Différences entre les versions de « Mario Vargas Llosa:Nations, fictions »

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Aucune nation ne surgit ''naturellement''. La cohérence et la fraternité que d'aucunes arborent dissimulent aussi, sous les embelissantes fictions — littéraires, historiques, artistiques — qui fondent leur identité, des réalités saisissantes. En elles aussi furent démolies impitoyablement ces « contradictions et différences » — croyances, races, coutumes, langues, et pas toujours des minorités — que la nation, comme le Caligula de Camus, a besoin d'éliminer pour se sentir sûre, sans risque de fragmentation. Cette multitude de nations africaines et américaines, mais pas seulement elles, extravagantes démarcations imposées par les empires coloniaux, a une origine aussi arbitraire et artificielle que la Jordanie, pays inventé par Winston Churchill « un samedi après-midi, au printemps », selon sa célèbre ''boutade''<ref>En français dans le texte.</ref>.
Aucune nation ne surgit ''naturellement''. La cohérence et la fraternité que d'aucunes arborent dissimulent aussi, sous les embelissantes fictions — littéraires, historiques, artistiques — qui fondent leur identité, des réalités saisissantes. En elles aussi furent démolies impitoyablement ces « contradictions et différences » — croyances, races, coutumes, langues, et pas toujours des minorités — que la nation, comme le Caligula de Camus, a besoin d'éliminer pour se sentir sûre, sans risque de fragmentation. Cette multitude de nations africaines et américaines, mais pas seulement elles, extravagantes démarcations imposées par les empires coloniaux, a une origine aussi arbitraire et artificielle que la Jordanie, pays inventé par Winston Churchill « un samedi après-midi, au printemps », selon sa célèbre ''boutade''<ref>En français dans le texte.</ref>.


La différence réside en ce que les vieilles nations semblent plus sérieuses, nécessaires et réalistes que les nouvelles, parce que, comme les religions, outre une abondante littérature, elles semblent validées par les mers de sang qu'elles ont répandues et fait répandre. Mais c'est un mirage. À l'encontre des données sur lesquelles Roger Scruto appuie ses conclusions, l'extraordinaire , en vérité, c'est qu'en dépit des terribles efforts déployés par les anciennes nations pour créer ce dénominateur commun — le « nous » protecteur et isolationniste —, nous voyons chaque jour se manifester d'irrésistibles forces centrifuges pour défier partout ce mythe. Cela arrive en France, en Espagne, sans parler de l'Italie, et même en Grande-Bretagne. Et bien entendu aux États-Unis où le développement du multiculturalisme effraie pareillement des conservateurs comme Alain Bloom et des progressistes tels qu'Arthur Schlesinger, qui voient dans cette floraison de cultures diverses — africaine, hispanique, autochtone, américaine — une sérieuse menace contre la « nationalité » (à juste titre). À de rares exceptions près, les sociétés modernes exhibent une croissante mixture de « eux » et de « nous » de nature très diverse — raciale, religieuse, linguistique, régionale, idéologique — qui réduit et parfois annihile le dénominateur commun géographique et historique — « la terre et les morts », selon Charles Maurras — sur lequel repose, depuis le siècle des Lumières, l'idée de nation.
La différence réside en ce que les vieilles nations semblent plus sérieuses, nécessaires et réalistes que les nouvelles, parce que, comme les religions, outre une abondante littérature, elles semblent validées par les mers de sang qu'elles ont répandues et fait répandre. Mais c'est un mirage. À l'encontre des données sur lesquelles Roger Scruton appuie ses conclusions, l'extraordinaire , en vérité, c'est qu'en dépit des terribles efforts déployés par les anciennes nations pour créer ce dénominateur commun — le « nous » protecteur et isolationniste —, nous voyons chaque jour se manifester d'irrésistibles forces centrifuges pour défier partout ce mythe. Cela arrive en France, en Espagne, sans parler de l'Italie, et même en Grande-Bretagne. Et bien entendu aux États-Unis où le développement du multiculturalisme effraie pareillement des conservateurs comme Alain Bloom et des progressistes tels qu'Arthur Schlesinger, qui voient dans cette floraison de cultures diverses — africaine, hispanique, autochtone, américaine — une sérieuse menace contre la « nationalité » (à juste titre). À de rares exceptions près, les sociétés modernes exhibent une croissante mixture de « eux » et de « nous » de nature très diverse — raciale, religieuse, linguistique, régionale, idéologique — qui réduit et parfois annihile le dénominateur commun géographique et historique — « la terre et les morts », selon Charles Maurras — sur lequel repose, depuis le siècle des Lumières, l'idée de nation.


La Grande-Bretagne est-elle un cas à part ? En vérité, cette société cohérente, compacte, intégrée, née de la mer, du climat, du droit coutumier, de la religion réformée, de l'individualisme et de la liberté qu'évoquent si joliment les écrits de Roger Scruton, exista-t-elle jamais ? Depuis trente ans, j'y vais fréquemment et je passe de longues périodes dans ce pays — que j'admire entre tous —, je l'observe et l'étudie avec une dévotion qui ne cesse jamais. Mais ce que voit Scruton, cette patrie d'Albion métaphysique, je ne l'ai jamais vue. Et assurément beaucoup moins maintenant que durant cet hiver 1962 quand, sitôt franchi le Channel et grimpé dans le train de Douvres, on me mit entre les mains une tasse de thé avec une biscotte qui ébranlèrent ma tenace incrédulité face aux psychologies nationales.
La Grande-Bretagne est-elle un cas à part ? En vérité, cette société cohérente, compacte, intégrée, née de la mer, du climat, du droit coutumier, de la religion réformée, de l'individualisme et de la liberté qu'évoquent si joliment les écrits de Roger Scruton, exista-t-elle jamais ? Depuis trente ans, j'y vais fréquemment et je passe de longues périodes dans ce pays — que j'admire entre tous —, je l'observe et l'étudie avec une dévotion qui ne cesse jamais. Mais ce que voit Scruton, cette patrie d'Albion métaphysique, je ne l'ai jamais vue. Et assurément beaucoup moins maintenant que durant cet hiver 1962 quand, sitôt franchi le Channel et grimpé dans le train de Douvres, on me mit entre les mains une tasse de thé avec une biscotte qui ébranlèrent ma tenace incrédulité face aux psychologies nationales.
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