Différences entre les versions de « Eugen Böhm-Bawerk:Une nouvelle théorie sur le capital »

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Qu'en sera-t-il maintenant de la confection des armes de chasse ? La chose est parfaitement claire. Ou bien Robinson tient absolument à apaiser sa faim dans la mesure du possible et à consommer chaque jour le fruit d'une récolte de douze heures : il ne lui restera alors naturellement ni le temps ni la force pour produire les armes dont il a besoin. Ou bien il restreindra ses exigences quant à sa ration journalière, de façon à se contenter du résultat de la cueillette de dix heures, par exemple : alors il lui restera quelques heures libres chaque jour pour travailler, et il pourra se mettre à fabriquer les armes de chasse qu'il convoite. Ceci revient à dire : avant que de pouvoir réellement former un capital, il faut ''épargner'' d'abord les forces productives nécessaires pour sa formation en se privant de certaines jouissances immédiates.
Qu'en sera-t-il maintenant de la confection des armes de chasse ? La chose est parfaitement claire. Ou bien Robinson tient absolument à apaiser sa faim dans la mesure du possible et à consommer chaque jour le fruit d'une récolte de douze heures : il ne lui restera alors naturellement ni le temps ni la force pour produire les armes dont il a besoin. Ou bien il restreindra ses exigences quant à sa ration journalière, de façon à se contenter du résultat de la cueillette de dix heures, par exemple : alors il lui restera quelques heures libres chaque jour pour travailler, et il pourra se mettre à fabriquer les armes de chasse qu'il convoite. Ceci revient à dire : avant que de pouvoir réellement former un capital, il faut ''épargner'' d'abord les forces productives nécessaires pour sa formation en se privant de certaines jouissances immédiates.


Et ce qui se présente pour Robinson avec ses douze heures de travail par jour, avec ses fruits et ses armes, se présente en grand pour chaque nation dont la dotation quotidienne en forces productives se compose du travail de plusieurs millions d'hommes, qui tirent leurs moyens de subsistance de toutes les richesses et de toute les commodités du XIXe siècle et dont les besoins en capitaux sont représentés par des machines, des chemins de fer et des canaux. Les quantités et les noms seuls varient. Nombre de complications, il est vrai, rendent difficile de tout embrasser d'un seul coup d'oeil, mais le fond reste toujours le même : une nation pas plus qu'un individu ne saurait former autrement son capital, on augmenter ce capital une fois formé, qu'en s'astreignant à consommer pendant chaque année courante une quantité de produits moindre que celle que ses forces productives peuvent mettre à sa disposition dans la même période. Ce n'est qu'en rendant libre par l'épargne une part de sa dotation annuelle en forces productives et en la dérobant aux désirs de jouissance immédiate de la vie, qu'elle pourra l'affecter à la création des produits intermédiaires.
Et ce qui se présente pour Robinson avec ses douze heures de travail par jour, avec ses fruits et ses armes, se présente en grand pour chaque nation dont la dotation quotidienne en forces productives se compose du travail de plusieurs millions d'hommes, qui tirent leurs moyens de subsistance de toutes les richesses et de toute les commodités du XIXe siècle et dont les besoins en capitaux sont représentés par des machines, des chemins de fer et des canaux. Les quantités et les noms seuls varient. Nombre de complications, il est vrai, rendent difficile de tout embrasser d'un seul coup d'oeil, mais le fond reste toujours le même : une nation pas plus qu'un individu ne saurait former autrement son capital, on augmenter ce capital une fois formé, qu'en s'astreignant à consommer pendant chaque année courante une quantité de produits ''moindre'' que celle que ses forces productives peuvent mettre à sa disposition dans la même période. Ce n'est qu'en rendant libre par l'épargne une part de sa dotation annuelle en forces productives et en la dérobant aux désirs de jouissance immédiate de la vie, qu'elle pourra l'affecter à la création des produits intermédiaires.


Bien entendu, ce ne sont pas les biens capitaux eux-mêmes ce ne sont pas les machines, fabriques, matières premières, etc, qu'on épargne, mais ce qu'on épargne, ce sont les moyens de jouissance et par là même on épargne des forces productives qu'on peut employer alors à la production des capitaux.
Bien entendu, ce ne sont pas les biens capitaux eux-mêmes ce ne sont pas les machines, fabriques, matières premières, etc, qu'on épargne, mais ce qu'on épargne, ce sont les ''moyens de jouissance'' et par là même on ''épargne des forces productives'' qu'on peut employer alors ''à la production des capitaux''.


Quittons maintenant le domaine de la production pour nous tourner vers les problèmes de la distribution. Si dans les explications précédentes je n'ai fait que rectifier et étendre l'ancienne théorie, sans en présenter une nouvelle, j'espère que les explications suivantes justifieront un peu mieux notre titre de « nouvelle théorie » du capital.
Quittons maintenant le domaine de la production pour nous tourner vers les problèmes de la distribution. Si dans les explications précédentes je n'ai fait que rectifier et étendre l'ancienne théorie, sans en présenter une nouvelle, j'espère que les explications suivantes justifieront un peu mieux notre titre de « nouvelle théorie » du capital.
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=== Le problème ===
=== Le problème ===


Pourquoi le capital rapporte-t-il un intérêt ? — Ce n'est qu'assez tard que la science s'est posée cette question. Mais depuis qu'elle l'a posée, elle a été submergée par un vrai déluge de réponses. Dans mon Histoire et critique des théories sur l'intérêt du capital, j'ai été à même de distinguer au moins treize groupe différents de théories sur le capital, et comme presque chaque groupe comprend à son tour plusieurs sous-théories nettement distinctes, je ne saurais être accusé d'exagération si j'évalue à quarante ou cinquante l'ensemble des essais de solutions proposées jusqu'à ce jour. Si maintenant on veut considérer que de toutes ces solutions, une seule au plus peut être juste, on sera de mon avis pour regarder cette surabondance non comme le résultat d'une connaissance parfaite de la matière, mais bien au contraire comme la conséquence d'un manque absolu de clarté et d'intelligence. C'est parce qu'on ne connaît pas le vrai chemin conduisant au but qu'on tâtonne à l'aventure dans tous les sentiers possibles, et quelquefois impossibles, pour trouver une solution.
Pourquoi le capital rapporte-t-il un intérêt ? — Ce n'est qu'assez tard que la science s'est posée cette question. Mais depuis qu'elle l'a posée, elle a été submergée par un vrai déluge de réponses. Dans mon Histoire et critique des théories sur l'intérêt du capital, j'ai été à même de distinguer au moins treize groupe différents de théories sur le capital, et comme presque chaque ''groupe'' comprend à son tour plusieurs sous-théories nettement distinctes, je ne saurais être accusé d'exagération si j'évalue à quarante ou cinquante l'ensemble des essais de solutions proposées jusqu'à ce jour. Si maintenant on veut considérer que de toutes ces solutions, une seule au plus peut être juste, on sera de mon avis pour regarder cette surabondance non comme le résultat d'une connaissance parfaite de la matière, mais bien au contraire comme la conséquence d'un manque absolu de clarté et d'intelligence. C'est parce qu'on ne connaît pas le vrai chemin conduisant au but qu'on tâtonne à l'aventure dans tous les sentiers possibles, et quelquefois impossibles, pour trouver une solution.


Je crois, en effet, et j'ai essayé de prouver d'une manière circonstanciée dans mon livre cité plus haut, que tous les essais de solutions donnés jusqu'ici sont faux. Il est impossible de dire que l'intérêt du capital est, comme l'affirment les uns, « une prime accordée à l'abstention », — ni, selon d'autres, « le salaire du travail moral de l'épargne », — ni, comme le prétendent d'autres encore, « un traitement pour l'accomplissement de certaines fonctions économiques », — ni comme « le fruit d'une vertu productive et particulière au capital », — ni enfin, comme le prétendent les socialistes, le résultat « d'une simple exploitation du privilège de la propriété par ceux qui possèdent ». La véritable explication doit être cherchée, ce me semble, dans une tout autre direction. Mais avant de me tourner de ce côté, il importe de faire quelques courtes observations sur les différentes formes sous lesquelles se présente l'intérêt.
Je crois, en effet, et j'ai essayé de prouver d'une manière circonstanciée dans mon livre cité plus haut, que ''tous'' les essais de solutions donnés jusqu'ici sont faux. Il est impossible de dire que l'intérêt du capital est, comme l'affirment les uns, « une prime accordée à l'abstention », — ni, selon d'autres, « le salaire du travail moral de l'épargne », — ni, comme le prétendent d'autres encore, « un traitement pour l'accomplissement de certaines fonctions économiques », — ni comme « le fruit d'une vertu productive et particulière au capital », — ni enfin, comme le prétendent les socialistes, le résultat « d'une simple exploitation du privilège de la propriété par ceux qui possèdent ». La véritable explication doit être cherchée, ce me semble, dans une tout autre direction. Mais avant de me tourner de ce côté, il importe de faire quelques courtes observations sur les différentes formes sous lesquelles se présente l'intérêt.


Voici trois modes primitifs par lesquels on peut tirer de son capital un revenu net ou intérêt, employant le mot dans un sens étendu.
Voici trois modes primitifs par lesquels on peut tirer de son capital un revenu net ou ''intérêt'', employant le mot dans un sens étendu.


1. En prêtant un capital en argent : c'est tout simplement le prêt à « intérêt » dans le sens le plus restreint du mot.
1. En prêtant un capital en argent : c'est tout simplement le prêt à « intérêt » dans le sens le plus restreint du mot.
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3. En possédant un bien de longue durée (mais non pas destiné à la production), tel qu'une maison d'habitation, une piano, un cabinet de lecture, et en le louant moyennant un prix annuel assez élevé pour laisser un excédent, un revenu net, après en avoir déduit les frais d'entretien ainsi qu'une prime d'amortissement pour la dégradation de l'objet.
3. En possédant un bien de longue durée (mais non pas destiné à la production), tel qu'une maison d'habitation, une piano, un cabinet de lecture, et en le louant moyennant un prix annuel assez élevé pour laisser un excédent, un revenu net, après en avoir déduit les frais d'entretien ainsi qu'une prime d'amortissement pour la dégradation de l'objet.


Il ressort clairement de cette énumération, encore une fois, que le « capital » représente dans la théorie sur l'intérêt une idée  beaucoup plus étendue que le « capital » dans la théorie de la production. En outre, il est clair qu'une théorie exacte sur l'intérêt doit pouvoir donner l'explication de toutes les formes sous lesquelles nous avons dit que se présentait l'intérêt. Essayons de le faire.
Il ressort clairement de cette énumération, encore une fois, que le « capital » représente dans la théorie sur l'intérêt une idée  beaucoup plus étendue que le « capital » dans la théorie de la production. En outre, il est clair qu'une théorie exacte sur l'intérêt doit pouvoir donner l'explication de ''toutes'' les formes sous lesquelles nous avons dit que se présentait l'intérêt. Essayons de le faire.


=== L'influence du temps sur la valeur des biens ===
=== L'influence du temps sur la valeur des biens ===


Quiconque s'occupe d'économie politique sait aujourd'hui que la valeur n'est pas une qualité matérielle des biens, qualité qui leur serait inhérente, mais le résultat variable de circonstances variables elles-mêmes. Un quintal de blé, par exemple, vaut plus après une mauvaise révolte, moins après une moisson abondante. Un stère de bois vaut beaucoup plus à Paris que dans une des forêts des Alpes ou des Pyrénées. Ces quelques exemples montrent déjà que le lieu et le temps de la disponibilité jouent un rôle particulièrement important parmi les circonstances qui influent sur la valeur. Des différences de valeur innombrables s'y rattachent. Et cependant on peut de nouveau y distinguer deux catégories. Certaines différences de valeur locales et temporaires sont fortuites et indépendantes de toute règle. Ces différences sont dues au hasard, si toutefois en économie politique il est permis de parler de hasard. Il se peut, par exemple, que la vendange soit cette année-ci bonne en Allemagne et mauvaise en France : donc le prix du vin sera élevé ici, en baisse là-bas. Mais l'année prochaine le contraire aura peut-être lieu, la révolte sera bonne en France et mauvaise en Allemagne : alors aussi le prix sera déprécié ici, en hausse là.
Quiconque s'occupe d'économie politique sait aujourd'hui que la valeur n'est pas une qualité matérielle des biens, qualité qui leur serait inhérente, mais le résultat variable de circonstances variables elles-mêmes. Un quintal de blé, par exemple, vaut plus après une mauvaise révolte, moins après une moisson abondante. Un stère de bois vaut beaucoup plus à Paris que dans une des forêts des Alpes ou des Pyrénées. Ces quelques exemples montrent déjà que ''le lieu'' et ''le temps'' de la disponibilité jouent un rôle particulièrement important parmi les circonstances qui influent sur la valeur. Des différences de valeur innombrables s'y rattachent. Et cependant on peut de nouveau y distinguer deux catégories. Certaines différences de valeur locales et temporaires sont fortuites et indépendantes de toute règle. Ces différences sont dues au hasard, si toutefois en économie politique il est permis de parler de hasard. Il se peut, par exemple, que la vendange soit cette année-ci bonne en Allemagne et mauvaise en France : donc le prix du vin sera élevé ici, en baisse là-bas. Mais l'année prochaine le contraire aura peut-être lieu, la révolte sera bonne en France et mauvaise en Allemagne : alors aussi le prix sera déprécié ici, en hausse là.


En regardant de plus près, on rencontrera à côté de ces différences de valeur irrégulières une catégorie de différences régulières, causées par des différences de lieux. Ainsi, par exemple, voici une loi qui se manifeste très nettement dans tous les faits, c'est que tous les articles valent beaucoup moins à l'endroit où ils sont produits, qu'à l'endroit où ils sont expédiés et consommés. Le blé est toujours meilleur marché dans le sud de la Hongrie qu'à Pest, à Pest meilleur marché qu'à Vienne, à Vienne meilleur marché qu'en Suisse. Ou encore, c'est dans la mine que le charbon est le moins cher; il est déjà un peu plus cher à la station la plus rapprochée de la mine, plus cher aux stations plus éloignées et le plus cher à la station finale, par exemple à Paris. Or la question qui s'impose ici est de savoir si cette différence de valeur légitime, produite par la différence des lieux, ne se rattache pas simplement à une différence dans le temps ?
En regardant de plus près, on rencontrera à côté de ces différences de valeur irrégulières une catégorie de différences régulières, causées par des différences de lieux. Ainsi, par exemple, voici une loi qui se manifeste très nettement dans tous les faits, c'est que tous les articles valent beaucoup moins à l'endroit où ils sont produits, qu'à l'endroit où ils sont expédiés et consommés. Le blé est toujours meilleur marché dans le sud de la Hongrie qu'à Pest, à Pest meilleur marché qu'à Vienne, à Vienne meilleur marché qu'en Suisse. Ou encore, c'est dans la mine que le charbon est le moins cher; il est déjà un peu plus cher à la station la plus rapprochée de la mine, plus cher aux stations plus éloignées et le plus cher à la station finale, par exemple à Paris. Or la question qui s'impose ici est de savoir si cette différence de valeur légitime, produite par la différence des ''lieux'', ne se rattache pas simplement à une différence dans le ''temps'' ?


J'ai examiné les faits concernant cette question et j'y ai trouvé une loi aussi simple que nette. Cette loi, la voici : des biens présents ont toujours une valeur plus élevée que des biens futurs de même espèce en quantité égale.
J'ai examiné les faits concernant cette question et j'y ai trouvé une loi aussi simple que nette. Cette loi, la voici : ''des biens présents ont toujours une valeur plus élevée que des biens futurs de même espèce en quantité égale''.


Bien entendu, ils n'ont pas une valeur plus élevée que celle que ces biens futurs auront un jour, mais que celle qu'ils ont dans notre estimation d'aujourd'hui pour nous.
Bien entendu, ils n'ont pas une valeur plus élevée que celle que ces biens futurs ''auront'' un jour, mais que celle qu'ils ''ont'' dans notre estimation d'aujourd'hui pour nous.


Nous préférons toujours posséder aujourd'hui 100 francs ou 100 quintaux de blé que de ne les avoir que dans un an, et nous préférons encore les avoir dans un an que dans deux, trois, dix ou cent ans ; de même que nous préférons toujours avoir un quintal de charbon à Paris que dans la mine, un stère de bois chez nous que dans la forêt.
Nous préférons toujours posséder aujourd'hui 100 francs ou 100 quintaux de blé que de ne les avoir que dans un an, et nous préférons encore les avoir dans un an que dans deux, trois, dix ou cent ans ; de même que nous préférons toujours avoir un quintal de charbon à Paris que dans la mine, un stère de bois chez nous que dans la forêt.


Pourquoi donc les biens présents valent-ils, dans tous les cas, plus que des biens futurs ? — Trois raisons différentes concourent à ce résultat : une raison économique, une raison psychologique et une raison technique.
Pourquoi donc les biens présents valent-ils, dans tous les cas, plus que des biens futurs ? — Trois raisons différentes concourent à ce résultat : ''une raison économique, une raison psychologique et une raison technique''.


1. Une raison économique : c'est le rapport entre le besoin et l'approvisionnement dans le présent et dans l'avenir.
1. Une raison économique : ''c'est le rapport entre le besoin et l'approvisionnement dans le présent et dans l'avenir''.


Un fait bien connu, c'est que nous estimons un bien d'autant plus que nous en éprouvons un besoin plus pressant et que nous en sommes moins bien pourvus, et vice versa. Or, en voici les conséquences, en ce qui touche notre question : toutes les personnes qui éprouvent des besoins pressants et n'ont que peu de provisions estimeront énormément ces biens indispensables pour eux à ce moment et bien plus que des biens futurs ne sauraient leur servir à satisfaire leurs besoins présents. Représentons-nous des hommes assiégés dans une forteresse, manquant d'approvisionnements. Ils estimeront bien plus un quintal de froment qu'ils peuvent l'obtenir maintenant pendant le siège, que deux ou même dix quintaux du même froment qu'ils pourraient recevoir dans un an, quand le siège serait levé depuis longtemps. On dira que les sièges sont, heureusement, très rares. Mais, sous une forme un peu différente, des millions de nos concitoyens sont constamment en état de siège, manquant d'approvisionnements; ce sont tous les gens sans fortune. Demandez à cet ouvrier qui vit au jour le jour de la paye de sa semaine et qui mourrait de faim si pendant plusieurs semaines elle venait à lui manquer, demandez-lui s'il préfère toucher de suite les 20 francs qui constituent sa paye d'une semaine ou s'il aime mieux toucher 40 francs représentant la paye de deux semaines, mais seulement dans trois ans. Il répondra naturellement qu'il préfère 20 francs aujourd'hui à 40 francs qu'on lui fonnerait dans trois ans. A quoi lui serviront ces 40 francs si, d'ici-là, il est mort de faim ? Ainsi répondront la moitié, ou les trois quarts, de tous ceux qui font partie des classes pauvres.
Un fait bien connu, c'est que nous estimons un bien d'autant plus que nous en éprouvons un besoin plus pressant et que nous en sommes moins bien pourvus, et ''vice versa''. Or, en voici les conséquences, en ce qui touche notre question : toutes les personnes qui éprouvent des besoins pressants et n'ont que peu de provisions estimeront énormément ces biens indispensables pour eux à ce moment et bien plus que des biens futurs ne sauraient leur servir à satisfaire leurs besoins présents. Représentons-nous des hommes assiégés dans une forteresse, manquant d'approvisionnements. Ils estimeront bien plus un quintal de froment qu'ils peuvent l'obtenir maintenant pendant le siège, que deux ou même dix quintaux du même froment qu'ils pourraient recevoir dans un an, quand le siège serait levé depuis longtemps. On dira que les sièges sont, heureusement, très rares. Mais, sous une forme un peu différente, des millions de nos concitoyens sont constamment en état de siège, manquant d'approvisionnements; ce sont tous les gens sans fortune. Demandez à cet ouvrier qui vit au jour le jour de la paye de sa semaine et qui mourrait de faim si pendant plusieurs semaines elle venait à lui manquer, demandez-lui s'il préfère toucher de suite les 20 francs qui constituent sa paye d'une semaine ou s'il aime mieux toucher 40 francs représentant la paye de deux semaines, mais seulement dans trois ans. Il répondra naturellement qu'il préfère 20 francs aujourd'hui à 40 francs qu'on lui fonnerait dans trois ans. A quoi lui serviront ces 40 francs si, d'ici-là, il est mort de faim ? Ainsi répondront la moitié, ou les trois quarts, de tous ceux qui font partie des classes pauvres.


Mais n'y a t-il pas aussi des gens dont la condition est plus aisée dans le présent qu'elle ne le sera plus tard ? Assurément il y en a. Alors ceux-ci, n'estimeront-ils pas davantage les biens futurs que les biens présents et ne compenseront-ils pas par là le peu d'attrait que ces biens futurs exercent sur leurs concitoyens plus pauvres ? Nullement ! Les biens présents, sauf quelques exceptions tout à fait extraordinaires, ne sont jamais estimés plus bas que des biens futurs. Et, en effet, il y a toujours un moyen très simple de les transformer à volonté en biens futurs, si on préférait ces derniers; ce serait de les laisser sans y toucher jusqu'au moment où le besoin s'en ferait sentir ! Mais il n'existe aucun moyen pour transformer des biens futurs en biens présents, et c'est pour cette raison que ces derniers gardent pour des millions de gens une valeur subjective plus élevés qui ne peut manquer de leur conférer une supériorité quant au prix.
Mais n'y a t-il pas aussi des gens dont la condition est plus aisée dans le présent qu'elle ne le sera plus tard ? Assurément il y en a. Alors ceux-ci, n'estimeront-ils pas davantage les biens futurs que les biens présents et ne compenseront-ils pas par là le peu d'attrait que ces biens futurs exercent sur leurs concitoyens plus pauvres ? Nullement ! Les biens présents, sauf quelques exceptions tout à fait extraordinaires, ne sont jamais estimés plus bas que des biens futurs. Et, en effet, il y a toujours un moyen très simple de les transformer à volonté en biens futurs, si on préférait ces derniers; ce serait de les laisser sans y toucher jusqu'au moment où le besoin s'en ferait sentir ! Mais il n'existe aucun moyen pour transformer des biens futurs en biens présents, et c'est pour cette raison que ces derniers gardent pour des millions de gens une valeur subjective plus élevés qui ne peut manquer de leur conférer une supériorité quant au prix.
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C'est ainsi que chacun a des raisons pour estimer plus haut des biens présents que les biens futurs, soit pour un motif, soit pour un autre : le pauvre diable, parce que c'est de biens présents qu'il a le plus grand besoin; le prodigue, parce qu'il ne songe pas à l'avenir; le producteur — et qui n'est pas plus ou moins producteur ? — parce qu'ils lui assurent la supériorité des moyens de production les plus avantageux.
C'est ainsi que chacun a des raisons pour estimer plus haut des biens présents que les biens futurs, soit pour un motif, soit pour un autre : le pauvre diable, parce que c'est de biens présents qu'il a le plus grand besoin; le prodigue, parce qu'il ne songe pas à l'avenir; le producteur — et qui n'est pas plus ou moins producteur ? — parce qu'ils lui assurent la supériorité des moyens de production les plus avantageux.


Si donc tout le monde ou presque tout le monde estime les biens présents plus que les biens futurs, il va de soi que si des biens présents sont échangés sur le marché contre des biens futurs, les biens présents étant évalués bien plus haut par tout le monde, doivent aussi avoir un prix plus élevé, un agio par rapport aux biens futurs.
Si donc tout le monde ou presque tout le monde estime les biens présents plus que les biens futurs, il va de soi que si des biens présents sont échangés sur le marché contre des biens futurs, les biens présents étant évalués bien plus haut par tout le monde, doivent aussi avoir un ''prix'' plus élevé, un ''agio'' par rapport aux biens futurs.


Par la constatation de ces faits, nous nous trouvons bien près de la solution du problème de l'intérêt. Nous n'avons qu'à embrasser les différents modes sous lesquels les marchandises présentes peuvent être échangés contre des marchandises futures et nous verrons naître de chacun de ces modes d'échange d'une manière directe une des formes de l'intérêt qui nous sont connues.
Par la constatation de ces faits, nous nous trouvons bien près de la solution du problème de l'intérêt. Nous n'avons qu'à embrasser les différents modes sous lesquels les marchandises présentes peuvent être échangés contre des marchandises futures et nous verrons naître de chacun de ces modes d'échange d'une manière directe une des formes de l'intérêt qui nous sont connues.
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==== Premier cas : l'intérêt du prêt ====
==== Premier cas : l'intérêt du prêt ====


Le cas le plus simple entre tous est celui du prêt. Le prêt n'est autre chose qu'un échange de biens présents contre des biens futurs, et c'est la forme la plus pure et la plus simple sous laquelle un tel échange puisse s'effectuer. Si j'emprunte, suivant l'expression consacrée, 1000 F. pour un an, j'échange en réalité 1000 francs présents que me compte le créancier et qu'il met dans mon avoir, contre 1000 F. de l'année prochaine que je devrai lui payer. Mais comme partout, et par conséquent aussi sur le marché du prêt, 1000 F. présents valent plus que 1000 F. futurs, il me faudra bien, au moment de l'échange, payer quelque chose en plus au créancier pour égaliser les valeurs : ainsi au lieu de 1000 F. il me faudra payer 1050 F. par exemple, et ce surplus est ce qu'on appelle l'intérêt.
Le cas le plus simple entre tous est celui du prêt. Le prêt n'est autre chose qu'un échange de biens présents contre des biens futurs, et c'est la forme la plus pure et la plus simple sous laquelle un tel échange puisse s'effectuer. Si j'emprunte, suivant l'expression consacrée, 1000 F. pour un an, j'échange en réalité 1000 francs présents que me compte le créancier et qu'il met dans mon avoir, contre 1000 F. de l'année prochaine que je devrai lui payer. Mais comme partout, et par conséquent aussi sur le marché du prêt, 1000 F. présents valent ''plus'' que 1000 F. futurs, il me faudra bien, au moment de l'échange, payer quelque chose en plus au créancier pour égaliser les valeurs : ainsi au lieu de 1000 F. il me faudra payer 1050 F. par exemple, et ce surplus est ce qu'on appelle l'intérêt.


Voilà l'explication très simple d'une chose que depuis des siècles on a tournée de toutes façons et qu'on s'est plu à expliquer d'une manière bien spécieuse et pourtant fausse. On a coutume de regarder le prêt non comme un échange, mais comme une espèce de location, et l'intérêt comme le prix de l'usage de l'argent cédé pour une ou plusieurs années, — comme si on pouvait se servir de l'argent d'une manière ininterrompue pendant des années, de la même façon que d'une maison ou d'un meuble ! en réalité on ne peut s'en servir qu'une seule fois et pendant un très court moment, c'est-à-dire, au moment où on le dépense. Et toute conception fausse engendre une autre non moins fausse, ici comme partout. Je ne puis m'attarder ici à démontrer vers quel abîme de contradictions, d'inexactitudes et d'absurdités conduit cette façon de présenter les choses, si inoffensive en apparence. Je me hâte d'arriver à la seconde forme sous laquelle se présente l'intérêt.
Voilà l'explication très simple d'une chose que depuis des siècles on a tournée de toutes façons et qu'on s'est plu à expliquer d'une manière bien spécieuse et pourtant fausse. On a coutume de regarder le prêt non comme un échange, mais comme une espèce de location, et l'intérêt comme le prix de l'usage de l'argent cédé pour une ou plusieurs années, — comme si on pouvait se servir de l'argent d'une manière ininterrompue pendant des années, de la même façon que d'une maison ou d'un meuble ! en réalité on ne peut s'en servir qu'une seule fois et pendant un très court moment, c'est-à-dire, au moment où on le dépense. Et toute conception fausse engendre une autre non moins fausse, ici comme partout. Je ne puis m'attarder ici à démontrer vers quel abîme de contradictions, d'inexactitudes et d'absurdités conduit cette façon de présenter les choses, si inoffensive en apparence. Je me hâte d'arriver à la seconde forme sous laquelle se présente l'intérêt.
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Pour rester dans l'esprit de cette théorie, nous devons affirmer que tout groupe complémentaire de moyens de production a pour nous absolument la même valeur que le produit que nous espérons créer par son intermédiaire. Si donc le produit futur vaut 1050 F., dois-je estimer le groupe des moyens de production à 1050 F. ? Prenons bien garde, c'est ici l'oeuf de Christophe Colomb; la chose est des plus simples, mais encore faut-il la trouver.
Pour rester dans l'esprit de cette théorie, nous devons affirmer que tout groupe complémentaire de moyens de production a pour nous absolument la même valeur que le produit que nous espérons créer par son intermédiaire. Si donc le produit futur vaut 1050 F., dois-je estimer le groupe des moyens de production à 1050 F. ? Prenons bien garde, c'est ici l'oeuf de Christophe Colomb; la chose est des plus simples, mais encore faut-il la trouver.


Voici l'explication : le produit, d'après lequel nous estimons le groupe des moyens de production, est pour le moment un produit futur. Il n'existera qu'après le procès de la production, par conséquent au bout d'un an, et alors il vaudra 1050 F. Les 1050 F. dont il s'agit ici sont de 1050 F. de l'année prochaine. Mais des biens de l'année prochaine, et par conséquent aussi des francs de l'année prochaine valent moins que des francs de cette année; par exemple 1050 F. de l'année prochaine valent seulement autant que 1000 F. de cette année. Par conséquent, notre groupe de moyens de production, avec lesquels on pourra, au bout d'une année, former un produit qui, à cette époque, vaudra 1050 F, sera bien estimé 1050 F. valeur future, comme le produit lui-même, mais il sera estimé aussi, comme ces mêmes produits, seulement 1000 F., valeur actuelle. Si donc on les achète ou si on les échange aujourd'hui, leur prix de vente devra naturellement être évalué d'après la valeur à ce jour, et on les aura évidemment pour un nombre de francs moindre qu'ils ne rapporteront plus tard à leur possesseur.
Voici l'explication : le produit, d'après lequel nous estimons le groupe des moyens de production, est pour le moment un ''produit futur''. Il n'existera qu'après le procès de la production, par conséquent au bout d'un an, et ''alors'' il vaudra 1050 F. Les 1050 F. dont il s'agit ici sont de 1050 F. de ''l'année prochaine''. Mais des biens de l'année prochaine, et par conséquent aussi des francs de l'année prochaine valent moins que des francs de cette année; par exemple 1050 F. de l'année prochaine valent seulement autant que 1000 F. de cette année. Par conséquent, notre groupe de moyens de production, avec lesquels on pourra, au bout d'une année, former un produit qui, à cette époque, vaudra 1050 F, sera bien estimé 1050 F. valeur future, comme le produit lui-même, mais il sera estimé aussi, comme ces mêmes produits, seulement 1000 F., valeur actuelle. Si donc on les achète ou si on les échange ''aujourd'hui'', leur prix de vente devra naturellement être évalué d'après la valeur à ce jour, et on les aura évidemment pour un nombre de francs moindre qu'ils ne rapporteront plus tard à leur possesseur.


Tous les biens productifs sont en quelque sorte marchandise de l'avenir. Ils représentent des biens de jouissance futurs qu'on obtiendra par leur moyen au bout d'une certaine période de production. Mais précisément parce qu'ils servent seulement à acquérir des biens futurs, et que ceux-ci valent moins que des biens présents, leur valeur n'égale que celle d'un moindre nombre de biens de jouissance présents. Voilà la raison pour laquelle les entrepreneurs achètent leurs moyens de production, et parmi ceux-ci le travail, à un prix plus bas qu'ils ne vendront en son temps le produit acheté; ce n'est point à cause d'une faculté particulière du capital d'engendrer une plus-value, ce n'est pas non plus parce qu'ils exploitent leurs ouvriers, mais simplement parce que tous les biens productifs, quoique matériellement présents, sont, d'après leur nature et leur destination économique, des biens futurs, et que la marchandise de l'avenir a toujours moins de valeur que la marchandise du moment présent. Puis, dans le cours de la production, la marchandise de l'avenir, le « bien productif » est transformé en produit parfait, propre à la jouissance, et acquiert naturellement la valeur complète appartenant aux biens présents. Cet accroissement de valeur constitue la « plus-value » ou « profit du capital des entrepreneurs ».
Tous les biens productifs sont en quelque sorte marchandise de l'avenir. Ils représentent des biens de jouissance futurs qu'on obtiendra par leur moyen au bout d'une certaine période de production. Mais précisément parce qu'ils servent seulement à acquérir des biens ''futurs'', et que ceux-ci valent moins que des biens présents, leur valeur n'égale que celle d'un moindre nombre de biens de jouissance présents. Voilà la raison pour laquelle les entrepreneurs achètent leurs moyens de production, et parmi ceux-ci le travail, à un prix plus bas qu'ils ne vendront en son temps le produit acheté; ce n'est point à cause d'une faculté particulière du capital d'engendrer une plus-value, ce n'est pas non plus parce qu'ils exploitent leurs ouvriers, mais simplement parce que tous les biens productifs, quoique matériellement présents, sont, d'après leur nature et leur destination économique, des ''biens futurs'', et que la marchandise de l'avenir a toujours moins de valeur que la marchandise du moment présent. Puis, dans le cours de la production, la marchandise de l'avenir, le « bien productif » est transformé en produit parfait, propre à la jouissance, et acquiert naturellement la valeur complète appartenant aux biens présents. Cet accroissement de valeur constitue la « plus-value » ou « profit du capital des entrepreneurs ».


==== Troisième cas : l'intérêt des biens de longue durée ====
==== Troisième cas : l'intérêt des biens de longue durée ====
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Pour beaucoup de biens de longue durée, vaisseaux, machines, édifices, propriétés foncières, le rendement des services s'étend sur de longues périodes, de façon que les rendements ultérieurs ne pourront plus être perçus par le propriétaire ou du moins ne le peuvent être qu'après un temps très long. Dès lors la valeur de ces services reportée à un temps si éloigné, doit partager le sort commun de la valeur de tous les biens futurs. Un service qui, au point de vue technique, est le même qu'un service rendu dans l'année courante, mais qui ne peut être obtenu que dans un an, est un service d'une valeur moindre, un service qui ne rapportera quelque chose qu'au bout de deux ans, aura une valeur encore moindre qu'un service pour l'année présente, et ainsi la valeur des services que rendent les biens diminie nécessairement suivant la date plus ou moins éloignée de l'échéance.
Pour beaucoup de biens de longue durée, vaisseaux, machines, édifices, propriétés foncières, le rendement des services s'étend sur de longues périodes, de façon que les rendements ultérieurs ne pourront plus être perçus par le propriétaire ou du moins ne le peuvent être qu'après un temps très long. Dès lors la valeur de ces services reportée à un temps si éloigné, doit partager le sort commun de la valeur de tous les biens futurs. Un service qui, au point de vue technique, est le même qu'un service rendu dans l'année courante, mais qui ne peut être obtenu que dans un an, est un service d'une valeur moindre, un service qui ne rapportera quelque chose qu'au bout de deux ans, aura une valeur encore moindre qu'un service pour l'année présente, et ainsi la valeur des services que rendent les biens diminie nécessairement suivant la date plus ou moins éloignée de l'échéance.


Donnons maintenant la parole aux mathématiques. Elles devront nous apprendre quelle est la valeur en capital d'un tel bien, quel sera son rapport brut, quelle est la part qu'il faut compter pour la détérioration que ce bien a subie, et enfin s'il doit rester quelque chose comme revenu net et pourquoi il doit en être ainsi.
Donnons maintenant la parole aux mathématiques. Elles devront nous apprendre quelle est la valeur en capital d'un tel bien, quel sera son rapport brut, quelle est la part qu'il faut compter pour la ''détérioration'' que ce bien a subie, et enfin s'il doit rester quelque chose comme ''revenu net'' et pourquoi il doit en être ainsi.


Prenons un seul exemple : une machine qui dure six ans et dont les services annuels valent 100 F.
Prenons un seul exemple : une machine qui dure six ans et dont les services annuels valent 100 F.
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Par un raisonnement tout à fait analogue, on démontrerait que la machine rapportant de nouveau dans la seconde année 100 F. bruts, on doit diminer sa valeur non pas de 100 F., à cause du rapprochement des autres termes de la série, mais seulement de la valeur du dernier revenu à échoir, soit de 82,27 F. ; elle rapporterait donc encore 17,73 F. représentant l'intérêt d'un capital déjà amoindri par l'amortissement, et ainsi de suite.
Par un raisonnement tout à fait analogue, on démontrerait que la machine rapportant de nouveau dans la seconde année 100 F. bruts, on doit diminer sa valeur non pas de 100 F., à cause du rapprochement des autres termes de la série, mais seulement de la valeur du dernier revenu à échoir, soit de 82,27 F. ; elle rapporterait donc encore 17,73 F. représentant l'intérêt d'un capital déjà amoindri par l'amortissement, et ainsi de suite.


En résumé : le propriétaire d'un bien durable touche toujours la pleine valeur du revenu de chaque année : c'est ce qui constitue le revenu brut du capital. Par contre, il n'a à déduire chaque année comme prime d'amortissement qu'une valeur égale à celle du revenu de la dernière année évaluée au moment présent ; il garde donc en tous cas une somme égale à la différence entre le revenu brut et la prime d'amortissement, et c'est justement ce qui constitue le revenu net.
En résumé : le propriétaire d'un bien durable touche toujours la pleine valeur du revenu de chaque année : c'est ce qui constitue le revenu brut du capital. Par contre, il n'a à déduire chaque année comme prime d'amortissement qu'une valeur égale ''à celle du revenu de la dernière année évaluée au moment présent'' ; il garde donc en tous cas une somme égale à la différence entre le revenu brut et la prime d'amortissement, et c'est justement ce qui constitue le revenu net.


Voilà pour quelle raison les biens de longue durée, les maisons, les fabriques, les vaisseaux, les machines, les meubles, donnent un intérêt net sur la valeur de leur capital. Il ne faut pas chercher ici aucune idée de je ne sais quelle vertu productive qui serait inhérente à une maison d'habitation, à un piano loué ou à un mobilier donné en location; — aucune idée non plus d'une exploitation des ouvriers : où pourrait-on voir des ouvriers exploités dans le cas d'un propriétaire qui loue sa maison à un riche rentier ? Mais tout découle de cette idée très simple que les biens futurs, comme les services futurs, valent moins que les biens présents et les services présents : c'est pourquoi on attribue au services rendus dans un temps futur une valeur moindre qu'aux services rendus dans le temps présent; c'est pourquoi aussi ces services rapportent avec le temps plus que ce qui est nécessaire pour reconstituer et amortir le capital consommé, et c'est pourquoi, enfin, il doit rester un excédent du revenu brut sur l'amortissement, ce qui constitue le revenu net.
Voilà pour quelle raison les biens de longue durée, les maisons, les fabriques, les vaisseaux, les machines, les meubles, donnent un intérêt net sur la valeur de leur capital. Il ne faut pas chercher ici aucune idée de je ne sais quelle vertu productive qui serait inhérente à une maison d'habitation, à un piano loué ou à un mobilier donné en location; — aucune idée non plus d'une exploitation des ouvriers : où pourrait-on voir des ouvriers exploités dans le cas d'un propriétaire qui loue sa maison à un riche rentier ? Mais tout découle de cette idée très simple ''que les biens futurs, comme les services futurs, valent moins que les biens présents et les services présents'' : c'est pourquoi on attribue au services rendus dans un temps futur une valeur moindre qu'aux services rendus dans le temps présent; c'est pourquoi aussi ces services rapportent avec le temps plus que ce qui est nécessaire pour reconstituer et amortir le capital consommé, et c'est pourquoi, enfin, il doit rester un excédent du revenu brut sur l'amortissement, ce qui constitue le revenu net.


Nous avons ainsi expliqué, conformément à notre programme, toutes les formes sous lesquelles se présente l'intérêt : intérêt du prêt, profit du capital, revenu des biens de longue durée, comme découlant d'une même cause, à savoir, la différence de valeur entre le présent et l'avenir. Et maintenant un dernier mot sur la façon dont on doit apprécier la légitimité de l'intérêt.
Nous avons ainsi expliqué, conformément à notre programme, toutes les formes sous lesquelles se présente l'intérêt : intérêt du prêt, profit du capital, revenu des biens de longue durée, comme découlant d'une même cause, à savoir, la différence de valeur entre le présent et l'avenir. Et maintenant un dernier mot sur la façon dont on doit apprécier la légitimité de l'intérêt.
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L'intérêt est si naturel et si loin d'être choquant, que ses pires ennemis, les socialistes, ne pourraient le bannir de ce monde, alors même qu'on les laisserait faire à leur gré. Ils pourraient seulement changer les rapports de possession, et déplacer par là les personnes qui touchent aujourd'hui l'intérêt et les quote-parts qui leur reviennent, mais ils ne sauraient faire disparaître l'intérêt lui-même. Tant qu'on ne réussira pas à bannir de ce monde le Temps lui-même, il ne sera pas indifférent aux hommes qu'on leur remette, par exemple, un petit rejeton de chêne, qui, dans cent ans, deviendra un beau chêne, à la place d'un chêne lui-même tout fomé. Et tant que ceci ne sera pas indifférent, on ne consentira pas, même dans un État socialiste, à payer à un travailleur qui, dans une journée, planterait cent jeunes rejetons de chêne, la valeur de cent chênes magnifiques, 5000 F. par exemple, comme prix de sa journée. Or, si la communauté socialiste lui donne moins, le fait vaut la peine d'être noté; si elle ne lui donne qu'un salaire de 10 ou 20 F., elle fera exactement ce que font aujourd'hui les capitalistes et ce que chez eux les socialistes appellent exploitation de l'ouvrier. En effet, elle achètera le travail de ces ouvriers pour un prix plus bas que ne le sera celui du produit achevé dans un temps donné. Dans l'état socialiste donc, aussi bien qu'aujourd'hui, la nature des choses ne laisserait que le choix entre un brevet de stupidité ou la reconnaissance de l'intérêt : — stupidité, si un salaire de centaines ou de milliers de francs est attribué à un vulgaire travail de plantation, d'où il résultera naturellement que chacun voudra être ouvrier forestier, que personne ne voudra plus exercer le métier de tailleur à l'état de forêt vierge : — l'intérêt, si on estime moins et paye moins des biens futurs, et par conséquent aussi le travail qui aide à créer ces biens futurs, que des biens présents.
L'intérêt est si naturel et si loin d'être choquant, que ses pires ennemis, les socialistes, ne pourraient le bannir de ce monde, alors même qu'on les laisserait faire à leur gré. Ils pourraient seulement changer les rapports de possession, et déplacer par là les personnes qui touchent aujourd'hui l'intérêt et les quote-parts qui leur reviennent, mais ils ne sauraient faire disparaître l'intérêt lui-même. Tant qu'on ne réussira pas à bannir de ce monde le Temps lui-même, il ne sera pas indifférent aux hommes qu'on leur remette, par exemple, un petit rejeton de chêne, qui, dans cent ans, deviendra un beau chêne, à la place d'un chêne lui-même tout fomé. Et tant que ceci ne sera pas indifférent, on ne consentira pas, même dans un État socialiste, à payer à un travailleur qui, dans une journée, planterait cent jeunes rejetons de chêne, la valeur de cent chênes magnifiques, 5000 F. par exemple, comme prix de sa journée. Or, si la communauté socialiste lui donne moins, le fait vaut la peine d'être noté; si elle ne lui donne qu'un salaire de 10 ou 20 F., elle fera exactement ce que font aujourd'hui les capitalistes et ce que chez eux les socialistes appellent exploitation de l'ouvrier. En effet, elle achètera le travail de ces ouvriers pour un prix plus bas que ne le sera celui du produit achevé dans un temps donné. Dans l'état socialiste donc, aussi bien qu'aujourd'hui, la nature des choses ne laisserait que le choix entre un brevet de stupidité ou la reconnaissance de l'intérêt : — stupidité, si un salaire de centaines ou de milliers de francs est attribué à un vulgaire travail de plantation, d'où il résultera naturellement que chacun voudra être ouvrier forestier, que personne ne voudra plus exercer le métier de tailleur à l'état de forêt vierge : — l'intérêt, si on estime moins et paye moins des biens futurs, et par conséquent aussi le travail qui aide à créer ces biens futurs, que des biens présents.


On pourrait encore demander ce qu'on ferait, dans un état socialiste, de l'intérêt ainsi acquis ? Le garderait-on dans la caisse commune ? L'emploierait-on plutôt à augmenter les revenus du peuple, en élevant, par exemple, le prix de la journée de travail qui aurait été jusque-là de 4 F. à 6 F., grâce à ces revenus sociaux ? Ce serait encore gagner sur le produit du travail des ouvriers qu'on occupe à des détours de production très longs et très fructueux, et distribuer ensuite ce gain à tous, c'est-à-dire, pour la plus grande partie, à d'autres. Si au travailleur occupé à reboiser, qui crée un produit futur de 5000 F. par le travail d'une seule journée, la société donne 6 F. par jour au lieu de 4 F., elle gagnera encore un intérêt de 4994 F. qu'elle pourra attribuer à d'autres personnes, à titre de co-associés à la fortune nationale. Mais ce serait là non point détruire l'intérêt, mais seulement le distribuer autrement.
On pourrait encore demander ce qu'on ferait, dans un état socialiste, de l'intérêt ainsi acquis ? Le garderait-on dans la caisse commune ? L'emploierait-on plutôt à augmenter les revenus du peuple, en élevant, par exemple, le prix de la journée de travail qui aurait été jusque-là de 4 F. à 6 F., grâce à ces revenus sociaux ? Ce serait encore gagner sur le produit du travail des ouvriers qu'on occupe à des détours de production très longs et très fructueux, et distribuer ensuite ce gain à tous, c'est-à-dire, pour la plus grande partie, à ''d'autres''. Si au travailleur occupé à reboiser, qui crée un produit futur de 5000 F. par le travail d'une seule journée, la société donne 6 F. par jour au lieu de 4 F., elle gagnera encore un intérêt de 4994 F. qu'elle pourra attribuer à d'autres personnes, à titre de co-associés à la fortune nationale. Mais ce serait là non point détruire l'intérêt, mais seulement le distribuer autrement.


Aucun vice rédhibitoire n'entache donc l'intérêt. Mais il va sans dire qu'on peut abuser de l'intérêt, de même que de toute institution humaine. L'intérêt confère une puissance légitime en elle-même, mais dont on peut faire un bon ou un mauvais usage. Nous ne voulons défendre ici que le bon emploi qu'on en peut faire : quant aux abus, nous les livrons volontiers à la condamnation la plus sévère. Et même nous ne voudrions pas terminer cette plaidoirie sans adresser à ceux que nous venons de défendre, aux heureux capitalites, un sérieux avertissement pour leur rappeler les charges et les devoirs de la possession !
Aucun vice rédhibitoire n'entache donc l'intérêt. Mais il va sans dire qu'on peut abuser de l'intérêt, de même que de toute institution humaine. L'intérêt confère une puissance légitime en elle-même, mais dont on peut faire un bon ou un mauvais usage. Nous ne voulons défendre ici que le bon emploi qu'on en peut faire : quant aux abus, nous les livrons volontiers à la condamnation la plus sévère. Et même nous ne voudrions pas terminer cette plaidoirie sans adresser à ceux que nous venons de défendre, aux heureux capitalites, un sérieux avertissement pour leur rappeler les charges et les devoirs de la possession !
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