Différences entre les versions de « Claude Harmel:La pensée libérale et les questions sociales »

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Mais les ouvriers avaient été payés. »
Mais les ouvriers avaient été payés. »
== La liberté de la consommation ==
Le salaire assure aussi à l'ouvrier la liberté de la consommation, car de son salaire, il fait ce qu'il veut. En dépit des laudateurs du temps passé, du temps où le compagnon mangeait à la table du maître et couchait dans un coin de son logis, en dépit aussi des rêveurs du socialisme dont l'idéal serait que la société prît en charge tous les individus et les pourvût de tout (« à chacun selon ses besoins ») sous prétexte de les libérer de toutes les servitudes matérielles, le salaire, c'est-à-dire la rémunération en espèces, la rémunération en monnaie, constitue l'un des fondements nécessaires des libertés individuelles.
Certes, lent d'abord, puis brusquement accéléré avec l'abolition définitive des corporations en 1791, aggravé ensuite par l'apparition du capitalisme industriel, ce passage d'un type de rémunération (le compagnon à la charge du maître) à un autre (« voilà ton argent, arrange-toi à ta guise ») a provoqué dans toute une partie des classes ouvrières un sentiment d'abandon, de déréliction qui a profondément et durablement marqué les consciences, dans toutes les classes de la société. On vit nombre d'employeurs (le mot ne sera d'usage courant que beaucoup plus tard) pratiquer ce qu'on appelait le patronage, ce qu'on appelle aujourd'hui avec une nuance de dénigrement le paternalisme, dont l'une des pratiques (les « économats » où les ouvriers de l'usine trouvaient tout à meilleur prix) constituait indubitablement dans les faits un retour indirect au paiement en nature.
Les libéraux peuvent bien souvent aller chercher l'expression de leur propre pensée jusque chez ceux qui font profession de la condamner. On leur a tant emprunté, sans le dire! Et ce qu'ils énoncent est si conforme à la nature des choses qu'on est bien forcé d'y revenir dès que la réalité ébranle les idéologies et s'impose aux esprits.
C'est donc à des socialistes que nous nous donnerons le luxe de demander la défense et illustration du salaire en argent, du salaire direct... du salaire libéral.
En 1886, les mineurs de Decazeville firent une grève demeurée lugubrement célèbre dans les annales du mouvement ouvrier parce qu'elle fut marquée par la défenestration mortelle du sous-directeur de la compagnie, l'ingénieur Watrin. Le fondateur du syndicalisme des mineurs dans le Nord, Émile Basly, député de Paris depuis 1885, dénonça à la tribune du Palais-Bourbon les pratiques de l'économat (géré par la Compagnie) qui faisaient que la plupart des mineurs touchaient la plus large part de leur salaire, la totalité parfois, sous forme de jetons et de bons qui n'avaient cours que dans les magasins de l'économat, et il réclama la suppression de cet économat qui, dit-il, confisquait « la liberté de consommation ».
Un an plus tard, rapporteur du projet de loi concernant l'institution de délégués à la sécurité dans les mines, Jean Jaurès (qui, il est vrai, n'avait pas encore donné son adhésion au socialisme collectiviste) évoquait à son tour ces ouvriers qui n'avaient jamais été payés qu'en nature, qui étaient rivés à une sorte de compte courant perpétuel et qui n'avaient jamais « vu reluire dans un peu d'or une peur de liberté ».
Bastiat était donc bien fondé à écrire que les classes laborieuses s'étaient « élevées jusqu'au salariat » et que c'était là un des progrès de la civilisation, même si elles ne devaient pas en rester là dans leurs efforts pour acquérir la sécurité.
A la fin du siècle, P. Leroy-Beaulieu sentira encore la nécessité de défendre l'honneur du salariat et consacrera des pages à montrer que de tous les contrats humains, le salaire, c'est-à-dire la rémunération ,fixée d'avance, soit d'après le temps de travail, soit d'après un tarif pour chaque unité d'ouvrage fait, est le contrat le plus répandu, le plus général, celui gui s'adapte aux occupations les plus diverses, qui a cours dans les pays les plus différents..., nul [autre] contrat n'ayant à un pareil degré un caractère de généralité, approchant presque de l'universalité .
Ce qui était vrai en 1896 l'est plus encore cent ans plus tard. Les PDG eux-mêmes sont aujourd'hui des salariés et tiennent à l'être; et l'ironie des choses a même fait que l'action syndicale menée sous le signe de l'abolition du salariat a elle-même contribué puissamment à la consolidation et à la généralisation de cette forme de revenu, toute chargée qu'elle fût de la malédiction socialiste.
== L'organisation du marché du travail ==
Libérateur en soi, le salaire n'en restait pas moins terriblement aléatoire en ces premiers temps d'extension au salariat. Il était soumis aux lois du marché, et cela dans les conditions les plus défavorables, car, non seulement l'Assemblée constituante avait, en 1791, par le décret d'Allarde, aboli définitivement les corporations et proclamé la liberté du travail, mais encore, sous l'influence, non plus cette fois de la pensée libérale, mais des doctrines quasi totalitaires de Jean-Jacques Rousseau, elle avait, prise d'une sorte de phobie, interdit toutes les associations, les associations de capitaux aussi bien que celles des ouvriers salariés, tout comme les associations politiques. Elle n'avait pas toléré qu'aucun « corps » se formât entre les individus citoyens d'une part, l'État de l'autre; et, bravant la nature humaine, incontestablement sociale, sa Déclaration des droits de l'homme et du citoyen avait délibérément ignoré le droit d'association.
Qui plus est, émue par une grève des charpentiers parisiens (mais alors on ne disait pas encore grève) elle avait, à l'appel de René Le Chapelier, député de Rennes, interdit non seulement les grèves, les cessations concertées et collectives du travail, mais les associations professionnelles, aussi bien d'entrepreneurs que d'ouvriers et compagnons, nos syndicats, et elle avait stipulé que ce que nous appelons le contrat de travail ne pouvait être qu'un accord passé « de gré à gré » entre deux individus, le maître et l'ouvrier, sans qu'aucun tiers (ni le gouvernement, ni la loi, ni une organisation quelconque) puisse intervenir dans la discussion et la conclusion de ce contrat.
Quinze ans avant la loi Le Chapelier, Adam Smith avait déjà relevé que, dans cet affrontement entre le maître et l'ouvrier, et bien qu'on eût de part et d'autre des individus libres et égaux en droit, la partie n'était pas égale. Outre que les maîtres peuvent se concerter plus aisément que les ouvriers, fût-ce discrètement, ils sont en état de tenir plus longtemps. Un propriétaire, un fermier, un maître fabricant ou marchand, pourraient en général, sans occuper un seul ouvrier, vivre un an ou deux sur les fonds qu'ils ont amassés. Beaucoup d'ouvriers ne pourraient pas subsister sans travail une semaine, très peu un mois et à peine un seul une année entière. A la longue, il se peut que le maître ait autant besoin de l'ouvrier que celui-ci a besoin du maître, mais le besoin du premier n'est pas si pressant.
Jean-Baptiste Say reprendra en écho dès 1803:
« Les salaires de l'ouvrier se règlent contradictoirement par une convention faite entre l'ouvrier et le chef d'industrie : le premier cherche à recevoir le plus, l'autre à donner le moins qu'il est possible, mais dans cette espèce de débat, il y a du côté du maître un avantage indépendant de ceux qu'il tient déjà de la nature de ses fonctions. Le maître et l'ouvrier ont bien également besoin l'un de l'autre, puisque l'un ne peut faire aucun profit sans le secours de l'autre, mais le besoin du maître est moins immédiat, moins pressant. Il en est peu qui ne puissent vivre plusieurs mois, plusieurs années même, sans faire travailler un seul ouvrier, tandis qu'il est peu d'ouvriers qui puissent, sans être réduits aux dernières extrémités, passer plusieurs semaines sans ouvrage. Il est bien difficile que cette différence de position n'influe pas sur le règlement des salaires. »
Les socialistes n'ont donc pas été les premiers, comme ils se complaisent à le croire, à dénoncer l'inégalité du maître et de l'ouvrier sur le marché du travail. Le mérite en revient aux économistes, et on est injuste, déloyal ou ignorant quand on ne leur en rend pas hommage. Il est permis toutefois de relever qu'il manque quelque chose à leur analyse.
Dans sa confrontation avec son employeur éventuel, l'ouvrier n'est pas défavorisé seulement - ni peut-être même principalement - par son incapacité à « tenir » longtemps sans ouvrage. Il souffre aussi d'être soumis à la redoutable concurrence de ceux qui, comme lui, cherchent une embauche. Il est bien rare en effet que les demandeurs d'emploi (offreurs de travail) soient moins nombreux que les emplois disponibles. L'offre est presque toujours supérieure à la demande. Il s'ensuit donc sur le marché du travail une concurrence des ouvriers entre eux, qui conduit inévitablement à la baisse du prix de la « marchandise » offerte en trop grande quantité, à la baisse des salaires. S'il existe une place libre dans un atelier et dix candidats à la porte pour l'occuper, c'est, à qualité professionnelle égale, celui qui offrira ses services à quelques centimes de moins que les camarades qui obtiendra la place. Bref, sur le marché du travail, l'adversaire pour ne pas dire l'ennemi, ce n'est pas le patron qui « fait travailler » et dont on sollicite un emploi, mais les camarades qui, eux aussi, cherchent un travail et sont prêts à « casser les prix » pour obtenir la préférence.
Les socialistes n'ont pas ignoré cet aspect des choses, mais ils ne s'y sont pas attardés. Marx y fait allusion furtivement deux fois dans le Manifeste communiste. Ils n'auraient pas voulu laisser croire qu'ils pensaient que les ouvriers pussent être pour quelque chose dans leur malheur. Selon leurs dires, la concurrence sur le marché du travail n'avait des effets dévastateurs que parce qu'elle était la conséquence de la concurrence sur le marché des produits. Si les fabricants et manufacturiers n'étaient pas obligés de « serrer les prix » pour résister à la concurrence, ils montreraient moins d' « âpreté » dans la discussion des salaires. Aussi, le salut de la classe ouvrière passait-il aux yeux des socialistes par une organisation de la production et de la distribution qui soustrairait l'une et l'autre aux lois du marché.
Les libéraux, quant à eux, ont cherché la solution dans l'organisation non du travail, mais du marché du travail.
Le mérite de leurs premières démarches à la fois théoriques et pratiques revient à Gustave de Molinari (1819-1912), libéral s'il en fut, futur rédacteur en chef du Journal des Économistes. Tout jeune, il s'était intéressé aux « moyens d'améliorer le sort des classes laborieuses ».
Élevé dans une ville industrielle (il était né à Liège, avait vécu à Bruxelles, avant de s'installer à Paris), il avait pu constater journellement l'inégalité de la situation de l'ouvrier et de l'entrepreneur dans le débat du salaire et les effets de cette situation inégale. Il avait vu de près l'ouvrier dépourvu d'avances et immobilisé dans un marché étroit, obligé d'accepter les conditions qui lui étaient proposées, si dures qu'elles puissent être.
Deux faits sont particulièrement à retenir parmi ceux qui nourrirent sa réflexion: d'abord ce qu'on pourrait appeler l'opacité du marché du travail, l'ignorance dans laquelle se trouvaient le plus souvent les demandeurs d'emploi de l'existence des emplois disponibles (et aussi la difficulté de se rendre là où il y avait des emplois, faute notamment de savoir si ces emplois existaient vraiment) -, puis la pression que les ouvriers à la recherche d'une embauche exerçaient les uns sur les autres sur ces marchés de louage de main-d'oeuvre qu'à Paris on appelait les « grèves ». En présence de leurs camarades, aucun d'eux (par amour propre, par esprit de solidarité, par peur aussi des représailles) n'osait accepter un travail à un prix inférieur à ce qu'il avait été convenu entre eux ou à ce qui se pratiquait normalement dans la profession.
D'où l'idée d'établir, dans les principaux centres d'industrie et d'agriculture, une Bourse du travail où se rendraient les ouvriers qui auraient besoin de travail et les maîtres d'atelier qui auraient besoin d'ouvriers. Le prix du travail pour chaque industrie y serait chaque jour affiché... les ouvriers... pourraient de la sorte connaître, jour par jour, les endroits où le travail s'obtient aux conditions les plus favorables, ceux où ils doivent se porter de préférence pour en demander.
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