Différences entre les versions de « Isaiah Berlin:Deux conceptions de la liberté »

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== Le concept de liberté « négative » ==
== Le concept de liberté « négative » ==


Je suis libre, dit-on généralement, dans la mesure où personne ne vient gêner mon action. En ce sens, la liberté politique n’est que l’espace à l’intérieur duquel un homme peut agir sans que d’autres l’en empêchent. Si d’autres m’empêchent de faire ce qu’autre­ment j’aurais fait, je ne suis pas entièrement libre; et si cet espace se trouve réduit en dessous d’un certain minimum, on peut dire que je suis contraint, opprimé et peut-être même asservi. (…) Il y a oppression dans la mesure où d’autres, directement ou non, déli­bérément ou non, frustrent mes désirs. Être libre, en ce sens, signifie être libre de toute immixtion extérieure. Plus vaste est cette aire de non-ingérence, plus étendue est ma liberté. C’est ainsi que les grands penseurs politiques anglais entendaient le concept de liberté. Certes, ils divergeaient sur l’ampleur que pouvait ou devait prendre cet espace de liberté, mais partaient du principe qu’il ne pouvait pas, les choses étant ce qu’elles sont, être illimité; en effet, un espace de liberté illimité ne pouvait qu’engendrer un état dans lequel tous s’immisceraient sans aucune limite dans les affaires de chacun; ce type de liberté « naturelle » ne pouvait conduire qu’à une forme de chaos social où les besoins élémentaires ne seraient plus satisfaits, où les plus faibles se verraient privés de leurs libertés par les plus forts. Parce qu’ils comprenaient que les buts que poursuivent les hommes ne sont pas forcément en harmonie et parce que (quelle que fût par ailleurs leur doctrine) ils accordaient une grande valeur à d’autres fins telles que la justice, le bonheur, la culture, la sécurité ou l’égalité, ils étaient disposés à restreindre la liberté dans l’intérêt d’autres valeurs et, en fait, dans l’intérêt même de la liberté. Sans cela, il était, selon eux, impossible de créer le type d’association qu’ils appelaient de leurs vœux. Par conséquent, l’espace de liberté de chacun devait être limité par la loi. Cependant, ces penseurs, notam­ment les libéraux comme Locke et Mill en Angleterre, Constant et Tocqueville en France, partaient également du principe qu’il devait y avoir une aire minimum de liberté indivi­duelle et que celle-ci ne devait en aucun cas être violée. Sans elle, l’individu n’avait pas la possibilité de développer ses facultés naturelles qui, seules, lui permettent de poursuivre ou même de concevoir les fins que l’on tient pour bonnes, justes ou sacrées. Une frontière devait donc être tracée entre le domaine de la vie privée et celui de l’autorité publique. (…)
Je suis libre, dit-on généralement, dans la mesure où personne ne vient gêner mon action. En ce sens, la liberté politique n’est que l’espace à l’intérieur duquel un homme peut agir sans que d’autres l’en empêchent. Si d’autres m’empêchent de faire ce qu’autre­ment j’aurais fait, je ne suis pas entièrement libre; et si cet espace se trouve réduit en dessous d’un certain minimum, on peut dire que je suis contraint, opprimé et peut-être même asservi. (…) Il y a oppression dans la mesure où d’autres, directement ou non, déli­bérément ou non, frustrent mes désirs. Être libre, en ce sens, signifie être libre de toute immixtion extérieure. Plus vaste est cette aire de non-ingérence, plus étendue est ma liberté. C’est ainsi que les grands penseurs politiques anglais entendaient le concept de liberté. Certes, ils divergeaient sur l’ampleur que pouvait ou devait prendre cet espace de liberté, mais partaient du principe qu’il ne pouvait pas, les choses étant ce qu’elles sont, être illimité; en effet, un espace de liberté illimité ne pouvait qu’engendrer un état dans lequel tous s’immisceraient sans aucune limite dans les affaires de chacun; ce type de liberté « naturelle » ne pouvait conduire qu’à une forme de chaos social où les besoins élémentaires ne seraient plus satisfaits, où les plus faibles se verraient privés de leurs libertés par les plus forts. Parce qu’ils comprenaient que les buts que poursuivent les hommes ne sont pas forcément en harmonie et parce que (quelle que fût par ailleurs leur doctrine) ils accordaient une grande valeur à d’autres fins telles que la justice, le bonheur, la culture, la sécurité ou l’égalité, ils étaient disposés à restreindre la liberté dans l’intérêt d’autres valeurs et, en fait, dans l’intérêt même de la liberté. Sans cela, il était, selon eux, impossible de créer le type d’association qu’ils appelaient de leurs vœux. Par conséquent, l’espace de liberté de chacun devait être limité par la loi. Cependant, ces penseurs, notam­ment les libéraux comme [[John Locke|Locke]] et [[John Stuart Mill|Mill]] en Angleterre, [[Benjamin Constant|Constant]] et [[Alexis de Tocqueville|Tocqueville]] en France, partaient également du principe qu’il devait y avoir une aire minimum de liberté indivi­duelle et que celle-ci ne devait en aucun cas être violée. Sans elle, l’individu n’avait pas la possibilité de développer ses facultés naturelles qui, seules, lui permettent de poursuivre ou même de concevoir les fins que l’on tient pour bonnes, justes ou sacrées. Une frontière devait donc être tracée entre le domaine de la vie privée et celui de l’autorité publique. (…)


Parce qu’ils avaient une vision optimiste de la nature humaine et pensaient qu’il était possible d’harmoniser les aspirations des hommes, certains philosophes, tels que Locke ou Adam Smith et parfois Mill, croyaient que le progrès et la paix sociale étaient compatibles avec un large espace réservé à la vie privée que ni l’État ni aucune autorité ne devrait violer. En revanche, Hobbes et ses partisans, notamment parmi les conservateurs et les réactionnaires, affirmaient que si l’on voulait empêcher les hommes de se détruire les uns les autres et de transformer la société en une jungle, il fallait instituer des garde-fous plus puissants, renforcer le pouvoir central et restreindre celui de l’individu. Mais les uns et les autres s’accordaient à penser qu’une part de l’existence devait échapper au contrôle social. Envahir ce domaine réservé, aussi petit fût-il, aurait conduit au despotisme. Benjamin Constant, le plus brillant avocat de la liberté et du droit à la vie privée, n’avait pas oublié la dictature jacobine lorsqu’il déclarait qu’à tout le moins la liberté de religion, d’opinion, d’expression et le droit de propriété devaient être protégés contre toute ingérence arbitraire. Jefferson, Burke, Paine, Mill ont chacun dressé leur catalogue des libertés individuelles, mais leur argument pour maintenir le pouvoir à distance était toujours en substance le même. Si nous ne voulons pas « renier notre nature ou l’avilir », nous devons veiller à conserver un minimum de liberté indi­viduelle. Certes, nous ne pouvons disposer d’une liberté absolue ; nous devons renoncer à une partie pour préserver le reste. Mais un renoncement total serait autodestructeur. Quel est donc ce minimum ? Ce à quoi un homme ne peut renoncer sans porter atteinte à son essence d’homme. Quelle est cette essence ? Quelles normes implique-t-elle ? C’est là matière à d’interminables débats. Mais quel que soit le principe sur lequel repose cette aire de non-ingérence, que ce soit la loi naturelle ou les droits naturels, l’utile, un impératif catégorique, un contrat social inviolable ou tout autre concept par lequel les hommes se sont efforcés d’expliciter ou de justifier leurs convictions, être libre en ce sens signifie être libre de toute contrainte et marque l’absence d’ingérence au-delà d’une frontière mouvante mais toujours reconnaissable. « La seule liberté qui mérite ce nom est celle de poursuivre notre propre bien comme nous l’entendons », disait le plus célèbre de ses champions. Si tel est le cas, est-il possible de justifier la contrainte ? Mill en était convaincu. Puisque la justice exige que chaque individu dispose d’un minimum de liberté, il s’ensuit que les autres doivent être empêchés, par la force si nécessaire, d’en priver quiconque. D’ailleurs, tel était selon lui l’unique fonction de la loi: comme le déclarait Lassalle avec mépris, le rôle de l’État devait se borner à celui d’un veilleur de nuit ou d’un agent de la circulation. (…)
Parce qu’ils avaient une vision optimiste de la nature humaine et pensaient qu’il était possible d’harmoniser les aspirations des hommes, certains philosophes, tels que Locke ou [[Adam Smith]] et parfois Mill, croyaient que le progrès et la paix sociale étaient compatibles avec un large espace réservé à la vie privée que ni l’État ni aucune autorité ne devrait violer. En revanche, [[Thomas Hobbes|Hobbes]] et ses partisans, notamment parmi les conservateurs et les réactionnaires, affirmaient que si l’on voulait empêcher les hommes de se détruire les uns les autres et de transformer la société en une jungle, il fallait instituer des garde-fous plus puissants, renforcer le pouvoir central et restreindre celui de l’individu. Mais les uns et les autres s’accordaient à penser qu’une part de l’existence devait échapper au contrôle social. Envahir ce domaine réservé, aussi petit fût-il, aurait conduit au despotisme. Benjamin Constant, le plus brillant avocat de la liberté et du droit à la vie privée, n’avait pas oublié la dictature jacobine lorsqu’il déclarait qu’à tout le moins la liberté de religion, d’opinion, d’expression et le droit de propriété devaient être protégés contre toute ingérence arbitraire. Jefferson, Burke, Paine, Mill ont chacun dressé leur catalogue des libertés individuelles, mais leur argument pour maintenir le pouvoir à distance était toujours en substance le même. Si nous ne voulons pas « renier notre nature ou l’avilir », nous devons veiller à conserver un minimum de liberté indi­viduelle. Certes, nous ne pouvons disposer d’une liberté absolue ; nous devons renoncer à une partie pour préserver le reste. Mais un renoncement total serait autodestructeur. Quel est donc ce minimum ? Ce à quoi un homme ne peut renoncer sans porter atteinte à son essence d’homme. Quelle est cette essence ? Quelles normes implique-t-elle ? C’est là matière à d’interminables débats. Mais quel que soit le principe sur lequel repose cette aire de non-ingérence, que ce soit la loi naturelle ou les droits naturels, l’utile, un impératif catégorique, un contrat social inviolable ou tout autre concept par lequel les hommes se sont efforcés d’expliciter ou de justifier leurs convictions, être libre en ce sens signifie être libre de toute contrainte et marque l’absence d’ingérence au-delà d’une frontière mouvante mais toujours reconnaissable. « La seule liberté qui mérite ce nom est celle de poursuivre notre propre bien comme nous l’entendons », disait le plus célèbre de ses champions. Si tel est le cas, est-il possible de justifier la contrainte ? Mill en était convaincu. Puisque la justice exige que chaque individu dispose d’un minimum de liberté, il s’ensuit que les autres doivent être empêchés, par la force si nécessaire, d’en priver quiconque. D’ailleurs, tel était selon lui l’unique fonction de la loi: comme le déclarait Lassalle avec mépris, le rôle de l’État devait se borner à celui d’un veilleur de nuit ou d’un agent de la circulation. (…)


La liberté en ce sens n’est pas, du moins logiquement, liée à la démocratie. Certes, celle-ci constitue sans doute le plus sûr garant des libertés civiles et c’est pourquoi les libéraux l’ont toujours défendue. Mais il n’existe pas de lien néces­saire entre liberté individuelle et régime démocratique. La réponse à la question : « Qui me gouverne ? » est logiquement distincte de la question: « Jusqu’où le gouvernement s’ingère-t-il dans mes affaires? » C’est dans cet écart que réside finalement l’opposition entre ces deux conceptions de la liberté, la négative et la positive. En effet, le concept de liberté « positive » surgit lorsque nous nous efforçons de répondre, non pas à la question : « Que suis-je libre de faire ou d’être ? », mais : « Par qui suis-je gouverné ? », ou encore : « Qui est habilité à dire ce que je dois -ou ne dois pas – être ou faire ? » Le lien entre démocratie et liberté individuelle est beaucoup moins étroit que ne le croyaient bien des défenseurs de l’une et de l’autre. Le désir d’être souverain ou, du moins, de participer à la mise en place des mécanismes qui conditionneront mon existence est peut-être aussi puissant que celui de disposer d’un espace où l’on peut agir en toute liberté et, qui sait, peut-être plus ancien historiquement parlant; toutefois, il s’agit de deux désirs différents. Si différents, d’ailleurs, qu’ils ont fini par conduire à ce heurt brutal de deux grandes idéologies qui caractérise notre époque. C’est cette conception « positive » de la liberté -non pas absence de contrainte, mais liberté en vue de -que les partisans de la liberté « négative » présentent parfois comme une tyrannie déguisée.
La liberté en ce sens n’est pas, du moins logiquement, liée à la démocratie. Certes, celle-ci constitue sans doute le plus sûr garant des libertés civiles et c’est pourquoi les libéraux l’ont toujours défendue. Mais il n’existe pas de lien néces­saire entre liberté individuelle et régime démocratique. La réponse à la question : « Qui me gouverne ? » est logiquement distincte de la question: « Jusqu’où le gouvernement s’ingère-t-il dans mes affaires? » C’est dans cet écart que réside finalement l’opposition entre ces deux conceptions de la liberté, la négative et la positive. En effet, le concept de liberté « positive » surgit lorsque nous nous efforçons de répondre, non pas à la question : « Que suis-je libre de faire ou d’être ? », mais : « Par qui suis-je gouverné ? », ou encore : « Qui est habilité à dire ce que je dois -ou ne dois pas – être ou faire ? » Le lien entre démocratie et liberté individuelle est beaucoup moins étroit que ne le croyaient bien des défenseurs de l’une et de l’autre. Le désir d’être souverain ou, du moins, de participer à la mise en place des mécanismes qui conditionneront mon existence est peut-être aussi puissant que celui de disposer d’un espace où l’on peut agir en toute liberté et, qui sait, peut-être plus ancien historiquement parlant; toutefois, il s’agit de deux désirs différents. Si différents, d’ailleurs, qu’ils ont fini par conduire à ce heurt brutal de deux grandes idéologies qui caractérise notre époque. C’est cette conception « positive » de la liberté -non pas absence de contrainte, mais liberté en vue de -que les partisans de la liberté « négative » présentent parfois comme une tyrannie déguisée.
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