Différences entre les versions de « Mario Vargas Llosa:Nations, fictions »

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Comme l'histoire à laquelle il se consacre, Claudio Véliz est devenu planétaire et il dirige maintenant ''La Conversazione'', rassemblement transcontinental qui déplace des intellectuels à Oxford, Melbourne et Boston pour les faire dialoguer sur tous les sujet imaginables. Celui qui vient de se dérouler portait sur le nationalisme, thème devenu d'actualité au moment où, soudain, de vieilles nations ont commencé à se désintégrer et d'autres à se reconstruire ou à s'inventer, en Europe, Asie et Afrique, en un nouveau bouleversement de cette spectaculaire fin de millénaire.
Comme l'histoire à laquelle il se consacre, Claudio Véliz est devenu planétaire et il dirige maintenant ''La Conversazione'', rassemblement transcontinental qui déplace des intellectuels à Oxford, Melbourne et Boston pour les faire dialoguer sur tous les sujet imaginables. Celui qui vient de se dérouler portait sur le nationalisme, thème devenu d'actualité au moment où, soudain, de vieilles nations ont commencé à se désintégrer et d'autres à se reconstruire ou à s'inventer, en Europe, Asie et Afrique, en un nouveau bouleversement de cette spectaculaire fin de millénaire.


L'exposé qu'il m'est donné de commenter est celui du professeur Roger Scruton, essayiste subtil, qui a trouvé pour défendre l'idée de nation des arguments plus consistants que ceux que l'on entend habituellement de la bouche de ses avocats. D'après le professeur Scruton, elle résulte d'un sentiment communautaire semblable — quoique beaucoup plus riche — à celui de tribu, cette fraternité de la première personne du pluriel, le « nous », qui incorpore les morts et ceux qui ne sont pas encore nés à la société des vivants comme membre de plein droit. Le langage, la religion et la terre qu'ils se partagent fondent le sentiment national. Mais l'écriture l'enrichit et l'"immortalise" quand, comme le latin, l'hébreu, l'arabe et l'anglais où fut traduit la Bible de King James I, elle sert des textes religieux représentatifs à travers lesquels les vivants dialoguent avec leurs ancêtres et leurs descendants. Une communauté cimentée de la sorte s'émancipe de l'histoire, acquiert une permanence métaphysique antérieure et plus profonde que la constitution de l'État, phénomène moderne qui — seulement dans des cas privilégiés, certes — va comme un gant à la nation.
L'exposé qu'il m'est donné de commenter est celui du professeur Roger Scruton, essayiste subtil, qui a trouvé pour défendre l'idée de nation des arguments plus consistants que ceux que l'on entend habituellement de la bouche de ses avocats. D'après le professeur Scruton, elle résulte d'un sentiment communautaire semblable — quoique beaucoup plus riche — à celui de tribu, cette fraternité de la première personne du pluriel, le « nous », qui incorpore les morts et ceux qui ne sont pas encore nés à la société des vivants comme membre de plein droit. Le langage, la religion et la terre qu'ils se partagent fondent le sentiment national. Mais l'écriture l'enrichit et l'« immortalise » quand, comme le latin, l'hébreu, l'arabe et l'anglais où fut traduit la Bible de King James I, elle sert des textes religieux représentatifs à travers lesquels les vivants dialoguent avec leurs ancêtres et leurs descendants. Une communauté cimentée de la sorte s'émancipe de l'histoire, acquiert une permanence métaphysique antérieure et plus profonde que la constitution de l'État, phénomène moderne qui — seulement dans des cas privilégiés, certes — va comme un gant à la nation.


Mais il y a encore plus de ciment pour solidifier cette structure, dans le cas de l'Europe. Ses nations ont hérité de la plus grande réussite de l'empire romain, un système de lois pour la résolution des conflits, universel et indépendant de l'arbitraire de ceux qui gouvernent. Cet héritage a été particulièrement fécond dans le cas britannique, où il a créé « une grande force gravitationnelle de juridictions territoriales » à l'abri de laquelle se révolvent les conflits, se légalisent les contrats, se fortifient les institutions et l'on vit une sécurité et une liberté qui établissent des liens solidaires intenses entre les composantes du « nous » national et un instinct d'appartenance aux autres, « eux ».
Mais il y a encore plus de ciment pour solidifier cette structure, dans le cas de l'Europe. Ses nations ont hérité de la plus grande réussite de l'empire romain, un système de lois pour la résolution des conflits, universel et indépendant de l'arbitraire de ceux qui gouvernent. Cet héritage a été particulièrement fécond dans le cas britannique, où il a créé « une grande force gravitationnelle de juridictions territoriales » à l'abri de laquelle se révolvent les conflits, se légalisent les contrats, se fortifient les institutions et l'on vit une sécurité et une liberté qui établissent des liens solidaires intenses entre les composantes du « nous » national et un instinct d'appartenance aux autres, « eux ».
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Aucune nation ne surgit ''naturellement''. La cohérence et la fraternité que d'aucunes arborent dissimulent aussi, sous les embelissantes fictions — littéraires, historiques, artistiques — qui fondent leur identité, des réalités saisissantes. En elles aussi furent démolies impitoyablement ces « contradictions et différences » — croyances, races, coutumes, langues, et pas toujours des minorités — que la nation, comme le Caligula de Camus, a besoin d'éliminer pour se sentir sûre, sans risque de fragmentation. Cette multitude de nations africaines et américaines, mais pas seulement elles, extravagantes démarcations imposées par les empires coloniaux, a une origine aussi arbitraire et artificielle que la Jordanie, pays inventé par Winston Churchill « un samedi après-midi, au printemps », selon sa célèbre ''boutade''<ref>En français dans le texte.</ref>.
Aucune nation ne surgit ''naturellement''. La cohérence et la fraternité que d'aucunes arborent dissimulent aussi, sous les embelissantes fictions — littéraires, historiques, artistiques — qui fondent leur identité, des réalités saisissantes. En elles aussi furent démolies impitoyablement ces « contradictions et différences » — croyances, races, coutumes, langues, et pas toujours des minorités — que la nation, comme le Caligula de Camus, a besoin d'éliminer pour se sentir sûre, sans risque de fragmentation. Cette multitude de nations africaines et américaines, mais pas seulement elles, extravagantes démarcations imposées par les empires coloniaux, a une origine aussi arbitraire et artificielle que la Jordanie, pays inventé par Winston Churchill « un samedi après-midi, au printemps », selon sa célèbre ''boutade''<ref>En français dans le texte.</ref>.


La différence réside en ce que les vieilles nations semblent plus sérieuses, nécessaires et réalistes que les nouvelles, parce que, comme les religions, outre une abondante littérature, elles semblent validées par les mers de sang qu'elles ont répandues et fait répandre. Mais c'est un mirage. À l'encontre des données sur lesquelles Roger Scruto appuie ses conclusions, l'extraordinaire , en vérité, c'est qu'en dépit des terribles efforts déployés par les anciennes nations pour créer ce dénominateur commun — le « nous » protecteur et isolationniste —, nous voyons chaque jour se manifester d'irrésistibles forces centrifuges pour défier partout ce mythe. Cela arrive en France, en Espagne, sans parler de l'Italie, et même en Grande-Bretagne. Et bien entendu aux États-Unis où le développement du multiculturalisme effraie pareillement des conservateurs comme Alain Bloom et des progressistes tels qu'Arthur Schlesinger, qui voient dans cette floraison de cultures diverses — africaine, hispanique, autochtone, américaine — une sérieuse menace contre la « nationalité » (à juste titre). À de rares exceptions près, les sociétés modernes exhibent une croissante mixture de « eux » et de « nous » de nature très diverse — raciale, religieuse, linguistique, régionale, idéologique — qui réduit et parfois annihile le dénominateur commun géographique et historique — « la terre et les morts », selon Charles Maurras — sur lequel repose, depuis le siècle des Lumières, l'idée de nation.
La différence réside en ce que les vieilles nations semblent plus sérieuses, nécessaires et réalistes que les nouvelles, parce que, comme les religions, outre une abondante littérature, elles semblent validées par les mers de sang qu'elles ont répandues et fait répandre. Mais c'est un mirage. À l'encontre des données sur lesquelles Roger Scruton appuie ses conclusions, l'extraordinaire , en vérité, c'est qu'en dépit des terribles efforts déployés par les anciennes nations pour créer ce dénominateur commun — le « nous » protecteur et isolationniste —, nous voyons chaque jour se manifester d'irrésistibles forces centrifuges pour défier partout ce mythe. Cela arrive en France, en Espagne, sans parler de l'Italie, et même en Grande-Bretagne. Et bien entendu aux États-Unis où le développement du multiculturalisme effraie pareillement des conservateurs comme Alain Bloom et des progressistes tels qu'Arthur Schlesinger, qui voient dans cette floraison de cultures diverses — africaine, hispanique, autochtone, américaine — une sérieuse menace contre la « nationalité » (à juste titre). À de rares exceptions près, les sociétés modernes exhibent une croissante mixture de « eux » et de « nous » de nature très diverse — raciale, religieuse, linguistique, régionale, idéologique — qui réduit et parfois annihile le dénominateur commun géographique et historique — « la terre et les morts », selon Charles Maurras — sur lequel repose, depuis le siècle des Lumières, l'idée de nation.


La Grande-Bretagne est-elle un cas à part ? En vérité, cette société cohérente, compacte, intégrée, née de la mer, du climat, du droit coutumier, de la religion réformée, de l'individualisme et de la liberté qu'évoquent si joliment les écrits de Roger Scruton, exista-t-elle jamais ? Depuis trente ans, j'y vais fréquemment et je passe de longues périodes dans ce pays — que j'admire entre tous —, je l'observe et l'étudie avec une dévotion qui ne cesse jamais. Mais ce que voit Scruton, cette patrie d'Albion métaphysique, je ne l'ai jamais vue. Et assurément beaucoup moins maintenant que durant cet hiver 1962 quand, sitôt franchi le Channel et grimpé dans le train de Douvres, on me mit entre les mains une tasse de thé avec une biscotte qui ébranlèrent ma tenace incrédulité face aux psychologies nationales.
La Grande-Bretagne est-elle un cas à part ? En vérité, cette société cohérente, compacte, intégrée, née de la mer, du climat, du droit coutumier, de la religion réformée, de l'individualisme et de la liberté qu'évoquent si joliment les écrits de Roger Scruton, exista-t-elle jamais ? Depuis trente ans, j'y vais fréquemment et je passe de longues périodes dans ce pays — que j'admire entre tous —, je l'observe et l'étudie avec une dévotion qui ne cesse jamais. Mais ce que voit Scruton, cette patrie d'Albion métaphysique, je ne l'ai jamais vue. Et assurément beaucoup moins maintenant que durant cet hiver 1962 quand, sitôt franchi le Channel et grimpé dans le train de Douvres, on me mit entre les mains une tasse de thé avec une biscotte qui ébranlèrent ma tenace incrédulité face aux psychologies nationales.
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Ce processus doit être le bienvenu. L'affaiblissement et la dissolution des nations en de vastes et souples communautés politico-économiques placées sous le signe de la liberté ne contribueront pas seulement au développement et au bien-être de la planète, en diminuant le risque conflits belliqueux et en ouvrant des perspectives inédites pour le commerce et l'industrie ; il permettra, en outre, la diversification et le surgissement de cultures authentiques, celles qui naissent et croissent d'une nécessité d'expression d'un groupe humain homogène, même si elles ne servent pas une volonté de domination politique. Paradoxalement, seule la mondialisation peut garantir le droit à l'existence de ces petites cultures que traditionnellement la nation a balayées pour pouvoir consolider le mythe de son intangibilité.
Ce processus doit être le bienvenu. L'affaiblissement et la dissolution des nations en de vastes et souples communautés politico-économiques placées sous le signe de la liberté ne contribueront pas seulement au développement et au bien-être de la planète, en diminuant le risque conflits belliqueux et en ouvrant des perspectives inédites pour le commerce et l'industrie ; il permettra, en outre, la diversification et le surgissement de cultures authentiques, celles qui naissent et croissent d'une nécessité d'expression d'un groupe humain homogène, même si elles ne servent pas une volonté de domination politique. Paradoxalement, seule la mondialisation peut garantir le droit à l'existence de ces petites cultures que traditionnellement la nation a balayées pour pouvoir consolider le mythe de son intangibilité.


Cambridge, Mass, novembre 1992.
''Cambridge, Mass, novembre 1992.''


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