Friedrich A. Hayek:Un entretien avec Robert Nadeau

Friedrich A. Hayek
1899-1992
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Auteur libéral classique
Citations
« La liberté, laissée à chacun d'utiliser les informations dont il dispose ou son environnement pour poursuivre ses propres desseins, est le seul système qui permette d'assurer la mobilisation la plus optimale possible de l'ensemble des connaissances dispersées dans le corps social. »
« Laisser la loi aux mains de gouvernants élus, c'est confier le pot de crème à la garde du chat. »
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Friedrich A. Hayek:Un entretien avec Robert Nadeau
Friedrich Hayek: de l'économiste au philosophe


Anonyme
Entretien avec Robert Nadeau


Département de philosophie, Université du Québec à Montréal

On se réfère beaucoup à Friedrich Hayek aujourd'hui. Pourquoi cette notoriété?

Friedrich Hayek est effectivement devenu aujourd'hui un penseur incontournable. Je dis bien un "penseur" et non pas seulement un "économiste". Sa popularité actuelle est allée croissant en particulier depuis l'effondrement du régime communiste, dont il avait prédit l'inéluctable dégradation, et cela dès les années trente, pour des raisons économiques fondamentales. Mais en économie et en philosophie sociale et politique, l'étude de la pensée de Hayek est revenue à l'ordre du jour depuis la faillite de l'Etat Providence, c'est-à-dire depuis la mise à mal des politiques économiques d'inspiration keynésienne au cours des années soixante-dix et quatre-vingt.


Quel est horizon intellectuel de Hayek et de quelle école de pensée est-il précisément ?

Pas plus que celle des autres grands penseurs de notre temps, la pensée de Hayek n'est issue d'une génération spontanée. Une mise en contexte historique permet donc d'en mieux saisir le sens et la portée. Hayek est né le 8 mai 1899 à Vienne. La Vienne de Hayek est aussi celle de Wittgenstein, de Freud et de Popper. C'est un milieu intellectuel, politique, scientifique et artistique en pleine effervescence. Cela dit, Hayek a peu oeuvré à Vienne. Il eut cependant l'énorme chance de vivre longtemps - il n'est décédé que le 23 mars 1992 à l'âge de quatre-vingt-douze ans - et cela explique en partie que son oeuvre soit si ample et si vaste. Hayek a été formé à ce que les historiens de la pensée économique appelle "l'École Autrichienne”, un mouvement qui commence avec Carl Menger (1840-1921), l'un des trois grands théoriciens qui sont responsables de la révolution dite "marginaliste" en Économique (les deux autres étant Stanley Jevons et Léon Walras). Au début des années vingt, Hayek obtient de l'Université de Vienne un doctorat en droit ainsi qu'un doctorat en science politique. Après un bref séjour à New York, en 1923-24, Hayek se joint au fameux Privatseminar de Ludwig von Mises. En 1927, donc peu avant la crise de 1929, Hayek devient le premier directeur de l'Institut Autrichien de Recherche sur la Conjoncture Économique. Au début des années trente, Lionel Robbins l'invite à joindre les rangs de la prestigieuse London School of Economics, et il devient rapidement un des principaux protagonistes de la controverse qui fait rage à l'époque en Angleterre concernant la monnaie, le capital et la théorie des cycles, une controverse dans laquelle Hayek affronte des économistes dont la réputation n'est pas encore faite comme John Maynard Keynes, Piero Sraffa et Frank Knight. Si l'École Autrichienne s'était prolongée dans l'oeuvre de Ludwig von Mises, cette tradition de recherche atteint un sommet avec Friedrich August von Hayek.


Pourquoi Hayek s'oppose-t-il aux conceptions keynésiennes ?

Hayek a toujours été d'avis que la théorie keynésienne visant à rétablir dans les plus brefs délais le plein emploi en adoptant une politique d'expansion monétaire n'amènerait à plus ou moins long terme qu'une inflation galopante, et donc un chômage encore plus important. Mais plus qu'au keynésianisme, Hayek s'oppose en fait au paradigme néoclassique par excellence, c'est-à-dire à ce qui définit, même aujourd'hui, le "mainstream". Il s'oppose aux économistes libéraux adeptes de la Théorie de l'Équilibre Général (TÉG), magnifiquement axiomatisée, par ailleurs, par Debreu, lui-même Prix Nobel. La TÉG suppose un marché de concurrence parfaite où sont connues des agents économiques les informations dont ils ont besoin pour prendre des décisions économiques rationnelles, à savoir celles qui maximisent leur utilité espérée. Hayek fait valoir que ces informations cruciales se révèlent sous forme de prix mais que les prix sont des informations qui se forment et deviennent accessibles par le jeu du marché lui-même et jamais avant.


Hayek condamne donc sans appel l'Économique orthodoxe ?

Complètement, en effet, et ce rejet explique le virage ultérieur de Hayek. À partir du milieu des années trente et au cours des années quarante, la pensée de Hayek subit, en effet, une profonde mutation. La transformation des champs d'intérêt de Hayek est contemporaine d'une autre controverse économique à laquelle il fut largement mêlé. Cette seconde controverse concerne le fonctionnement de l'économie socialiste, et plus précisément la possibilité du calcul économique en contexte d'économie centralement planifiée. Mises et Hayek défendirent la thèse qu'un tel calcul planificateur était impossible en l'absence d'un marché, et qu'un système économique qui ne serait pas fondé sur le libre marché et la libre concurrence ne serait jamais optimal du point de vue de l'allocation de ressources.


Quelle place occupe la critique du socialisme dans l'oeuvre de Hayek ?

La critique du socialisme est peut-être en un sens l'entreprise principale de sa vie scientifique et intellectuelle. En 1945, Hayek publie un petit livre qui va rapidement faire sa notoriété auprès du grand public cultivé, La Route de la servitude. Hayek y défend la thèse que toute forme de dirigisme économique porte en germe la fin de la liberté individuelle, une valeur qu'il place au-dessus de toutes les autres, comme l'équité ou la solidarité. Hayek publiera en 1988 son dernier livre, The Fatal Conceit, (La présomption fatale) qui reprendra très exactement le même thème et réanalysera les "erreurs fatales du socialisme".

Est-il vrai de dire qu'après cette controverse Hayek ait progressivement délaissé l'économique pour la philosophie ?

Une chose est certaine, peu après ce débat crucial, et de manière accentuée au cours des années quarante, Hayek réoriente ses travaux de recherche: il s'intéresse alors de plus en plus au rôle de la connaissance et au mécanisme de la découverte de l'information dans les processus de marché, ce qui l'amène à réarticuler certains des thèmes cruciaux et récurrents de la tradition autrichienne, en particulier le thème épistémologique du subjectivisme et le thème méthodologique de l'individualisme.


Compte tenu de cette réorientation, on n'a donc pas tort de faire de Hayek un philosophe tout autant qu'un économiste ?

Hayek est un chercheur foncièrement multidisciplinaire. S'il est maintenant davantage connu et reconnu pour sa contribution à la philosophie sociale et politique, on peut dire que les idées philosophiques défendues par Hayek n'ont pu être découvertes et approfondies qu'à la faveur d'intenses réflexions et de rigoureuses analyses techniques en Économique proprement dite. Cela dit, Hayek doit-il être davantage présenté comme un économiste ou comme un philosophe ? Personne ne contestera évidemment que Friedrich Hayek, Prix Nobel d'économie de 1974, ait été un très grand économiste. Mais la contribution de Hayek à la pensée économique ne saurait être correctement évaluée si l'on ne prend pas en compte la dimension méthodologique de son oeuvre. En un sens, c'est le parti que prend Hayek en méthodologie qui fait toute l'originalité de sa pensée économique.


Quelle doctrine méthodologique Hayek défend-il ?

Hayek y défend en particulier cinq thèses fondamentales. Premièrement, Hayek soutient qu'il existe en science empirique différents types d'explication et, en conséquence, divers degrés de prédiction possible: selon Hayek, l'Économique doit se satisfaire de "pattern prediction", la prévision d'événements économiques singuliers est inaccessible. Deuxièmement, Hayek soutient qu'il est impossible de centraliser dans un même organe toute l'information économique disponible à un moment donné. Il prétend qu'il est impossible de surpasser l'efficience des mécanismes de marché dans l'allocation des ressources, thèse qui lui permet de dénoncer le "mirage de la justice sociale distributive". Troisièmement, Hayek insiste fortement sur les difficultés inhérentes à l'analyse scientifique de la "complexité organisée", la vie sociale en l'occurrence, qui ne saurait être étudiée selon les canons de la science expérimentale. Cela l'amène à mettre en relief les limites de ce qu'il est techniquement possible de savoir en théorie économique. Quatrièmement, Hayek soutient que, comparativement à ce qui se passe dans les sciences de la nature, les données "objectives" en science économique sont à proprement parler inexistantes, malgré la voie ouverte par la théorie des préférences révélées (Samuelson). Les données, en sciences sociales, sont les croyances subjectives des agents et non les états de choses ou les phénomènes objectifs. En vertu de cette thèse, Hayek prétend qu'il est impossible de mesurer exactement la valeur économique véritable des marchandises et des biens, car cette valeur doit être représentée en termes de coût de renonciation ("opportunity cost") pour un individu donné. Cette particularité épistémologique entraîne l'inéliminabilité de l'incertitude, car nul ne sait jamais quelle est la meilleure stratégie à adopter sur le marché. Elle entraîne également l'imprévisibilité intrinsèque des situations économiques futures et donc l'impossibilité des prédictions socio-économiques exactes, ce qui se traduit méthodologiquement par l'idée que le degré de testabilité des théories économiques sera toujours relativement faible, beaucoup plus faible en tout cas que ce qu'il est possible d'atteindre dans les sciences de laboratoire. Enfin Hayek avance la thèse suivant laquelle toute action comporte inévitablement des conséquences non-intentionnelles, des effets inéluctables sur l'ensemble des autres individus vivant dans le même environnement socio-économique, ce qui semble justifier aux yeux de Hayek l'argument voulant qu'il soit pratiquement impossible, voire moralement illégitime et politiquement délétère, de confier à l'État la gouverne des affaires économiques et sociales. Cette thèse est peut-être la plus importante des cinq. Elle est à mettre en relation avec l'idée hayékienne suivant laquelle les principales institutions humaines constituent un "ordre spontané" plutôt que le résultat d'une volonté délibérée.

Pages correspondant à ce thème sur les projets liberaux.org :


Que peut-on attendre de l'Économique selon Hayek ?

On trouve dans l'oeuvre de Hayek un motif récurrent. Pour Hayek, il faut alors attendre des sciences sociales en général, et de l'Économique en particulier, non pas tant qu'elles génèrent une technologie permettant d'améliorer la vie économique et sociale mais plutôt qu'elles nous fournissent l'explication de ce qu'il nous sera à jamais impossible de faire en tant qu'individus sociaux et en tant qu'acteurs économiques. Pour cette raison, Hayek assigne à la science sociale dans son ensemble un objectif davantage prophylactique que thérapeutique. La réflexion méthodologique de Hayek montre que l'Économique n'est pas tant une discipline positive qu'une discipline négativeElle peut nous faire découvrir les effets pervers que toute action individuelle ou collective pourrait avoir. Dans la perspective hayékienne, l'Économique se limite à fournir un savoir préventif basé sur la prudence plutôt qu'un pouvoir d'intervention fondé sur une prétention fatale, à savoir celle d'être en mesure de "construire rationnellement" la société, une visée "scientiste" dont les conséquences pratiques ne sauraient être, à terme, que ruineuses pour le plus grand nombre.

Propos recueillis par A. Guénette

© Association des Gradués HEC.


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