Karl Popper:La société ouverte et ses ennemis
Karl Popper | |
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1902-1994 | |
Auteur Libéral classique | |
Citations | |
« Le succès de Hegel marqua le début de « l'âge de la malhonnêteté » (ainsi que Schopenhauer décrivait la période de l'idéalisme allemand) et de « l'âge de l'irresponsabilité » (ainsi que K. Heiden qualifiait l'âge du totalitarisme moderne) ; d'une irresponsabilité d'abord intellectuelle puis, ce fut l'une de ses conséquences, d'une irresponsabilité morale ; d'un nouvel âge régi par les magie des mots éclatants et par le pouvoir du jargon. » | |
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La société ouverte et ses ennemis, écrit au début de la seconde guerre mondiale, est un plaidoyer passionné pour la démocratie, contre le totalitarisme de droite ou de gauche. A la société close et immuable à base de tribalisme et de magie, Popper oppose la société ouverte, contrôlée par la raison, où la volonté de l'individu peut librement s'exercer. A Platon, Hegel et Marx, il reproche de ne reconnaître l'histoire que pour ajouter qu'elle obéit à des lois qui déterminent le cours des événements : idée qui paralyse le progrès, en le soumettant à la fatalité historique. Elle a conduit le premier à proposer une cité dirigée par une élite omnipotente et omnisciente, où l'individu n'est rien et où la collectivité est tout ; le second à se faire le maître à penser de l'Etat prussien et le théoricien d'une société dont se réclamera le totalitarisme ; le troisième, à transformer des hypothèses en dogmes.
Notre civilisation ne s'est pas encore remise du choc de sa naissance, du passage de la société tribale ou close, soumise à des forces magiques, à la société ouverte, qui libère les capacités critiques de l'homme. C'est bien le choc de cette transition qui favorise les mouvements réactionnaires orientés vers un retour au tribalisme.
Par ailleurs, Popper dénonce la conception selon laquelle le rôle des sciences étant toujours de prédire ou de fournir à nos prévisions quotidiennes des bases plus sûres, celui des sciences sociales serait de produire des prédictions historiques fondées sur les lois de l'histoire qu'elles se targuent d'avoir dégagées. Cette conception erronée, il la nomme l'historicisme. Or la métaphysique de l'histoire et du destin, très en vogue, est nuisible : elle constitue un obstacle à l'application des méthodes scientifiques aux problèmes de réforme de la société. La métaphysique historiciste a cet effet de soulager les hommes du poids de leurs responsabilités. Pourquoi lutter contre ce qu'on croit être inévitable, en particulier contre des maux comme la guerre ou, à un niveau mineur mais néanmoins important, la tyrannie bureaucratique ?
Tandis que le commun des mortels ne met pas en doute l'importance de ses conditions d'existence et de ses problèmes personnels, le spécialiste des sciences sociales ou le philosophe sont censés voir les choses de plus haut et considérer l'individu comme un pion, un instrument minime de l'évolution générale de l'humanité. Sur la scène de l'histoire, les seuls protagonistes qui comptent à ses yeux sont les grandes puissances et leurs chefs, ou bien les classes sociales et les grandes idées. En tout cas, il essaiera de saisir la signification de la pièce qui y est représentée, et de comprendre les lois de l'histoire. S'il y parvient, il pourra évidemment prévoir son évolution. Tel est l'historicisme. Une bonne illustration, des plus anciennes, est la doctrine du peuple élu. La loi de l'évolution historique est dictée ici par la volonté de Dieu. Or les traits essentiels de cette doctrine se retrouvent dans les deux principales versions modernes de l'historicisme : d'une part le racisme ou le fascisme, où le peuple élu est remplacé par la race élue ; d'autre part le marxisme, où il est remplacé par la classe élue. Pour le racisme, la loi de l'histoire est naturelle : la supériorité biologique de la race élue explique le cours de l'histoire, fait d'affrontement entres races rivales. Pour le marxisme, la loi est économique : l'histoire n'est qu'un affrontement de classes qui cherchent à s'assurer la suprématie économique.
Héraclite
Homère, pour rechercher les temps les plus anciens, affirme certes que l'histoire est le produit des Dieux. Mais il montre non pas l'unité de l'histoire, mais son manque d'unité.
Le premier grec qui avança une doctrine ayant des traits nettement historicistes fut Hésiode, puis surout Héraclite. Avant ce dernier, on voyait le monde comme un énorme édifice dont les choses concrètes étaient le matériau ; il était la totalité de ces choses : le cosmos. Héraclite en nie l'existence : le monde est un immense devenir, la somme non de toutes les choses, mais de tous les événements, changements ou faits, dit-il. On trouve déjà chez lui un des éléments les plus contestables de l'historicisme : la combinaison de l'importance attribuée au changement et de la croyance en une loi du destin inexorable et immuable. On dirait que le changement effraie les hisoricistes, et qu'ils essaient de se consoler de la perte d'un monde stable en se cramponnant à l'idée qu'il obéit à une loi invariable. Héraclite ne distingue pas la différence pourtant fondamentale entre les lois juridiques (les normes) et les lois naturelles (les phénomènes réguliers) : c'est tout à fait caractéristique de l'interdit tribal. Ces deux sortes de lois sont considérées comme étant également magiques, ce qui rend toute critique des tabous créés par l'homme aussi inconcevable que de vouloir rendre meilleures et plus sages les lois fondamentales de la nature. Deux traits encore soulignent son historicisme fondamental : d'une part sa théorie de la force qui détermine tout changement, et d'autre part le fait qu'Héraclite considère le jugement de l'histoire comme moral, puisque pour lui l'issue de la guerre est toujours juste.
La théorie platonicienne des formes ou des idées
Platon, comme Héraclite, a une profonde inquiétude en face de l'instabilité politique de son époque. Il a vécu dans sa jeunesse les guerres du Péloponnèse. Selon lui, tout changement dans l'ordre social ne peut être que corruption et dégénérescence. Mais cette dégénerescence a un caractère cyclique : il est possible, selon lui, grâce à un effort surhumain, d'interrompre ce cycle fatal et d'arrêter le processus de décomposition. C'est par l'exercice de la volonté et de la force de la raison que, selon Platon, l'homme peut tenir en échec la loi historique du déclin, opinion qui, à première vue, s'accorde mal avec sa croyance en une loi inexorable de la destinée. Mais on l'on analyse sa pensée, on voit que pour lui la dégénérescence politique suppose la dégénérescence morale, qui, à son tour, suppose la dégénérescence raciale.
Mais si Platon croyait à la loi historique du déclin, il croyait aussi à la possibilité d'en interrompre le cours, en arrêtant tout changement politique. C'est l'Etat parfait, celui de l'âge d'or. L'Etat définitivement immobile. C'est la différence entre Platon et Héraclite : ce dernier avait renoncé à remplacer le cosmos par le chaos, et s'était consolé de l'instabilité universelle en s'accrochant à l'idée que tout changement est lui-même dicté par une loi inflexible. Platon, au contraire, pense qu'à toute chose imparfaite ou sur le déclin, correspond toujours une chose parfaite et incorruptible. Nous pouvons, affirme-t-il, briser la loi d'airain de notre destinée et mettre fin au déclin en arrêtant tout changement. Les institutions sociales peuvent alors être élaborées ou modifiées à notre gré. Il a une vision rationnelle des institutions et a tendance à les considérer comme des moyens appropriés à certaines fins. Il les juge uniquement du point de vue de leur adaptabilité, de leur efficacité ou de leur simplicité. Ceci est-il radicalement opposé à son historicisme ? non car il cohabite avec cette conception : si, en effet, le monde se dégrade au fil du temps, il suffit d'en remonter le cours pour retrouver une perfection grandissante. L'Etat parfait est en fait le primogéniteur des Etats qui lui ont succédé, et qui sont, en quelque sorte, la descendance dégénérée. Ainsi l'objectif ultime de Platon, l'Etat parfait, est très largement assujetti à son historicisme.
Toutes choses soumises au changement, celles qui dégénèrent et déclinent, sont la progéniture des choses parfaites et, par conséquent, leur copie. Le géniteur ou l'original d'une chose changeante est ce que Platon dénomme sa "Forme", son "Idée". Disons que, malgré son nom, l'Idée ne relève ni de la représentation mentale ni du rêve, mais constitue une réalité concrète. Elle est parfaite et impérissable. Les Idées sont hors du temps, elles ne peuvent être perçues par nos sens, contrairement aux "choses sensibles" soumises au changement. Si toutes choses sont en perpétuel changement, nous ne pouvons en avoir aucune connaissance précise, tout au plus pouvons-nous avoir sur elles des opinions vagues et trompeuses. Mais en l'absence de tout élément stable, il paraissait aussi impossible de faire de la politique une science exacte que d'avoir une connaissance précise d'un monde en perpétuel changement. C'est chez Socrate que Platon trouva l'indication qu'il cherchait. Tout en restant fidèle à la doctrine héraclitéenne selon laquelle les choses sensibles, étant en perpétuel changement, échappent à la connaissance, il trouve chez Socrate le moyen de sortir de cette difficulté. Décidé à ne tenir compte que de la pure connaissance rationnellle et à écarter ce qui relève de la seule opinion, il constate, toutefois, qu'une connaissance parfaite des choses sensibles étant irréalisable, il pourra, du moins, en obtenir une connaissance relative. Celle des Formes et des Idées répond précisément à cette exigence, puisque la Forme est apparentée à sa représentation sensible comme le père à ses enfants.
Changement et immobilité
Les Idées ne sont pas seulement immuables, indestructibles et incorruptibles, elles sont aussi parfaites, véridiques. En fait, le "bien" est défini, dans un passage de La République, comme étant tout ce qui "conserve", et le "mal" comme "tout ce qui perd et détruit". Plus une chose sensible ressemble à son idée, moins elle est corruptible puisque l'Idée est incorruptible. Chaque changement rend l'objet d'autant plus corruptible qu'il l'éloigne de l'Idée initiale, condition de son immobilité et de son état de repos. Le changement, c'est le mal, alors que l'immobilité est au contraire divine. Si sa philosophie, comme celle d'Héraclite, est née d'une expérience effectivement vécue : celle d'une guerre entre factions rivales et du sentiment accablant que la société où il vivait était en train de voler en éclats, on comprend pourquoi une théorie capable d'expliquer cette tendance à la désagrégation a tenu une place majeure dans sa pensée.
Platon, à l'instar de Marx selon lequel l'histoire de toutes les sociétés est l'histoire de la lutte des classes, distingue quatre étapes de la dégénérescence politique : l'Etat parfait, la "timocratie" (règne de la noblesse en quête d'honneurs), l'oligarchie (Etat des familles opulentes), suivie par la démocratie, et enfin la tyrannie. Mais tandis que Platon, l'aristocrate, condamne l'évolution qu'il décrit, elle est, au contraire, applaudie par Comte, Hegel ou Marx au nom de leur croyance en une loi du progrès historique.
La timocratie ne se distingue de l'Etat parfait qu'en ce que la noblesse est désunie : c'est cette désunion qui amène l'oligarchie. Alors s'installe la guerre civile entre les oligarques et les classes pauvres. Puis vient la démocratie : la liberté est identifiée au mépris des lois, l'indépendance à la licence, et l'égalité devant la loi au désordre. Les démocrates se voient accusés de libertinage, d'avarice et d'effronterie. Comment assurer la préservation de l'unité de la classe dirigeante de l'Etat idéal ? Par l'éducation et par diverses autres méthodes psychologiques, mais surtout par l'élimination des rivalités économiques conduisant à la désunion. Ce résultat est obtenu grâce à l'abolition de la propriété privée, celle des métaux précieux en premier lieu, comme à Sparte. Il va sans dire que ce régime ne concerne que la classe dirigeante, la seule qui doive être préservée de la désunion puisqu'elle seule compte. Tout étant mis en commun, les femmes et les enfants sont également propriété collective. Un membre de l'élite ne doit pouvoir identifier ni ses parents ni ses enfants, et la famille doit être supprimée. Il faut se garder de la prospérité comme de la pauvreté, l'une et l'autre pouvant mettre l'unité en péril. La pauvreté, parce qu'elle accule les hommes à des solutions de désespoir pour la satisfaction de leurs besoins, la prospérité parce que la plupart des changements résultent de l'abondance. Cette sorte de communisme est la condition nécessaire de la stabilité politique.
Nature et convention
Les sociétés tribales vivent dans un cercle magique, fait de tabous et de lois aussi immuables que le lever du soleil ou le cycle des saisons. Ce sont les lois "naturelles", qui concernent des phénomènes qui se reproduisent avec une régularité parfaite. Elles ne peuvent être ni violée ni rendues obligatoires; elles échappent à notre contrôle, ce qui n'empêche pas l'homme de les utiliser, ni parfois de constater qu'on ne les ignore pas impunément. Tout autre sont les lois "normatives" : qu'il s'agisse de règles juridiques ou de prescriptions morales, leur application ne dépend que des hommes, et elles peuvent toujours être modifiées. On peut dire qu'elles sont bonnes ou mauvaises, justes ou injustes, mais jamaisqu'elles sont "vraies" ou "fausses", puisqu'elles ne sont pas la constatation de phénomènes, mais l'énonciation de règles de conduite. Elles n'ont de sens que si elles peuvent être enfreintes car si elles étaient inviolables, il serait évidemment inutile de les édicter. La phase initiale, de monisme naïf, est celle où la distinction entre lois naturelles et normatives n'existe pas, l'homme n'ayant pas encore compris la différence entre un tabou magique et une calamité naturelle. La disparition de ce monisme naïf coïncide avec le moment où l'homme a réalisé que les tabous différaient selon les tribus et que, créés et imposés par lui, il pouvait les violer s'il savait échapper aux sanctions également inventées par lui. Quant aux lois, n'étaient-elles pas aussi une création humaine, soit que leur instigateur fût un grand législateur comme Solon, soit qu'elles fussent l'oeuvre de citoyens des villes où fleurissait alors la démocratie ? C'est l'avènement du dualisme critique, préfiguré dans la philosophie grecque par le conflit entre nature et convention.
Bien des malentendus sont nés de ce que, les normes étant créées par l'homme, lui seul peut les juger, et, au besoin, les modifier. On en a conclu que qui dit convention, dit arbitraire. Puisque nous sommes libres de choisir certaines normes, n'est-ce pas là une preuve que toutes les normes se valent ? Certes, on ne peut entièrement échapper à l'arbitraire, et, comme l'a montré Protagoras, entre plusieurs systèmes de normes, le choix peut paraître assez artificiel ; mais ce qui est artificiel n'est pas nécessairement arbitraire.
Mais il serait erroné de conclure que toutes les constantes de la vie sociale sont normatives, alors que cette dernière obéit bien souvent à d'importantes lois naturelles, les lois sociologiques. Ce ne sont pas les prétendues lois de l'évolution, mais celles qui régissent le fonctionnement des institutions sociales. Dans une institution, les lois normatives et les lois naturelles sont étroitement imbriquées et on ne comprendra son fonctionnement que si l'on est capable de les distinguer.
L'origine de la société n'est pas seulement pour Platon un contrat social, c'est aussi une convention naturelle, se fondant sur la nature de l'homme en tant qu'être social. Pour mieux corriger les inévitables imperfections de l'individu, l'Etat, qui seul est parfait, doit être placé au-dessus de lui. Car Platon ajoute à son naturalisme (inégalité naturelle maîtres-esclaves, etc.) une forte dose de conventionnalisme : tout est laissé à la sagesse du grand législateur, ce divin philosophe dont le protrait, qui campe dans Les Lois, est certainement un autoportrait. Platon introduit ainsi en Occident la théorie organique ou biologique de l'Etat. L'individu est éphémère, seul le collectif possède permanence et stabilité. Enfin, l'individu doit être assujetti au tout, celui-ci n'étant pas un simple rassemblement d'individus, mais une unité "naturelle" appartenant à un ordre supérieur. L'élément biologique du naturalisme platonicien est la base essentielle de son historicisme, et l'histoire de la chute du premier Etat parfait est, en définitive, celle de la dégénérescence biologique de la race humaine. La dégénérescence raciale est à l'origine des discordes qui déchirent la classe dirigeante, comme aussi de toute évolution historique. Platon n'a pas seulement proposé une théorie biologique de l'Etat, il a aussi été le premier à avancer une théorie biologique et raciale de la dynamique sociale, de l'histoire politique.
La justice totalitaire
Le programme politique de Platon découle directement de sa vision de la société : "arrêtez tout changement politique, revenez à la nature" nous dit-il. Voici les principaux points de son programme politique :
- la division rigoureuse des classes : la classe dirigeante doit être strictement séparée du troupeau humain ;
- l'identification du sort de l'Etat à celui de la classe dirigeante et l'intérêt exclusif accordé à cette classe et à son unité ;
- La classe dirigeante possède certains monopoles (celui des vertus, des formations militaires,..) ;
- une censure doit s'exercer sur les activités intellectuelles de la classe dirigeante pour unifier l'esprit de ses membres ;
- l'Etat doit se suffire à lui-même, tendre cers l'autarcie économique.
A cet égard, Platon n'est pas le libéral que certains auteurs ont cru voir (Crossman ou Joad par exemple). D'ailleurs le titre même de République n'est qu'une approximative traduction d'un terme grec tel que "constitution" ou "cité-Etat".
Par justice, on entend généralement et approximativement, une répartition égale des charges de la citoyenneté ; l'égalité en droit des citoyens ; et une répatition égale des avantages (et pas uniquement des charges) que l'appartenance à un Etat peut procurer aux citoyens. Platon, lui, donnait au mot justice un tout autre sens : il s'en est servi dans La République pour désigner "ce qui est dans l'intérêt du meilleur des Etats", cet intérêt étant d'empêcher tout changement par le maintien d'une stricte division entre classes et par la position dominante d'une d'entre elles. En fait il tente d'abord de découvrir l'Idée de Justice dans l'Etat, puis il applique à l'individu le résultat de ses recherches. "Mais si un artisan ou tout autre que la vie a destiné à une vie de lucre [...] se mettait en tête d'entrer dans le corps des guerriers, ou un guerrier dans le corps délibérant qui veille sur l'Etat en dépit de son incapacité [...], alors cet échange et cette confusion serait la perte de l'Etat". Platon conclut que tout passage d'une classe à l'autre et tout mélange entre les trois classes sont injustes et que l'inverse est donc juste. L'Etat est juste si le dirigeant dirige, si l'ouvrier travaille et si l'esclave peine.
Il est très intéressant de noter que les Grecs utilisaient le terme de justice d'une façon curieusement voisine de la nôtre, c'est-à-dire dans un sens individualiste et égalitaire. Par conséquent, la conception holiste et anti-égalitaire de La République était nouvelle. Platon a tenté d'y présenter comme juste le gouvernement de classe qu'il préconaisait, et qui était absolument contraire à l'idée que ses contemporains se faisaient de la justice.
Platon ne mentionne jamais l'idée que la justice singifie d'abord égalité devant la loi (isonomie). Car la théorie humaniste de la justice comporte trois points essentiels : a) l'égalitarisme proprement dit, b) une doctrine générale individualiste, et c) l'idée que l'Etat a pour objet et pour devoir de protéger les citoyens. A quoi correspondent chez Platon trois préceptes radicalement opposés : a) l'existence de privilèges naturels, b) une doctrine générale collectiviste ou holiste, et c) l'idée que l'individu a pour devoir de maintenir et de renforcer la stabilité de l'Etat.
L'égalitarisme veut que tous les citoyens soient traités impartialement, sans qu'il soit tenu compte de leur naissance, de leurs relations ou de leur fortune. On trouve ses hérauts en Périclès, Euridipe, Antiphon, Hippias et Hérodote, puis, dans la génération de Platon, Alcidamas, Lycophron et Antisthène.
Les hommes aiment s'entendre dire qu'ils sont égaux, mais encore plus qu'ils sont supérieurs à d'autres. Est-on naturellement égal à ses domestiques, à ses esclaves, ou à un travailleur manuel à peine plus intelligent qu'une bête ? Platon paraît avoir été le premier à se rendre compte de la réaction que pouvait soulever une telle question et à opposer le mépris et le ridicule à l'idée d'égalité naturelle. L'égalité serait excellent si seulement les hommes étaient égaux, mais elle est impossible puisqu'ils ne le sont pas et ne peuvent le devenir.
Quant à sa propre théorie, celle des privilèges naturels, il la justifie par trois arguments. En premier lieu, l'antiégalitarisme peut découler de la conception courante selon laquelle la justice est l'impartialité. Socrate déclare : "Y a t-il autre chose au monde à quoi des juges tendent davantage qu'à ceci : éviter que des individus ne possèdent des choses qui ne leur appartiennent pas ou soient dépouillés de celles qui leur appartient ? - Non, c'est bien à cela qu'ils tendent, répond Glaucon. - En tant que cela est juste ? - Oui. - Et par conséquent, en ce sens encore la possession autant que l'accomplissement de ce qui nous est propre et qui est nôtre sont bien la justice." Le seul objet de cette argumentation est de convaincre le lecteur que la justice, telle qu'on l'entend généralement, exige que nous restions à notre place puisque nous devons conserver ce qui est nôtre, raisonnement à peu près aussi défendable que de dire : le projet que j'ai fait de vous dépouiller est mien, il est donc juste que je l'exécute.
Les problèmes de l'individualisme et du collectivisme d'une part, de l'égalité et de l'inégalité, d'autre part, sont étroitement liés. Quelques précisions terminologiques sont nécessaires : individualisme peut être utilisé de deux manières : par opposition soit au mot collectivisme, soit au mot altruisme. Il n'y a pas d'autre terme correspondant au premier de ces usages, mais il en existe un pour le second, c'est celui d'égoïsme. Dans ce qui va suivre, individualisme est exclusivement antinyme de collectivisme, et égoïsme antonyme d'altruisme.
Le collectivisme répond au désir qu'ont les hommes d'appartenir à un groupe ou à une tribu, et fait appel à leur sens moral puisqu'elle les incite à l'altruisme et condamne l'égoïsme. Or, nous venons de voir que le collectivisme n'est pas l'opposé de l'égoïsme de classe. D'autre part, un individualiste peut être altruiste. La confusion de l'individualisme avec l'égoïsme permet de le condamner au nom des sentiments humanistes et d'invoquer ces mêmes sentiments pour défendre le collectivisme. En fait, en attaquant l'égoïsme, ce sont les droits de l'individu qu'on vise. A l'inverse, la tradition individualiste, celle de Periclès, souligne qu'il doit être associé à l'altruisme. Kant en est son lointain écho lorsqu'il dit : "reconnaissez toujours que les individus sont des fins et ne vous en servez pas comme des moyens pour arriver à vos fins". Rien de tout cela chez Platon, qui affirme : "Voilà ce à quoi il faut pendant la paix s'exercer dès l'enfance : à commander et obéir tour à tour ; il faut extirper, de la vie entière de tout homme et de toute bête soumise à l'homme, l'indépendance". Ceux qui, abusés par cette confusion des termes et par les phrases éloquentes, exaltent la réputation de moraliste du philosophe et proclament que son éthique préfigure celle du christianisme, préparent la voie au totalitarisme et, en particulier, à une interprétation totalitaire du christianisme. Or, il y a eu des prériodes de l'histoire où celui-ci a été dominé par des idées totalitaires, comme pendant l'Inquisition.
Dans La République, par opposition au Gorgias, on trouve, d'une part, le postulat que tout rélâchement du système rigide des castes conduit infailliblement à l'effondrement de la cité; et d'autre part, un rabâchage du raisonnement selon lequel l'injustice est ce qui nuit à la cité; et enfin, la déduction que l'opposé est la justice. Autrement dit, son code moral est strictement utilitaire : l'intérêt de l'Etat est le critère de la morale, qui n'est que l'hygiène politique. C'est une conception collectiviste, tribale et totalitaire : tout ce qui est dans l'intérêt du groupe, de la tribu ou de l'Etat est bien. Ses conséquences en matière de relations internationales sont que l'Etat ne peut avoir tort, pourvu qu'il soit puissant, et qu'il a le droit d'attaquer ses voisins, pourvu que cela ne l'affaiblisse pas. C'est à Hegel qu'on doit d'avoir déduit de là la reconnaissance de l'amoralité de l'Etat, donc la défense du nihilisme moral dans les relations internationales. Mais soyons clair : si Platon a été partisan de la domination absolue d'une classe sur les autres, son idéal n'était nullement l'exploitation des classes laborieuses par la classe supérieure, mais la stabilité de l'ensemble. Cependant, il ne reconnaissait la nécessité de limiter cette exploitation que pour une raison utilitaire : pour stabiliser le pouvoir de classe.
Un humaniste dirait : j'attends de l'Etat qu'il protège la liberté de tous contre l'agression du plus fort. Je désire que la distinction entre l'agression et la défense soit bien établie et que la défense soit garantie par le pouvoir organisé de l'Etat. Mais, le rôle fondamental de l'Etat étant de protéger la liberté de chacun dans la mesure où elle ne nuit pas à d'autres, j'exige que les restrictions apportées à cette liberté soient aussi égales que possible pour tous et qu'elles soient limitées au strict nécessaire. Les opposants à ce principe répondent : si l'on admet que la liberté doit être restreinte, on met en cause son principe même ; car on ne peut décider des limitations nécessaires d'une façon rationnelle, mais seulement par voie d'autorité. Or, il y a dans ce raisonnement une confusion entre la question fondamentale de savoir ce que nous attendons de l'Etat et la difficulté de trouver les moyens de répondre à nos souhaits. En démocratie, cette détermination approximative est même une des principales tâches des législateurs.
Le principe d'autorité
En posant le problème politique fondamental sous la forme : "Qui doit gouverner ?", Platon a créé une confusion durable dans le domaine de la philosophie morale en assimilant le collectivisme à l'altruisme. Ceux qui admettent cette question admettent tacitement que le pouvoir politique est par essence incontrôlé et appartient à un individu ou à un corps (par exemple une classe) qui peut en faire à peu près ce qu'il veut, et en particulier l'étendre au point de le rendre absolu. Or aucun pouvoir politique n'a jamais été, ni ne pourra jamais être, sans contrôle, tant que les hommes resteront des hommes et qu'aucun d'entre eux ne pourra être assez fort pour dominer tous les autres. Non seulement les gouvernants ne sont pas toujours capables et sages, mais l'Histoire nous montre au surplus que ce sont rarement des hommes supérieurs, bien au contraire. Il est raisonnable de se préparer systématiquement à ce que le pouvoir soit exercé par le moins bon, tout en s'efforçant évidemment de le confier au meilleur.
Il est intéressant de se pencher sur le paradoxe de la liberté de Platon. Il est formulé de la manière suivante : que se passera-t-il si le peuple ne veut pas gouverner, mais réclame un tyran ? L'homme libre peut exercer sa liberté en défiant cette liberté même et en réclamant un tyran. Ceux des démocrates dont la doctrine repose sur le principe du gouvernement par la majorité, ou sur une forme voisine du principe de la souveraineté, se trouveraient alors dans une situation impossible, car leur principe exige, d'une part, qu'ils s'opposent à tout gouvernement autre que celui de la majorité, donc à la nouvelle tyrannie, et, d'autre part, qu'ils acceptent toute décision de la majorité, donc cette tyrannie. Mais ce que Platon et ses disciples n'ont pas vu, c'est que non seulement la doctrine démocratique, mais toutes les théories de la souveraineté sont paradoxales. Si, par exemple, on choisit pour gouverner le "plus sage", ce sage peut estimer qu'il vaut mieux confier le gouvernement au meilleur et celui-ci qu'il vaut mieux le donner à la majorité.
Le principe d'une action démocratique est l'intention de créer, de développer et de protéger des institutions destinées à éviter la tyrannie. Il n'implique pas qu'on puisse les rendre parfaites ou capables de garantir que la politique adoptée par le gouvernement sera bonne, juste, sage, ou même meilleure que celle que pourrait adopter un tyran bienveillant ; de sorte que le paradoxe de la démocratie se trouve écarté. Ce que est impliqué, en revanche, est la conviction que, dans une démocratie, l'acceptation d'une politique même mauvaise, tant qu'on peut s'employer à la modifier pacifiquement, est préférable à la soumission à une tyrannie, si sage ou si bienveillante soit-elle. Présentée ainsi, la théorie démocratique n'est pas fondée sur l'idée que le pouvoir doit appartenir à la majorité. Elle consiste simplement, face à la méfiance générale qu'inspire traditionnellement la tyrannie, à considérer les diverses méthodes égalitaires de contrôle démocratique (élections générales et gouvernement représentatif, par exemple) comme des garanties éprouvées et raisonnablement efficaces, mais néanmoins susceptibles d'être améliorées et même de fournir certains moyens de cette amélioration.
Le principe d'autorité ne remplace pas les problèmes d'institutions par des problèmes de personnes ; il crée simplement de nouveaux problèmes institutionnels. Il charge même les institutions d'une tâche dépassant ce qu'on peut raisonnablement leur demander : la sélection des futurs dirigeants. La création et le fonctionnement des institutions dépendent toujours, dans une large mesure, des personnes qui en ont la charge.
Socrate était un bon démocrate, qui a cru devoir dénoncer la phraséologie creuse et l'incompétence de certains dirigeants de son temps. Il était au surplus un individualiste - peut être le plus grand apôtre d'une éthique individualiste qui ait jamais vécu. Certains continuent à croire, comme Platon, que l'agnosticisme de Socrate ne peut s'expliquer que par la faiblesse des résultats obtenus par la science de son temps. Cela montre qu'ils ont encore une conception magique - présocratique - du savant. Ils le jugent d'après la somme de ses connaissances, au lieu de considérer, comme Socrate, que c'est le sentiment de ce qu'il ignore qui témoigne de sa valeur scientifique et de son honnêteté intellectuelle. L'intellectualisme de Socrate était égalitaire et antiautoritaire. Quand Socrate demandait (s'il l'a jamais fait) que les meilleurs, c'est-à-dire les hommes intellectuellement honnêtes, gouvernent, il ne voulait dire ni les plus instruits, ni les plus nobles. On peut même soutenir qu'en considérant le courage comme une sagesse il critique indirectement la thèse aristocratique selon laquelle le héros doit être de noble naissance. Cet intellectualisme moral est cependant une arme à double tranchant. Malgré son caractère égalitaire et démocratique, repris et développé plus tard par Antisthène, il peut aisément conduire à l'autoritarisme, à cause du role important accordé au savoir et à l'éducation. Il lui semble nécessaire qu'une autorité stimule l'ignorant pour le pousser à apprendre. Mais cet unique élément autoritaire est admirablement compensé dans son enseignement par le fait que l'action de l'autorité doit s'arrêter là.
L'autoritarisme de Platon diffère de celui de Socrate au point que le "Socrate" de La République est l'incarnation même de l'autoritarisme. Pour ce dernier, le but de l'enseignement est d'endoctriner, de façonner les esprits et les âmes et, pour citer une phrase des Lois, d'"extirper de la vie entière de tout homme l'indépendance". Platon, comme Socrate, définit le philosophe comme un amoureux de la vérité ; mais, au lieu d'être un modeste chercheur de cette vérité, il en est le fier possesseur. Rompu à la dialectique, il est doué d'une intuition intellectuelle lui permettant de percevoir les Formes idéales et éternelles.
Pour Platon, durant leur jeunesse, les membres de la classe supérieure combattront ; puis, lorsque l'âge leur aura fait perdre leur indépendance d'esprit, ils deviendront des étudiants au sens dogmatique. On leur inculquera la sagesse et on leur conférera l'autorité, afin qu'ils transmettent aux générations suivantes la doctrine collectiviste et autoritariste qui leur aura été enseignée. Or l'idée même de la sélection et de la formation des futurs dirigeants recèle une contradiction. L'autoritarisme choisit en général des êtres dociles et malléables et, par conséquent, des médiocres. Rien n'est moins propice à l'initiative que l'idée que ceux qui savent obéir sauront commander. En voulant procéder à une sélection institutionnelle des dirigeants intellectuels, on met en danger aussi bien la science que l'intelligence. D'ailleurs on compte au moins neuf tyrans parmi les élèves de Platon.
Le philosophe-roi
Lorsque Platon, à l'instar de Socrate, a défini les philosophes comme "ceux qui aiment à contempler la vérité", il n'en est pas vraiment convaincu. "A la manière d'un médicament", dit-il, les mensonges peuvent être utiles, mais leur emploi "doit être réservé aux médecins" et les dirigeants ne doivent pas se conduire comme certains médecins médiocres, qui ne sont pas assez aguerris pour administrer ces remèdes énergiques. Le philosophe-roi, amoureux de la vérité en tant que philosophe, doit, en tant que roi, être plus courageux et "recourir souvent au mensonge et à la fraude", dans l'intérêt de ses sujets. Platon exprime, à deux reprises, son espoir que les dirigeants eux-mêmes, du moins après quelques générations, pourraient être amenés à croire au pire de tous les mensonges : le mythe du sang et de la terre, connu sous le nom de mythe des métaux dans l'homme et des fils de la terre. Voici comment se termine cette fable : "le fer se trouvant mêlé à l'argent et l'airain à l'or, il résultera de ce mélange un défaut d'égalité, de justesse de d'harmonie qui, partout où il se rencontre, engendre toujours la guerre et la haine". Cette déclaration nous éclaire sur la conclusion du mythe du fils de la terre, qui est une prophétie fictive et cynique annonçant que "l'Etat périra loursqu'il sera gardé par le fer ou l'airain". C'est parce qu'il savait à quel point son racisme était contraire aux tendances de son temps, que Platon n'a pas osé l'exposer d'emblée sous sa forme la plus rigoureuse. On a du mal à comprendre comment les exégètes de Platon, qui le louent d'avoir combattu le conventionnalisme subversif des sophistes et d'avoir fondé un naturalisme spirituel reposant sur la religion, ne lui ont pas reproché d'avoir fait d'une invention le fondement de la religion. Son attitude à cet égard est très voisine de celle de Critias, son oncle, le chef des Trente Tyrans qui fondèrent un gouvernement sanguinaire à Athènes après la guerre du Péloponnèse : Critias fut l'un des premiers à vanter la propagande mensongère et le fit même en vers.
Il est intéressant de noter que la théorie de la vérité de Platon est moins absolue que sa théorie de la justice. Ayant défini la justice comme ce qui sert l'intérêt de l'Etat totalitaire, il aurait pu définir la vérité d'une façon également utilitaire et pragmatique, en affirmant que le mythe est vrai, puisque tout ce qui sert l'intérêt de l'Etat doit être cru, donc appelé "vrai". En pratique, ce pas sera franchi plus tard par Hegel et ses successeurs racistes et, en théorie, par ses successeurs pragmatiques. Mais l'idée n'en serait jamais venue à un compagnon de Socrate.
Pourquoi Platon veut-il que les philosophes soient rois ou les rois philosophes si, d'une part, il définit le philosophe comme un amoureux de la vérité, alors que, d'autre part, il déclare que le roi doit être "assez aguerri" pour utiliser le mensonge ? Pour lui, au lieu d'être un chercheur assidu de la vérité, le philosophe en est le fier possesseur, un homme instruit, un sage. Ainsi le terme philosophe prend un nouveau sens : celui d'un amoureux et d'un contemplateur du monde divin des Formes, ou des Idées, apte à ce titre, à devenir fondateur d'une cité vertueuse. "Le philosophe qui vit avec le divin" peut tenter de "faire passer dans les moeurs publiques et privées de ses semblables ce qu'il aperçoit de la-haut". L'Idée du Bien est au sommet de la hiérarchie des Idées. Seulement, ces indications formelles sont les seules qui nous soient données. L'Idée du Bien ne joue aucun rôle éthique ni politique direct. Jamais on ne nous dit ce qui est bon ou générateur de bien, en dehors des préceptes connus du code moral collectiviste, dont nous avons vu qu'il ne repose pas sur l'Idée du Bien. La seule information que nous donne Platon est que le bien est tout ce qui préserve, et le mal tout ce qui corrompt ou mène à la dégénérescence.
Si l'idée du Bien exposée par Platon ne modifie guère son totalitarisme politique, sa conception de la sagesse ne modifie pas davantage son idéal d'immuabilité.
A la vérité, Platon avait d'autres raisons, d'ordre politique. L'enseignement philosophique qu'il préconise est destiné à marquer les gouvernants et à dresser une barrière entre eux et les gouvernés. On découvre sans grande surprise que le souverain est un roi-éleveur ; mais il peut paraître plus étonnant que le philosophe soit, lui aussi, et à sa manière, un éleveur. Le vrai philosophe, le dialecticien, est seul susceptible de contempler non seulement le modèle divin de la Cité, mais aussi la Forme ou l'Idée de l'Homme, et, par conséquent, de la copier pour la faire descendre sur terre. Le devoir de médecins des hommes des philosophes sera d'administer le mensonge, "si l'on veut maintenir au troupeau toute son excellence". Ils devront "organiser d'ingénieux tirages au sort pour que les sujets inférieurs réjettent la responsabilité de chaque union sur la fortune et non sur les magistrats." Voici ce dont il faut se souvenir quand on aborde la revendication politique majeure de Platon : cette souveraineté du philosophe-roi qui, affirme-t-il, est susceptible de s'opposer au mal qui sévit dans les Etats : l'instabilité politique, et à ce mal du genre humain qui en est la cause : la dégénérescence raciale. En parlant des maux du genre humain, il fait allusion à la théorie selon laquelle le bien de l'Etat dépend de la "nature" des membres de la classe dirigeante, nature que menacent les méfaits d'une éducation individualiste et, plus encore, la dégénérescence raciale.
Esthétisme, perfectionnisme et utopie
La méthode platonicienne est une édification utopiste (par opposition à l'édification au coup par coup ou par interventions limitées). Le danger de cette première méthode vient de ce qu'elle peut apparaître à la fois comme l'alternative la plus logique à l'historicisme absolu, qui suppose qu'on peut modifier le cours de l'histoire, et comme un complément nécessaire à l'historicisme plus souple de Platon, qui admet l'intervention de l'homme. A contrario, le système d'interventions limitées que Popper préconise sait que la perfection, pour autant qu'elle soit possible, est lointaine, et que les hommes de chaque génération ont droit sinon au bonheur, qu'aucune mesure institutionnelle ne peut procurer, du moins à être préservés de tous les malheurs évitables et à recevoir toute l'aide possible lorsqu'ils souffrent. Un combat systématique contre la souffrance, l'injustice et la guerre a - du reste - plus de chances d'avoir l'appui des masses qu'un combat pour un société idéale difficilement imaginable. Au contraire, la démarche utopiste, qui nécessite un pouvoir fort et centralisé, risque d'aboutir à une autocratie. Outre les inconvénients que nous avons souligné plus haut, cette autocratie ne résoud pas les difficultés pour un dictateur, même bien intentionné, de connaître les effets des mesures qu'il décide, et le problème de la succession de ce dictateur. Or, tout le système s'effondre si l'on admet que son objectif final peut changer notablement au cours de sa réalisation, et si les sacrifices déjà consentis pour l'atteindre risquent de se révéler vains. Si l'idéal est très lointain, il peut même devenir difficile de savoir si certaines décisions déjà prises en vue d'y parvenir n'ont pas eu l'effet contraire.
L'on peut faire, dans des conditions parfaitement réalistes, des expériences à échelle réduite qui soient significatives sans bouleverser toute la société. A l'inverse, le partisan de la méthode utopiste, convaincu qu'il faut changer d'un coup la structure même de la société, ne concevra pas d'expérience plus modeste que la transformation d'une petite société ; or, c'est, au contraire, de la transformation successive des institutions au sein d'une grande société qu'on peut tirer le plus d'enseignements. Marx lui-même a critiqué un certain utopisme. Selon lui, il est irréaliste de croire à une planification rationnelle des institutions politiques et sociales, puisque la société évolue conformément aux lois de l'histoire. Ce faisant, il condamne toute entreprise d'"édification sociale", ce qui a rarement été compris. Selon Marx toujours, on ne peut faire plus que faciliter le processus historique ; cependant, il ne s'oppose pas à ce qui chez Platon paraît à Popper le plus irréaliste : son radicalisme au sens littéral du mot, sa conviction qu'il faut remonter à la racine du mal et transformer la société entière d'un seul coup. Tous deux rêvent d'une révolution apocalyptique, qui transfigurera le monde.
La société ouverte et ses ennemis
Il reste une Idée à examiner : celle du Bonheur, que Platon avance en partant de l'idée que la société est divisée "par nature" en classes ou en castes. Selon lui, le vrai bonheur n'est possible que dans la justice, c'est-à-dire là où chacun demeure à son rang. Et ce sont les remèdes proposés, comme l'arrêt de tout changement et le retour au tribalisme, qui sont indéfendables. N'empêche que la fausseté de la thérapie renvoie à la justesse du diagnostic.
Dans les sociétés polynésiennes ou maories, aucune distinction n'est faite entre le cycle des phénomènes naturels et celui des conventions sociales, l'un et l'autre étant attribués à une volonté surnaturelle. Tout changement correspond à une crise religieuse ou à l'introduction d'un nouveau tabou, jamais à une amélioration raisonnée des conditions sociales. Avec Alcméon, Phaléas et Hippodamus, puis avec Hérodote et les sophistes, la recherche de la "meilleure des constitutions" devient peu à peu un problème susceptible d'être soumis à l'épreuve de la raison. Popper nomme de ce fait société close la société magique ou tribale, et société ouverte, celle où les individus sont confrontés à des décisions personnelles. Une société close typique peut être comparée à un organisme, et la théorie biologique de l'Etat peut, dans une large mesure, lui être appliquée. On peut, en effet, la rapprocher d'un troupeau dont la cohésion est maintenue par des liens comme la parenté, la vie commune, la joie ou la douleur. Alors que du fait même de son caractère organique, une société ouverte risque de s'acheminer progressivement vers une "société abstraite". Elle peut en effet cesser, dans une large mesure, d'être un véritable rassemblement d'individus. Imaginons, au prix d'une certaine exagération, une société où les hommes ne se rencontrent jamais face à face, où les affaires sont traitées par des individus isolés communiquant entre eux par lettres ou par télégrammes, se déplaçant en voiture fermée et se reproduisant par insémination artificielle ; pareille société serait totalement abstraite et dépersonnalisée. Or, la société moderne lui ressemble déjà sur bien des points.
De la même manière, l'effondrement du tribalisme dans les société closes de la Grèce a commencé à l'époque où l'accroissement de la population affectait déjà la classe dirigeante, celle des propriétaires fonciers. En provoquant des tensions au sein de cette classe, elle sonnait le glas du tribalisme "organique", malgré des solutions qu'on pourrait aussi qualifier d'organiques parce qu'elles reposaient sur un rituel magique, comme la création de cités soeurs. Pour une société close, le pire des dangers est l'avènement du commerce, et avec lui celui d'une classe de marchands et de navigateurs. Le commerce est sans doute une des rares activités où, même dans une société encore tribale, l'initiative personnelle peut se manifester. Aussi la navigation et le commerce ont-ils été la principale affirmation de l'impérialisme athénien au cours du Ve siècle avant J.C. ; et il est de fait que les oligarques et les membres des classes qui étaient ou avaient été privilégiées les dénoncèrent comme des activités particulièrement dangereuses. Comme cette politique était axée sur les ports, et singulièrement sur le Pirée, centre du commerce et forteresse du parti démocratique, ainsi que sur les Longs Murs reliant la ville au Pirée et à Phalère, les tenants de l'oligarchie avaient pris en haine ce qui, avec l'empire et la flotte, symbolisait à leurs yeux ma puissance d'une démocratie qu'ils comptaient bien abattre un jour.
Parrallèlement aux tentatives faites pour consolider le tribalisme (comme à Sparte), il se produit également une grande révolution spirituelle : la découvere de la discussion critique.
Ce faisant, la tension entre classes sociales est la première conséquence de la désagrégation de la société close. La fin de cette société, en posant le problème des rapports de classe et de statut, a sans doute provoqué chez les citoyens des réactions comparables à celles d'un enfant assistant à l'éclatement du foyer familial. Se sentant menacées, les classes privilégiées ont ressenti cette tension encore plus fortement que les autres.
Il est piquant de noter que des historiens prêts à encenser Rome pour la fondation d'un empire universel condamnent Athènes pour avoir tenté de faire mieux encore. Ce n'est d'ailleurs pas son échec qu'ils lui reprochent, car ils ne redouteraient rien tant que son succès. Ce dont ils l'accusent, c'est d'avoir été une démocratie impitoyable, dirigée par des individus ignorants, qui haïssaient l'élite cultivée autant qu'ils étaient détestés d'elle. Mais ce mythe de l'intolérance culturelle d'Athènes fait litière de tout ce qu'on sait de son étonnant rayonnement spirituel, rayonnement attesté par Meyer lui-même. Popper est loin d'approuver tout ce qu'a fait Athènes pour affermir son empire ; et, à les supposer vraies, ne défend pas certaines agressions parfaitement injustifiées. Il n'ignore pas non plus que la démocratie athénienne reposait sur l'esclavage. Mais il n'en considère pas moins que seul un certain type d'impérialisme pouvait remplacer ce que la société tribale avait d'exclusif et de refermé sur elle-même.
Tandis que de jeunes aristocrates ambitieux mais peu sûrs ralliaient le parti démocratique, d'autres, ceux-là parmi les plus doués et les plus réfléchis, demeuraient en face de la démocratie sur la réserve. La société ouverte était née, elle proposait déjà des valeurs nouvelles sur des bases plus égalitaires ; mais quelque chose manquait encore, surtout aux plus instruits des citoyens. Le nouveau credo de la société ouverte, l'idéal humaniste, commençait à prendre corps mais n'avait pas encore été vraiment formulé. De là que, pour l'instant, on n'entrevoyait rien d'autre que la guerre entre classes, la crainte d'une réaction des oligarques et la menace de nouveaux événements révolutionnaires, auxquels pouvaient encore être opposés la tradition, la défense de la religion et des vertus anciennes. Pourtant, à la même époque et au sein de la génération à laquelle appartenait Thucydide, se levait une foi nouvelle dans la raison, la liberté et la fraternité humaine, une foi nouvelle mais la seule possible : la croyance en une société ouverte.
Cette génération marque un tournant dans l'histoire de l'humanité. C'est celle qui vivait à Athènes au moment de la guerre du Pélopponèse. Elle comptait Sophocle et Thucydide, nous l'avons dit, mais aussi Euripide et Aristophane, plus hésitants. Ainsi que Périclès bien sûr, Hérodote, Protagoras d'Abdère, Démocrite, sans oublier l'école de Gorgias, dont faisaient partie Alcidamas, Lycophron et Antisthène. Enfin et surtout, il y a eu le plus grand de tous : Socrate.
Les propos de Démocrite, et ceux de Périclès, sonnent comme une attaque avant la lettre contre Platon. Ainsi en est-il de la célèbre oraison funèbre que prononce Périclès un demi-siècle au moins avant la rédaction de La République : "La constitution qui nous régit n'a rien à envier à celles de nos voisins. Loin d'imiter les autres peuples, nous leur offrons plutôt un exemple. Parce que notre régime sert les intérêts de la masse des citoyens et pas seulement d'une minorité, on lui donne le nom de démocratie. Mais si, en ce qui concerne le règlement de nos différends particuliers, nous sommes tous égaux devant la loi, c'est en fonction du rang que chacun occupe dans l'estime publique que nous choisissons les magistrats de la cité, les citoyens étant désignés selon leur mérite plutôt qu'à tour de rôle. D'un autre côté, quand un homme sans fortune peut rendre quelque service à l'Etat, l'obscurité de sa condition ne constitue pas pour lui un obstacle. Nous nous gouvernons dans un esprit de liberté et cette même liberté se retrouve dans nos rapports quotidiens, d'où la méfiance est absente [...] Tolérants dans les relations particulières, nous n'en sommes pas moins dans la vie publique pénétrés par une révérence qui nous incite à nous soumettre mieux que quiconque à l'ordre établi. Nous obéissons aux magistrats qui se succèdent à la tête de la cité, comme nous obéissons aux lois, à celles surtout qui assurent la protection des victimes de l'injustice et à ces lois non écrites qui attirent sur ceux qui les transgressent le mépris général". "Nous sommes en effet les seuls à penser qu'un homme ne se mêlant pas de politique mérite de passer non pour un citoyen paisible, mais pour un citoyen inutile. Nous intervenons tous personnellement dans le gouvernement de la cité au moins par notre vote".
L'essor de la philosophie peut être considéré comme une réponse à l'effondrement de la société close. Elle tente, en effet, de substituer une croyance rationnelle à la croyance magique et remplace l'ancienne tradition par une tradition nouvelle : le mise en question et la discussion critique des théories et des mythes.
Il existe une différence fondamentale entre une critique totalitaire et une critique démocratique de la démocratie, celle précisément à laquelle Socrate se livra. C'est lui qui fut le premier à penser et à dire que rien dans la vie n'est plus important que les autres individus, et à engager les hommes à se respecter les uns les autres. Socrate ne s'était attaqué aux politiciens de son temps que pour mieux dénoncer les jeunes aristocrates travestis en démocrates qui flattaient les masses, tout en n'y voyant qu'un moyen de conquérir le pouvoir. Ce faisant, il s'attirait la sympathie de certains adversaires de la démocratie. Mais, moraliste et individualiste, Socrate ne pouvait se contenter de critiquer ses adversaires, il cherchait aussi à les convertir. Enfin, il s'intéressait à tous les jeunes, pensant peut-être au jour où ils exerceraient d'importantes charges publiques. Ses relations furent pourant la cause de sa mort : la guerre perdue, il fut accusé d'avoir formé les hommes qui avaient trahi la démocratie et conspiré avec l'ennemi pour provoquer la défaite d'Athènes. Or l'accusation cherchait moins à punir Socrate pour des faits notoirement contraires à ses intentions, qu'à lui interdire de continuer un enseignement jugé dangereux pour l'Etat. Pour sa défense, Socrate fit valoir qu'il n'avait jamais eu de sympathie pour le programme des Trente et qu'il avait même risqué sa vie en les mettant au défi de l'impliquer dans leurs crimes. Il rappela aussi à ses juges qu'un de ses disciples les plus enthousiastes avait été Chéréphon, un ardent démocrate ennemi des Trente qui mourut, semble-t-il, en combattant. Il avait la possibilité de s'évader. S'il l'avait saisie, tout le monde l'eût accusé d'être un ennemi de la démocratie, aussi préféra-t-il rester et s'expliquer. Si je pars, dit-il, je viole les lois de l'Etat et je fais éclater ma déloyauté. Je ne puis mieux démontrer ma loyauté et prouver mon attachement à la démocratie dont je n'ai jamais été l'ennemi, qu'en restant à Athènes au péril de ma vie.
Socrate n'eut qu'un seul successeur digne de lui, son vieil ami Antisthène, dernier représentant de la grande génération. Platon, le plus doué de ses disciples, fut aussi le plus infidèle, et il trahit son maître en le présentant comme un défenseur de sa grandiose théorie d'une société arrêtée. Il n'eut aucun mal à le faire, puisque Socrate était mort ! Ne pouvant s'attaquer ouvertement (car elles étaient trop fortes) aux convictions de Socrate, Platon tenta de les interpréter dans un sens favorable à la société close, entreprise difficile mais non impossible. Après tout, n'était-ce pas la démocratie qui avait mis Socrate à mort ? Quel droit avait-elle alors de le revendiquer ? Socrate n'avait-il pas critiqué le manque de sagesse des masses autant que celui de leurs chefs ? Enfin Socrate, en encourageant ses disciples à se lancer dans l'arène politique, ne souhaitait-il pas précisément un gouvernement des sages et des justes ? Et pouvait-on douter, bien qu'il ne se fût jamais prononcé sur les problèmes constitutionnels, qu'il inclinât vers Pythagore ?
Ainsi, par couches successives, Platon parvenait à donner un sens nouveau à l'enseignement du plus illustre représentant de la grande génération et à considérer comme un allié celui qu'il n'eût jamais osé attaquer de front.
Platon trouva la racine du mal dans la "chute de l'homme", dans l'effondrement de la société close, et il en retira la conviction que le Vieil Oligarque et ses successeurs avaient eu raison d'opter pour Sparte contre Athènes. Mais ils n'étaient pas allés assez loin ; ils ne s'étaient pas aperçus que, malgré un effort héroïque, Sparte elle-même donnait des signes de décadence. Les oligarques avaient eu la légèreté de croire que la tyrannie des Trente suffirait à ramener le bon vieux temps. Platon avait parfaitement compris que la tyrannie alimente et, au besoin, allume la flamme de l'esprit révolutionnaire. Aussi Platon la haïssait-il.
En politique, Platon ajouta peu de choses au programme oligarchique déjà combattu par Périclès ; en revanche, il découvrit peut-être inconsciemment le véritable secret de la révolte contre la liberté, formulé de nos jours par Pareto : "Il faut tirer parti des sentiments, au lieu de gaspiller ses forces à essayer de les détruire". Aussi, bien loin d'avouer son aversion pour la raison, il s'efforça de séduire les intellectuels par l'éclat de son esprit, et de les flatter en leur offrant le pouvoir. Ennemi de la justice, il n'en parvint pas moins à convaincre des hommes intègres qu'il était son défenseur ; en faisant de Socrate son héros, il persuada les autres qu'il combattait lui aussi pour la liberté de pensée. Malgré la mise en garde de Socrate contre la misanthropie et la peur de la raison, il en vint à se défier des hommes et à fuir la discussion. Ennemi de la tyrannie, il demanda l'aide d'un tyran. La logique interne de sa conception du pouvoir l'amena malgré lui au point où les Trente étaient arrivés et où parvinrent plus tard son ami Dion et combien d'autres de ses disciples.
Les sources aristotéliciennes de l'hégélianisme
Etudions la manière dont Aristote, reprenant l'essentialisme de Platon, a influencé l'historicisme de Hegel, et, partant, celui de Marx. Certes, Aristote fut l'inventeur de la logique, et, à ce titre comme à quelques autres, il mérite amplement les remerciements qu'il se décernait à lui-même à la fin de ses Refutations philosophiques, comme il mérite aussi notre indulgence pour ses insuffisances. Celles-ci, il est vrai, apparaissent formidables aux admirateurs de Platon.
Bien qu'il n'éprouve aucune sympathie pour la démocratie, Aristote la croit néanmoins inévitable ; et il est prêt à transiger avec l'ennemi. Il se confine dans une systématisation aride et, comme tant d'écrivains médiocres, n'aime rien tant que tout résoudre par un jugement sagement équilibré où chacun puisse trouver son compte ; ce qui, bien souvent, revient à passer complètement à côté du problème. En histoire, car il était aussi historien, il a démontré son manque de perspicacité, en tenant pour définitive la consolidation de la démocratie au moment même où elle était remplacée par la domination de la monarchie macédonienne.
Cela dit, la pensée d'Aristote est entièrement dominée par celle de Platon. Il adopte et systématise les théories de Platon sur l'esclavage ; son Etat modèle est un compromis entre trois éléments : un aristocratisme platonicien, un féodalisme sérieux et équilibré, enfin quelques principes démocratiques, le féodalisme ayant manifestement la meilleure part de cet ensemble. Pour lui comme pour Platon, les classes laborieuses ne doivent pas gouverner ; de leur côté, les classes dirigeantes ne doivent ni travailler ni gagner de l'argent, dont elle sont d'ailleurs largement pourvues. Pour Aristote, exercer une fonction, c'est déroger à son rang. Cette admiration pour les classes oisives semble d'ailleurs trahir un certain malaise, comme si le fils du médecin de la cour de Macédoine s'interrogeait sur sa position sociale et craignait que ses travaux, en l'assimilant à un professionnel, ne lui fassent perdre son rang. Avec Aristote, en effet, la philosophie platonicienne cesse d'aspirer au pouvoir pour ne plus être qu'une discipline d'enseignement. Encore faut-il convaincre le dirigeant féodal que la spéculation et la contemplation philosophiques, ambition certes plus modestes, peuvent jouer un rôle important dans sa vie.
Le seul correctif qu'Aristote apporte au platonisme, c'est un optimisme qu'il systématise. Pour Aristote, il peut exister des changements vers le mieux, vers le progrès, là où, pour Platon, tout changement conduit au contraire à la dégénéresence, dans la mesure où, en s'éloignant de l'original, c'est-à-dire de la Forme ou de l'Idée parfaite, l'objet changeant perd peu à peu sa similitude avec le modèle.
Selon Aristote, l'une des quatre causes de tout ce qui existe et de tout ce qui change est la cause finale, c'est-à-dire la fin vers laquelle tend toute évolution. S'il s'agit d'un but ou d'un objectif visé, la cause est, de surcroît, bonne ; d'où il suit que ce qui est bon peut non seulement être le point de départ d'un mouvement, thèse enseignée par Platon et acceptée par Aristote, mais exister encore en son point final, ce qui est particulièrement important pour tout ce qui a un commencement dans le temps, ou, comme le dit Aristote, pour tout ce qui prend naissance. La Forme ou l'essence de toute chose qui se développe est identique au but ou à l'état final vers lequel elle tend. On obtient ainsi, quoi qu'en dise Aristote, une analyse très proche de la position platonicienne. A celà il convient d'adjoindre sa théorie du mouvement, qui s'harmonise avec les causes finales, et permet d'expliquer tout mouvement par analogie avec le trot de cheval reprenant le chemin de l'écurie. Aussi en tira-t-il sa théorie des places naturelles : tout ce qui est éloigné de sa place naturelle a une tendance à y revenir.
Le système de Platon comporte une notion essentielle : les Formes, ou essences, préexistent aux choses sensibles, qui en sont distinctes et qui ne cessent de s'en éloigner, alors que, pour Aristote, les choses sensibles se rapprochent de leurs causes finales, qu'il identifie à leurs Formes, ou essences. La Forme ne préexiste pas à la chose et ne lui est pas extérieure comme le veut Platon. Pour Aristote, tout changement ne fait que concrétiser ce qui est en puissance dans la chose, et lui est inhérent. Ainsi, pouvoir flotter ou brûler est une propriété inhérente à tout morceau de bois, quand bien même il ne flotte ou ne brûle jamais ; s'il flotte ou brûle, il réalise une potentialité, et change ou se meurt à partir d'elle. C'est donc bien dans l'essence que se trouve la source de tout changement. Aussi, l'essence aristotélicienne, cette "cause finale", est pratiquement identique à la "nature" ou à l'"âme" chez Platon. Pour ce dernier, l'âme ou la nature s'apparente en effet à la Forme, mais est inhérente à la chose, et est dans son principe de mouvement.
Aristote n'a pas directement contribué à enrichir l'historicisme. Pourtant, sa théorie du changement se prête d'elle-même à une interprétation historiciste, en trois temps :
Tout d'abord, seul le développement d'un individu ou d'un pays, autrement dit son histoire, nous permet de connaître son essence-cachée-et-non-développée (pour citer les mots de Hegel). Cette doctrine conduira plus tard à la méthode historiciste, c'est-à-dire à l'idée que l'étude des changements affectant la société peut seule permettre de connaître cette société, en son essence. Ensuite, en révélant ce qui se cache dans l'essence non développée, le changement fait apparaître tout ce qu'elle contient en puissance, et c'est de là que découle la notion de destin historique inévitable parce que essentiel. Hegel dira que le destin de l'individu est inscrit en lui-même. C'est en fait une manière prétentieuse d'exprimer une banalité : le destin de l'homme ne s'explique pas seulement par des événements extérieurs, mais aussi par la manière dont sa nature propre réagit à ces événements.
Enfin, pour s'actualiser, l'essence doit devenir changement. Cette idée conduit, et Hegel n'y manque pas, à une nouvelle justification de la théorie de l'esclavage ; car s'affirmer soi-même dans ses rapports avec les autres, c'est essayer de les dominer. Hegel va même jusqu'à démontrer que les rapports personnels peuvent tous se ramener aux relations entre maître et esclave, à la domination et à la soumission. Chaque individu doit s'affirmer, et celui auquel manque le courage ou la capacité de préserver son indépendance doit être réduit à la servitude. Cette manière admirable de concevoir les rapports entre individus a, bien entendu, sa contrepartie dans une conception des relations internationales. Les nations doivent s'affirmer sur la scène de l'histoire, elles ont le devoir de prétendre à la domination mondiale.
En parlant brièvement d'Aristote, et plus longuement de Platon, Popper montre le rôle qu'ils ont joué dans la montée de l'historicisme et dans l'opposition à la société ouverte ; comment aussi ils ont influencé la pensée contemporaine, et plus spécialement, la philosophie prophétique de Hegel. Mais, naturellement, on retrouve tout au long de l'histoire le combat entre deux pensées, celle issue de Platon et d'Aristote et celle qui reflète l'esprit de la grande génération de Périclès, de Socrate et de Democrite.
Le christianisme, à ses origines, se dressait contre l'intellectualisme distant des scribes et de l'élite savante, issu du platonisme. Il s'agit plus exactement d'une protestation contre le platonisme juif au sens large, c'est-à-dire contre le culte abstrait de Dieu et de sa parole. C'était, en tout cas, une protestation contre le tribalisme judaïque, ses tabous et ses exclusives, dont la doctrine du peuple élu est un exemple : cette glorification des lois et de l'unité de la tribu était moins la caractéristique d'une société primitive, qu'une tentative désespérée pour retrouver les anciennes coutumes tribales, démantelées, dans le cas des Juifs, par la conquête babylonienne. Au moment où, l'indépendance juive ayant été finalement écrasée par Rome, le schisme ne fit que s'approfondir entre les partisans du retour au tribalisme, c'est-à-dire les Juifs orthodoxes, et l'humanisme de la nouvelle secte des chrétiens englobant les Barbares et les esclaves. L'importance de ces problèmes ressort de la lecture des Actes. A l'origine de ce durcissement, comment ne pas voir une hostilité aussi fondamentale que celle de Platon envers la nouvelle foi en une société ouverte : en l'espèce, le christianisme ?
Comme le dit Toynbee, les premiers chrétiens tiraient leur force de leur courage moral. Mais tout commença à changer quand la foi chrétienne devint à Rome une authentique puissance. On peut s'interroger sur le point de savoir si la reconnaissance officielle de l'Eglise chrétienne, organisée par la suite sur le modèle de la contre-Eglise néo-platonicienne de Julien l'Apostat, ne fut pas une habile manoeuvre politique destinée à saper l'immense influence morale acquise par cette religion égalitaire, dont le pouvoir n'avait pu venir à bout ni par la force ni par des accusations d'impiété et d'athéisme. Toynbee esquive cette question, en disant que prêter a posteriori à Constantin et à ses successeurs des motifs aussi proches de notre attitude occidentale contemporaine serait un anachronisme. Mais il oublie que ce genre de calcul se retrouve déjà et tout aussi cyniquement chez Critias, le chef des Trente Tyrans, au Ve siècle avant notre ère. En s'engageant dans le sillage du platonisme-aristotélisme totalitaire, l'Eglise finit par aboutir à l'Inquisition, dont les thèses purement platoniciennes se trouvent déjà dans les trois derniers livres des Lois où il est prescrit aux gardiens de protéger leur troupeau par une application rigide des lois et surtout des pratiques religieuses.
Il faut malheureusement reconnaître que l'Eglise autoritaire d'autrefois a réussi à flétrir l'authentique humanisme chrétien, en le faisant passer pour épicurien et matérialiste. Grâce à cette calomnie, la philosophie de Démocrite, un des géants de la grande génération, devenait synonyme de perversité, tandis qu'au contraire l'idéalisme tribal platonicien et aristotélicien apparaissait comme une préfiguration du christianisme. A n'en pas douter, ce sont les thuriféraires médiévaux de cette philosophie qui sont à l'origine de l'immense popularité dont elle jouit encore de nos jours. L'influence de Platon et d'Aristote sur nos vies s'est, il est vrai, largement dissipée, alors que, si le nom de Démocrite est généralement oublié, sa pensée et sa morale demeurent vivantes parmi nous.
Hegel et le néo-tribalisme
Partant du Timée de Platon et de sa mystique des nombres, Hegel réussit, cent quatorze ans après les Principes de Newton, à prouver par la seule force de la méthode philosophique que les planètes obéissent au système de Kepler. Il parvient même à calculer leur position exacte et, par conséquent, à établir qu'il ne peut y avoir de planète entre Mars et Jupiter, sans se douter que cette planète a été précisément découverte quelques mois plus tôt. De même, il démontre que l'aimantation du fer augmente son poids et que les théories de Newton sur l'inertie et la gravitation se contredisent. Longtemps plus tard, Einstein démontrera, au contraire, l'identité de la masse inerte et de celle soumise à la gravitation.
En somme, Hegel doit surtout sa réputation à ceux qui, aux disciplines ardues de la science, préfèrent une initiation superficielle aux secrets de l'Univers. Grâce à la dialectique hégélienne, méthode magique substituée à l'aride logique formelle, les problèmes les plus difficiles peuvent être résolus rapidement et avec toutes chances de succès. On pourrait citer à ce titre une multitude d'élucubrations de Hegel.
Hegel ne serait sans doute pas devenu la personnalité la plus influente de la philosophie allemande, s'il n'avait eu l'appui de l'Etat prussien, dont il devint le philosophe officiel à l'époque de la restauration féodale qui suivit les guerres napoléoniennes. Il est intéressant de noter que certains philosophes de Grande Bretagne, attirés par l'"idéalisme" supérieur de la philosophie de Hegel et par sa prétention à représenter une moralité plus élevée, craignaient d'être considérés comme immoraux par le choeur des disciples.
Cette influence hégelienne se fait surtout sentir dans le domaine des sciences politiques et sociales -- sauf en économie --, de la philosophie sociale et de la philosophie du droit. En politique, il est saisissant de constater que l'extrême gauche marxiste et l'extrême droite fasciste se réclament l'une et l'autre de lui. La gauche substitue la guerre des classes à la guerre hégélienne des nations, la droite la remplace par la guerre des races ; mais la source demeure la même. Seul le centre conservateur semble moins conscient de sa dette envers Hegel.
L'autoritarisme médiéval avait commencé à s'estomper avec la Renaissance ; mais sur le continent, sa contrepartie politique, le féodalisme, n'avait pas été sérieusement menacée jusqu'à la Révolution française, la Réforme n'ayant fait que le consolider. Ce sont les idéaux de 1789 qui ranimèrent la lutte pour la société ouverte, et les monarchies féodales eurent tôt fait d'en comprendre le danger. Quand, en 1815, le parti réactionnaire prussien eut repris le pouvoir, il était sérieusement à court d'assise idéologique. Ce fut Hegel qui la lui fournit. De même que la Révolution française avait redécouvert les idées éternelles de la grande génération hellénique et du christianisme, de même Hegel redécouvrait celles que Platon avait dressées contre la liberté et la raison. L'hégélianisme, c'est la renaissance du tribalisme.
Pendant la période qui suivit la Révolution française, il avait, encouragé par son maître Frédéric-Guillaume III de Prusse, propagé la doctrine selon laquelle l'Etat est tout et l'individu rien, puisqu'il doit à l'Etat son existence physique autant que spirituelle. Voici ce qu'il écrit : "C'est la marche de Dieu dans le monde qui fait que l'Etat existe [...] L'Etat est un organisme [...] c'est pourquoi l'Etat sait ce qu'il veut et le sait dans son universalité". (1)
Mais devons-nous croire au succès en tant que preuve ? ou au "jugement de l'histoire" ?, ces notions n'étant d'ailleurs que des postulats de l'hégélianisme lui-même. Il n'a rien écrit qui n'ait été mieux dit avant lui. Mais son cas est intéressant : il permet de comprendre comment un bouffon peut créer de l'histoire.
Voici comment Schopenhauer, qui connaissait personnellement Hegel, a décrit le grand maître : "Installé par le détenteur du pouvoir dans le rôle de grand philosophe patenté, Hegel n'était qu'un charlatan illétré et écoeurant qui eut l'incroyable audace d'écrire des insanités que ses adulateurs, approuvés par tous les imbéciles, ont proclamé géniales. Ainsi épaulé par les dirigeants, Hegel a réussi à corrompre toute une génération". Et dans un autre passage : "Quant à la vérité, elle est le cadet de leurs soucis [il parle des hégéliens] [...] D'un côté, la philosophie est un instrument au service du pouvoir, de l'autre, un moyen de s'enrichir [...] A qui fera-t-on croire que la vérité sortira de tout cela comme un sous-produit ? Les gouvernements mettent la philosophie au service de leurs intérêts d'Etat ; quant aux intellectuels, ils en font commerce".
Notons ici que les philosophes marxistes, toujours enclins à soutenir que les théories de leurs adversaires sont déterminées par leurs intérêts de classe, gardent le silence quand il s'agit de Hegel. Au lieu de le dénoncer comme un suppôt de l'absolutisme prussien, ils regrettent que les oeuvres du père de la dialectique, et surtout sa logique, soient aussi mal connues, et opposent cette ignorance à l'admiration officielle dont il est l'objet en Russie dans l'après-guerre.
Hegel fut appelé à Berlin en 1818, à un moment où la réaction battait son plein. Le roi avait entrepris de purger son gouvernement des réformateurs et des libéraux qui avaient tant contribué au succès de la "guerre de libération". La nomination de Hegel pourrait fort bien avoir été un moyen "d'enfermer la philosophie dans des limites convenables" (selon les mots d'une directive officielle du roi Frédéric-Guillaume).
Comme Aristote, Hegel croie que l'Idée s'incorpore à la chose en mouvement, ou, plus exactement, qu'elle s'identifie à elle. Il n'en résulte pas pour autant que la brèche ouverte par Platon entre essence et apparence sensible soit comblée, car Hegel dit aussi que "toute mention de l'essence implique que nous la distinguons de ce qui est [...] lequel comparé à l'essence est plutôt apparence ou ressemblance [...] Toute chose a une essence mais ce n'est par ce qu'elle paraît être à première vue". Comme Platon et Aristote, Hegel identifie les essences, du moins celles d'organismes comme les Etats, à des âmes ou esprits.
Au lieu de croire, comme Platon, que le mouvement des choses tend vers le déclin et s'éloigne de l'Idée, il enseigne au contraire, rejoignant Speusippe et Aristote, qu'il s'en rapproche, que c'est un progrès et non un déclin. Tout est en mouvement, y compris l'essence. Cette cause finale, aboutissement des essences, est ce qu'il nomme "l'Idée absolue" ou l'"Idée". Somme toute, l'univers en mouvement de Hegel est en état d'émergence ou d'évolution créatrice. La loi générale du développement est donc une loi de progrès ; seulement, il ne s'agit pas d'un progrès simple et direct, mais d'un progrès "dialectique".
Hegel voit dans l'Etat un organisme. Il lui prête une essence consciente et pensante, sa "Raison" ou son "Esprit". Pour un essentialiste, la connaissance de l'Etat implique nécessairement celle de son essence ou de son Esprit, ce qui n'est possible que si nous connaissons son histoire. De là découlent deux conséquences : l'Esprit d'une nation détermine son destin historique caché ; toute nation aspirant à l'existence doit s'affirmer en entrant sur la "scène de l'histoire", et elle le fait en combattant les autres nations. Pour Hegel, comme pour Héraclite, la guerre règne sur toutes choses et la guerre est juste. "L'Histoire mondiale est aussi le tribunal mondial", et il étend cette doctrine à la nature, en interprétant ses oppositions et ses conflits comme une guerre où tout développement puise son énergie.
La dialectique de Hegel vise Kant, qui avait lancé contre la métaphysique une attaque violente. Hegel n'a jamais tenté de le réfuter ; en revanche, il a dénaturé la pensée de Kant au point de l'inverser, en transformant la dialectique kantienne, attaque contre la métaphysique, en dialectique hégélienne, outil essentiel de la métaphysique.
Kant démontre en effet (2) qu'à toute assertion ou thèse (concernant par exemple la création du monde ou l'existence de Dieu), on peut opposer une contre-assertion ou antithèse, l'une ou l'autre pouvant découler des mêmes prémisses et être établies par des preuves également valides. Autrement dit, la spéculation soustraite à l'expérience est dépourvue de toute valeur scientifique, puisque à chaque argument invoqué peut être opposé un contre-argument. Kant espérait ainsi imposer le silence aux scribouillards de la métaphysique. Or, les scribouillards renoncèrent bien à se réclamer des arguments de la raison, mais n'en continuèrent pas moins à tromper le public. Kant est en grande partie responsable de cet état de choses ; car son essai, longuement médité mais écrit à la hâte, contient des obscurités qui ont beaucoup contribué à accélérer la dégradation de la pensée théorique allemande.
La pensée scientifique, et c'est essentiel, pose en principe que les contradictions sont inadmissibles et doivent être éliminées ; si elles subsistent, la science s'effondre. Hegel, lui, tire de sa triade dialectique une tout autre leçon : puisque ce sont les condictions qui font progresser la science, elles sont non seulement inévitables, mais hautement souhaitables, dit-il, au risque d'éliminer du même coup toute discussion et tout progrès.
Hegel tire sa doctrine d'une série d'équivoques. De Platon, il fabrique l'équation : Idée = Réalité. De Kant, l'équation : Idée = Raison. Combinées, les deux équations donnent Réalité = Raison, ce qui permet à Hegel d'affirmer que tout ce qui est réel est raisonnable, et, inversement, que tout ce qui est raisonnable est réel, le développement du réel allant de pair avec celui de la raison. Finalement, tout ce qui est actuel et réel est nécessaire, et, par conséquent, raisonnable et bon. A commencer par le royaume de Prusse.
C'est aussi une théorie de la vérité : puisque tout ce qui est raisonnable est réel, tout ce qui est raisonnable doit se conformer à la réalité et, par conséquent, être vrai. Certitude et vérité se confondent. L'opposition entre ce que Hegel appelle le "Subjectif", c'est-à-dire la croyance, et l'"Objectif", c'est-à-dire la vérité, se résout en une identité. Grâce à cette unité des contraires, on peut également expliquer la connaissance scientifique : "L'Idée est l'union du Subjectif et de l'Objectif [...] La science présuppose que la séparation existant entre elle et la vérité est abolie". (3)
Le déterminisme sociologique de Marx
Bien souvent, les idées les plus chères aux humanistes ont été chaleureusement louées par leurs pires ennemis, qui, se faisant passer pour leurs alliés, ont semé la désunion et la confusion parmi eux. Ils y ont si bien réussi que nombre d'humanistes sincères continuent à vénérer l'idée platonicienne de la justice, l'idée médiévale de l'autoritarisme chrétien, l'idée rousseauiste de "volonté générale" ou les idées de Fichte et de hegel sur la libération nationale.
Il serait tentant d'étudier les ressemblances entre le marxisme et le fascisme, c'est-à-dire entre l'hégélianisme de gauche et celui de droite. Mais il serait injuste de négliger tout ce qui les différencie. L'inspiration humaniste du marxisme est indéniable. (4) Contrairement aux hégéliens de droite, Marx s'est efforcé de résoudre par des méthodes rationnelles les problèmes sociaux les plus aigus de son temps. En dépit des erreurs que contient sa doctrine, son apport a été d'une telle importance que tout retour aux théories sociales antérieures est inconcevable. Notre dette envers lui est considérable, même si nous sommes en désaccord avec ses idées. Au surplus, sa sincérité et son honnêteté intellectuelle le distinguent de beaucoup de ses disciples.
Pourtant, non seulement ses prédicitions concernant le cours de l'histoire ne se sont pas réalisées ; mais, ce qui est plus grave, il a induit en erreur tous ceux à qui il a fait croire que la prophétie historique est une méthode scientifique. Mais soyons justes : Marx, malgré l'importance de ses études sur l"économie, n'a jamais proposé de politique économique concrète, une planification par exemple. Cela tient à ce que ses travaux économiques furent entièrement subordonnés à la prophétie historique, la méthode historiciste lui paraissant incompatible avec une analyse économique ayant pour objet l'établissement de plans rationnels.
Marx s'était, en vérité, donné comme mission de libérer le socialisme de sa tendance sentimentale, moraliste et visionnaire. Il voulait le faire passer de l'utopie à la science. Aussi a-t-il été un précurseur de la doctrine pragmatiste selon laquelle le rôle principal de la science n'est pas de connaître les événements passés, mais de prédire l'avenir.
Malheureusement, cette idée l'a entraîné sur une fausse route. En effet, l'argument plausible d'après lequel la science ne peut prévoir l'avenir que si celui-ci est prédéterminé, contenu en quelque sorte dans le passé, l'a conduit à la conviction erronée qu'une méthode scientifique rigoureuse doit reposer sur un déterminisme strict. L'influence de Laplace et des matérialistes français apparaît dans sa croyance aux "lois inexorables de la nature et de l'histoire".
Or il est désormais incontestable qu'aucun déterminisme, qu'il s'exprime par le principe de l'uniformité de la nature ou par la loi de causalité universelle, n'est plus le postulat indispensable de la méthode scientifique. On ne peut, cela dit, reprocher à Marx d'avoir cru ce que croyaient les meilleurs scientifiques de son temps. Son erreur n'est pas due à la théorie déterministe elle-même, mais aux déductions pratiques qu'il en a tirées en ce qui concerne l'histoire. L'idée que l'évolution des sociétés est déterminée par certaines causes ne conduit pas nécessairement à l'historicisme. celui-ci découle d'une confusion entre la prévision scientifique, telle qu'elle existe en physique ou en astronomie par exemple, et la prédiction historique.
La position historiciste de Marx est en opposition avec le pragmatisme dont il était parti. Elle est incompatible avec l'idée que la science peut et doit changer le monde ; car s'il peut y avoir une science sociale, et, partant, une prophétie historique, le cours général de l'histoire est prédéterminé et il n'y a rien à faire là contre. Nos possibilités d'intervention se limitent à prédire son évolution prochaine et à éliminer les principaux obstacles susceptibles de la ralentir. Il lui semblait vain de vouloir gouverner le formidable vaisseau de la société contre les courants naturels et les tempêtes de l'histoire. Selon lui, la science de l'histoire permet seulement de nous avertir des tourmentes susceptibles de détourner le navire de sa route -- qui est évidemment celle de la gauche. Le socialisme scientifique n'est donc pas une technologie sociale. Sa véritable tâche est d'annoncer l'avènement du socialisme et d'accélérer celui-ci, en avertissant les hommes des changements imminents et en leur faisant connaître le rôle qu'ils auront à jouer dans le déroulement de l'hstoire.
On pourrait croire dès lors que Marx réalise le projet de Stuart Mill (5). Il prône en effet la prophétie hsitorique. Mais son principe de causalité se trouve chez Stuart Mill dans sa croyance naïve dans le progrès. En somme, Stuart Mill pense qu'en dernière analyse les lois de l'évolution historique doivent pouvoir s'expliquer par celles de l'esprit, et en particulier par sa tendance au progrès. C'est précisément ce psychologisme que Marx conteste : "Les rapports juridiques, pas plus que les formes de l'Etat, ne peuvent s'expliquer par [...] la prétendue évolution générale de l'esprit humain" (6). D'où l'on peut déduire que les lois de la société ont un caractère propre et que la science sociale est, du moins partiellement, autonome. C'est là peut-être une des contributions majeures de Marx à nos connaissances.
Autonomie de la sociologie
L'antipsychologisme de Marx se résume dans sa formule célèbre et fort juste : "ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leut existence, mais leur existence sociale qui détermine leur conscience". Nos actes ne peuvent s'expliquer uniquement par des "motifs". Ils dépendent aussi des conditions générales, et, en premier lieu, de l'environnement. Or, cet environnement est surtout social. Toute analyse psychologiste ou behavioriste de nos actes présuppose donc une étude sociologique.
A cela, les tenants du psychologisme peuvent rétorquer que l'environnement social, dont ils reconnaissent l'importance, est créé par l'homme, et doit donc s'expliquer par la nature humaine. Un bon exemple est celui de l'Homo Economicus. L'institution que les économistes appellent "marché" doit être déterminée, en dernière analyse et selon eux, par la psychologie de l'Homo economicus, ou, selon l'expression de Mill, par le "phénomène de la poursuite de la richesse". D'autre part, l'origine des coutumes et des institutions ainsi que leur évolution doivent, selon eux, s'expliquer de la même façon.
Le grand défaut du psychologisme est de conduire inévitablement, par des problèmes de l'origine et du développement, à l'emploi de méthodes historicistes. Or cette version psychologiste de l'historicisme est très faible : s'il faut en définitive expliquer toutes les règles et coutumes de la vie sociale, les lois et les institutions, par "les actes et les passions des hommes", il faut admettre l'idée d'une évolution causale de l'histoire et le fait que cette évolution aurait eu des premiers stades, un début. D'où la nécessité de considérer la psychologie de l'homme avant ce début. Mais l'idée d'une nature humaine présociale, version psychologiste du contrat social, est un mythe historique et même méthodologique, d'autant qu'il y a de bonnes raisons de croire que les ancêtres de l'homme étaient déjà sociaux, le langage, par exemple, présupposant la société. Sans doute vaudrait-il mieux tenter d'expliquer la psychologie par la sociologie, et non l'inverse.
La plupart des traditions et institutions des hommes, même lorsqu'elles résultent d'actes intentionnels, sont généralement la conséquence indirecte et souvent involontaire de ceux-ci. Cela nous ramène complètement à la formule de Marx. Une université ou un syndicat ouvrier par exemple, créés selon un plan bien déterminé, prennent le plus souvent un caractère tout différent de ce qui avait été prévu. C'est que leur création a des répercussions non seulement sur d'autres institutions, mais aussi sur le comportement des étudiants, des ouvriers et parfois d'autres personnes encore, autrement dit sur la "nature humaine". Même les valeurs morales d'une société sont étroitement liées à ses institutions et à ses coutumes, et ne peuvent se maintenir quand celles-ci sont détruites.
Il reste un reproche majeur à adresser au psychologisme : il méconnaît le fait que la tâche essentielle des sciences sociales est explicative. Elle ne consiste pas à prophétiser le cours de l'histoire, mais à découvrir et expliquer les ressorts, plus ou moins cachés, de la société. Il existe -- et c'est éclairant -- une thèse opposée : la thèse du complot. C'est une idée très répandue et fort ancienne, dont découle l'historicisme ; c'est, sous sa forme moderne, la sécularisation des superstitions religieuses. Les dieux d'Homère, dont les complots expliquent la guerre de Troie, y sont remplacés par les monopoles, les capitalistes ou les imperialistes.
La vie sociale n'est pas une simple épreuve de force entre groupe opposés, mais une action qui se déroule dans le cadre plus ou moins rigide d'institutions et de coutumes, et qui produit maintes réactions inattendues. Prenons un exemple simple de répercussions involontaires de nos actes : un homme qui veut acquérir une maison ne souhaite manifestement pas faire monter le prix des propriétés bâties ; pourtant, sa seule apparition sur le marché à titre d'acheteur agira en ce sens. En revanche, il est possible que, par un accroissement de leurs achats, les consommateurs contribuent à la baisse du prix de certains objets, en rendant plus profitable leur production en série.
Certes, les facteurs psychologiques jouent un rôle ; mais souvent très secondaire par rapport à ce qu'on peut appeler la logique de la situation. L'application de cette logique ne repose pas sur la supposition qu'il est dans la nature humaine d'être raisonnable (ou de ne pas l'être) ; à l'inverse, une certaine façon d'agir est déclarée rationnelle ou irrationnelle selon qu'elle est ou non conforme à la logique de la situation, ce qui implique, comme le fait observer Max Weber, que nous avons préalablement défini ce qu'on peut considérer comme rationnel dans la situation en question. L'importance, pour la science politique, de l'appetit du pouvoir et des phénomènes névrotiques qui s'y attachent n'est pas contestable. Mais cet appétit du pouvoir a un caractère social aussi bien que psychologique. Quand on étudie, par exemple, la première manifestation chez l'enfant, c'est dans le cadre d'une institution sociale déterminée : la famille actuelle. Dans un type de famille différent, on ne constaterait peut-être pas les mêmes phénomènes.
En défendant le point de vue marxiste selon lequel les problèmes de la société ne peuvent être réduits à ceux de la nature humaine, Popper va plus loin que Marx lui-même, qui n'a rien dit du psychologisme. C'est contre l'idéalisme sous sa forme hégélienne qu'il s'élevait, non contre Stuart Mill. Chose curieuse, pour s'opposer à l'idéalisme hégélien, Marx s'est appuyé sur un élément de cet hégélianisme : son collectivisme platonicien, qui attribue à l'Etat et à la nation une "réalité" plus grande qu'à l'individu.
L'historicisme économique
Pour la plupart des gens, l'essence du marxisme est la théorie à laquelle Marx et Engels ont donné le nom d'nterprétation matérialiste de l'histoire, ou de "matérialisme historique", selon laquelle les motifs économique, et en particulier l'intérêt de classe, sont les élements moteurs de l'histoire.
Ceux qui ont une telle vision de Marx l'ont mal compris. Ces marxsites vulgaires, ou primaires, croient que le marxisme a dévoilé les noirs secrets de la vie des sociétés, en révélant la cupidité et la soif du gain. Certains d'entre eux sont allés jusqu'à vouloir combiner la théorie de Marx avec celles de Freud et d'Adler, estimant qu'à eux trois ils avaient découvert les grands mobiles gouvernant la nature humaine : la faim, l'amour et la soif du pouvoir.
Pour Marx, les guerres, les crises, le chômage, la famine au sein de l'abondance ne sont pas dus aux complots de la grande industrie ou des impérialistes, mais sont provoqués, sans être pour autant voulus, par des actes ayant de tout autres objectifs. L'histoire, affirme Marx, se déroule dans le cadre d'un système social qui nous lie tous : sous le "règne de la contrainte". Ce qu'on peut espérer, c'est qu'un jour les marionnettes détruiront ce système, et que nous vivrons alors sous le "règne de la liberté".
La plupart des successeurs de Marx ont substitué à cette doctrine, ingénieuse et profondément originale, la "théorie du complot" des marxistes vulgaires. De la première à la seconde il y a un triste déclin.
Prétendre, comme on l'a souvent fait, que Marx n'a voulu voir en l'homme que ses aspects les plus bas et les plus matériels est particulièrement absurde. Marx avait l'amour de la liberté et avait, à l'instar de Hegel, assimilé la liberté à l'esprit, puisqu'on ne peut être libre qu'en tant qu'être doué d'intelligence. Il attachait autant de prix au spirituel qu'un dualiste chrétien, et on trouve dans ses ecrits des traces d'aversion et de dédain pour ce qui est matériel. Dans la conclusion du Troisième Livre du Capital, il définit justement l'élément matériel -- et plus spécialement économique -- de la vie sociale comme une extension de nos "échanges organiques avec la nature", de notre métabolisme, et précise que notre liberté sera toujours limitée par les nécessités de ce métabolisme. "Le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures ; il se situe donc, par sa nature même, au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite". Mais, puisque nous ne sommes pas des êtres purement spirituels, nous ne pourrons jamais nous affranchir de l'obligation de produire. Nous ne pouvons qu'améliorer les conditions de notre travail et en réduire les servitudes. Marx, contrairement à Hegel, a soutenu que la clé de l'histoire, y compris de l'histoire des idées, se trouve dans l'évolution des relations de l'homme avec le monde matériel qui l'environne. Aussi peut-on dire que son historicisme est un économisme. Mais on commettrait une grave erreur en croyant qu'il s'agit d'un matérialisme impliquant le mépris de la vie intellectuelle. Il y a même de l'idéalisme dans son aspiration au règne de la liberté.
L'histoire, qui se confond avec la science sociale en général, a pour tâche principale d'expliquer l'évolution des conditions de production, grâce à l'étude des lois régissant les échanges de l'homme avec la nature. Avec son développement, cet empire de la nécessité naturelle s'élargit parce que les besoins se multiplient, mais, en même temps, se développe le processus productif pour les satisfaire. La liberté, c'est-à-dire la libération des servitudes physiques, devient alors possible : "le cercle des conditions de vie entourant l'homme, qui jusqu'ici dominait l'homme, passe maintenant sous la domination et le contrôle des hommes qui, pour la première fois, deviennent des maîtres réels et conscients de la nature, parce que et en tant que maîtres de leur propre vie en société". (7)
L'historicisme de Marx échappe ainsi à l'objection que soulève le psychologisme de Stuart Mill, attribuant à la société un commencement psychologiquement explicable. La priorité étant donné à l'économie, on n'a pas besoin de répondre à la question de savoir si les échanges de l'homme avec la nature ont toujours eu un caractère social ou s'ils dépendaient primitivement de l'individu seul. On se borne à admettre que la science de la société doit coïncider avec l'histoire du développement des conditions économiques.
En somme, le matérialisme historique de Marx a deux composantes : l'historicisme, qu'il faut récuser, et l'économisme, qui est au contraire très défendable. Dans toute étude sociale il y a avantage à tenir compte des conditions économiques ; même dans l'histoire d'une science aussi abstraite que les mathématiques. Mais Marx n'a pas respecté la condition indiquée : il a donné à l"économisme un caractère absolu, sous l'influence de la vieille distinction hégélienne entre réalité et apparence, et de la distinction corrélative entre essentiel et accidentel. Il a cru perfectionner la théorie de Hegel -- et de Kant -- en assimilant la réalité au monde matériel, et l'apparence au domaine de la pensée. D'où l'obligation d'expliquer chaque idée en la réduisant à cette réalité essentielle sous-jacente : les conditions économiques. Cette forme d'essentialisme n'est pas meilleure que les autres.
Ainsi, la théorie selon laquelle tout progrès social est subordonné à l'amélioration des conditions économiques découle d'une fausse interprétation de l'économisme. Entre les idées et les conditions économiques il n'y a pas dépendance à sens unique, mais action réciproque. Les idées ont peut-être même le rôle dominant. Imaginons que notre système économique, y compris l'équipement industriel et l'organisation sociale, soit détruit, mais que nos connaissances scientifiques et techniques demeurent, la reconstitution de ce système, à échelle réduite pour commencer, serait tout à fait concevable. Mais imaginons le cas inverse, où, par exemple, une tribu totalement sauvage occuperait une région hautement industrialisée après la disparition de tous ses habitants : il est probable que les restes matériels de leur civilisation seraient vite anéantis. D'ailleurs pour Marx une révolution politique ne peut conduire qu'au changement des dirigeants. Seule l'évolution de la réalité économique, l'essence sous-jacente, peut produire un changement réel. "Jamais une société n'expire avant que soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir ; jamais des rapports supérieurs de production ne se mettent en place avant que les conditions matérielles de leur existence ne soient écloses dans le sein même de la vieille société". La révolution russe ne ressemble guère à celle que Marx avait prédite.
Notons que son ami Henri Heine considérait, au contraire, les hommes d'action comme des instruments des penseurs, et disait que Robespierre n'avait été que la main de Jean-Jacques Rousseau. Dans la terminologie marxienne, Heine était un idéaliste.
Les classes
L'intérêt de classe remplace l'intérêt dit national, qui n'est, en réalité, que celui de la classe dirigeante. Mais cette théorie peut expliquer aussi certains phénomènes que l'histoire traditionnelle ne cherche même pas à comprendre, comme la tendance à l'accroissement de la productivité.
A première vue, la doctrine de la lutte des classes et la théorie de l'autonomie de la sociologie, dont nous avons parlé plus haut, semblent incompatibles, puisque dans la lutte des classes l'intérêt de classe joue un rôle majeur, qui est apparemment une sorte de motif. Il n'est pas nécessaire de supposer, comme le font les marxistes vulgaires, que l'intérêt de classe doive être d'ordre psychologique. L'intérêt de classe, dans son sens institutionnel ou, si l'on peut dire, objectif, exerce une influence décisive sur l'esprit humain. Selon Marx, nous ne pouvons être libre que si nous nous affranchissons du processus productif. Mais dans aucune société l'homme n'a pu s'en libérer totalement. Le seul moyen d'y parvenir dans une certaine mesure est de faire faire le travail pénible par d'autres et, par conséquent, de diviser l'humanité en classe dominante et classe dominée. Mais la première paie nécessairement sa liberté par une nouvelle sorte de servitude. Elle est forcée d'opprimer la seconde pour conserver sa liberté et son statut. Dominants et dominés, pris au piège, sont obligés de se combattre, et c'est par cette détermination que leur lutte est du ressort de la méthode scientifique et de la prévision historique.
Le système social au sein duquel les classes s'affrontent se modifie avec les conditions de production, car la manière dont les dominants peuvent exploiter les dominés dépend de celles-ci. Le système social est donc comme une vaste mécanique qui happe et écrase les individus.
Tout en ayant une sorte de logique propre, le système social fonctionne aveuglément. En général, ceux qui sont soumis à son mécanisme sont, eux aussi, plus ou moins aveugles et incapables de prévoir certaines répercussions de leurs actes. Toute ingénierie sociale est donc impossible, toute technologie sociale inutile. (8) Nous ne pouvons modifier le système social conformément à nos intérêts ; c'est lui, au contraire, qui nous oblige à agir selon les intérêts de notre classe en croyant qu'ils sont "nos" intérêts. Il est vain de rendre un individu, fût-il capitaliste, responsable de l'injustice sociale, puisqu'il est forcé d'agir comme il le fait. Il est également vain de croire qu'on améliorera les choses en améliorant l'homme. L'homme ne deviendra meilleur que si le système dans lequel il vit le devient.
Le système social détermine jusqu'aux pensées des individus, lesquelles sont, en partie, les instruments de leur action, et, en partie, quand elles sont exprimées publiquement, une forme d'action. C'est par cette détermination que, pour paraphraser Hegel, le système social et, plus particulièrement, l'intérêt objectif d'une classe deviennent conscients dans l'esprit subjectif de leurs membres.
Mais, bien qu'ils ne puissent modifier le système à leur gré, capitalistes et ouvriers contribuent inéluctablement à le transformer. En obligeant les travailleurs à produire pour produire, les capitalistes les poussent à "developper les puissances productrices et les conditions matérielles qui seules peuvent former la base d'une société nouvelle et supérieure, dont le principe fondamental est le développement plein et libre de tous les individus". (9) Ainsi, concourrent-ils à l'avènement du socialisme.
Les divergences d'intérêt dans la classe dominante comme dans la classe dominée sont telles qu'il faut considérer la théorie de Marx là-dessus comme une simplification excessive. On trouve au Moyen Age un bon exemple de dissension au sein de la classe dominante : c'est le conflit entre la papauté et les empereurs, qui n'était manifestement pas un combat entre exploiteurs et exploités.
En attribuant une valeur absolue à la théorie de la lutte des classes, les marxistes ont été conduits à donner de fausses interprétations de l'histoire. C'est ainsi que certains d'entre eux, surtout parmi les Allemands, ont considéré la guerre de 1914-18 comme un conflit entre les pays révolutionnaires et pauvres d'Europe centrale et une alliance de pays conservateurs et riches : interprétation permettant de justifier toute agression.
Mais, en dépit de quelques exagérations, la façon dont Marx a cherché à expliquer le fonctionnement des institutions est admirable, du moins en ce qui concerne le système industriel tel qu'il l'a connu, le "capitalisme sans entrave" du XIXe siècle.
Le système juridique et le système social
Le système juridico-politique imposé par l'Etat est considéré comme un édifice reposant sur les forces productrices de l'économie et déterminé par celles-ci. Et il se manifeste également d'une autre façon, en agissant sur la morale généralement admise. C'est la persuasion. Marx adopte une méthode institutionnelle, puisqu'il cherche à déterminer les fonctions pratiques des institutions, et essentialiste, puisqu'il ne se demande ni à quelles fins diverses ces institutions pourraient servir, ni quelles réformes institutionnelles sont nécessaires pour que l'Etat atteigne les buts qu'il juge souhaitables.
Il résulte de cette théorie que la politique est impuissante. Elle peut seulement faire évoluer le cadre juridico-politique à mesure que se modifient les moyens de production et les relations entre les classes. Dans ces conditions, pourquoi les partis marxistes prônent-ils l'action politique ? A cette question, l'aile gauche marxiste répondrait qu'en éveillant la conscience de classe des travailleurs cette action prépare la voie à la révolution ; et un marxiste modéré, qu'elle peut avoir de l'efficacité dans des périodes où, les forces des classes antagonistes étant presque égales, il suffit de peu pour que les travailleurs obtiennent des avantages appréciables, ce qui est un raisonnement assez spécieux.
Il est parfaitement défendable de soutenir que la révolution industrielle a commencé par être essentiellement une révolution des moyens matériels de production, qui a conduit à une transformation de la structure de classes de la société, et que les révolutions politiques n'en ont constitué que le troisième stade. En tenant le libéralisme et la démocratie pour de simples façades dissimulant la dictature de la bourgeoisie, Marx a donné, de la situation sociale de son époque, une interprétation qui paraissait tristement confirmée par l'exploitation éhontée des travailleurs dont il fut témoin dans sa jeunesse, exploitation qui était justifiée avec cynisme au nom de la liberté, y compris celle d'imposer aux travailleurs des contrats draconiens.
Sous le couvert du principe de la libre-concurrence, le capitalisme a resisté jusqu'en 1833 à l'instauration de toute législation du travail, et bien longtemps après l'application de cette législation. Dans les conditions de souffrances décrites par Marx dans Das Kapital (10), on comprend qu'il ait vu dans le système juridique, théoriquement garant de l'égalité et de la liberté, une simple façade, dissimulant la réalité économique. Ainsi, l'exploitation n'est pas simplement du vol, elle ne peut être éliminée par la loi, et la formule de Proudhon : "La propriété, c'est le vol", est trop faible. Marx en arrive ainsi à distinguer la liberté formelle de la liberté matérielle.
L'injustice et l'inhumanité du capitalisme sans entrave que décrit Marx sont pour Popper indiscutables. La liberté illimitée est auto-destructrice : elle signifie que le fort est libre d'écraser le faible. Aussi faut-il que l'Etat la limite de telle sorte qu'aucun homme ne soit à la merci d'un autre. Le remède est manifestement d'ordre politique. L'Etat doit créer des institutions assurant la protection des plus faibles. C'est ce que dit Marx, et c'est ce qui s'est effectivement produit. Le système économique condamné par Marx a disparu partout.
La marxisme se présente à la fois comme une science capable de prédictions historiques et comme le fondement d'une action politique conduisant à une société meilleure. Mais, selon Marx lui-même, cette action ne peut qu'abréger la période de gestation de cette société et réduire les souffrances de son enfantement. C'est là un programme politique bien peu ambitieux. Et c'est action a comme origine et substance l'économie. Popper parvient, quant à lui, à une conclusion diamétralement opposée : la priorité doit revenir à la politique. C'est le pouvoir politique qui est la clé de toute protection économique. En le contestant, Marx n'a pas seulement négligé un des moyens les plus puissants d'améliorer le sort des défavorisés. Il a aussi méconnu un des pires dangers qui menace la liberté. D'une certaine manière, il est resté individualiste, continuant à croire, comme les libéraux, que l'égalité des chances suffit. Encore faut-il protéger les moins doués, ou les moins favorisés.
Bertrand Russel a fait observer que c'est l'intervention de l'Etat qui, en protégeant la propriété privée, fait de la richesse une source de puissance. Ainsi le pouvoir économique dépend-il du pouvoir politique. "Le pouvoir économique au sein de l'Etat, écrit Russel, bien qu'au fond il découle de la loi et de l'opinion publique, acquiert aisément une certaine indépendance. Il peut influencer la loi par la corruption et l'opinion publique par la propagande, soudoyer des hommes politiques, créer une menace de crise financière. Mais il y a des limites très précises à ce qu'il peut faire. César a pris le pouvoir grâce à l'aide de ses créanciers, qui n'avaient l'espoir d'être remboursés que s'il réussissait ; mais, une fois en place, il fut assez fort pour leur résister ; Charles Quint emprunta aux Fugger les sommes nécessaires à l'achat de ceux qui le placèrent sur le trône, mais, devenu empereur, il oublia la dette qu'il avait envers eux". (11)
En fait, l'attitude des marxistes quant à l'impuissance du pouvoir politique est restée ambiguë. Ne jugeant le pouvoir politique mauvais qu'aux mains de la bourgeoisie, ils ont conservé le principe de la dictature du prolétariat. Ils n'ont pas compris qu'une politique d'ensemble doit être institutionnelle et non personnelle ; aussi, contrairement à la théorie de Marx, ont-ils préconisé une extension presque sans limites des pouvoirs économiques de l'Etat, sans envisager le risque que ceux-ci tombent aux mains d'individus qui en feraient un mauvais usage. Fidèles au holisme et à l'utopisme marxiens, ils sont restés convaincus que seule une transformation totale du régime social a des chances de succès. De même qu'il y a un paradoxe de la liberté, il y a un paradoxe de la planification. Développée à l'excès, celle-ci donne à l'Etat un pouvoir tel qu'il n'y a plus de liberté, et, partant, plus de planification.
C'est seulement parce que sa doctrine exprimait l'indignation humaniste qu'il ressentait que l'histoire de la philosophie a voulu avant tout le considérer comme un propagandiste. Comme le dit l'un des premiers compte-rendus du Capital : "A première vue [...] Marx est un idéaliste renforcé, et cela dans le sens allemand, c'est-à-dire le mauvais sens, du mot. En fait, il est infiniment plus réaliste qu'aucun de ceux qui l'ont précédé" (12).
L'avènement du socialisme
Selon Marx, tout système social tend inévitablement à s'auto-détruire. Une analyse du capitalisme devrait, pensait-il, permettre de prédire les caractéristiques essentielles de la période suivante. Pour cela, il fallait d'abord chercher, dans l'évolution des moyens de production, quelles étaient les principales forces susceptibles de détruire le capitalisme, puis déterminer leur action sur les rapports de classes et sur l'organisation juridique et politique. Il se proposait également de réfuter la thèse des économistes, qui considéraient les lois de la production capitaliste comme inexorables (Burke par exemple). Marx soutenait, au contraire, que les seules lois inexorables de la société sont celles de son développement, les autres n'étant que des phénomènes réguliers mais temporaires, voués à disparaître en même temps que le capitalisme. La prophétie historique de Marx découle du raisonnement serré, dont le Capital ne développe pourtant que le premier point : l'analyse des forces économiques fondamentales du capitalisme et de leur action sur les relations entre classes. Le second point, qui conduit à l'inéluctabilité d'une révolution sociale, et le troisième, à la prédiction d'une société sans classes, n'y sont qu'esquissés.
Commençons par le troisième. Quels en sont les prémisses ? Le développement du capitalisme a conduit à l'élimination de toutes les classes, à l'exception d'une bourgeoisie peu nombreuse disposant d'une grande richesse, et d'un énorme prolétariat poussé par une misère croissante à se révolter contre ses exploiteurs. D'où Marx conclut 1) que les travailleurs l'emporteront sur la bourgeoisie, et 2) que, celle-ci éliminée, il ne subsistera plus qu'une classe, autrement dit qu'on aboutira à une société sans classes.
La première de ces conclusions est logique. Mais la victoire des travailleurs conduit-elle nécessairement à une société sans classes ? Non. Il n'y a pas de raison que les individus constituant le prolétariat conservent leur unité une fois cette lutte terminée. Il est fort probable, au contraire, que les conflits d'intérêts restés latents divisent le prolétariat en de nouvelles classes antagonistes. Les hommes qui auront conquis le pouvoir et survécu aux combats et aux purges formeront vraisemblablement une nouvelle classe dirigeante, sorte d'aristocratie ou de bureaucratie renaissante, mais ils tâcheront d'éviter que cela se sache. Bref, ils feront de l'idéologie marxiste le nouvel "opium du peuple". Ce propos n'est pas de faire des prophéties historiques, bien entendu. Il est simplement de montrer que l'avènement d'une société sans classes n'est pas la conclusion logique du troisième point du raisonnement marxien. Après une révolution prolétarienne victorieuse, il peut se produire tant de choses que la méthode de la prédiction historique est inapplicable. Ce n'est souvent qu'un échappatoire commode pour fuir les responsabilités du présent en se réfugiant dans l'attente d'un paradis à venir.
Ni Marx ni ses successeurs n'ont jamais prouvé que seul le socialisme, au sens d'une société sans classes, "association où le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous", pouvait remplacer le capitalisme sans entrave, tel qu'il existait en 1845. Si Marx l'avait fait, on pourrait lui opposer le dementi de l'histoire : à la période du capitalisme sans entrave a succédé celle de l'interventionnisme politique, qui est la nôtre.
Quelques marxistes non orthodoxes ont admis que l'avènement du socialisme n'est pas inéluctable. Celui-ci dépendrait donc en grande partie de nous, de nos desseins, de notre sincérité, et de notre intelligence. Autrement dit, de facteurs moraux et idéologiques. Cependant, rien ne prouve qu'il n'existe pas d'autres possiblités, dont l'amélioration de la société par une ingénierie sociale appropriée, par une politique d'intervention démocratique. Il nous faut donc admettre que des facteurs moraux et idéologiques, échappant au domaine de la prédiction scientifique, agissent sur le cours de l'histoire. Parmi ces facteurs imprévisibles, il y a l'effet même de l'interventionnisme sur l'économie. L'histoire, comme l'affirmait Marx, ne peut être planifiée, et le seul moyen d'édifier un monde meilleur consiste à établir pas à pas des institutions capables d'assurer notre liberté : et, en premier lieu, de nous libérer de l'exploitation. (13) Quand survint la crise des années trente, les dirigeants sociaux-démocrates crurent d'abord que c'était le début de l'effondrement annoncé ; puis ils commencèrent à se rendre compte que les ouvriers étaient las d'être tenus en haleine, qu'il ne suffisait pas de leur fournir des interprétations rassurantes de l'histoire, et de leur dire que le fascisme était, selon l'infaillible socialisme scientifique de Marx, la dernière réaction d'un capitalisme moribond. Mais il était trop tard, l'occasion était passée.
La révolution sociale
Le second point du raisonnement prophétique de Marx repose essentiellement sur l'idée que le capitalisme conduit, par la force des choses, à l'enrichissement d'une bourgeoisie numériquement décroissante et à la paupérisation d'une classe ouvrière numériquement croissante. Admettons pour l'instant cette prémisse.
Par conséquent, la suite logique de cette assertion est que l'antagonisme entre la bourgeoisie fortunée et le prolétariat s'accentuera, grâce à quoi la conscience de classe et la solidarité des travailleurs se renforceront. Les plus faibles pourront être réduits à l'état de salariés, qui, aux yeux de Marx, équivaut à celui de prolétaires. De même, ajoute-t-il, "les couches moyennes, petits industriels, marchands et rentiers, artisans et paysans, sombrent dans le prolétariat ; soit que leur petit capital ne leur permette pas d'employer les procédés de la grande industrie et qu'ils succombent à la concurrence des capitalistes plus puissants, soit que leur savoir-faire se trouve déprécié par les nouvelles méthodes de production. Le prolétariat se recrute ainsi dans toutes les classes de la population". (14)
Or ce tableau, si juste soit-il, demeure incomplet, car Marx ne s'est intéressé qu'à l'évolution de l'industrie. Il existe, pour le moins, une possibilité de division au sein du prolétariat. De plus, il se peut que l'ouvrier agricole dépende trop étroitement de son employeur pour faire cause commune avec le prolétariat industriel. Quant aux fermiers et aux paysans propriétaires, Marx a indiqué lui-même qu'ils pourraient fort bien soutenir la bourgeoisie et non les travailleurs. (15) En outre, l'analyse marxiste montre qu'il est vital pour la bourgeoisie de susciter des divisions entre les salariés : soit par la création d'une nouvelle classe moyenne, formée de salariés privilégiés par rapport aux travailleurs manuels, mais dépendant néanmoins du bon vouloir des dirigeants ; soit par l'utilisation de la couche la plus défavorisée de la société, de ce que Marx appelle la "pègre prolétarienne", dans laquelle elle trouvera des hommes prêts à se vendre à l'ennemi de classe.
Si la misère ne pourra être soulagée tant que la révolution n'aura pas triomphé, et si donc tous les efforts des ouvriers révoltés pour améliorer leur sort seront vains, la théorie marxienne risque de faire de cette classe des défaitistes. Ainsi, au lieu des deux classes prévues, on pourrait bien en avoir sept : 1. la bourgeoisie ; 2. les grands propriétaires terriens ; 3. les petits et moyens propriétaires terriens ; 4. les ouvriers agricoles ; 5. une nouvelle classe moyenne ; 6. la classe ouvrière ; 7. une "pègre prolétarienne", ou sous-prolétariat. Ainsi la première conclusion du raisonnement marxien : la disparition de toutes les classes autres que la bourgeoisie et le prolétariat, ne découle pas nécessairement de ses prémisses. D'autres éventualités sont possibles.
Comment le socialisme succèdera-t-il inévitablement au capitalisme ? c'est justement grâce à la théorie de la révolution sociale, et c'est biene le problème, que l'on peut arriver à démontrer scientifiquement que le socialisme est inscrit dans les faits : si donc on appelle "révolution sociale" la transition conduisant au socialisme, on tombe dans un cercle vicieux. Une révolution qui ne conduit pas au socialisme n'est pas une "révolution sociale". Il faut donc trouver une définition de celle-ci ne se référant pas au socialisme. En voici une qui pourrait convenir : la révolution sociale est une tentative de conquête du pouvoir effectuée par un
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