Différences entre les versions de « Claude Harmel:La pensée libérale et les questions sociales »

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Nous ne dirons pas ici comment ces dispositifs libéraux, mis en place dans l'intention déclarée de fournir aux ouvriers les moyens de mieux défendre leurs intérêts, furent déviés rapidement de leur vocation première par des révolutionnaires de tous genres, les grèves surtout par les blanquistes, le droit de réunion par tous les ennemis du régime impérial, dont le nombre croissait dans ce qu'on pourrait appeler les marges de la classe politique à mesure que la politique de Napoléon III en faveur du monde ouvrier lui gagnait des sympathies dans les élites professionnelles .
Nous ne dirons pas ici comment ces dispositifs libéraux, mis en place dans l'intention déclarée de fournir aux ouvriers les moyens de mieux défendre leurs intérêts, furent déviés rapidement de leur vocation première par des révolutionnaires de tous genres, les grèves surtout par les blanquistes, le droit de réunion par tous les ennemis du régime impérial, dont le nombre croissait dans ce qu'on pourrait appeler les marges de la classe politique à mesure que la politique de Napoléon III en faveur du monde ouvrier lui gagnait des sympathies dans les élites professionnelles .
== La liberté syndicale ==
Les hommes politiques libéraux ne tardèrent pas à se rendre compte que les coalitions et réunions informelles telles que les lois de mars 1864 et juin 1868 les avaient permises se prêtaient à tous les débordements et désordres auxquels sont portés par nature tous les rassemblements d'individus quand ceux-ci ne sont pas encadrés, structurés, disciplinés par une organisation consciente d'elle-même. Quant aux chambres syndicales ouvrières qui, à partir de 1872, renaissaient de toutes parts, en l'absence des socialistes, après les ravages de la guerre et de la Commune, le régime de la « tolérance administrative » qui ne leur conférait pas la personnalité civile, les laissait sans moyen pour mener dans l'ordre la défense et la promotion des intérêts ouvriers : elles n'avaient même pas le droit d'ouvrir à leur nom un livret de caisse d'épargne et les contrats qu'elles pouvaient signer avec des patrons n'avaient qu'une valeur morale et n'engageaient vraiment personne.
Aussi, fut-il entrepris d'abattre un nouveau pan de la loi Le Chapelier et de permettre ce qu'elle avait interdit, à savoir pour « les citoyens d'un même État ou profession, les entrepreneurs, ceux qui ont boutique ouverte, les ouvriers et compagnons d'un art quelconque », le droit « lorsqu'ils se trouveront ensemble, de nommer présidents, secrétaires et syndics, de tenir des registres, prendre des arrêtés ou délibérations, former des règlements sur leurs intérêts communs », bref de constituer des associations professionnelles, nos syndicats.
La première proposition de loi visant à reconnaître aux syndicats professionnels le droit de se constituer librement et d'obtenir la personnalité civile sans autre formalité que le dépôt de leurs statuts auprès d'une administration publique fut déposée en 1876 par celui des hommes politiques libéraux de la IIIe République qui, après Waldeck-Rousseau, a pris la plus grande part à la politique ouvrière du libéralisme, Édouard Lockroy, un nom tombé dans l'oubli, sauf peut-être pour les biographes de Victor Hugo, qui savent que Lockroy fut le second mari de la veuve de Charles Hugo, et, à ce titre, le tuteur de Georges et de Jeanne, sauf aussi pour les historiens de la tour Eiffel, puisque ce fut Lockroy, ministre du Commerce, qui signa avec l'illustre ingénieur le contrat auquel on doit la tour.
Il fallut huit ans à la proposition de Lockroy pour que, relayée par d'autres propositions, convertie en projet par le libéral Waldeck-Rousseau, alors ministre de l'Intérieur, elle devînt la loi du 21 mars 1884. Huit ans au cours desquels elle se heurta, non seulement à l'hostilité des conservateurs et de patrons aussi aveugles qu'égoïstes, mais aussi, mais surtout aux socialistes de tous bords et à ceux des groupements syndicaux sur qui ils étaient parvenus à étendre leur emprise.
Ils la dénoncèrent comme une « loi de police » parce qu'elle faisait obligation aux syndicats - s'ils désiraient être des entités juridiques légalement fondées - de déposer à la mairie leurs statuts et le nom de leurs administrateurs et l'on voudrait pouvoir citer en entier l'article que Jules Guesde vociféra en mai 1884 dans Le Cri du Peuple contre ce qu'il appelait « une nouvelle loi Le Chapelier ».
Notre bourgeoisie ne désarme pas, assurait-il, au contraire. Elle ne fait que déplacer ses barrières protectrices et les transporter là où elles peuvent être efficaces: sur le terrain politique. Ce n'est pas en réalité l'abrogation de la loi Le Chapelier, c'est sa modernisation, son adaptation aux nouvelles nécessités capitalistes. Sous couleurs d'autoriser l'organisation professionnelle de notre classe ouvrière, la nouvelle loi n'a qu'un but: empêcher son organisation politique.
Mais, concluait-il, « cet empêchement vient trop tard », « le Parti ouvrier est aujourd'hui trop fort » pour que cette manoeuvre machiavélique de la bourgeoisie l'empêche d'aboutir, car Jules Guesde a vécu trente ans dans l'illusion que la révolution socialiste allait éclater le lendemain matin - avant de devenir en 1914 ministre d'État dans un gouvernement d'union sacrée.
Il enrageait à la pensée que la liberté syndicale contribuait à renforcer chez les ouvriers l'idée - l'illusion selon lui - qu'ils pouvaient améliorer leur sort dans le cadre de la société capitaliste, les détournant ainsi de l'action politique révolutionnaire dont il s'acharnait à prétendre qu'elle était « la condition indispensable » de l' « affranchissement économique » de la classe ouvrière.
Ce serait une longue histoire que celle des combats menés contre cette loi par toute une partie des socialistes et la quasi-totalité des anarchistes. Partout où ceux-ci le pouvaient, ils mettaient la main sur les syndicats, mais pour les maintenir en dehors de la loi et leur faire faire une gymnastique révolutionnaire qui les détournait de leur vocation naturelle et écartait d'eux (hélas! pour longtemps, puisque les effets s'en font encore sentir) la majeure partie des travailleurs salariés, peu soucieuse de s'engager dans une aventure vouée à l'échec et dont la réussite aux yeux de plus d'un aurait été une catastrophe.
Quand, en 1900 et 1901, Waldeck-Rousseau, cette fois président du conseil, aidé du socialiste indépendant Alexandre Millerand (pour cette raison traité en renégat et en traître par toute la meute des révolutionnaires) tenta de conforter et d'étendre la loi de 1884, notamment en accordant la personnalité civile aux unions de syndicats, il dut battre en retraite devant l'hostilité des socialistes à la manière de Jules Guesde et de ceux qu'on commençait à appeler les syndicalistes révolutionnaires, ceux-ci « tenant » les directions de la CGT naissante, de la Fédération des Bourses du travail et de nombre de fédérations d'industrie ou de métier.
Pensez donc ! Le projet visait à étendre le droit de propriété des syndicats, leur reconnaissait celui de fonder des sociétés commerciales, des écoles professionnelles, des hospices, des hôpitaux, bref les moyens de mener une action sociale en profondeur. Mais c'était vouloir trans-former les syndicats en capitalistes, les embourgeoiser, les enraciner dans la société présente, faire d'eux des gestionnaires, ce qui rime avec révolutionnaire, mais seulement dans les mots: au niveau des idées, c'est l'antagonisme .
II faudra attendre la loi du 20 mars 1920 pour que les unions de syndicats (c'est-à-dire, entre autres, les confédérations) se voient reconnue la capacité civile.
== Les conventions collectives: les libéraux pour, les révolutionnaires contre ==
Même aventure avec la législation des conventions collectives. Les syndicats étant, dans la pensée libérale, non des machines à faire des grèves, mais des machines à faire des contrats, Édouard Lockroy avait prévu dans sa proposition de 1876 - c'était l'article 4 - que les syndicats d'une même industrie composés l'un de patrons, l'autre d'ouvriers (pourraient) conclure entre eux des conventions ayant pour objet de régler les rapports professionnels des membres d'un syndicat avec ceux de l'autre. Ces conventions auront force de contrat et engageront tous les membres des parties contractantes pour la durée stipulée. Lesdites conventions ne pourront être établies que pour une durée maximale de cinq ans.
Cette proposition n'avait pas été reprise dans la loi du 21 mars 1884, ni dans le projet Barthou de 1902, mais elle fit l'objet d'un important projet de loi déposé le 2 juillet 1906 - donc en pleine guerre de la CGT révolutionnaire contre le gouvernement - par Gaston Doumergue, un libéral lui aussi, alors ministre du Commerce, de l'Industrie et du Travail.
Ouvrons ici une parenthèse. La première pierre du futur ministère du Travail avait été posée en 1886 par É. Lockroy quand il avait enlevé au ministère de l'Intérieur les services concernant les syndicats pour les rattacher au ministère du Commerce, devenu par ses soins ministère du Commerce et de l'Industrie. Même au temps de Waldeck-Rousseau et d'Alexandre Millerand, les services concernant le travail étaient restés rattachés au ministère du Commerce et de l'Industrie. Ce fut Sarrien, un libéral lui aussi qui, en constituant son gouvernement le 14 mars 1906 (six semaines avant le tumultueux 1er mai 1906) éleva ces services à la dignité ministérielle en créant le ministère du Commerce, de l'Industrie et du Travail, confié, on l'a vu, à G. Doumergue. Six mois plus tard, Clemenceau, dont on nous accordera qu'il n'était guère touché de la grâce socialiste, fit le dernier pas en consacrant au Travail un ministère à part entière.
Pensa-t-il se concilier les syndicalistes en confiant ce ministère à un socialiste indépendant, René Viviani ? Si oui, son calcul se révéla faux, car toutes les sectes révolutionnaires, y compris les plus honorables se déchaînèrent contre cette innovation. Hubert Lagardelle, pour ne citer que lui, énonça péremptoirement qu'un « ministère du Travail serait une source de corruption autrement profonde que le ministère du Commerce », qu'il allait « gouvernementaliser la classe ouvrière ». La gouvernementaliser, c'est-à-dire l'aider à sortir des sentiers battus, mais sans issue de la Révolution. Le projet Doumergue, très complet, trop peut-être, portait sur les différents aspects du contrat de travail, et notamment « sur les conventions collectives relatives au contrat de travail ».
« La convention collective du travail, disait l'exposé des motifs, est une forme nouvelle de contrat qui n'a pas encore reçu une consécration légale, mais qui tend à se répandre de plus en plus. [Relevons le caractère libéral de cette démarche législative qui aime que le fait précède la loi.] Elle ne constitue pas un contrat de travail, mais détermine les conditions générales auxquelles devront satisfaire les contrats individuels passés entre employeurs et employés parties à la convention... Très populaire parmi les ouvriers, la convention collective de travail n'a pas moins été favorablement accueillie par les patrons de certaines industries, désireux d'éviter les excès d'une concurrence ruineuse.
... Dans une matière aussi délicate, on ne saurait prétendre avoir fait oeuvre définitive. La convention collective n'est encore qu'en voie d'évolution. On a essayé de tenir compte de ce qu'elle est déjà et de ce qu'elle apparaît devoir être dans l'avenir ».
Là encore, la méthode, prudente et quasi expérimentale, était libérale. La loi ne forcerait rien: calquée sur la réalité, elle ne ferait que codifier ce qui s'établissait de soi-même.
Les syndicats auraient dû se féliciter de ce projet qui allait, non pas régler les problèmes à leur place, mais leur fournir un nouvel outil de travail, et certains en effet exprimèrent leur satisfaction. Mais la CGT était encore à cette date dominée par les syndicalistes révolutionnaires. Elle tint en octobre 1906, à Amiens, un congrès demeuré célèbre parce qu'il adopta la Charte fameuse qui proclamait le devoir d'indépendance de tous ses syndicats et d'elle-même à l'égard « des partis et des sectes ».
Ce premier pas ne l'écartait pas encore de ses convictions révolutionnaires, et le Congrès vota (on ne sait à quelle majorité, le vote s'étant fait à mains levées) la condamnation du projet Doumergue.
Considérant que les lois ouvrières en projet, sur l'arbitrage obligatoire, la participation aux bénéfices, le contrat collectif de travail, la représentation dans les conseils des sociétés industrielles, ont pour objet d'entraver le développement du syndicalisme et d'étrangler le droit de grève...
Considérant que le droit nouveau auquel nous aspirons... ne peut sortir que des luttes ouvrières sur le terrain économique,
le congrès invite les fédérations à se préparer à faire une action énergique au moment où elle deviendrait nécessaire contre tout projet tendant à l'étranglement de l'action syndicale .
Les conventions collectives reçurent enfin une définition légale le 25 mars 1919 :
Ce ne serait pas ici le lieu de retracer l'histoire des conventions collectives et de leur législation: les lois des 25 mars 1919, 24 juin 1936, 23 décembre 1946, 11 février 1950, 13 novembre 1982. Signalons toutefois :
- que la loi de décembre 1946 porte la marque profonde de ses origines socialistes, avec son exigence de l' « unicité » des conventions (une seule convention nationale par profession) et l'abandon au gouvernement du soin de fixer les salaires;
- que les socialistes n'étaient plus au pouvoir quand fut votée la loi du 11 février 1950 qui ouvrait à nouveau le domaine des salaires aux conventions collectives et permettait à celles-ci d'échapper au carcan de l'unicité;
- que ce fut grâce aux conventions collectives et au « paritarisme » qui en est la conséquence logique que l'on put arracher au monopole centralisateur, étatique ou parastatal de la Sécurité sociale, certains éléments de ce qu'on appelle la protection sociale collective, à savoir les régimes de retraites complémentaires et l'assurance chômage;
- que Georges Pompidou avait tempéré son gaullisme d'une bonne dose de libéralisme - comme d'aucuns lui en font reproche aujourd'hui - en ouvrant le 3 août 1967 une des périodes les plus fécondes en fait de négociations collectives.
Jetons un voile sur l'intention qui fut véritablement celle des socialistes et de leurs inspirateurs syndicalistes quand, en 1982, ils instituèrent la négociation annuelle obligatoire dans l'entreprise. Ils croyaient renforcer ainsi la présence des syndicats dans l'entreprise et accroître leur capacité à y conduire une action révolutionnaire, en attendant d'y prendre le pouvoir. C'est l'inverse qui s'est produit. Car, lorsqu'on traite de problèmes concrets en présence des intéressés, les salariés de l'entreprise, peu disposés à laisser sacrifier leurs intérêts immédiats à des calculs politiques ou des rêveries idéologiques, les négociateurs syndicaux doivent laisser au portemanteau les consignes confédérales.
La négociation dans l'entreprise rend aux syndicats (ou à leurs sections d'entreprise) une liberté qu'ils avaient perdue dans la défense des intérêts dont ils ont pris la charge.
Intérêts et liberté, une association qui ne déplaît pas à la pensée syndicale. Aussi doit-on saluer comme une victoire de l'idée libérale, cette convention interprofessionnelle nationale du 31 octobre 1995 proposant la mise en place, dans les entreprises sans implantation syndicale, de dispositifs permettant d'y négocier les salaires et les conditions de travail. Car assurément il ne serait pas libéral d'accorder le monopole de la négociation collective à des organisations syndicales qui n'ont pas su ou voulu gagner la confiance de l'ensemble des travailleurs salariés dont ils prétendent défendre les intérêts.
N'ont signé ce texte libéral ni la CGT rivée au stalinisme même après la chute de l'URSS, ni la CGT-Force Ouvrière livrée à nouveau, par la grâce des disciples de Léon Trotski, à ses démons du début du siècle.
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