Alain Laurent:Le paradoxe du libéralisme : du bon usage de la coercition

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Alain Laurent
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Alain Laurent:Le paradoxe du libéralisme : du bon usage de la coercition
Le paradoxe du libéralisme : du bon usage de la coercition


Anonyme


Texte d'une présentation du jeudi 30 janvier 2003 à la Fondation Pour La Recherche Strategique
« Le libéralisme comprend très clairement que sans recours à la coercition, l’existence de la société serait mise en danger. »
Ludwig von Mises, Liberalism
« La coercition ne saurait être totalement évitée, dans la mesure où le seul moyen de l’empêcher consiste à menacer de l’employer. »
Friedrich Hayek, La Constitution de la Liberté

Par principe, les libéraux sont partisans de la plus grande égale liberté individuelle possible pour tous – en premier lieu celle de pouvoir pleinement jouir du droit de propriété. Par suite, de favoriser et laisser faire des relations de libre coopération pacifique (volontaire et non-violente) entre individus et entre groupes d’individus constitués. Pour eux, c’est à la fois ce qui est moralement le plus légitime (eu égard à la capacité de responsabilité personnelle d’individus souverains et propriétaires d’eux-mêmes) et pratiquement le plus fécond (floraison d’innovations créatrices, affectation optimale des ressources selon les préférences subjectives…). Sous la protection du Droit et l’action de règles de juste conduite, il s’agit donc pour les libéraux de donner intégralement droit de cité au consentement volontaire, à l’échange libre, au libre choix et à l’autodétermination pour les individus comme pour leurs libres associations. Autant de points qui, en bonne logique libérale, impliquent l’exclusion de l’initiation de la force dans les rapports interindividuels ou de la part des institutions. Et qui doivent idéalement générer un état de paix civile dans une société et entre les diverses sociétés politiques.

Cette option résolue pour la liberté et le plein exercice du droit de propriété a naturellement pour corollaire la plus extrême aversion envers les situations de violence, les rapports de force et de domination ou les régimes d’oppression. Une disposition qui se vérifie dans les écrits des principales figures de la tradition libérale. Chez le père fondateur de celle-ci, Locke, tout le Traité du Gouvernement civil s’articule sur la volonté de sortir d’un « état de nature » dégénérant fatalement en état de guerre pour entrer contractuellement dans une société politique garantissant à chacun la paisible jouissance de son droit naturel de propriété. Plus tard, B. Constant fustige l’ « esprit de conquête » et récuse la trop absorbante « liberté des Anciens », alors que Bastiat fait commencer l’oppression dès lors que l'État et la loi ne se limitent pas à servir « le droit naturel de légitime défense ». Puis, en particulier dans ses Social Statics, Spencer se réjouit de voir les « sociétés militaires » arc-boutées sur l’assujettissement aux statuts et hiérarchies traditionnels s’effacer en Occident au profit des « sociétés industrielles » axées sur le « libre contrat » et la « coopération volontaire » d’individus indépendants. Plus près de nous, Mises s’en prend au despotisme de l’ « État omnipotent » tandis que Hayek dénonce la « route de la servitude » (le collectivisme) et que Popper oppose les « sociétés ouvertes » aux « sociétés closes » désormais spécifiées par le néo-tribalisme d’Etat (également objet de l’implacable critique d’Ayn Rand)…Autant dire que pour tous les libéraux – et comme Spencer et Hayek l’énoncent explicitement, tout ce qui est fondé sur la contrainte et la coercition incarne leur ennemi public n° 1 puisqu’elles sont aussi stériles qu’immorales.

Protection de la liberté et légitimité de contraintes minimales bien ciblées

Cependant, du vrai point de vue libéral, les choses sont tout de même un peu plus complexes qu’il ne pourrait le paraître à première vue. Une nuance capitale est en effet immédiatement à introduire. Rien moins qu’aveuglés par l’angélisme, les libéraux ne s’attendent pas à ce que l’auto-coordination des libres initiatives individuelles s’opère de manière purement spontanée et surtout sans tensions. Conscients des ambivalences de la nature humaine, ils savent pertinemment que tous les individus ne respectent pas de bon gré règles de juste conduite et droit de propriété d’autrui ; qu’une société ouverte, libre et prospère peut susciter envies et ressentiments à l’extérieur d’elle-même ; et que groupes et individus violents ne laisseront les autres en paix et ne renonceront à leurs desseins que contraints et forcés. Dans une société conforme au Droit où sont privilégiées les méthodes non-coercitives, un minimum de contraintes fortes mais bien distribuées constitue malgré tout et paradoxalement une condition indispensable – et à ce titre, légitime – à la sûreté des individus et à un régime de vie sous le moins de…contraintes possibles. C’est pourquoi Mises n’hésite pas à soutenir que « le libéralisme n’est pas l’anarchisme, ni n’a quoi que ce soit à voir avec l’anar¬chisme. Le libéralisme comprend très clairement que sans recours à la coercition, l’existence de la société serait mise en danger et que derrière les règles de conduite dont le respect est nécessaire pour assurer la coopération pacifique des hommes doit se tenir la menace de la force. » (Liberalism, pp.36/37). Quant à Hayek, après avoir jugé que « la coercition ne saurait être totalement évitée, dans la mesure où le seul moyen de l’empêcher consiste à menacer de l’employer », il précise que « la coercition conforme à des règles connue, et qui généralement ne pèse que sur ceux qui s’y sont exposés sciemment, devient un instrument au service des individus à la recherche de leurs propres fins, et non plus un moyen de les obliger à servir les fins d’autrui » (La Constitution de la Liberté, p.21) puis que « la coercition d’un individu par d’autres ne peut être réprimée que par la menace de la coercition » (id., p.139).

Comme dans tout paradoxe, la contradiction (valorisation de la liberté/consentement à la coercition) n’est en l’occurrence qu’apparente. L’ennemie des libéraux n’est pas tant la coercition en soi que la coercition arbitraire, abusive et envahissante – celle qui bureaucratise toute une société en réglementant et réprimant là où libre initiative et libre association pourraient efficacement satisfaire besoins et aspirations des gens. D’une manière plus générale, la contrainte n’est pas davantage et ne saurait intrinsèquement être l’ennemie des libéraux, sauf à entretenir une conception bien sommaire et réductrice de la liberté. Si, dans une société ouverte, il y a logiquement bien moins de contraintes que dans une société close traditionnelle ou contemporaine (étatisée, collectivisée), celles-ci n’y disparaissent pas pour autant comme par enchantement. Ce sont elles qui, en effet, soutiennent et règlent l’ordre de l’ensemble sociétal et lui permettent justement de s’autoréguler. Simplement, les contraintes libérales (règles de juste conduite "enforcées" par le Droit et les lois) sont en nombre réduit, plus judicieusement ciblées, régulatrices et responsabilisantes. Comme l’a noté le philosophe libertarien récemment disparu Robert Nozick dans Anarchie, État et Utopie, il s’agit de « side constraints » (des contraintes « latérales » : « les droits des autres déterminent des contraintes auxquelles sont soumises nos propres actions », p.48) qui, en imposant le respect du droit naturel d’autrui, limitent le champ de libre action de chacun et sanctionnent durement tout viol de ce droit. Et c’est d’elles que se nourrit la vraie liberté individuelle. L’autre paradoxe du libéralisme : afin d’instaurer un régime de liberté qui pacifie les relations entre individus et entre groupes humains, il faut établir un dispositif obligeant ceux-ci à renoncer à l’usage de la violence et à ne pas transgresser les frontières de souveraineté d’autrui. A cet égard, le respect du droit de propriété de chacun est à coup sûr la contrainte la plus exigeante qui soit…

"Enforcement" libéral des contraintes et coercition par l'État (limité)

Ainsi que Humboldt l’a exposé dès 1791 dans son célèbre Essai sur les limites de l'action de l'État, pour quasiment tous les libéraux la responsabilité d’"enforcer" le respect des règles de juste conduite et la protection des droits et de la liberté des individus (et donc à cette fin de recourir à l’usage légitime de la coercition) doit, dans une société politiquement constituée (constitutionnelle), relever d’un monopole public. C’est d’ailleurs pour eux le seul qui justifie la présence d’un État limité – au minimum chargé d’administrer l’emploi de la force (et non pas de la violence – qui n’existe que s’il y a… viol du Droit) tant pour assurer la sécurité intérieure que la défense contre des agressions extérieures. Ceci avec le consentement et sous le contrôle des individus-citoyens eux-mêmes respectueux du Droit. Au XIX° siècle, même les libéraux les plus radicaux adhèrent à cette conception. Pour Bastiat, « l'État, ce n’est ou ce ne devrait être autre chose que la force commune instituée…pour garantir à chacun le sien, et faire régner la justice et la sécurité. » (L'État). Après avoir suggéré dans un article fameux du Journal des Économistes en 1849 que la « production de sécurité » soit uniquement assurée par des agences privées en concurrence, G. de Molinari revient au schéma classique de l’Etat garant et administrateur de la sûreté publique dans ses écrits ultérieurs – en particulier dans son testament intellectuel, Ultima verba. Quant au pourtant si anti-étatiste auteur du Droit d’ignorer l'État figurant en tête des Social statics, Spencer, il considère dans le chapitre XXI (« Les devoirs de l’Etat ») du même ouvrage que « la fonction essentielle de l’Etat (est de) protéger la loi d’égale liberté, de préserver les droits des hommes » et qu’il convient de « lui assigner le devoir de protéger (l’individu) contre les agressions extérieures »… Les libéraux auraient-ils depuis évolué, pour se rallier à la thèse « anarcho-capitaliste » de la privatisation généralisée de la production de sécurité ? Il n’en est rien. Tout au long du vingtième siècle, pratiquement tous se prononcent expressément en faveur de l’attribution de cette mission d’abord à l’Etat – minimal ou limité. Dans la seconde moitié du siècle, outre L. Read (l’inventeur du terme « libertarien ») dans Government : an ideal, H. Hazlitt (Economics in one lesson), Milton Friedman (Capitalism and freedom) et J. Buchanan (The limits of liberty), on voit Mises réaffirmer avec force dans l’Action humaine ce qu’il avait déjà énoncé dans Liberalism (« Voici ce que la doctrine libérale assigne à l’Etat : la protection de la propriété, de la liberté et de la paix. ») : « Une société selon l’anarchisme serait à la merci de tout individu. La société ne peut exister sans que la majorité accepte que, par l’application ou la menace d’action violente, les minorités soient empêchées de détruire l’ordre social. Ce pouvoir est conféré à l’Etat ou au gouvernement (…) L’Etat ou le gouvernement est l’appareil social de contrainte de répression. Il a le monopole de l’action violente…L’Etat est essentiellement une institution pour la préservation des relations pacifiques entre les hommes. Néanmoins, pour préserver la paix, il doit être en mesure d’écraser les assauts des briseurs de paix. » (pp. 157/8). Hayek n’est pas en reste : « La société libre s’est attaquée (au problème de la coercition) en conférant le monopole de l’emploi de la coercition à l’Etat et en essayant de limiter ce pouvoir de l’Etat aux cas où il s’agit d’empêcher les particuliers d’en user (…) Le pouvoir politique (est) admis à employer la coercition uniquement en vue de faire respecter des règles connues visant à fournir le meilleur cadre possible pour que les individus puissent conduire leurs activités selon un plan cohérent et rationnel…Il est probablement souhaitable de ne tenir pour justifié le recours à la coercition par l’Etat que pour la seule prévention de coercitions plus graves encore. » (La Constitution de la Liberté, pp. 21 et 144). Plus tard, dans Droit, Législation et Liberté, il ajoutera que limité « à la seule exception du maintien et de la sanction de la loi », le « monopole légal et coercitif de l’Etat implique à cette fin une force armée (cette mission englobe la défense contre l’ennemi extérieur » (III, p. 176)…

A l’exception des « anarcho-capitalistes » Murray Rothbard et David Friedman, les libertariens américains contemporains eux-mêmes aussi souscrivent à cette option de l’Etat minimal exclusivement (c’est sa seule fonction et il est seul à l’assurer…) chargé de protéger la liberté individuelle par la force s’il le faut. Leur cas est d’autant plus instructif qu’ils sont par ailleurs les plus radicalement anti-étatistes des libéraux et qu’ils sont plus attentifs que les autres libéraux à justifier intellectuellement avec soin la dévolution de la contrainte coercitive à un unique agent public. Selon Ayn Rand – la célèbre philosophe du capitalisme et du laissez-faire intégral - , « si la force physique doit être exclue des relations sociales, les hommes ont besoin d’une institution ayant pour tâche de protéger leurs droits grâce à un code objectif de règles. Cette tâche est celle d’un Gouvernement – d’un vrai Gouvernement, sa tâche foncière, sa seule justification morale et la raison pour laquelle les hommes ont besoin d’un Gouvernement (…) Un Gouvernement détient le monopole de l’usage légal de la force physique. Il a le droit de détenir un tel monopole puisqu’il est l’agent chargé de restreindre et combattre le recours à la violence. Pour cette même raison, ses actions doivent être rigoureusement définies, délimitées et contenues. » (« La nature du gouvernement », dans La Vertu d'égoïsme). Au début du XXI° siècle, D. Kelley, le disciple le plus ouvert et influent d’Ayn Rand, soutient exactement cette même thèse.

On sait d’autre part que dans Anarchie, Etat et Utopie, R. Nozick a établi que dans l’hypothèse d’un « état de nature » où primitivement ne se concurrenceraient que des « associations privées de protection mutuelle », un processus de « main invisible » générerait en fin de comptes une « agence dominante » présentant toutes les caractéristiques d’un « Etat superminimal » puis « minimal » ( ce raisonnement légitimant d’un point de vue libéral le monopole coercitif de l'État est d’un tel intérêt qu’il faudra y revenir plus avant). Enfin, de leur côté, les tout récents « néo-libertariens » - qui redonnent à ce terme son sens non-anarchiste originel tout en affinant sa portée anti-étatiste – Charles Murray (What it means to be a libertarian, 1997) et David Boaz (Libertarianism: A Primer, 1997) ont sans barguigner repris à leur compte la thèse « minarchiste » de l’Etat limité investi de la mission primordiale de conserver la paix à l’intérieur comme à l’extérieur d’une société de pleine liberté. Pour le premier, « l’essence de la position libertarienne est que le gouvernement ne devrait pas avoir d’autre droit que celui d’initier l’usage de la force physique habituellement appelée pouvoir de police (…) Le but d’un gouvernement est de protéger ses citoyens de l’usage de la force physique par d’autres individus et de leur assurer un environnement dans lequel ils peuvent s’engager dans des échanges volontaires », pp. 5 et 17). Et selon le second : « Le gouvernement limité est l’implication basique du libertarianisme…Les gouvernements devraient exister pour protéger les droits, pour nous protéger de ceux qui voudraient user de violence contre nous…Le gouvernement a un rôle important à jouer dans une société libre. Il est supposé protéger nos droits, créer une société dans laquelle les gens peuvent vivre leur vie et entreprendre des projets à l’abri de la menace de meurtre, de l’agression, du vol ou de l’invasion étrangère. », pp. 17, 4 et 187).

La légitimité libérale de l’action coercitive minimale de l’Etat

Mais pourquoi donc les libéraux classiques ou radicaux soutiennent-ils sans incohérence que la mission d’enforcement des contraintes nécessaires à la sûreté d’une société libre échappe à la logique de privatisation qui doit ou peut prévaloir pour (presque) tout le reste des activités humaines ? C’est ici que le meilleur guide s’avère être R. Nozick, dans la première partie d’Etat, Anarchie et Utopie. Imaginons, suggère-t-il, que dans un territoire donné n’interviennent initialement que des « associations de protection mutuelle » ou des « agences privées de protection » ayant chacune leur propre droit, leur propre conception du « bien » et décidant chacune souverai¬nement de leurs interventions et modes d’action. Premier scénario, pessimiste : rien n’empêchant que certaines d’entre elles agissent de manière prédatrice ou liberticide (mafias, sectes, groupes à idéologies intégristes ou collectivistes…), on aboutirait à une situation de « conflits sans fin », qui « les mènerait à entrer en conflits violents les unes avec les autres ». Rien n’empêcherait non plus des « indépendants » de n’adhérer à aucune agence, de ne reconnaître aucune légitimité aux agences et associations privées, de préférer demeurer être juge et partie à leur convenance et de s’adonner à des vengeances arbitraires. Pour se soustraire à cet état de nature brutal, la seule issue est qu’une agence soucieuse d’éthique parvienne à imposer sa juridiction par la force…et se constitue ainsi en quasi-Etat. Second scénario, plus optimiste car sans violence mais aboutissant à une conclusion semblable : soit qu’au terme d’une concurrence pacifique dans une aire donnée, une « agence dominante » (plus efficace ou crédible) en vienne par un processus non-intentionnel de « main invisible » à imposer aux autres ses critères afin que soient coordonnées leurs actions - ou parce que les agences et associations s’entendent volontairement pour convenir d’un droit commun et coopérer en confiant la coordination à une super-agence de 2° type, se constitue ainsi un « système judiciaire fédéral unifié ». Dès lors, « toutes les personnes d’une aire géographique donnée sont soumises à un système commun qui juge de leurs revendications contradictoires et fait respecter leurs droits » : « il émerge quelque chose qui ressemble de très près à un État minimal » (p.35), étant entendu que « seul l'État peut faire respecter un jugement contre la volonté d’une des parties » (p.32).

Cette fédération d’agences privées destinée à assurer une mutualisation, une coordination et une harmonisation minimales indispensables à la régulation d’une société ouverte équivaut à la mise en place d’un dispositif juridictionnel commun (public). Doté d’une autorité de référence unique et d’un monopole d'enforcement coercitif/punitif d’ultime recours, il permet de protéger efficacement les droits individuels qui, dans leur principe et selon le logique libérale, ne peuvent qu’être fonda¬mentalement identiques (universalité). L’existence d’un tel État de droit de type « veilleur de nuit » à la fois garant et subsidiaire représente la pré-condition institutionnelle d’une réduction drastique ou d’une disparition de tous les autres monopoles étatiques. Il correspond au premier niveau contractuel « constitutionnel » fondateur auquel James Buchanan fait allusion dans Les Limites de la liberté. Grâce à lui, les individus peuvent en effet librement créer, entreprendre, contracter et échanger dans un contexte général de coexistence pacifique dûment sécurisé. Tout en évitant une balkanisation juridique incompatible avec l’exigence de plus grande égale liberté possible pour tous, cet état de choses prodigue une économie d’échelle peut-être surtout appréciable dans le domaine de la défense extérieure (quelle agence privée isolée ou à champ réduit pourrait financer un bouclier anti-missile ?). La garantie de sûreté (qui vaut également contre les intrusions arbitraires de l'État…) se trouve de ce fait érigée en bien public : les plus faibles et les plus modestes bénéficient ainsi d’une protection autrement hors de leur portée… Mais n’est-ce pas malgré tout trop vite présumer réglé le problème – naturellement central pour les libéraux – du consentement volontaire et de l’adhésion contractuelle de chacun au financement de ce bien public redistributif ou au fait de dépendre d’un système ou de pratiques ne laissant plus de place à un libre choix sans lequel l’habilitation de l'État à détenir le monopole de l'enforcement coercitif du Droit est privé d’une vraie légitimité morale et politique ? La moindre des choses dans un monde réellement libéral est de ne pas violer le droit souverain des individus qui respectent eux-mêmes celui des autres. Dans la mesure où cet État conçu comme une co-propriété ne dispose pas de nouveaux droits émergents (il n’a pas de souveraineté propre, il n’existe que par transfert des droits individuels de légitime défense…) pouvant s’imposer ou s’opposer aux objecteurs pacifiques préférant assurer leur sécurité par eux-mêmes, y a-t-il d’autre issue que leur proposer une compensation ou leur reconnaître un légitime droit de sécession ?

Cependant, l’urgence contemporaine et concrète n’est pas de contempler l’émergence de l'État minimal quelles qu’en soient les modalités. Mais bien plutôt, à l’inverse, de chercher à sortir de sociétés envahies par l'État omnipotent – pour en limiter institutionnellement les prérogatives et laisser les individus jouir librement de leur souveraineté en exerçant activement leur responsabilité. Ce processus de désétatisation ne devrait pas épargner le champ de la sécurité, à ouvrir en conséquence à une privatisation partielle (d’ailleurs déjà spontanément amorcée ça et là) complétant ou concurrençant le service public. C’est là l’occasion historique de faire droit avec réalisme à la revendication de citoyens « co-propriétaires » de vouloir contrôler plus étroitement la protection effective de leur liberté et de pouvoir défendre leurs intérêts ou les causes qui leur importent. Seulement limitée par le respect constitutionnel des contraintes du Droit commun, cette complémentarité/concurrence légalisée (ouverte au marché comme au monde associatif) aboutirait à relativiser et désacraliser le monopole opérationnel « régalien » de l'État et à contraindre celui-ci à plus d’efficacité dans le souci de répondre aux besoins sécuritaires réels des gens.

En confiant d’abord à l'État le soin d’exercer à l’intérieur comme à l’extérieur d’un espace géopolitique les contraintes coercitives nécessaires à la sûreté des individus, les libéraux peuvent à première vue paraître ne pas différer fondamentalement sur ce plan des autres philosophies politiques. Cependant, en limitant souvent constitutionnellement l’action de l’Etat à cette seule mission, en lui assignant pour seule fin la protection de la liberté individuelle et en plaçant celle-ci sous le contrôle des individus libres de la compléter ou la concurrencer par leurs initiatives d’auto-organisation ou le recours à des compagnies d’assurance privées (donc en passant du monopole absolu de l’action coercitive au seul impératif d’enforcement d’un Droit commun pouvant être assuré de manière diversifiée, décentralisée, voire déterritorialisée et concurrentielle…), ils affirment une spécificité à l’incontestable originalité. Elle se traduit par une inversion/subversion du sens traditionnel de l’intervention contraignante de la puissance publique : subsidiarisée, strictement asservie au rôle d’ultime garant de la sûreté et de la légitimité de tout usage de la force…

Mais cette spécificité libérale n’a de réelle validité qu’en ne présupposant pas une nature humaine foncièrement pacifique seulement viciée par la malfaisance intrinsèque de l'État, ou des rapports humains irrémédiablement promis à être pacifiés par le règne du libre marché. Contre la tentation de céder à cette représentation angéliste et irénique, les libéraux ont tout intérêt à admettre que parmi les invariants des motivations humaines, l’envie prédatrice, la jouissance de la violence, l’appétit de domination et les passions ou pulsions liberticides –bref, le « thymos » et l’ « ubris » - ne seront jamais les moindres. Et qu’il convient de chercher à s’en préserver avec fermeté et lucidité, sans diaboliser la contrainte, la force et même la répression ou la « peur du gendarme ». A vrai dire, le plus grand péril pesant sur une société ouverte volontiers corrompue par des tendances au laxisme et à l’hédonisme insouciants d’oublier de se savoir en permanence menacée, d’abaisser la garde et de laisser s’étioler la volonté conséquente de se défendre au profit d’intérêts à courte vue. De ces libéraux, il ne faudrait surtout pas qu’on puisse dire ce qu’Aron confiait à Glucksman en 1978 au sujet des politiques : « Au fond, ces gens-là ne savent pas que l’Histoire est tragique ». Et, ajoutera-t-on avec Shakespeare, qu’elle est d’abord « bruit et fureur ».

Alain Laurent, Philosophe et essayiste, auteur des Grands courants du Libéralisme (A. Colin 1998) et de La Philosophie libérale (Les Belles Lettres, 2002).

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