, une crise de l’étatisme, manifeste la victoire d’Hayek sur Keynes.

Le troisième défaut, rédhibitoire, des solutions keynésiennes est qu’elles ignorent l’institution même qui est censée les mettre en œuvre. L’État est habité par des politiciens et des bureaucrates qui sont des hommes ordinaires et non par des Séraphins et des Chérubins. À partir de cette hypothèse s’est développée, sous l’instigation de James Buchanan (lauréat Nobel d’économie en 1986), toute une école de pensée qui propose une analyse économique de la politique (voir les chapitres 18 et 19 de mon Comprendre l’économie). Les politiques publiques sont le produit de l’intérêt des politiciens et des bureaucrates de l’État. Les premiers adopteront devant la crise les mesures qui favorisent leur maintien au pouvoir ; les seconds chercheront à préserver leur statut et l’empire de leurs bureaux. Même si l’État keynésien était en mesure d’aplanir le cycle économique, son fonctionnement nécessaire l’amènera plutôt à aggraver et à prolonger les crises.

GMAC, la filiale du géant de l’automobile qui finance clients et concessionnaires de celui-ci, vient d’obtenir du gouvernement américain le statut de banque et, grâce à cela, quelques milliards de financement additionnel. Qui eût cru que la réglementation des banques aurait un jour cette conséquence ? Qui eût cru qu’une théorie keynésienne proposant le relancement de la consommation produirait, dans le plus grand désordre, une assistance tous azimuts des producteurs les moins efficaces ? Mais, pardi, le praticien de l’économie des choix publics ! Le pouvoir de l’État finit toujours par servir des intérêts particuliers plutôt qu’un indéfinissable intérêt général.

Peut-être, en définitive, la crise donnera-t-elle tout autant raison à l’économie des choix publics qu’à la théorie autrichienne, à James Buchanan qu’à Friedrich Hayek.

wl:Pierre Lemieux