Préface
La façon dont Palante a organisé la présentation de sa thèse en Sorbonne ne peut que laisser perplexe ceux qui l'apprécient. Michel Onfray parle à ce niveau de "suicide philosophique (1)" et laisse planer l'hypothèse qu'en préparant aussi mal sa thèse, Palante commençait à mettre en place, plus ou moins consciemment, les bases de son futur suicide. Pourquoi pas. Mais cela n'explique pas tout.
Palante a pris très au sérieux l'élaboration de sa thèse. Il se mit au travail dès 1907 et, en 1911, il choisit deux directeurs afin d'organiser la soutenance finale. Il s'agit de M. Célestin Bouglé et de M. Gabriel Séailles.
Le choix des deux directeurs a souvent été commenté et critiqué. Comment Palante a-t-il pu croire que ces deux hommes, si "intégrés", si éloignés de lui, prêteraient une oreille conciliante à ses idées subversives? Je ne pense pas que Palante ait "organisé" son échec. Je pense qu'il a surtout démontré dans cette affaire toute la naïveté qui était la sienne. Palante était un homme honnête que dégoûtaient les courbettes et les "magouilles". Pour lui, sa thèse devait servir de tremplin à une véritable discussion philosophique, à un véritable débat. Il n'était pas plus question de choisir des directeurs de thèse conciliants que de se montrer docile et soumis envers des directeurs qui le seraient moins. Plus que de venir grossir les rangs des thésards, Palante voulait en découdre et, si l'on examine le choix de ses directeurs de thèse dans ce sens, on se dit que ses choix n'étaient pas illogiques, surtout en ce qui concerne M. Bouglé.
En effet, comme l'explique Jean-Louis Dumas à l'occasion du Colloque Palante (2) un véritable dialogue aurait pu s'instaurer entre les deux hommes. Ils s'intéressaient tous les deux à la sociologie naissante, ils avaient des références communes (Simmel) et se retrouvaient sur des points bien précis (l'entrecroisement des cercles sociaux par exemple).
Palante n'avait d'ailleurs pas attendu l'exercice de la thèse pour entamer le dialogue avec Bouglé qu'il cite et commente dès le Précis de sociologie. Mais, comme à son habitude, il l'avait fait avec franchise, sans prendre de gants et sans sacrifier aux codes de bienséance en usage dans le milieu universitaire. Il avait également rendu compte en 1896, au sein de la Revue Philosophique, de Les Sciences sociales en Allemagne, les méthodes actuelles, et en 1900, dans la même revue, de Pour la Démocratie française (conférence populaire, Paris, Cornély, 156p. in 12.), les deux fois dans des termes nullement négatifs, même s'il n'était pas d'accord sur tout..
Célestin Bouglé, de son côté, intellectuel reconnu socialement, fidèle lieutenant de Durkheim et collaborateur important de l'Année Sociologique, n'avait pour sa part aucun intérêt à accepter le débat d'idée avec Palante, l'obscur professeur aux idées dérangeantes, mais ça, Palante n'était pas en mesure de le comprendre, lui qui vivait dans un autre univers où les relations humaines n'étaient pas régies par les mêmes règles.
On peut s'étonner que Palante, si subtil lorsqu'il s'agissait d'analyser toutes les antinomies entre l'individu et la société, n'ait pas vu venir le piège dans lequel il allait s'enfermer. Mais n'est-ce pas justement parce qu'il ne parvenait pas à en accepter la réalité qu'il n'avait de cesse de dénoncer ces antinomies?
En ce qui concerne le choix de Gabriel Séailles comme second directeur de thèse, les informations manquent pour connaître quelles étaient les motivations de Palante. Séailles était un philosophe que Michel Onfray qualifie de "bien pâle"(3), ni pire ni meilleur que la plupart de ses collègues. On peut admettre toutefois que Palante ait pu espérer un peu de compréhension de la part d'un homme qui écrivait qu'il n'y a " de bien moral que celui qui est accepté par l'individu, reconnu par son intelligence, identifié par sa volonté vraie (4)." Le passage suivant aurait d'ailleurs tout aussi bien pu être écrit par Palante lui-même : " Le pharisaïsme est une loi de la nature humaine on le trouve dans les bureaux, dans les académies comme dans les églises ; il exprime notre inertie, notre tendance à enfermer la vie dans les formes qu'elle a une fois réalisées. Respect de ce qui est convenu, aveuglement volontaire à toute idée nouvelle, idolâtrie de ce qui est, il détruit la morale dans son principe intérieur ; il substitue à la réflexion l'habitude, à la liberté l'automatisme, à la conscience le scrupule ; il cherche ce qui doit être dans ce qui n'est plus ; faisant ce que d'autres ont pensé, ont voulu, il détache les actes des raisons qui ont pu les justifier ; il confond la vertu avec le supplice d'habiter un corps dont l'âme s'est retirée (5)."
Voici, ci-dessous, le texte que Palante rédigea après le refus qui lui fût adressé pour la soutenance de sa thèse. On constate que, malgré les arguments avancés par Palante pour sa défense, la majorité des critiques de ses "juges" sont relativement fondées : sa thèse n'était pas faite pour être discutée en Sorbonne. Cette impossibilité n'incombe pas seulement aux faiblesses méthodologiques de la thèse de Palante mais bien aussi à la frilosité intellectuelle de la "clique sorbonique".
A ce titre, on peut estimer que, même si c'est une conclusion un peu "facile", Palante n'a pas totalement tort lorsqu'il conclut son texte ainsi : " Mes juges, en éliminant ma thèse, l'ont, par là même, confirmée malgré eux et qu'ils ont donné à mon idée essentielle l'estampille sorbonique".
Notes de la préface
(1) Préface des Antinomies entre l'individu et la société, Folle Avoine, 1994.
(2) Un terrain d'entente entre Palante et Bouglé? - Colloque Palante, Folle Avoine, 1990.
(3) Préface des Antinomies entre l'individu et la société.
(4) Gabriel Séailles, Les affirmations de la consciences moderne (conférence prononcée le 15 avril 1897)
(5) Idem.
Le premier novembre 1911, j'ai présenté devant la Faculté des Lettres de Paris une thèse de doctorat intitulée : Les Antinomies entre l'individu et la société (1). Cette thèse a été refusée dans des conditions que j'estime particulières. - D'ordinaire, quand un candidat au doctorat se présente en Sorbonne, il n'obtient, dès le premier abord, ni l'assentiment, ni le refus complet des juges. On parlemente avec lui ; on lui fait des observations sur la façon dont il a traité le sujet. ; on lui demande des transformations plus ou moins considérables ; on lui suggère des directions ; il est très rare qu'on rejette d'emblée le travail proposé. C'est ce qui a eu lieu pour ma thèse. - Refus net, immédiat, radical, sans la consolation d'une hésitation même simulée, sans le palliatif d'une invitation à introduire dans mon travail des amendements même inacceptables. On m'a prié purement et simplement de reprendre mon manuscrit, en m'envoyant les deux rapports qui suivent et qui constituent avec mon livre (2) qui vient de paraître à la librairie Alcan et qui reproduit le texte exact de ma thèse, le dossier du procès.
Car procès il y a. J'entends discuter publiquement les raisons pour lesquelles on a écarté d'emblée ma thèse. N'ayant pu défendre mon travail dans la soutenance officielle en Sorbonne, j'entends le défendre devant le public qui s'intéresse soit aux questions philosophiques, soit aux questions d'enseignement.
Je ne cède pas, en entamant ce débat, à une rancune mesquine de candidat évincé. Mon aventure, en tant que cas individuel, est assez peu intéressante. Il importe peu au public que je sois docteur en Sorbonne ; et, à vrai dire, il m'importe assez peu à moi-même. Mais mon cas individuel n'est pas seul en cause. Une question d'ordre général se pose : celle de savoir quelles sont les garanties des candidats au doctorat qui se présentent en Sorbonne ; et quelle dose de désinvolture il est permis aux juges d'apporter dans l'examen d'une œuvre qui représente parfois des années de travail.
La meilleure réfutation des raisons invoquées pour écarter d'emblée ma thèse eut consisté à faire précéder simplement mon livre des deux rapports de MM. Séailles et Bouglé. Le lecteur eût pu se reporter, au cours de sa lecture, à ces deux rapports et eût été ainsi édifié. - Des raisons sur lesquelles je n'ai pas à insister ici m'ayant empêché d'adopter cette méthode de réfutation, je vais en suivre une autre. Je vais donner ici le texte des deux rapports et j'examinerai les principales critiques qui me sont adressées.
Voici le rapport de M. Séailles :
Monsieur le doyen,
J'ai l'honneur de vous adresser mon rapport sur la thèse de M. Palante : les Antinomies entre l'individu et la société, dont vous avez bien voulu me confier la lecture. Ce travail, comme on doit l'attendre de son auteur, est écrit avec verve, avec facilité et avec esprit. On le lit avec intérêt, avec plaisir. La composition est très simple ; trop simple. C'est une suite de problèmes juxtaposés. Et que de problèmes et quels problèmes! Les idées sont claires, bien exposées ; les discussions menées rondement. Il y a là la matière d'un livre qui devra trouver des lecteurs ; mais y a-t-il là une thèse que la Faculté puisse mettre en discussion utilement, c'est une autre question.
Je ferai à l'auteur une première objection qui garde une importance, bien qu'il l'écarte en quelques lignes dans ses conclusions. - N'y a-t-il pas quelque chose de singulier et même de contradictoire à parler d'une antinomie entre l'individu et la société, puisque l'existence seule de la société et sa durée sont la perpétuelle solution de cette soi-disant antinomie? Sans doute, M. Palante atténue le sens du terme antinomie ; mais si l'accord est incomplet, toujours menacé, toujours remis en question, il est réalisé d'une façon tout au moins relative par le fait social. - Dès lors, à ne marquer que les oppositions, ne risque-t-on pas de laisser de parti-pris la moitié de la vérité dans l'ombre? A-t-on résolu le problème quand on se borne à dire que la société "amoindrit" l'individu? - Que serait donc l'individu sans le langage, sans la science, sans l'art, sans la morale? La notion de l'individualité, d'ailleurs, n'est nulle par critiquée ni définie et l'auteur se borne à opposer en termes très généraux la "physiologie" à la socialisation de l'individu. La phrase suivante : " L'intérêt général est une fiction parce que les hommes ont en réalité des intérêts toujours différents et divergents sur certains points " me paraît assez marquer ce qu'il y a d'incertitude dans la thèse de l'auteur. D'ailleurs, il semble parfois admettre une "socialisation" progressive de l'individu. Où est alors l'antinomie? - On ne sait plus, dès lors, quel est l'objet de l'auteur : constate-t-il un fait, une antinomie réelle, ou est-il placé à un point de vue normatif? Condamne-t-il la socialisation de l'individu en avouant qu'elle est possible? L'incertitude des prémisses fait l'ambiguïté des conclusions. - Prenons par exemple la théorie de l'éducation. Quelle que soit l'opinion qu'on professe, l'éducation ne devra-t-elle pas toujours être une solution du problème, un accord cherché des deux termes, en admettant qu'ils s'opposent? - Une objection se présente ainsi sans cesse à l'esprit du lecteur et c'est précisément que l'antinomie est artificielle, parce que la vie est l'effort même de la résoudre (a). - Sans doute le problème se repose sans cesse et ne reçoit qu'une solution relative ; - mais c'est précisément que la vie est la vie ; qu'elle est mouvement ; harmonie des contraires. L'intelligence est en nous quelque chose de social, mais dans un esprit individuel où elle continue son œuvre : il n'y a pas plus la peut-être antinomie qu'entre l'habitude et l'action nouvelle.
L'auteur pourrait objecter à ces critiques que j'oppose simplement une thèse à une thèse. Je me suis seulement attaché à montrer qu'elle est ma définie. - Mais ce qui me paraît condamner ce travail, c'est qu'il ne répond pas aux exigences méthodologiques qui s'imposent à nous. L'auteur aborde tour à tour une suite de problèmes dont un seul, pour être examiné et approfondi, demanderait un livre comme celui qu'il a écrit. L'antinomie politique est exposée en dix pages. L'antinomie économique, si complexe, est réduite à des termes d'une simplicité vraiment excessive. - De là l'impression d'un esprit ingénieux, agile, mais d'une œuvre superficielle qui, sur chaque question, se borne à des difficultés qui d'abord se présentent à l'esprit mais dont chacune exigerait une étude originale et approfondie. Pour ces raisons que je crois inutile d'exposer plus longuement, et tout en appréciant les qualités de l'auteur, je ne crois pas que la Faculté puisse accueillir la thèse de M. Palante.
Je le regrette d'autant plus que, rattachée à une question précise et examinée tout à la fois avec l'ampleur et la rigueur désirables, l'idée de l'auteur aurait appelé une discussion qui fût bien venue à son heure.
Je vous prie d'agréer, etc.
G. Séailles.
Voici maintenant le rapport de M. Bouglé :
Monsieur le doyen,
Je trouve moi aussi, dans le manuscrit que nous soumet M. Palante, nombre de remarques ingénieuses - de la verve, du mouvement, de la facilité (surtout dans les deux dernières parties), le germe d'une distinction intéressante et utile entre l'individualisme négatif et l'individualisme positif. Cette revue à vol d'oiseau des antinomies sociales soulève beaucoup de problèmes et fait réfléchir.
Mais ce n'est guère, en effet, qu'une revue à vol d'oiseau. Le plan choisi par l'auteur (antinomies de l'intelligence, de la volonté, de la sensibilité ; antinomies économique, politique, morale, etc.) ne lui donne le temps de mener à bien aucune démonstration véritable. Toutes les questions sont effleurées ; il en est peu qui soient approfondies. C'est ainsi que l'auteur est amené à discuter en une vingtaine de pages, avec des arguments qui peuvent difficilement ne pas rester un peu vagues, les antinomies de la production, de la répartition, de la consommation ; ou encore - par une sorte de gageure - il résout en deux pages le problème si important et si complexe de l'individualisme religieux.
Est-il étonnant, dans ces conditions, que les affirmations de M. Palante ne nous apparaissent pas toujours entourées de ce cortège de preuves que nous sommes en droit de demander pour pouvoir discuter une thèse?
Il me reste à regretter, avec M. Séailles, que l'auteur n'ait pas concentré son effort sur un des problèmes qu'il passe en revue : la souplesse, l'ingéniosité, la fertilité d'esprit dont il fait preuve à plus d'une reprise (par exemple dans son chapitre sur les Mensonges de groupe) donnent le sentiment qu'il aurait très bien pu, par des analyses précises et utiles, éclairer tel point particulier de la philosophie sociale.
Je vous prie d'agréer, etc.
C. Bouglé.
Prenons le rapport de M. Séailles. Si j'essaie de dégager les objections contenues dans ce rapport, je trouve que ces objections sont de deux sortes : 1) objections dogmatiques ; 2) objections méthodologiques.
Ces objections dogmatiques se réduisent à deux : 1) le sujet de ma thèse est factice, inexistant ; bref, irrecevable selon M. Séailles ; - 2) le sujet est mal défini.
L'objection méthodologique consiste à dire que, mon sujet étant trop vaste, j'ai abordé trop de problèmes et les ai traités superficiellement.
Mon sujet, d'après M. Séailles, est inexistant. Le problème des antinomies est un problème factice, artificiel, un problème qui ne se pose pas ; - ce qui n'empêche pas d'ailleurs M. Séailles de le discuter plus loin et même de le solutionner à sa façon. " N'y a-t-il pas, demande M. Séailles, quelque chose de singulier et même de contradictoire à parler d'une antinomie entre l'individu et la société, puisque l'existence seule de la société et sa durée sont la perpétuelle solution de cette soi-disant antinomie? Sans doute, M. Palante atténue le sens du terme antinomie ; mais si l'accord est incomplet, toujours menacé, toujours remis en question, il est réalisé d'une façon tout au moins relative par le fait social. - Dès lors, à ne marquer que les oppositions, ne risque-t-on pas de laisser de parti-pris la moitié de la vérité dans l'ombre?…" Et plus loin, M. Séailles dira : Une objection se présente ainsi sans cesse à l'esprit du lecteur et c'est précisément que l'antinomie est artificielle, parce que la vie est l'effort même de la résoudre… (sic)." - Donc le problème des antinomies ne se pose pas! Voici qui est nouveau. Il y a, d'après M. Séailles, des problèmes qu'on peut examiner et d'autres qui sont irrecevables. Je demande quel est le critérium pour distinguer les uns des autres. C'est sans doute un dogme social. Au nom d'un dogme social, on dira qu'il y a des problèmes auxquels on ne doit pas toucher ; des questions fermées, solutionnées une fois pour toutes ; de même qu'il existe, en théologie, des problèmes qu'on ne peut même pas poser sans être hérétique. C'est peut-être au nom de la théologie sociologique de M. Durkheim, dont il se considère dans la circonstance comme le gardien patenté, que M. Séailles déclare non avenu le problème que je pose. Mais ici M. Séailles est plus royaliste que le roi. M. Séailles connaît mal ses auteurs. Qu'il lise M. Durkheim, et il verra que M. Durkheim lui-même reconnaît la possibilité d'un conflit entre l'individu et la société. M. Durkheim déclare expressément se séparer des philosophes qui, comme Spencer, admettent que la vie sociale est une vie spontanée et naturelle à l'individu. D'après M. Durkheim, le social est d'un autre ordre que le psychologique. Par conséquent, il peut y avoir conflit entre le fond psychologique de l'individu et la vie sociale qui s'impose à lui du dehors. Ajoutons de suite que, selon M. Durkheim, la lutte est tellement inégale, la puissance de la société est tellement écrasante, que l'individu, s'il a quelque bon sens, doit bientôt reconnaître sa dépendance et s'incliner devant la société. Après quelques velléités de résistance, l'individu ne peut manquer de se soumettre. " Pour amener l'individu à se soumettre de son plein gré, il n'est nécessaire de recourir à aucun artifice ; il suffit de lui faire prendre conscience de son état de dépendance et d'infériorité naturelle (3)."
D'ailleurs, à défaut de M. Durkheim, il ne manque pas d'autres bons esprits disposés à admettre la possibilité d'un conflit entre l'individu et la société. Le problème que je soulève n'est pas inventé par moi? Il existe partout non seulement dans les faits, mais dans l'histoire des idées. Ce problème est posé par le romantisme tout entier. Il se retrouve chez tous les néo-romantiques, Stirner, Nietzsche, etc. S'il fallait citer tous les littérateurs, philosophes, auteurs dramatiques, moralistes, qui non seulement ont posé ce problème, mais l'ont considéré comme le problème central de la morale contemporaine, ce serait presque tous les grands noms de la littérature et de la philosophie contemporaines qu'il faudrait citer. Donc quand je pose ce problème, je suis en bonne compagnie et ce n'est pas mon seul travail que M. Séailles aurait à écarter, mais toute la littérature et la philosophie contemporaines.
L'antinomie serait sans doute artificielle si je supposais un individu abstrait, vivant en dehors de toute société. Mais j'indique expressément, dès le début de mon travail, qu'il n'en est pas ainsi ; que je ne sépare pas l'individu de la société, tout en l'opposant à elle :
" Il ne peut être question d'opposer à la société un individu absolument isolé et indépendant, vivant en dehors de toute société, un individu nullement façonné ni influencé par la société. Un tel individu est introuvable. Car il faut reconnaître que la conscience individuelle est toujours pour une bonne part le reflet des mœurs et des opinions de son milieu, même quand elle est en réaction contre ces opinions et ces mœurs.
L'individu que nous opposons à la société est l'individu tel qu'il nous est donné en fait au sein de la société, informé en partie par elle. - Mais à côté de la partie qui, dans l'individu, est façonnée par les influences sociales passées ou présentes, il y a un fond physiologique et psychologique qui lui est propre et qui apparaît comme un résidu irréductible aux influences sociales.
Tels sont les deux termes en présence (4)."
Et dans la conclusion, au cours d'un passage auquel M. Séailles fait allusion, je reviens sur cette idée. Je me demande dans quelle mesure le mot antinomie convient pour désigner les conflits ou désaccords entre l'individu et la société. Et je réponds ceci :
" On peut distinguer deux sens du mot antinomie : un sens strict ou absolu et un sens large ou relatif.
Au sens strict, antinomie signifie qu'une chose en exclut une autre et que si l'une est, l'autre n'est pas. - Si l'on donne au mot antinomie ce sens absolu, on ne peut parler d'antinomie entre l'individu et la société ; car en fait l'individu n'existe jamais et n'a probablement jamais existé à l'état isolé. Individu et société sont deux réalités qui existent concurremment et qui se supposent l'une l'autre. - Il convient de remarquer d'ailleurs que, dans l'ordre concret, dans l'ordre des réalités vivantes et agissantes, le sens relatif du mot antinomie est le seul acceptable. Il ne peut être question d'antinomies au sens absolu qu'à propos de thèses et d'antithèses métaphysiques, telles que celles que Kant a mises aux prises, vainement d'ailleurs, dans sa Critique de la raison pure et qui ne sont que des couples de notions contradictoires érigées en absolus, chacune de son côté, par la vertu d'un artifice dialectique. - Pris au sens relatif, le mot antinomie signifie que deux choses sont dans un rapport tel que le développement de l'autre, que la pleine affirmation de l'une contrarie la pleine affirmation de l'autre, que l'une tend à détruire ou du moins à amoindrir et à affaiblir l'autre. C'est en ce dernier sens que nous prenons ici le mot antinomie. Antinomie veut dire ici antagonisme virtuel ou actuel, désharmonie (sic.) foncière, conflit inévitable entre deux choses d'ailleurs corrélatives et inséparables (5)."
Je le demande, l'antinomie ainsi posée est-elle une antinomie factice et inexistante?
Le fait invoqué par M. Séailles que la société existe et dure ne me paraît pas résoudre le problème ou en démontrer l'inanité. Car, en fait, les heurts de l'individu et de la société sont incessants. Sans doute, la société dure, mais il en est d'elle comme d'une machine grinçante qui marche par à coups et au prix de heurts incessants. La durée de la société n'empêche pas ce fait non moins incontestable : la résistance de l'individu à la contrainte sociale ; sa révolte ouverte ou sourde contre la compression qu'il subit. - Sans doute, la société dure et l'individu éphémère disparaît après avoir servi à des fins et cédé à des forces qui le dépassent. Mais le principe de résistance et de révolte dans les consciences individuelles se survit à lui-même à travers les générations, gagnant en force et en clarté à mesure que le vouloir vivre humain s'intensifie, se complique et s'affine dans les consciences individuelles. Il y a une antinomie analogue à celle que Schopenhauer a découverte entre l'individu et l'espèce. L'individu est sacrifié à la société comme il est sacrifié à l'espèce.
Enfin, M. Séailles croit trouver une preuve du caractère artificiel de l'antinomie dans le fait que je n'insiste que sur les oppositions et que " je laisse une moitié de la vérité dans l'ombre ". - Je répondrai qu'assez d'autres, en des développements fadasses jusqu'à la nausée, ont insisté sur le côté assimilation et solidarité pour que je m'abstienne de rééditer leurs clichés. Et si je l'avait fait, qu'eût dit M. Séailles, qui trouve déjà mon sujet trop vaste?
Mais voici que M. Séailles, après avoir déclaré l'antinomie artificielle, inexistante, va pourtant avoir la condescendance d'examiner ma solution ; bien plus, de m'opposer la sienne. " A-t-on résolu le problème quand on se borne à dire que la société "amoindrit" l'individu? - Que serait donc l'individu dans le langage, sans la science, sans l'art, sans la morale?" - A cela je suis en droit de répondre que c'est réduire ma thèse à des termes inexacts et d'une simplicité excessive que de dire qu'elle consiste à soutenir que la société "amoindrit" l'individu. - Il ne s'agit pas seulement d'amoindrissement, mais de gêne, de compression, de désordre intérieur provenant des influences sociales soit contradictoires entre elles, soit en contradiction avec les tendances spontanées de l'individu (b).
Je n'insiste pas sur l'argument que m'oppose M. Séailles : " Que serait donc l'individu dans le langage, sans la science, sans l'art, sans la morale?" - Eh! Qui dit le contraire? Qui songe à discuter ces truismes? M. Séailles veut toujours m'attribuer la thèse insoutenable d'un individu isolé, vide de tout contenu social, soustrait à toute influence sociale. Que l'individu ne puisse vivre en dehors de son ambiance sociale et que par conséquent on ne puisse le concevoir aujourd'hui sans le langage, sans la science, sans la morale, non seulement je l'accorde, mais c'est ce que j'ai commencé par dire. Mais précisément cela n'empêche pas l'existence des conflits que j'examine en détail.
J'arrive à la seconde critique de fond de M. Séailles : le sujet est mal défini, mal posé. Ici je demande la permission de me reporter au passage suivant du début de ma thèse :
" Il est utile également d'indiquer ce que nous entendons par individu.
Il n'est pas question d'opposer ici à la société l'homme primitif, l'homme de la nature de Rousseau, chimérique idéal de bonté naturelle, expression naïve d'un optimisme naturaliste suranné. Il n'est pas question davantage de poser en face de la société l'individualité humaine conçue à la manière de Kant et de Fichte comme une unité absolue, une essence spirituelle, identique chez tous les êtres humains. De telles unités seraient interchangeables et ne présenteraient aucune particularité qualitative qui fût susceptible de les différencier les unes des autres. Il ne peut être question non plus d'opposer à la société un individu absolument isolé et indépendant, vivant en dehors de toute société, un individu nullement façonné ni influencé par la société. Un tel individu est introuvable."
Je le demande ; la question peut-être posée avec plus de netteté?
" La notion de l'individualité d'ailleurs, ajoute M. Séailles, n'est nulle part critiquée ni définie, et l'auteur se borne à opposer en termes très généraux la "physiologie" à la socialisation de l'individu." - S'il s'agissait d'une définition métaphysique ou même psychologique de l'individualité, je serais en droit de me retrancher derrière le vieil axiome scolastique auquel en reviennent tous ceux qui ont un peu approfondi la notion de l'individualité, un Schopenhauer par exemple : Individuum ineffabile. L'individu dans son fond est indéfinissable. - Mais il y a plus. Ici, dans une thèse de philosophie sociale, je n'avais pas à édifier une théorie complète de l'individualité considérée du point de vue psychologique ou métaphysique. Je n'avais à considérer l'idée d'individualité que dans ses rapports avec l'idée de société. C'est ce que j'ai fait dans le passage suivant où je dissocie nettement les deux problèmes : d'une part, le problème psychologique et métaphysique, et, d'autre part, le problème social de l'individualité et où j'établis que même la négation psychologique et métaphysique du Moi substance ne détruit en rien l'unicité du moi - et par conséquent l'idée d'une opposition non seulement possible, mais nécessaire entre l'Unique et l'ambiance sociale ;
" Nous arrivons au terme de l'analyse à laquelle nous nous sommes proposé de soumettre l'intelligence, la sensibilité et la volonté, en vue d'y relever les conflits entre le moi et le nous, entre la personnalité et la sociabilité. Au terme de cette analyse, l'idée de l'individualité se dégage nettement de l'idée de la sociabilité. Autre chose est la personnalité physio-psychologique, autre chose est la personnalité sociale. Celle-ci se superpose à la première, la prolonge et la complète ; mais c'est en la dénaturant, en la comprimant, en lui faisant violence. En nous la personnalité originelle résiste à l'autre et le conflit de ces deux forces ennemies paraît insoluble. Il ne servirait de rien, pour essayer de dissimuler cette antinomie, de nier, du point de vue biologique et psychologique, la réalité du moi individuel.
Ce serait là confondre deux questions différentes : celle de la réalité substantielle ou métaphysique du moi et celle de sa différenciation et de son indépendance sociale. Que le moi se réduise, comme le veut Guyau, à une collection de petites consciences ; qu'il ne soit, comme le soutient M. Le Dantec dans son livre : l'individualité et l'erreur individualiste, qu'une intégration jamais achevée de petites personnalités secondaires p, p', p… qui s'ajoutent les unes les autres et forment une série de médaillons dissemblables et discontinus, malgré l'apparence de continuité du moi, que l'individualité ne soit, suivant la conception de Stirner lui-même, qu'une série d'instantanés ; peu importe pour la question qui nous occupe : celle de l'indépendance de l'individualité relativement aux influences sociales et du conflit possible entre l'originalité individuelle et les conformismes sociaux. En effet, les états d'âme instantanés qui se succèdent comme un défilé d'images cinématographiques ont tous, pour une individualité donnée, une teinte commune, une même coloration sentimentale. Cela suffit pour que le moi se reconnaisse, pour qu'il se différencie du voisin, pour qu'il s'oppose au nous. Ni Stirner, ni M. Le Dantec, dont les vues se rapprochent beaucoup de celles de Stirner, ne nient la différenciation des mois. Tout au contraire. D'après M. Le Dantec, Pierre est un être originellement différent de Paul, composé d'une étoffe corporelle et mentale qui lui est absolument propre. Quant à Stirner, son instantanéité ne l'empêche pas d'être le théoricien de l'unicité du moi (6)."
Je n'ai qu'un mot à dire. Qu'on veuille bien rapprocher ces développements de l'affirmation de M. Séailles : " La notion d'individualité n'est nulle part critiquée ni définie."
Mais M. Séailles continue à me reprocher le vague de mes idées. " La phrase suivante : "l'intérêt général est une fiction parce que les hommes ont en réalité des intérêts toujours différents et divergents sur certains points" me paraît assez marquer ce qu'il y a d'incertitude dans la thèse de l'auteur." De prime abord, on se sent mis en défiance par cette phrase isolée du texte. - Et en effet il faut bien voir où cette phrase est placée dans mon texte. Elle se trouve au début du chapitre sur l'antinomie politique qui fait suite à l'antinomie économique. Cette phrase est une sorte de résumé de l'antinomie économique qui vient d'être étudiée et si j'y parle d'intérêts différents et divergents sur certains points, sans spécifier autrement, c'est que les trente-trois pages qui précèdent, consacrées à l'antinomie économique, exposent en détail ces points. Mais M. Séailles a soin de taire cette particularité. Je n'insiste pas.
La critique suivante est fondée sur un véritable jeu de mots, sur un contre-sens voulu à propos du mot : socialisation. " D'ailleurs, il (l'auteur) semble parfois admettre une socialisation progressive de l'individu ; - où est alors l'antinomie?" - Eh bien! De bonne foi, qu'on lise mon livre. On n'y verra nulle part que j'admette une "socialisation progressive" de l'individu. M. Séailles prend le mot socialisation dans un autre sens que celui où je le prends moi-même. Quand je parle de socialisation de l'individu, j'entends une socialisation non spontanée, mais subie par l'individu ; une socialisation forcée, imposée du dehors. Et quand je parle de socialisation progressive, j'entends par là qu'au fur et à mesure que l'évolution sociale avance, les liens sociaux vont se multipliant et se compliquant autour de l'individu, l'enserrant dans une trame de servitudes de plus en plus étroites. Est-ce là nier l'antinomie? Est-ce là me contredire? - J'admets, il est vrai, que cette antinomie n'a pas le même caractère d'acuité chez tous les individus ; qu'il y a les âmes grégaires et les autres…, les réfractaires, les souffrants, les révoltés, ou simplement les "imperméables" à la suggestion sociale. Est-ce à dire que ces derniers ne comptent pas? Ils ne comptent peut-être pas pour M. Séailles qui semble tout désigné pour être le parfait théoricien du conformisme social ; mais ils comptent peut-être pour d'autres.
Mais M. Séailles poursuit, sans beaucoup d'ordre d'ailleurs, la série de ses critiques : " Dès lors, dit-il, quel est l'objet de l'auteur : constate-t-il un fait, une antinomie réelle, ou est-il placé (sic) à un point de vue normatif? Condamne-t-il la socialisation de l'individu en avouant qu'elle est possible? L'incertitude des prémisses fait l'ambiguïté des conclusions." Je répondrai qu'il suffit de lire mon travail pour voir qu'à aucun moment je ne me place à ce que M. Séailles appelle le point de vue normatif. - A aucun moment je ne "condamne" la socialisation de l'individu. Je la constate ; voilà tout. Je constate d'une part une tendance de la société à socialiser l'individu, à l'assimiler le plus possible, et d'autre part une tendance de l'individu à la résistance, à la différenciation ; - et par suite un conflit nécessaire entre ces deux tendances. Cela est parfaitement net. - Je me place si peu au point de vue normatif que je me défends de proposer aucun idéal. Ma thèse est toute négative ; je n'ai pas d'idéal social. Je crois que toute société est par essence despotique, jalouse non seulement de toute supériorité, mais simplement de toute indépendance et originalité. J'affirme cela de toute société quelle qu'elle soit, démocratique ou théocratique, de la société à venir comme de celle du passé et du présent. - Mais je ne suis pas plus fanatique de l'individu. Je ne vois pas dans l'individu le porteur d'un nouvel idéal, celui qui incarne toute vertu. Je détruis toute idole et n'ai pas de dieu à mettre sur l'autel. Voilà sans doute qui est de nature à indisposer contre moi les philosophes opportunistes, - pragmatiques sans le dire - qui assignent avant tout à la philosophie une fonction sociale salvatrice et conservatrice, et qui se considèrent en conséquence comme les défenseurs patentés de l'optimisme social. Au regard de tels gens, un philosophe qui n'a pas son Evangile à prêcher au monde, c'est comme un médecin qui démontrerait la vanité de tous les remèdes proposés à un malade et n'en aurait pas un autre à lui offrir à la place. - Soit, mais alors qu'on le dise ; qu'on avoue qu'il y a une orthodoxie, une philosophie d'Etat ; qu'on nous rende Victor Cousin!
Après ces critiques au cours desquelles M. Séailles a amassé tant de nuages sur ce qui était parfaitement clair, M. Séailles a besoin, pour conclure, d'une belle phrase bien imposante. Cette phrase, la voici : "L'incertitude des prémisses fait l'ambiguïté des conclusions." - Je ne comprends pas. De quelle question s'agit-il? De quelles prémisses et de quelles conclusions? - S'agit-il de la dernière question que vient de poser M. Séailles, celle de savoir si je me place au point de vue normatif? S'agit-il de la question générale débattue dans ma thèse : l'existence des antinomies? Si c'est de cette dernière, je prétends que les prémisses sont on ne peut plus claires. (Voir les passages du début - passages cités plus haut - où je pose la question et définis les termes.) Et les conclusions aussi sont limpides. Elles le sont même trop.
Mais voici qui va peut-être éclaircir la pensée de M. Séailles. " Prenons par exemple la théorie de l'éducation. Quelle que soit l'opinion qu'on professe, l'éducation ne devra-t-elle pas toujours être une solution du problème, un accord cherché des deux termes, en admettant qu'ils s'opposent?" - Je ne comprends pas. " Quelle que soit l'opinion qu'on professe." - Sur quoi? Est-ce sur le but de l'éducation? Est-ce sur les moyens, c'est à dire les différents systèmes d'éducation? Je fais ces distinctions dans mon chapitre sur l'antinomie pédagogique ; mais M. Séailles n'en a cure. Il plane royalement, à des hauteurs sereines, au dessus de mon humble texte! - Mais je poursuis. " L'éducation ne devra-t-elle pas toujours être une solution du problème, un accord cherché des deux termes, en admettant qu'ils s'opposent?" Comment donc! Le voilà bien le point de vue normatif! Eh! Oui, c'est le désideratum des pédagogues ; c'est le but qu'ils se proposent. Mais ce but, l'atteignent-ils? Là est la question.
Voici enfin l'objection générale qui revient sous la forme de conclusion : " Une objection se présente ainsi sans cesse à l'esprit du lecteur et c'est précisément que l'antinomie est artificielle, parce que la vie est l'effort même de la résoudre. - Sans doute le problème se repose sans cesse et ne reçoit qu'une solution relative ; - mais c'est précisément que la vie est la vie ; qu'elle est mouvement ; harmonie des contraires. L'intelligence est en nous quelque chose de social, mais dans un esprit individuel où elle continue son œuvre : il n'y a pas plus la peut-être antinomie qu'entre l'habitude et l'action nouvelle." - Je m'abstiens de commenter ces conclusions positives de M. Séailles à propos d'un problème qu'il déclarait tout à l'heure inexistant.
" L'auteur, reprend M. Séailles, pourrait objecter à ces critiques que j'oppose simplement une thèse à une thèse." (Oh oui! M. Séailles, vous auriez pu, pour cela, attendre la soutenance. - " Je me suis seulement attaché à montrer qu'elle est ma définie." - Ah! Mille pardons, M. Séailles! Vous avez dit que la thèse n'avait pas d'objet ; que je sujet était factice et inexistant. Il faut s'entendre pourtant. Enfin, passons… Car voici l'objection méthodologique : " Mais ce qui me paraît condamner ce travail, c'est qu'il ne répond pas aux exigences méthodologiques qui s'imposent à nous. L'auteur aborde tour à tour une suite de problèmes dont un seul, pour être examiné et approfondi, demanderait un livre comme celui qu'il a écrit. L'antinomie politique est exposée en dix pages. L'antinomie économique, si complexe, est réduite à des termes d'une simplicité vraiment excessive." - Je répondrai que le nombre de pages ne fait pas grand chose. Je n'avais pas, dans l'antinomie économique, par exemple, à faire une théorie complète de la production, de la consommation, de la valeur, etc., ni dans l'antinomie politique à aborder tous les problèmes qui touchent à la vie politique, mais à montrer sur des points précis les conflits qui éclatent entre l'individu et la société.
C'est ce que j'ai essayé de faire notamment dans l'antinomie économique, en distinguant sur chaque point la part qui revient aux conflits entre groupes et aux conflits individus et groupes. Mais M. Séailles plane toujours… Ces distinctions, ainsi que les faits et les discussions qui les accompagnent, sont pour lui sans valeur comme sans intérêt.
Enfin M. Séailles exprime ses regrets de ne pas pouvoir admettre ma thèse à la soutenance. " Je le regrette d'autant plus que, rattachée à une question précise et examinée tout à la fois avec l'ampleur et la rigueur désirables, l'idée de l'auteur aurait appelé une discussion qui fût bien venue à son heure." Ceci, c'est le bouquet. - Ainsi voilà que mon idée qui tout à l'heure ne valait rien pourrait maintenant être utilisée et donner lieu à une discussion intéressante! - A la condition de limiter le sujet! - Soit, mais remarquez que la nature et les termes du problème ne changeraient pas pour cela. Enfin, il n'importe! Ceci me console! Mon idée pourra peut-être être utilisée heureusement par un bon élève de M. Séailles!
En somme, M. Séailles me reproche, dans ses objections méthodologiques, d'avoir pris un sujet trop vaste et de l'avoir traité superficiellement. Trop vaste! Le sujet auquel s'est attaqué M. Séailles : Le Génie dans l'Art, est-il donc un sujet limité (7) ? Quant au caractère superficiel de ma thèse, j'en fais juges les lecteurs.
Du rapport de M. Bouglé, je ne dirai qu'un mot. Ce rapport ne fait que rééditer les objections méthodologiques de M. Séailles. M. Bouglé est plus astucieux que son collègue. Il a vu le marais où pataugeait M. Séailles sur la question de fond et il n'a pas voulu s'y aventurer.
Aux objections méthodiques de MM. Séailles et Bouglé, je ferai une réponse commune. C'est que ces objections n'étaient pas de nature à entraîner l'élimination immédiate, radicale de ma thèse. On aurait pu m'inviter à reprendre tel ou tel problème, à approfondir tel ou tel point, etc. Encore une fois, l'élimination d'emblée ne se justifie pas.
J'arrive à ma conclusion. Dans ce travail, je mettais en discussion plusieurs théories des philosophes de la Sorbonne : la théorie de M. Durkheim sur la conception générale de la sociologie ; ses théories sur l'éducation, sur l'intégration sociale, sur le suicide ; les théories de M. Bouglé sur la différenciation sociale et l'entrecroisement des groupes. - La soutenance m'ayant été refusée, je suis en droit de dire que M. Bouglé, et, dans la mesure où il y a une solidarité sorbonique, que M. Durkheim ont fui la discussion publique de leurs idées.
Maintenant qu'est-ce qui m'a valu ce traitement si cavalier? Est-ce l'audace de mon hétérodoxie antisociocratique? - Est-ce l'outrance de mon pessimisme social? Est-ce le crime de m'attaquer, dans la Sorbonne même, aux doctrines de mes juges? - Est-ce l'inconvenance de venir, moi intrus, moi étranger à l'équipe sociologique, toucher à un sujet de philosophie sociale qui est, comme chacun sait, la propriété de ces messieurs? Ai-je mérité par là la réponse qui m'a été faite : " Que venez-vous faire dans notre galère?"
Je n'en sais rien et, au fond, je me soucie peu de le savoir. Quoi qu'il en soit, il m'est permis de dire, cum grano salis, que mes juges, en éliminant ma thèse, l'ont, par là même, confirmée malgré eux et qu'ils ont donné à mon idée essentielle l'estampille sorbonique.
- * *
Notes
(1) Je présentais en même temps, suivant l'usage, une seconde thèse ou thèse complémentaire intitulée : Rapport du Pessimisme et de l'Individualisme. La première thèse ayant été refusée j'ai retiré la seconde sans attendre, pour cette dernière, le verdict du lecteur désigné. Mes deux sujets de thèses étaient inscrits depuis quatre années au Secrétariat de la Faculté des Lettres.
(2) Les Antinomies entre l'individu et la société, 1 vol. in-18, Alcan.
(3) Durkheim : Les Règles de la Méthode sociologique. P. 150. Voir l'exposé de la conception de M. Durkheim, Les règles de la Méthode sociologique, pp. 150-151, et mon commentaire de cette conception dans mon livre Les Antinomies pp. 278-282).
(4) Les Antinomies, pp. 2 et 3.
(5) Les Antinomies, p. 272.
(6) Les Antinomies, pp. 106-107.
(7) Il serait intéressant de confronter les exigences méthodologiques de M. Séailles et sa propre thèse : Essai sur le Génie dans l'Art. On pourrait consulter là-dessus Taine, dans une lettre où il est question de l'Essai sur le Génie dans l'Art que M. S. avait présenté pour un prix à l'académie. Taine, qui prisait surtout l'écrivain compétent et spécial, porte sur le travail de M. S. un jugement qui vaut la peine d'être rappelé : " Peu importe la théorie esthétique, pourvu qu'elle soit cohérente et surtout précise ; je lis aussi volontiers M. Joubert que Théophile Gautier ; car tous deux m'apprennent quelque chose. Mais qu'est-ce que j'apprends de neuf, quand je lis que le génie est la faculté d'organiser? C'est là un lieu commun à ranger à côté de tous les lieux communs qu'on développe sur le génie, par exemple que le génie est un douloureux fardeau, qu'il est une inspiration d'en haut, etc. Ces sortes de thèses ne sont bonnes qu'à mettre en vers. Je hais cette méthode abstraite et je considère comme très dangereuse pour les jeunes esprits qui ont le goût des exemples, l'habitude de généraliser et le don du style…" Et plus loin, après avoir défini la méthode objective et analytique qu'il jugeait devoir être appliquée au sujet, Taine ajoute : " Hors de cette méthode, on bavarde avec un air de sublimité." - A l'époque qu'il écrivait le Génie dans l'Art, M. S. ignorait-il les " exigences méthodologiques " où il affiche aujourd'hui avec tant d'assurance, ou se mettait-il au-dessus d'elles? (La lettre de Taine est adressée à M. Caro. Elle se trouve au tome IV de la correspondance de Taine, pp. 216-217.)
Notes personnelles
(a) Cette lecture se rapproche très fortement de l'analyse exprimée par Jules de Gaultier dans son compte rendu du Combat pour l'individu (Revue philosophique) : " L'antagonisme entre l'individu et l'esprit de corps ne fait que prolonger la lutte qui se produit au cœur même de l'individu et qui le contraint, pour vivre, à élaguer les branches gourmandes qui risquent de détourner du tronc une sève trop abondante, à choisir entre les diverses tendances qui le sollicitent pour faire aboutir les plus essentielles."
(b) Palante met le doigt sur des notions qui seront reprises plus tard par des sociologues moins obtus. Ainsi, la notion de "Violence symbolique" développée par Pierre Bourdieu, ou la notion de "Double injonction contradictoire" (double bind) mise en avant par Raymond Boudon.