La théorie de la concurrence pure et parfaite est radicalement fausse puisqu’elle est opposée à la notion de concurrence telle qu’on la conçoit au sens commun. Lorsqu’on parle de sportifs, on dit qu’ils sont en concurrence parce que chacun tente de faire mieux que les autres. Dans la théorie traditionnelle de la concurrence, tous essaient de faire pareil que les autres. On suppose d’ailleurs selon cette conception qu’il existe une technique optimale pour une activité donnée qui va peu à peu être reconnue et adoptée par tous les producteurs. C’est la raison pour laquelle ils deviennent tous identiques et que le profit disparaît. En effet, aussi longtemps que des profits sont réalisés, de nouveaux producteurs entrent sur le marché et adoptent cette technique optimale, jusqu’à ce que le profit disparaisse.
A partir de cette théorie de la concurrence pure et parfaite se dessine en contre poids la théorie du monopole, de l’oligopole, des cartels, etc. Le monopole est décrit comme une situation dans laquelle un producteur unique réalise un super-profit. Or, cette notion de super-profit est parfaitement arbitraire dans la mesure ou l’on parle de super-profit par référence à une situation idéale, imaginaire, où le profit serait nul.
L’innovation crée le monopole
D’une manière générale, l’une des grandes erreurs du raisonnement économique consiste à adopter une vision technique des problèmes et non pas une vision humaine. Plutôt que de s’interroger sur l’existence d’une technique optimale qui serait en quelque sorte exogène au producteur, la véritable question consisterait à savoir comment les individus se comportent. Dans la réalité, un entrepreneur doit rechercher la ou les techniques qui sont les plus efficaces et qui lui permettront d’être meilleur que les autres. A ce titre, la concurrence pousse les producteurs à imaginer des processus de production, des produits, des méthodes de conquête de marché, etc., qui soient différentes.
L’un des mérites essentiel de la concurrence, définie par la liberté d’entrer sur un marché, c’est qu’elle incite les producteurs à innover pour mieux répondre aux besoins du marché. Et si la liberté existe sur le marché, le producteur qui aura bien perçu les besoins du marché sera récompensé par un profit. Le profit est la rémunération de la prise de risque, de l’innovation. Il ne peut donc se comprendre que dans une perspective dynamique. L’erreur traditionnelle consiste pourtant à avoir une vision statique de la concurrence alors que la concurrence ne peut se comprendre que comme un processus qui se déroule dans le temps, dans une situation d’incertitude et non pas d’information parfaite. Et lorsqu’il faut « inventer le futur », celui qui invente bien le futur en est récompensé par un profit. On peut dire de ce point de vue que tout le mérite de la concurrence conçue comme un processus d’incitation à l’innovation réside dans le fait qu’elle est un élément d’incitation pour les producteurs. Il s’agit de faire mieux que les autres c’est à dire, à un moment donné, d’être les premiers à proposer un produit, ou proposer un produit à un prix beaucoup plus bas. Et par hypothèse, l’innovateur, au début tout au moins, a 100% de part de marché. Tout le mérite de la concurrence est donc d’incite à avoir des positions de « monopole » temporaires et menacées, dans la mesure où la concurrence existe et où d’autres producteurs peuvent essayer de devenir les meilleurs.
En contre partie, la théorie traditionnelle de la concurrence pure et parfaite n’est rien d’autre qu’une théorie de la planification centralisée. Dans une économie centralisée, il y a une technique définie et imposée par les autorités centrales.
C’est donc bien un renversement des idées par rapport à la réalité. Ce qui est important n’est pas d’avoir un grand nombre de producteurs mais d’avoir de l’innovation. Et si l’innovation existe, la liberté d’entrée existe. En revanche, il y a des situations de monopole qui sont dues à la contrainte. A la protection par l’Etat de producteurs publics ou privés. Ici, l’Etat interdit l’entrée sur le marché et par là même la concurrence. Dans ce cas, il y a ce que l’on pourrait appeler un super-profit ou plus exactement une rente. On peut dire par conséquent que la théorie traditionnelle du monopole, qui fait apparaître une situation où il y a raréfaction des produits de manière à augmenter le prix et à faire apparaître un super-profit, est formellement juste mais elle ne s’applique pas aux situations auxquelles on l’applique en général. La théorie du monopole ne devrait s’appliquer qu’aux cas où la contrainte publique s’exerce. Tout monopole est un monopole d’origine publique.
Le cartel au service des clients
Pour finir, appliquons cette distinction fondamentale à une autre situation importante : le cartel. Le cartel est une structure de marché qui est généralement considérée de manière très critique. Implicitement ou explicitement, l’opinion courante ou même les économistes professionnels, ont tendance à définir un cartel comme une situation dans laquelle plusieurs producteurs s’entendent entre eux intentionnellement afin de créer une situation de monopole et d’exploiter les consommateurs. Une fois de plus on trouve cette idée de super-profit. On nous expliquera alors que le cartel est mauvais comme l’est le monopole, sans prendre le soin de distinguer le caractère volontaire ou non volontaire de cette organisation. En fait, la situation de cartel nous amène à appréhender une autre question d’importance : celle de la différenciation des activités.
Il semble que le problème fondamental qui se pose dans les sociétés humaines est celui du degré optimal de différenciation ou du degré optimal d’homogénéisation des activités. La concurrence, comme cela est dit plus haut, incite les producteurs à se différencier de manière à mieux s’adapter aux besoins du marché. On voit ici encore tout l’écart qui peut exister entre une vision réaliste de la concurrence qui insiste sur la différenciation et une vision traditionnelle qui prétend qu’il y a concurrence lorsque tout le monde produit le même bien. Ce problème de la différenciation est essentiel. La concurrence a le mérite de toujours pousser à la différenciation des activités pour coller le plus près possible aux besoins du marché. Mais il existe toute une série d’activités où un degré de différenciation trop important n’est pas optimal. C’est le cas dans toutes les activités de réseaux : la monnaie, les télécommunications, etc. Si chacun d’entre nous avait sa propre monnaie, même si chacune de ces monnaies était parfaitement bonne du point de vue de la définition du pouvoir d’achat, il est évident que ces monnaies ne rendraient pas leur service. Et pour cause, il y a un besoin d’homogénéisation. Pour rappeler un exemple historique, au XVIII° siècle en Ecosse, il y avait plusieurs banques privées qui émettaient leur propre monnaie, leur propre billet de banque qui étaient tous convertibles à prix fixe en terme d’or. Mais l’intérêt de chacune des banques consistait à faire en sorte que sa monnaie soit non seulement convertible en or mais aussi librement convertible dans les monnaies des autres banques. Et c’est ainsi que se constitue un cartel.
Fondamentalement, un cartel peut se définir comme une organisation par laquelle des producteurs différents s’efforcent d’homogénéiser leur production ou une partie de leur production de manière à mieux répondre aux besoins du marché. Et nous en connaissons beaucoup d’exemples. Un exemple tout à fait clair est celui de l’IATA, l’organisation du transport aérien. Chaque compagnie aérienne participant à l’IATA d’une part vend ses services à sa propre clientèle et d’autre part, pour certains types de billets -ceux qui sont à un prix élevé- acceptent d’entrer dans une organisation de cartel dans laquelle les billets sont considérés comme transférables, c’est à dire parfaitement interchangeables les uns par rapport aux autres.
Pour finir sur une remarque générale, je voudrais évoquer un exemple qui m’a frappé récemment. C’est celui du secteur automobile. Il y a d’une part un besoin exprimé par les utilisateurs de différenciation de plus en plus grande. Mais la différenciation coûte cher. Alors comment le problème a-t-il été surmonté ? Les firmes automobiles ont mis au point des plates-formes extrêmement standard et communes à plusieurs marques d’automobiles. Il y a donc de ce point de vue là constitution d’un cartel. Il y a par ailleurs homogénéisation du produit ce qui crée des économies d’échelle. Et l’homogénéisation par plusieurs producteurs est un cartel. En revanche, il y a un effort de différenciation dans le produit final. De telle sorte que la cartellisation d’une partie du processus de production est un moyen d’augmenter la différenciation et de mieux satisfaire les besoins du marché.
Dans une économie très mobile comme les nôtres, dans une économie qui est beaucoup plus une économie d’information, de création de connaissances que par le passé, ce qui est important ce ne sont pas tellement les biens matériels que l’on peut produire mais les processus de création de connaissances et d’imagination. Il me semble que l’on devrait aller vers des structures de production beaucoup plus flexibles et faisant l’objet d’accords entre acteurs différents ; accords pour produire ensemble, développer ensemble certaines activités. Ces accords de cartels volontaires résultent de la liberté d’entrer sur le marché et sont un moyen pour satisfaire les besoins de marché. Il faut les distinguer complètement des accords de cartel comme ceux qui peuvent être faits par les Etats (ex : l’harmonisation fiscale). Assez curieusement, le droit de la concurrence part en guerre contre de prétendus monopoles ou de prétendus cartels, qui sont en fait des moyens appropriés pour répondre aux besoins du marché tout en laissant survivre et se développer toutes sortes de cartels nuisibles bénéficiant de l’arme suprême : le monopole de la contrainte.