Différences entre les versions de « Thierry Aimar:Les apports de l’école autrichienne à l’économie : subjectivisme, ignorance et coordination »

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'''Présentation par Henri Lepage'''
'''Présentation par Henri Lepage'''
''Thierry Aimar est maître de conférences en sciences économiques à l'Université de Paris 1. Il est également chargé de cours à l'Institut de formation de la Banque de France.''
''Thierry Aimar est maître de conférences en sciences économiques à l'Université de Paris 1. Il est également chargé de cours à l'Institut de formation de la Banque de France.''
''Le texte qui suit  rend compte  de la conférence qu'il a faite le 29 juin 2006 à Bruxelles pour l'[[:wl:Institut Turgot|Institut Turgot]], en collaboration avec l'[[:wl:Institut Hayek|Institut Hayek]].''
''Le texte qui suit  rend compte  de la conférence qu'il a faite le 29 juin 2006 à Bruxelles pour l'[[:wl:Institut Turgot|Institut Turgot]], en collaboration avec l'[[:wl:Institut Hayek|Institut Hayek]].''
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'''Conférence de Thierry Aimar'''
'''Conférence de Thierry Aimar'''
Je souhaite tout d'abord remercier l'Institut Hayek et l'Institut Turgot de m'avoir invité pour parler de l'économie autrichienne. J'enseigne actuellement l'histoire de la pensée autrichienne, au sein du DEA d'histoire de la pensée économique à Paris-1. L'équipe enseignante n'a pas de dimension militante, mais je crois que nous avons réussi, depuis quelques années, à changer l'image de la pensée autrichienne en France, à travers une réflexion positive sur l'économie.
Je souhaite tout d'abord remercier l'Institut Hayek et l'Institut Turgot de m'avoir invité pour parler de l'économie autrichienne. J'enseigne actuellement l'histoire de la pensée autrichienne, au sein du DEA d'histoire de la pensée économique à Paris-1. L'équipe enseignante n'a pas de dimension militante, mais je crois que nous avons réussi, depuis quelques années, à changer l'image de la pensée autrichienne en France, à travers une réflexion positive sur l'économie.


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Ce schéma praxéologique permet de comprendre pourquoi les autrichiens partent du concept d'ignorance. L'ignorance est une contrainte à laquelle chacun se heurte individuellement et socialement. Cette donnée est issue du raisonnement praxéologique pour deux raisons :
Ce schéma praxéologique permet de comprendre pourquoi les autrichiens partent du concept d'ignorance. L'ignorance est une contrainte à laquelle chacun se heurte individuellement et socialement. Cette donnée est issue du raisonnement praxéologique pour deux raisons :


La première est la référence au temps. Il ne faut pas oublier la dimension temporelle de l'action. L'objectif de l'action est par définition à venir,  et l'avenir est par définition inconnu. Si cet avenir était connu d'avance, on ne pourrait pas conceptuellement le différencier du présent. Et si l'avenir est différent du présent, c'est justement parce qu'on ne peut pas le connaître il n'est pas connaissable de la même manière. On comprend donc que si l'objectif est à venir, l'avenir étant inconnu, chacun d'entre nous est confronté à cette contrainte d'ignorance de l'avenir.
La première est la référence au temps. Il ne faut pas oublier la dimension temporelle de l'action. L'objectif de l'action est par définition à venir,  et l'avenir est par définition inconnu. Si cet avenir était connu d'avance, on ne pourrait pas conceptuellement le différencier du présent. Et si l'avenir est différent du présent, c'est justement parce qu'on ne peut pas le connaître il n'est pas connaissable de la même manière. On comprend donc que si l'objectif est à venir, l'avenir étant inconnu, chacun d'entre nous est confronté à cette contrainte d'ignorance de l'avenir.


La seconde dimension du concept d'ignorance, c'est tout simplement la subjectivité de l'agent. Cela veut dire que chacun d'entre nous, à des degrés divers, est un être singulier. Nous sommes donc tous hétérogènes les uns par rapport aux autres, nos valeurs nous sont propres ; elles ne sont pas pré-déterminées et elles peuvent changer. Le contenu cognitif qui anime chacun d'entre nous, nos actions, sont alors praxéologiquement indéterminés. On ne peut pas les trouver déterminés  à travers le schéma praxéologique, il n'est pas possible pour un acteur de connaître a priori les préférences, les savoirs, les stratégies des autres acteurs.
La seconde dimension du concept d'ignorance, c'est tout simplement la subjectivité de l'agent. Cela veut dire que chacun d'entre nous, à des degrés divers, est un être singulier. Nous sommes donc tous hétérogènes les uns par rapport aux autres, nos valeurs nous sont propres ; elles ne sont pas pré-déterminées et elles peuvent changer. Le contenu cognitif qui anime chacun d'entre nous, nos actions, sont alors praxéologiquement indéterminés. On ne peut pas les trouver déterminés  à travers le schéma praxéologique, il n'est pas possible pour un acteur de connaître a priori les préférences, les savoirs, les stratégies des autres acteurs.
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Cette ignorance est fondamentale sur le terrain de l'économie. Cela veut dire qu'un acteur  ignore a priori, sans médiation, la manière dont les autres individus évaluent, considèrent ou accordent de l'utilité aux biens et services que l'économie est capable de leur offrir.
Cette ignorance est fondamentale sur le terrain de l'économie. Cela veut dire qu'un acteur  ignore a priori, sans médiation, la manière dont les autres individus évaluent, considèrent ou accordent de l'utilité aux biens et services que l'économie est capable de leur offrir.
C'est très important d'un point de vue analytique, parce qu'il n'est pas concevable, à la différence de l'analyse néo-classique, de faire partir l'analyse autrichienne d'un postulat de connaissance parfaite des agents. L'ignorance doit au contraire être placée d'emblée au début du raisonnement, c'est la donnée consécutive de l'action dans la société. Ce phénomène bien connu d'ignorance est à la source de la dispersion du savoir, étudié depuis fort longtemps dans la pensée autrichienne.
C'est très important d'un point de vue analytique, parce qu'il n'est pas concevable, à la différence de l'analyse néo-classique, de faire partir l'analyse autrichienne d'un postulat de connaissance parfaite des agents. L'ignorance doit au contraire être placée d'emblée au début du raisonnement, c'est la donnée consécutive de l'action dans la société. Ce phénomène bien connu d'ignorance est à la source de la dispersion du savoir, étudié depuis fort longtemps dans la pensée autrichienne.


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Pourquoi ? Parce qu'il ne faut pas oublier que l'ignorance, la connaissance sont des notions qui se rapportent nécessairement à des individus. « Le marché n'ignore pas que… »,  « le marché sait que… »,  cela ne veut rien dire  Le marché n'est pas un sujet connaissant. Surtout pas dans la théorie autrichienne. Seuls des individus connaissent,  seuls les individus ignorent.
Pourquoi ? Parce qu'il ne faut pas oublier que l'ignorance, la connaissance sont des notions qui se rapportent nécessairement à des individus. « Le marché n'ignore pas que… »,  « le marché sait que… »,  cela ne veut rien dire  Le marché n'est pas un sujet connaissant. Surtout pas dans la théorie autrichienne. Seuls des individus connaissent,  seuls les individus ignorent.


A partir du moment où on ramène cela aux individus, il faut bien se rendre compte que malgré la présence de prix, incontestablement (c'est une contrainte épistémologique), chaque individu prend ses décisions, agit, dans l'ignorance des actions et des décisions des autres au cours de la même période. Chacun agit de façon cloisonnée par rapport aux décisions des autres au même moment. Ca veut dire qu'à toute période, chaque échange, chaque prix,  n'enregistre qu'une partie de l'information disponible. On agit toujours sans savoir tout ce que projettent les autres au même moment. J'ignore actuellement ce que font d'autres gens dans la pièce à côté, la ville d'à côté, pourtant ils prennent des décisions qui vont avoir des implications sur la réussite de mon propre plan. Mais je l'ignore. Je peux connaître des prix passés, des actions passées, je ne peux pas savoir ce qui se passe au moment où je vous parle, parce que tout simplement, nous sommes des individus. J'agis, je prends des décisions, d'autres individus agissent, prennent des décisions, en fonction de leur propre connaissance et interprétations, que j'ignore fondamentalement. Et pourtant, tout cela va conditionner, dans une société où on s'articule tous les uns par rapport aux autres, la réussite et le succès de mon choix.
A partir du moment où on ramène cela aux individus, il faut bien se rendre compte que malgré la présence de prix, incontestablement (c'est une contrainte épistémologique), chaque individu prend ses décisions, agit, dans l'ignorance des actions et des décisions des autres au cours de la même période. Chacun agit de façon cloisonnée par rapport aux décisions des autres au même moment. Ça veut dire qu'à toute période, chaque échange, chaque prix,  n'enregistre qu'une partie de l'information disponible. On agit toujours sans savoir tout ce que projettent les autres au même moment. J'ignore actuellement ce que font d'autres gens dans la pièce à côté, la ville d'à côté, pourtant ils prennent des décisions qui vont avoir des implications sur la réussite de mon propre plan. Mais je l'ignore. Je peux connaître des prix passés, des actions passées, je ne peux pas savoir ce qui se passe au moment où je vous parle, parce que tout simplement, nous sommes des individus. J'agis, je prends des décisions, d'autres individus agissent, prennent des décisions, en fonction de leur propre connaissance et interprétations, que j'ignore fondamentalement. Et pourtant, tout cela va conditionner, dans une société où on s'articule tous les uns par rapport aux autres, la réussite et le succès de mon choix.


Donc chaque échange, chaque prix, ne va enregistrer qu'une partie de l'information existante, disponible, et chaque échange ne va exprimer qu'une partie des possibilités matériellement réalisables. En d'autres termes, chaque prix se forme dans l'ignorance de ceux qui se forment au même moment.
Donc chaque échange, chaque prix, ne va enregistrer qu'une partie de l'information existante, disponible, et chaque échange ne va exprimer qu'une partie des possibilités matériellement réalisables. En d'autres termes, chaque prix se forme dans l'ignorance de ceux qui se forment au même moment.
Ce qui explique que fondamentalement, il n'existe pas (autre distinction par rapport à la pensée néo-classique) de connaissance commune des prix.
Ce qui explique que fondamentalement, il n'existe pas (autre distinction par rapport à la pensée néo-classique) de connaissance commune des prix.


Chacun ne connaît que des prix particuliers. Et si chacun ne connaît que des prix particuliers, si chacun n'enregistre qu'une partie de l'information disponible, cela veut dire que les possibilités que connaît chacun d'entre nous sont toujours moindres que les possibilités théoriques. En d'autres termes, on retrouve un leitmotiv autrichien, la connaissance est toujours moindre que  ce qu'elle pourrait être.
Chacun ne connaît que des [[:wl:prix|prix]] particuliers. Et si chacun ne connaît que des prix particuliers, si chacun n'enregistre qu'une partie de l'information disponible, cela veut dire que les possibilités que connaît chacun d'entre nous sont toujours moindres que les possibilités théoriques. En d'autres termes, on retrouve un leitmotiv autrichien, la connaissance est toujours moindre que  ce qu'elle pourrait être.


Cette différence, cet écart entre les connaissances réelles et l'omniscience, Kirzner l'a bien identifiée, cela porte un nom, cela s'appelle la sphère de l'ignorance authentique. La différence entre ce que je sais, et ce qu'on pourrait théoriquement savoir  à ce moment. A partir du moment où on accepte ce constat d'ignorance authentique, comme Kirzner l'a selon moi  présenté le plus pédagogiquement au sein de cette tradition autrichienne, on comprend maintenant que le marché n'est jamais équilibré au sens néo-classique, parce qu'il ne pourra jamais mettre fin à l'ignorance. Il ne peut pas permettre, à aucun d'entre nous, de connaître à l'instant  t  l'ensemble des possibilités existantes au moment où l'on agit, où l'on prend des décisions. Et donc en ce sens, le marché ne produit que des prix de déséquilibre.
Cette différence, cet écart entre les connaissances réelles et l'omniscience, Kirzner l'a bien identifiée, cela porte un nom, cela s'appelle la sphère de l'ignorance authentique. La différence entre ce que je sais, et ce qu'on pourrait théoriquement savoir  à ce moment. A partir du moment où on accepte ce constat d'ignorance authentique, comme Kirzner l'a selon moi  présenté le plus pédagogiquement au sein de cette tradition autrichienne, on comprend maintenant que le marché n'est jamais équilibré au sens néo-classique, parce qu'il ne pourra jamais mettre fin à l'ignorance. Il ne peut pas permettre, à aucun d'entre nous, de connaître à l'instant  t  l'ensemble des possibilités existantes au moment où l'on agit, où l'on prend des décisions. Et donc en ce sens, le marché ne produit que des prix de déséquilibre.


Et si l'on associe les  prix d'équilibre à l'idée d'une connaissance parfaite de tout par tous, comme le font les néoclassiques, il faut conclure que le marché en équilibre, ça n'existe pas : dans ce sens, il n'y a jamais de marché « autrichien » équilibré.  Les marchés réels, au contraire, se caractérisent par la méconnaissance par les individus de l'ensemble total des possibilités d'échange. Et ce décalage entre la sphère des possibilités que l'on connaît et de celles qui existent, c'est le cœur de la pensée autrichienne, la niche du concept d'ignorance autrichien. Cela définit la problématique autrichienne de l'ignorance et du subjectif.
Et si l'on associe les  prix d'équilibre à l'idée d'une connaissance parfaite de tout par tous, comme le font les néoclassiques, il faut conclure que le marché en équilibre, ça n'existe pas : dans ce sens, il n'y a jamais de marché « autrichien » équilibré.  Les marchés réels, au contraire, se caractérisent par la méconnaissance par les individus de l'ensemble total des possibilités d'échange. Et ce décalage entre la sphère des possibilités que l'on connaît et de celles qui existent, c'est le cœur de la pensée autrichienne, la niche du concept d'ignorance autrichien. Cela définit la problématique autrichienne de l'ignorance et du subjectif.
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