Différences entre les versions de « Raymond Boudon:Du sociologisme à la sociologie »

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Il n'est pas difficile de multiplier les exemples montrant le caractère inacceptable des lieux communs produits par une certaine sociologie. La publicité, nous a-t-on expliqué, a un pouvoir de manipulation tel qu'elle est capable de ''créer'' de toutes pièces des besoins artificiels. A qui profite-t-elle donc ? Au producteur capitaliste et partant au système capitaliste lui-même, dont elle se fait ainsi le complice et l'agent indispensable.
Il n'est pas difficile de multiplier les exemples montrant le caractère inacceptable des lieux communs produits par une certaine sociologie. La publicité, nous a-t-on expliqué, a un pouvoir de manipulation tel qu'elle est capable de ''créer'' de toutes pièces des besoins artificiels. A qui profite-t-elle donc ? Au producteur capitaliste et partant au système capitaliste lui-même, dont elle se fait ainsi le complice et l'agent indispensable.
La difficulté c'est que la proposition principale de cette théorie est radicalement contredite par les données. Ainsi, Assar Lindbeck (''L'Économie selon la nouvelle gauche'') note qu'une proportion très importante des produits lancés sur le marché à grand renfort de publicité ne se vendent pas. Comment une observation de ce genre peut-elle être conciliée avec la vue selon laquelle le consommateur serait manipulable à merci ? Si tel était le cas, pourquoi faudrait-il d'ailleurs que le lancement d'un produit s'appuie sur des études de motivations ?
La difficulté c'est que la proposition principale de cette théorie est radicalement contredite par les données. Ainsi, Assar Lindbeck [1] note qu'une proportion très importante des produits lancés sur le marché à grand renfort de publicité ne se vendent pas. Comment une observation de ce genre peut-elle être conciliée avec la vue selon laquelle le consommateur serait manipulable à merci ? Si tel était le cas, pourquoi faudrait-il d'ailleurs que le lancement d'un produit s'appuie sur des études de motivations ?


Les moyens de communication de masse, nous a-t-on annoncé, et la télévision en particulier renforceront la tendance au conformisme ; ils répandront la culture dominante. Or, comme le remarque Jean Cazeneuve (''La Vie dans la société moderne''), dans les pays où la télévision est implantée depuis le plus longtemps, on constate que "au lieu de se conformer aux valeurs respectées, on s'est mis au contraire à vouloir heurter le téléspectateur, à secouer ses préjugés".
Les moyens de communication de masse, nous a-t-on annoncé, et la télévision en particulier renforceront la tendance au conformisme ; ils répandront la culture dominante. Or, comme le remarque Jean Cazeneuve [2], dans les pays où la télévision est implantée depuis le plus longtemps, on constate que "au lieu de se conformer aux valeurs respectées, on s'est mis au contraire à vouloir heurter le téléspectateur, à secouer ses préjugés".


Les goûts et les couleurs nous a-t-on expliqué, sont le produit de l'appartenance de classe. La classe dominante a ses goûts, la classe dominée les siens. De sorte que les valeurs dans le domaine de l'esthétique sont le simple ''reflet'', comme on aurait dit dans les années 50, des structures de classes. En choisissant mon mobilier, je peux avoir l'illusion d'obéir à des goûts qui me sont propres ; en fait, c'est la classe à laquelle j'appartiens qui s'exprime à travers mes "choix". Mais comment expliquer alors le résultat d'enquête rapporté par Theodore Zeldin (''Les Passions françaises''), selon lequel la moitié des Anglais n'ont aucune illusion sur les qualités esthétiques de leur mobilier ?
Les goûts et les couleurs nous a-t-on expliqué, sont le produit de l'appartenance de classe. La classe dominante a ses goûts, la classe dominée les siens. De sorte que les valeurs dans le domaine de l'esthétique sont le simple ''reflet'', comme on aurait dit dans les années 50, des structures de classes. En choisissant mon mobilier, je peux avoir l'illusion d'obéir à des goûts qui me sont propres ; en fait, c'est la classe à laquelle j'appartiens qui s'exprime à travers mes "choix". Mais comment expliquer alors le résultat d'enquête rapporté par Theodore Zeldin [3], selon lequel la moitié des Anglais n'ont aucune illusion sur les qualités esthétiques de leur mobilier ?


Les criminels sont — cette proposition a pris valeur d'évidence — les produits de la société. Il est vrai que les statistiques démontrent que, en moyenne, certains crimes ou délits sont plus souvent commis par des personnes appartenant ou ayant appartenu dans leur enfance et leur jeunesse à tel ou tel type de milieu social. Mais les statistiques démontrent de manière tout aussi irrécusable que, parmi les personnes appartenant ou ayant appartenu à ce même milieu une écrasante majorité ne commet jamais ni crime, ni délit. (Maurice Cusson, ''Le Contrôle social du crime'')
Les criminels sont — cette proposition a pris valeur d'évidence — les produits de la société. Il est vrai que les statistiques démontrent que, en moyenne, certains crimes ou délits sont plus souvent commis par des personnes appartenant ou ayant appartenu dans leur enfance et leur jeunesse à tel ou tel type de milieu social. Mais les statistiques démontrent de manière tout aussi irrécusable que, parmi les personnes appartenant ou ayant appartenu à ce même milieu une écrasante majorité ne commet jamais ni crime, ni délit. [4]


Je pourrais allonger cette liste presque à l'infini. Selon le sociologisme — cette perversion de la sociologie — l'individu étant le jouet des structures et des institutions, la seule question intéressante et pertinente est celle de savoir à qui profitent ces structures et ces institutions ? Plus familièrement, qui tire les ficelles ? Par définition, la classe dominante, bien entendu. La popularité de ce schéma a été si grande dans les années 60 et 70 que beaucoup de livres ont porté ou auraient pu porter un titre de type : A qui profite... ? A qui profite l'Ecole ? A qui profite la Justice ? A qui profite la Culture ? A qui profite la Langue ? Bref, le sociologisme utilise toujours de façon plus ou moins subtile, le schéma explicatif familier que Popper appelle la "théorie de la conspiration" (''Misère de l'historicisme'').
Je pourrais allonger cette liste presque à l'infini. Selon le sociologisme — cette perversion de la sociologie — l'individu étant le jouet des structures et des institutions, la seule question intéressante et pertinente est celle de savoir à qui profitent ces structures et ces institutions ? Plus familièrement, qui tire les ficelles ? Par définition, la classe dominante, bien entendu. La popularité de ce schéma a été si grande dans les années 60 et 70 que beaucoup de livres ont porté ou auraient pu porter un titre de type : A qui profite... ? A qui profite l'Ecole ? A qui profite la Justice ? A qui profite la Culture ? A qui profite la Langue ? Bref, le sociologisme utilise toujours de façon plus ou moins subtile, le schéma explicatif familier que Popper appelle la "théorie de la conspiration" [5].


Non seulement le sociologisme n'est pas la sociologie, il en est même l'inverse. Avec le sociologisme, les réponses sont toujours connues d'avance. Il prend la forme d'une glose interminable sur des faits bien connus et qu'il sélectionne, non parce qu'ils sont énigmatiques, mais parce qu'ils éveillent des émotions et des passions collectives. Ce n'est pas la curiosité scientifique qui le guide, mais le souci idéologique de lisser certaines passions dans le sens du poil. Ainsi, dans l'analyse d'un tableau de mobilité sociale, il retiendra le fait qu'on a plus de chances de se retrouver dans la classe supérieure si on en vient (une "énigme" dont l'explication est si évidente qu'on n'a guère besoin de l'aide du sociologue pour la résoudre). Mais il négligera d'observer — alors que cette observation s'appuie sur les ''mêmes'' données — que, lorsqu'on vient de la classe supérieure, on a beaucoup de chances de ne pas y rester. C'est que le premier fait chatouille les passions égalitaristes, mais non le second.
Non seulement le sociologisme n'est pas la sociologie, il en est même l'inverse. Avec le sociologisme, les réponses sont toujours connues d'avance. Il prend la forme d'une glose interminable sur des faits bien connus et qu'il sélectionne, non parce qu'ils sont énigmatiques, mais parce qu'ils éveillent des émotions et des passions collectives. Ce n'est pas la curiosité scientifique qui le guide, mais le souci idéologique de lisser certaines passions dans le sens du poil. Ainsi, dans l'analyse d'un tableau de mobilité sociale, il retiendra le fait qu'on a plus de chances de se retrouver dans la classe supérieure si on en vient (une "énigme" dont l'explication est si évidente qu'on n'a guère besoin de l'aide du sociologue pour la résoudre). Mais il négligera d'observer — alors que cette observation s'appuie sur les ''mêmes'' données — que, lorsqu'on vient de la classe supérieure, on a beaucoup de chances de ne pas y rester. C'est que le premier fait chatouille les passions égalitaristes, mais non le second.
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Lorsque de telle billevesée passent pour des vérités établies, le moment est venu d'un retour aux principes et d'une réflexion sur la méthode. Cette réflexion, qui est présentée ici de manière introductive, est poursuivie de manière plus systématique dans le ''Dictionnaire critique de la sociologie'' que François Bourricaud et moi-même avons publié en 1982, et dans ''La place du désordre'', livre qui s'efforce d'analyser l'importance du changement social macroscopique. Auparavant, j'avais, dans ''l'Inégalité des chances'' et dans ''Effets pervers et ordre social'', appliqué cette perspective à l'analyse de problèmes relevant de la sociologie de l'éducation, de la stratification sociale et de la mobilité sociale. Cette référence me permet d'avancer un dernier point important, c'est que l'application de la méthodologie individualiste conduit souvent à des problèmes techniques complexes. C'est aussi une des raisons pour lesquelles elle est en position de faiblesse par rapport au sociologisme.
Lorsque de telle billevesée passent pour des vérités établies, le moment est venu d'un retour aux principes et d'une réflexion sur la méthode. Cette réflexion, qui est présentée ici de manière introductive, est poursuivie de manière plus systématique dans le ''Dictionnaire critique de la sociologie'' que François Bourricaud et moi-même avons publié en 1982, et dans ''La place du désordre'', livre qui s'efforce d'analyser l'importance du changement social macroscopique. Auparavant, j'avais, dans ''l'Inégalité des chances'' et dans ''Effets pervers et ordre social'', appliqué cette perspective à l'analyse de problèmes relevant de la sociologie de l'éducation, de la stratification sociale et de la mobilité sociale. Cette référence me permet d'avancer un dernier point important, c'est que l'application de la méthodologie individualiste conduit souvent à des problèmes techniques complexes. C'est aussi une des raisons pour lesquelles elle est en position de faiblesse par rapport au sociologisme.
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[1] Assar Lindbeck, ''L'Économie selon la nouvelle gauche''
[2] Jean Cazeneuve, ''La Vie dans la société moderne''
[3] Theodore Zeldin, ''Les Passions françaises''
[4] Maurice Cusson, ''Le Contrôle social du crime''
[5] [[Karl Popper]], ''Misère de l'historicisme''
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