Lord Acton:Histoire de la liberté dans l'Antiquité

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Lord Acton
1834-1902
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Auteur libéral classique et libéral conservateur
Citations
« Le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument. »
« La liberté n'est pas un moyen pour une fin politique plus haute. Elle est la fin politique la plus haute. Ce n'est pas en vue de réaliser une bonne administration publique que la liberté est nécessaire, mais pour assurer la poursuite des buts les plus élevés de la société civile et de la vie privée. »
« (La liberté) n'est pas le pouvoir de faire ce que l'on veut, mais le droit de se montrer capable de faire ce que l’on doit. »
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Lord Acton:Histoire de la liberté dans l'Antiquité
Histoire de la liberté dans l'Antiquité


Anonyme


The History of Freedom in Antiquity, An Adress Delivered to the Members of the Bridgnorth Institute, May 26, 1877. Traduction annotée du texte en ligne sur le site internet de l'Acton Institute for the Study of Religion and Liberty (www.acton.org/ publicat/ books/ freedom/ christianity.html, consultée le 30 mai 2000) par Norbert Col. A paraître dans le Journal des Economistes et des Etudes Humaines, Volume 11, numéro 4, Décembre 2001.

Juste après la religion, la liberté est aussi bien ce qui pousse aux bonnes actions que le prétexte que se donne partout le crime, depuis que ses graines ont été semées à Athènes il y a 2 460 ans, jusqu'à ce que la moisson, arrivée à maturité, ait été récoltée par des hommes de notre race. C'est là le fruit délicat d'une civilisation adulte ; et il ne s'est presque pas écoulé de siècle depuis que des nations, qui connaissaient le sens de ce mot, ont résolu d'être libres. A toutes les époques ses ennemis par nature - l'ignorance et la superstition, le désir de conquête et l'amour de la facilité, la soif de pouvoir chez le puissant et la faim de nourriture chez le pauvre - ont mis des obstacles le long de son chemin. Il y a eu de longs intervalles au cours desquels sa marche a été complètement arrêtée, lorsque des nations étaient sauvées de la barbarie ou de la mainmise des étrangers, et lorsque le combat incessant que menaient les hommes pour subvenir à leur existence, en les privant de tout intérêt pour la politique ou de toute compréhension de ce qu'elle signifiait, les a rendus avides de vendre leur droit de naissance contre un plat de lentilles(3), tant ils ignoraient la valeur du trésor qu'ils abandonnaient. Les vrais amis de la liberté ont toujours été rares, et l'on ne doit ses triomphes qu'à des minorités qui l'ont emporté en se donnant des alliés dont les objectifs différaient souvent des leurs ; et cette association, qui est toujours dangereuse, a parfois été désastreuse, car non contente de donner aux ennemis de la liberté de bonnes raisons de s'opposer à elle, elle allumait les disputes, à l'heure du succès, quand il fallait partager le butin. Il n'y a jamais eu d'obstacle aussi constant ou aussi difficile à surmonter que l'incertitude et la confusion touchant la nature de la véritable liberté. Si des intérêts hostiles ont provoqué beaucoup de préjudices, des idées fausses en ont provoqué encore plus ; et l'on peut lire la marche en avant de la liberté dans l'extension des connaissances tout autant que dans les améliorations apportées aux lois. L'histoire des institutions est souvent une histoire de tromperie et d'illusions ; car leur vertu dépend des idées qui les produisent et de l'esprit qui les préserve ; et leur forme peut très bien subsister sans altération même si leur substance a disparu(4).

Quelques exemples bien connus, tirés de la politique moderne, expliqueront pourquoi il faudra trouver le fond de mon propos en dehors du domaine de la législation. On dit souvent que notre constitution a atteint son point de perfection formelle en 1679, quand on vota l'Habeas Corpus. Pourtant, il ne fallut que deux ans à Charles II pour parvenir à se rendre indépendant du Parlement 5. En 1789, alors que les Etats généraux s'assemblaient à Versailles, les Cortès espagnols, plus anciens que la Grande Charte et plus vénérables que notre Chambre des Communes, furent convoqués après un intervalle de plusieurs générations ; mais ils supplièrent aussitôt le roi de s'abstenir de les consulter, et de ne se fier qu'à sa sagesse et à son autorité pour faire des réformes. Selon l'opinion commune, les élections indirectes sont une garantie pour le conservatisme. Pourtant toutes les assemblées de la Révolution française provinrent d'élections indirectes. Le suffrage restreint, à ce que l'on dit encore, est un autre rempart de la monarchie. Mais le parlement de Charles X, qui fut élu par 90 000 électeurs, résista et renversa le trône ; quant au parlement de Louis-Philippe, choisi par un corps de 250 000 électeurs, il soutint avec obséquiosité la politique réactionnaire de ses ministres, et lors du vote fatal qui, en rejetant la réforme, fit sombrer la monarchie, les voix de cent vingt-neuf fonctionnaires donnèrent la majorité à Guizot 6. Un corps de députés non rétribués est, pour d'évidentes raisons, plus indépendant que la plupart des corps législatifs continentaux qui touchent un salaire. Mais il serait déraisonnable, en Amérique, d'envoyer un membre du Congrès vivre douze mois à ses frais, aussi loin que d'ici à Constantinople, dans la plus chère de toutes les capitales. Selon la loi et en vertu des apparences le président américain est le successeur de Washington, et il jouit toujours de pouvoirs conçus et limités par la Convention de Philadelphie. En réalité le nouveau président diffère du magistrat imaginé par les Pères Fondateurs de la République autant que la monarchie diffère de la démocratie ; en effet, il faut s'attendre à ce qu'il fasse 70 000 changements dans la fonction publique : il y a cinquante ans John Quincy Adams ne renvoya que deux hommes 7. L'achat de charges judiciaires, à l'évidence, est indéfendable ; pourtant cette pratique monstrueuse, dans l'ancienne monarchie française, créa le seul corps capable de résister au roi. La corruption officielle, qui serait la ruine d'un Etat de droit, sert en Russie de secours salutaire contre les pressions de l'absolutisme. Il existe des circonstances où c'est à peine une hyperbole que de dire que l'esclavage lui-même est une étape sur la route de la liberté. C'est pourquoi ce qui nous occupe ce soir n'est pas tant la lettre morte des édits et des statuts que les vivantes pensées des hommes. Il y a un siècle on savait parfaitement que quiconque obtenait une audience d'un maître de la Cour de la Chancellerie devait payer comme s'il en obtenait trois, mais personne ne prêtait attention à une telle énormité jusqu'à ce qu'elle inspirât à un jeune homme de loi l'idée qu'il serait peut-être bon de remettre en cause et d'examiner avec la suspicion la plus rigoureuse chaque élément d'un système dans lequel se passaient de telles choses. Le jour où cette lueur illumina l'intelligence exigeante et pénétrante de Jeremy Bentham est plus mémorable dans le calendrier de la politique que ce qu'on fait de nombreux hommes d'Etat dans tout le temps où ils étaient au gouvernement. Il serait aisé de montrer tel paragraphe de saint Augustin, ou telle phrase de Grotius, dont l'influence dépasse les lois de cinquante parlements ; et notre cause doit davantage à Cicéron et à Sénèque, à Vinet et à Tocqueville qu'aux lois de Lycurgue ou aux cinq Codes de la France.

Par liberté j'entends l'assurance que tout homme sera protégé, lorsqu'il accomplit ce qu'il croit être son devoir, contre l'influence de l'autorité et des majorités, de la coutume et de l'opinion. L'Etat n'est compétent pour fixer des devoirs et pour distinguer entre le bien et le mal que dans sa propre sphère immédiate. Au delà des limites de ce qui est nécessaire à son bien-être il ne peut apporter qu'une aide indirecte afin de combattre le combat de la vie, en promouvant les influences qui sont efficaces contre la tentation - la religion, l'éducation et la distribution de la richesse. Dans les temps anciens l'Etat absorbait des autorités qui n'étaient pas la sienne et s'immisçait dans le domaine de la liberté individuelle. Au Moyen Age il n'avait pas assez d'autorité et tolérait que d'autres s'immisçassent. Les Etats modernes sont d'ordinaire la proie de ces deux excès. Le critère le plus sûr, quand on veut juger si un pays est vraiment libre, est le nombre de garanties dont jouissent les minorités. La liberté, en vertu de cette définition, est la condition essentielle et le tuteur de la religion ; et c'est dans l'histoire du peuple élu, par conséquent, que l'on trouve les premières illustrations de mon sujet. Le gouvernement des Israélites était une fédération qu'aucune autorité politique ne tenait ensemble : il n'y avait que l'unité de race et de foi ; ce n'était pas non plus la force physique, mais une alliance volontaire, qui lui servait de fondement. Le principe d'autonomie n'était pas seulement appliqué dans chaque tribu, mais aussi dans chaque groupe d'au moins cent vingt familles ; et il n'y avait ni privilège de rang ni inégalité devant la loi. La monarchie était si contraire à l'esprit primitif de la communauté que Samuel lui opposa une protestation et un avertissement d'une immense portée 8 dont tous les royaumes d'Asie et nombre de royaumes d'Europe n'ont cessé de confirmer le bien-fondé. Le trône fut édifié sur un pacte ; et le roi fut privé du droit de légiférer au sein d'un peuple qui ne reconnaissait d'autre législateur que Dieu, dont le but le plus élevé en politique était de restaurer la pureté originelle de sa constitution, et de rendre son gouvernement conforme au modèle idéal que les sanctions célestes avaient sanctifié. Les hommes inspirés qui se levèrent sans cesse, l'un après l'autre, afin de prophétiser contre l'usurpateur et le tyran, ne cessèrent de proclamer que les lois, qui étaient divines, étaient d'une autorité supérieure à celle des dirigeants pécheurs, et ils en appelaient des autorités établies, du roi, des prêtres et des princes du peuple aux forces salvatrices qui sommeillaient dans des masses dont la conscience n'était pas corrompue. C'est ainsi que l'exemple de la nation hébraïque traça les lignes parallèles sur lesquelles toutes les libertés ont toujours été gagnées - la doctrine de la tradition nationale et la doctrine d'une loi plus haute ; le principe qu'une constitution croît à partir d'une racine, par un long processus de développement et non pas en raison d'un changement dans son essence ; et le principe suivant lequel il faut mettre à l'épreuve et réformer toutes les autorités politiques en fonction d'un code que l'homme n'a pas fait. L'opération de ces deux principes, travaillant à l'unisson ou l'un contre l'autre, occupe entièrement l'espace que nous allons couvrir ensemble.

Le conflit entre la liberté sous autorité divine et l'absolutisme des autorités humaines se termina par un désastre. En l'an 622 on fit un suprême effort, à Jérusalem, afin de réformer l'Etat et de le préserver 9. Le Grand Prêtre sortit du temple de Jéhovah le Livre de cette Loi que l'on avait abandonnée et oubliée, et le roi et le peuple se lièrent par des serments solennels afin de l'observer. Mais cet exemple précoce de monarchie limitée et de suprématie de la loi ne dura ni ne s'étendit ; et c'est ailleurs qu'il faut chercher les forces grâce auxquelles la liberté a triomphé. C'est en l'an 586 même, quand le torrent du despotisme asiatique se referma sur la ville qui avait été et qui était destinée à redevenir le sanctuaire de la liberté en Orient, qu'une nouvelle maison lui fut préparée à l'Occident, là où, gardée par la mer, par les montagnes et par des cœurs valeureux, on fit pousser cette majestueuse plante à l'ombre de laquelle nous habitons et qui étend ses bras invincibles si lentement, et cependant si sûrement, sur le monde civilisé.

La plus célèbre des femmes de lettres du continent a eu ce mot célèbre : la liberté est ancienne, et c'est le despotisme qui est nouveau 10. Les historiens de ces derniers temps se sont fait une fierté de défendre la vérité de cette maxime. L'âge héroïque de la Grèce la confirme, et sa vérité est encore plus évidente quand il s'agit de l'Europe teutonique. Partout où nous pouvons trouver des indications sur la vie des nations aryennes dans les temps reculés, nous découvrons des germes qui, si les circonstances avaient été favorables et si leur culture avait été assidue, auraient pu produire des sociétés libres. Ils donnent à voir une certaine conscience d'un intérêt commun dans des soucis communs, peu de révérence pour l'autorité extérieure, et une conscience rudimentaire de la fonction et de la suprématie de l'Etat. Là où la division de la propriété et du travail n'est pas achevée, il n'y a pas une grande division des classes et du pouvoir. Tant que les complexes problèmes de la civilisation ne les mettent pas à l'épreuve, les sociétés peuvent réussir à échapper au despotisme, de même que les sociétés que ne trouble pas la diversité religieuse évitent la persécution. En général, les formes de l'âge patriarcal ne parvinrent pas à résister à la montée des Etats absolus lorsque les difficultés et les tentations d'une vie plus évoluée commencèrent à se faire sentir ; et à part une toute-puissante exception, qui n'entre pas aujourd'hui dans mon sujet 11, il est presque impossible de retrouver des traces de leur survie dans les institutions d'âges plus tardifs. Six cents ans avant la naissance du Christ l'absolutisme régnait sans partage. Dans l'Orient tout entier c'était l'influence inchangée des prêtres et des armées qui le soutenait. En Occident, où il n'y avait pas de livres sacrés qui exigeaient des interprètes qualifiés, le clergé n'acquit pas de prépondérance, et lorsque les rois furent renversés leurs pouvoirs passèrent à des aristocraties de naissance. Ce qui suivit, pendant de nombreuses générations, ce fut la domination cruelle d'une classe sur une autre, l'oppression des pauvres par les riches et des ignorants par les sages. L'esprit de cette domination s'exprima sous une forme passionnée dans les vers du poète aristocratique Théognis 12, génial et raffiné, qui avoue sa soif de boire le sang de ses adversaires politiques. C'est de tels oppresseurs que le peuple de maintes villes essaya de se libérer en se livrant à la tyrannie moins intolérable d'usurpateurs révolutionnaires. Le remède donna au mal une nouvelle forme et une nouvelle énergie. Les tyrans étaient souvent des hommes d'une aptitude et d'un mérite surprenants, comme certains de ceux qui, au quatorzième siècle, se firent les seigneurs de villes italiennes ; mais il n'y avait nulle part de droits garantis par des lois égales et par le partage du pouvoir.

Le monde fut sauvé de cette dégradation universelle par la plus douée de toutes les nations. Athènes qui était, comme d'autres cités, troublée et opprimée par une classe privilégiée, évita la violence et nomma Solon pour réviser ses lois. Ce fut le choix le plus heureux que l'histoire ait enregistré. Solon n'était pas seulement l'homme le plus sage que l'on pût trouver à Athènes, mais en outre le génie politique le plus profond de l'Antiquité ; la révolution tranquille, pacifique et sans effusion de sang grâce à laquelle il sut libérer son pays fut le premier stade d'une marche en avant que notre époque se fait gloire de poursuivre, et elle institua un pouvoir qui a fait davantage que quoi que ce soit d'autre, à part la religion révélée, pour la régénération de la société. La classe supérieure avait eu le droit de faire les lois et de les administrer, et il lui en laissa la possession, en se contentant de transférer à la richesse ce qui avait été le privilège de la naissance. Aux riches, qui seuls avaient les moyens de supporter le fardeau du service public dans les impôts et à la guerre, Solon donna une part de pouvoir proportionnée aux exigences qui pesaient sur leurs ressources. Les classes les plus pauvres furent exemptées des impôts directs, mais aussi exclues des fonctions. Solon leur donna le droit de participer à l'élection de magistrats appartenant à des classes au dessus de la leur, et le droit de leur demander des comptes. Cette concession, si mince en apparence, fut le début d'un immense changement. Elle donna naissance à l'idée que l'on doit pouvoir participer au choix de ceux à la rectitude et à la sagesse desquels on est obligé de remettre sa fortune, sa famille et sa vie. Et cette idée renversa complètement la conception que l'on avait de l'autorité humaine, car elle instaura le règne de l'influence morale là où le pouvoir politique avait toujours dépendu de la force physique. Le gouvernement par consentement supplanta le gouvernement par la coercition, et l'on fit reposer sur sa base la pyramide qui avait reposé sur une pointe. En faisant de chaque citoyen le tuteur de son intérêt personnel, Solon fit entrer dans l'Etat l'élément de la démocratie. Le plus grand titre de gloire d'un dirigeant, disait-il, est de créer un gouvernement populaire. Comme il était persuadé qu'on ne peut entièrement faire confiance à personne, il soumit tous ceux qui exerçaient le pouvoir au contrôle vigilant de ceux qu'ils représentaient.

La seule ressource que l'on avait jusque là connue, contre les désordres en politique, était la concentration du pouvoir. Solon entreprit d'atteindre le même objectif en répartissant le pouvoir. Il donna aux gens du commun toute l'influence qu'il les jugeait capables d'utiliser, afin de protéger l'Etat du pouvoir arbitraire. C'est l'essence de la démocratie, disait-il, de n'obéir à d'autre maître que la loi. Solon reconnut le principe que les formes en politique ne sont pas définitives ou invariables et qu'elles doivent s'adapter aux faits ; et il pourvut si bien à la révision de sa propre constitution, sans qu'il y eût solution de continuité ou perte de stabilité, que plusieurs siècles après sa mort les orateurs de l'Attique lui attribuaient encore et appelaient de son nom l'édifice tout entier de la loi athénienne. La direction de son développement était déterminée par la doctrine fondamentale de Solon suivant laquelle il fallait proportionner le pouvoir politique au service public. Lors des guerres médiques les services de la démocratie éclipsèrent ceux des ordres patriciens, car c'étaient des Athéniens de la classe la plus pauvre qui composaient l'équipage de la flotte qui balaya les Asiatiques de la Mer Egée. Cette classe dont la valeur avait sauvé l'Etat et préservé la civilisation européenne avait gagné le droit de voir son influence et ses privilèges augmenter. Les fonctions de l'Etat, qui avaient été le monopole des riches, furent ouvertes tout grand aux pauvres, et afin de s'assurer qu'ils obtinssent leur part on distribua tout par tirage au sort, à l'exception des commandements suprêmes.

Tandis que les anciennes autorités déclinaient, il n'y avait pas de norme reconnue de droit politique et moral qui permît d'ancrer fermement la structure de la société au milieu du changement. L'instabilité qui s'était saisie des formes menaçait les principes mêmes du gouvernement. Les croyances nationales cédaient au doute, et le doute ne faisait pas encore place au savoir. Il y avait eu une époque où l'on identifiait les obligations de la vie publique comme de la vie privée à la volonté des dieux. Mais cette époque n'était plus. Pallas, la sublime déesse des Athéniens, et le dieu du Soleil, dont les oracles prononcés dans le temple situé entre les sommets jumeaux du Parnasse faisaient tant pour la nationalité grecque, contribuaient à maintenir un idéal religieux élevé ; mais une fois que les hommes éclairés de la Grèce eurent appris à appliquer leur faculté aiguë de raisonnement au système de leur croyance ancestrale, il ne leur fallut pas longtemps pour comprendre que de telles manières de se représenter les dieux corrompaient la vie et dégradaient l'esprit du peuple. Ce n'était pas la religion populaire qui pouvait soutenir la morale populaire. On ne pouvait pas encore trouver dans des livres l'instruction morale que les dieux ne fournissaient plus. Il n'y avait pas de code vénérable qu'exposaient des experts, pas de ces doctrines que proclamaient des hommes dont on admettait la sainteté, comme ces maîtres de l'Extrême Orient dont la parole régit encore aujourd'hui la foi de près de la moitié de l'humanité. On commença par détruire lorsque l'on s'efforça d'expliquer le monde en observant avec précision et en raisonnant avec exactitude. Il vint un temps où les philosophes du Portique et l'Académie forgèrent les préceptes de la sagesse et de la vertu en un système si cohérent et si profond qu'il écourta immensément la tâche des théologiens chrétiens. Mais ce temps n'était pas encore venu.

La période de doute et de transition au cours de laquelle les Grecs passèrent des vagues chimères de la mythologie à la dure lumière de la science fut l'âge de Périclès, et cette tentative de mettre une vérité indiscutable à la place des prescriptions d'autorités diminuées, qui commençait alors à absorber les énergies de l'intellect grec, est le plus glorieux des mouvements que l'on trouve dans les annales profanes de l'humanité ; c'est à lui, en effet, que nous devons, même après l'incommensurable progrès qu'a accompli le christianisme, une grande partie de notre philosophie, et, de loin, le meilleur de tout le savoir politique que nous possédons. Périclès, qui était à la tête du gouvernement athénien, fut le premier homme d'Etat à se trouver confronté au problème que le déclin rapide des traditions faisait peser sur le monde politique. Il ne restait pas d'autorité, dans la morale ou dans la politique, que n'ébranlât ce mouvement qui était dans l'air du temps. On ne pouvait se fier vraiment à aucun guide ; on n'avait pas à sa disposition de critère auquel on pût faire appel afin de trouver les moyens de contrôler ou de rejeter les convictions qui prévalaient dans le peuple. Il se pouvait que le sentiment populaire sur ce qui était juste fût erroné, mais rien ne permettait de mettre cela à l'épreuve. C'est dans le peuple que se trouvait, en pratique, la connaissance du bien et du mal. C'est dans le peuple que par conséquent se trouvait le pouvoir.

La philosophie politique de Périclès consista en la conclusion suivante. Il abattit résolument tous les étais qui soutenaient encore la prépondérance artificielle de la richesse. Il fit adopter, contre l'ancienne doctrine selon laquelle le pouvoir va de pair avec la propriété terrienne, l'idée qu'il doit être réparti avec une équité telle qu'une sécurité égale soit garantie à tous. Qu'une seule partie de la communauté dût gouverner l'ensemble, ou qu'une seule classe dût légiférer pour les autres, il déclara que cela était tyrannique. L'abolition des privilèges n'aurait servi qu'à faire passer la souveraineté des riches aux pauvres si Périclès n'avait pas rétabli l'équilibre en limitant les droits de la citoyenneté aux Athéniens de pure extraction. C'est par cette mesure qu'on ramena à 14 000 citoyens la classe qu'il faudrait appeler le tiers état, et qu'elle devint presque numériquement égale aux rangs les plus élevés. Périclès était convaincu que tout Athénien qui négligeait de prendre la part qui lui revenait dans les affaires publiques faisait du tort à l'Etat de droit. Afin que la pauvreté n'exclût personne il fit en sorte que les pauvres fussent payés sur les fonds de l'Etat en dédommagement de leur présence ; en effet, sa gestion de l'impôt fédéral avait permis de rassembler un Trésor de plus de deux millions de livres sterling. C'est à son talent d'orateur qu'il devait l'empire qu'il exerçait. Il gouverna par la persuasion. Tout était décidé par des débats au cours de délibérations publiques ; et toutes les influences s'inclinaient devant l'ascendant de l'esprit. L'idée que les constitutions n'avaient pas pour objet de confirmer la prédominance de quelque intérêt que ce fût, mais de prévenir une telle prédominance et de préserver avec un soin égal l'indépendance de ceux qui travaillaient comme la sécurité de la propriété, afin que les riches fussent protégés contre l'envie et les pauvres contre l'oppression, tel est le point le plus élevé qu'atteignit l'art de gouverner de la Grèce. Il ne survécut guère au grand patriote qui l'avait conçu ; et l'histoire tout entière est remplie de tentatives dont l'objet était de renverser l'équilibre du pouvoir au profit de l'argent, de la propriété ou du grand nombre. Il vint ensuite une génération dont le talent n'a jamais été égalé, une génération dont les travaux, en poésie et en éloquence, font encore l'envie du monde entier et restent inégalés en histoire, en philosophie et en politique. Mais elle ne donna pas de successeur à Périclès ; et personne ne parvint à tenir le sceptre qui tomba de sa main.

Ce fut une étape de la plus haute importance dans la marche des nations que celle où la constitution athénienne adopta le principe suivant lequel chaque intérêt devait avoir le droit et les moyens de s'affirmer. Mais il n'y avait pas de réparation pour ceux qui étaient battus lors d'un vote. La loi ne mettait pas de frein au triomphe des majorités et ne protégeait pas la minorité contre les dures conséquences de la loi du nombre. Lorsque fut écartée l'influence décisive de Périclès, le conflit entre les classes fit rage sans retenue ; et le massacre qui frappa les rangs les plus élevés lors de la guerre du Péloponnèse donna aux plus bas une irrésistible prépondérance. L'esprit agité et examinateur des Athéniens ne mit pas longtemps à révéler le pourquoi de toutes les institutions et les conséquences de tous les principes, et la constitution suivit son cours, depuis sa toute petite enfance jusqu'à sa décrépitude, avec une rapidité sans équivalent.

Deux générations embrassent l'intervalle qui sépare l'époque de Solon, où l'influence populaire fut admise pour la première fois, et la chute de l'Etat. Leur histoire fournit l'exemple classique du péril qui menace la démocratie même dans des circonstances singulièrement favorables. En effet, les Athéniens n'étaient pas seulement braves, patriotes et capables d'un généreux sacrifice : c'étaient aussi les plus religieux de tous les Grecs. Ils vénéraient la constitution qui leur avait donné la prospérité, l'égalité et la fierté d'être libre, et ne mettaient jamais en cause les lois fondamentales qui réglaient l'immense pouvoir de l'Assemblée. Ils toléraient une considérable diversité d'opinions et une liberté de parole étendue ; et leur humanité envers leurs esclaves suscitait l'indignation, chez les partisans de l'aristocratie, même de ceux qui étaient les plus intelligents. Ils devinrent ainsi le seul peuple de l'antiquité que des institutions démocratiques rendirent grand. Mais la possession d'un pouvoir sans limites, qui corrode la conscience, endurcit le cœur et obscurcit l'entendement des monarques, exerça son influence démoralisante sur l'illustre démocratie d'Athènes. Il est mauvais d'être opprimé par une minorité ; mais il est pis d'être opprimé par une majorité. En effet, il y a dans les masses une réserve de pouvoir latent à laquelle, si on la fait entrer en jeu, la minorité ne peut que rarement résister. Mais contre la volonté absolue d'un peuple tout entier il n'y a pas d'appel, pas de rédemption, pas de refuge hormis la trahison. La classe la plus humble et la plus nombreuse chez les Athéniens unissait en elle le pouvoir législatif, le pouvoir judiciaire et, pour partie, le pouvoir exécutif. La philosophie qui exerçait alors de plus en plus d'influence leur enseignait qu'il n'est pas de loi supérieure à celle de l'Etat et que, dans l'Etat, le législateur est au dessus de la loi.

Il en résultait que le peuple souverain avait le droit de faire tout ce qui était en son pouvoir, et que la seule règle qui le liât, touchant le bien et le mal, était ce qu'il considérait comme opportun. En une occasion mémorable les Athéniens assemblés déclarèrent qu'il était monstrueux qu'on les empêchât de faire ce qu'ils avaient choisi, quoi que cela fût. De toutes les forces qui existaient aucune ne pouvait les contenir ; et ils résolurent qu'il n'était pas de devoir qui pût les contenir, et qu'aucune loi ne les lierait si ce n'étaient pas eux qui l'avaient faite. C'est ainsi que le peuple athénien émancipé devint un tyran, et que les plus sages parmi les anciens condamnent, avec une terrible unanimité, son gouvernement, le pionnier de la liberté européenne. Ce peuple fit la ruine de sa cité en s'efforçant de régler le cours de la guerre par des débats sur la place du marché. Comme le fit la République française, il mit à mort ses commandants quand ils avaient subi un échec. Il traita ses colonies avec une telle injustice qu'il perdit son empire maritime. Il dépouilla les riches jusqu'à ce que les riches conspirassent avec l'ennemi public ; et ils mirent la touche finale à leur culpabilité en faisant subir le martyre à Socrate.

Lorsque l'empire absolu du nombre eut duré pendant près d'un quart de siècle, il ne restait rien que l'Etat pût perdre sinon son existence même ; et les Athéniens, las et découragés, reconnurent quelle était la véritable cause de leur ruine. Ils comprirent que pour qu'existent la liberté, la justice et des lois égales, il est tout aussi nécessaire que la démocratie se limite qu'il avait autrefois été nécessaire qu'elle limitât l'oligarchie. Ils résolurent de se fonder une fois de plus sur les anciennes coutumes, et de restaurer l'ordre de choses qui avait subsisté lorsque le monopole du pouvoir avait été retiré aux riches et n'avait pas été acquis par les pauvres. Après l'échec d'une première restauration, mémorable en cela seulement que Thucydide, dont le jugement en matière politique n'est jamais pris en défaut, déclara que c'était le meilleur gouvernement dont Athènes eût joui, on renouvela cette tentative avec une plus grande expérience et une plus grande unité d'intention. Les partis hostiles se réconcilièrent et proclamèrent une amnistie, la première dans l'histoire. Ils résolurent de gouverner par la concorde. Les lois qui avaient la sanction de la tradition furent réduites à un simple code ; et aucune action de l'assemblée souveraine n'était valide s'il se trouvait qu'elle ne s'accordait pas avec lui. On fit une distinction générale entre les lignes sacrées de la constitution, qui ne devaient jamais être violées, et les décrets qui, de temps à autre, correspondaient aux besoins et aux conceptions de l'époque ; et l'on rendit indépendant des variations momentanées de la volonté populaire l'édifice légal qui avait été l'œuvre de nombreuses générations. La repentance des Athéniens vint trop tard pour sauver la République. Mais la leçon de leur expérience vit à jamais, car elle enseigne que le gouvernement par le peuple tout entier, qui est le gouvernement de la classe la plus nombreuse et la plus puissante, est un mal de la même nature que la monarchie sans mélange, et qu'il requiert, pour des raisons presque identiques, des institutions qui le protègeront de lui-même et qui feront respecter le règne permanent de la loi contre les révolutions arbitraires de l'opinion.

Tandis que la liberté athénienne passait de la grandeur à la décadence, Rome s'employait à résoudre les mêmes problèmes avec un sens constructif supérieur et un plus grand succès pendant quelque temps, mais pour connaître, à la fin, une bien plus terrible catastrophe. Ce qui, chez les ingénieux Athéniens, avait été une marche conduite par l'envoûtement d'arguments plausibles fut, à Rome, un conflit entre des forces rivales. La politique spéculative n'attirait pas le génie sombre et pratique des Romains. Ils n'examinaient pas quel serait le moyen le plus intelligent de surmonter une difficulté, mais quel était le chemin qu'indiquaient des cas analogues ; et ils accordaient moins d'influence à l'impulsion et à l'esprit du moment qu'au précédent et à l'exemple. Leur caractère bien à eux les poussait à attribuer l'origine de leurs lois à des temps reculés, et leur désir de justifier la continuité de leurs institutions et de se débarrasser du reproche d'avoir innové leur fit imaginer l'histoire légendaire des rois de Rome. La force de leur adhésion aux traditions rendit lente leur progression, ils n'avançaient que forcés par une nécessité presque inévitable, et les mêmes questions revinrent souvent avant qu'on ne leur trouvât de réponse. L'histoire constitutionnelle de la République tourne autour des tentatives que faisaient les aristocrates, qui soutenaient qu'ils étaient les seuls vrais Romains, afin de garder entre leurs mains le pouvoir qu'ils avaient arraché aux rois, et les plébéiens qui cherchaient à en avoir une part égale. Et cette controverse, qui ne dura qu'une génération chez les Athéniens ardents et agités, dura plus de deux siècles, depuis l'époque où la plebs fut exclue du gouvernement de la cité, imposée et contrainte de travailler sans salaire, jusqu'à l'an 285 où elle fut admise à l'égalité politique. Suivirent cent cinquante ans de prospérité et de gloire sans égales ; et alors, du conflit originel qui avait été réglé par compromis plutôt qu'en théorie, surgit une nouvelle lutte qui était sans issue.

La masse des familles les plus démunies, qu'avait appauvries un incessant service aux armées, était réduite à dépendre d'une aristocratie d'environ deux mille riches qui se partageaient les immenses domaines de l'Etat. Lorsque le besoin devint pressant les Gracques essayèrent de trouver une solution en incitant les classes les plus riches à distribuer une partie des terres publiques aux gens du commun. L'ancienne et célèbre aristocratie de la naissance et du rang avait fait une résistance acharnée, mais elle connaissait l'art de céder. Plus égoïste, l'aristocratie qui vint après elle était incapable d'apprendre un tel art. Le caractère du peuple changea sous l'effet d'un conflit dont les raisons étaient plus âpres. Le combat pour obtenir le pouvoir politique avait été mené avec cette honorable modération qui distingue les conflits politiques en Angleterre. Mais la lutte pour obtenir les objets de l'existence matérielle en vint à être aussi féroce que les controverses civiles en France. Rejeté par les riches après une lutte de vingt-deux ans, le peuple, où l'on trouvait 320 000 hommes dont la nourriture dépendait des rations publiques, était prêt à suivre quiconque promettait de lui obtenir, par une révolution, ce qu'il ne pouvait pas obtenir par la loi.

Pendant quelque temps le Sénat, qui représentait l'ordre de choses ancien et menacé, eut assez de force pour vaincre tous les chefs populaires qui s'élevèrent, jusqu'à ce que Jules César, soutenu par une armée qu'il avait conduite dans une incomparable série de conquêtes et par les masses affamées qu'il s'était gagnées par sa prodigue libéralité, et plus expert que tout autre dans l'art impérial de gouverner, changeât la république en monarchie par une série de mesures qui n'étaient ni violentes ni préjudiciables.

L'Empire conserva les formes républicaines jusqu'au règne de Dioclétien ; mais la volonté des empereurs n'était pas plus contrôlée que ne l'avait été celle du peuple après la victoire des tribuns. Leur pouvoir était arbitraire même lorsqu'il était utilisé avec la plus grande sagesse ; et pourtant l'Empire romain rendit de plus grands services que la République romaine à la cause de la liberté. Je ne veux pas dire que ce fut en raison de ces accidents passagers où des empereurs firent un bon usage des occasions immenses qui s'offraient à eux, comme Nerva, dont Tacite nous dit qu'il combinait ces deux choses autrement incompatibles que sont la monarchie et la liberté ; ou que l'Empire fut ce que disent ses panégyristes : la perfection de la démocratie. A la vérité, c'était au mieux un odieux despotisme mal déguisé. Mais Frédéric le Grand fut un despote ; pourtant il était l'ami de la tolérance et de la liberté de discussion. Les Bonapartes furent despotiques ; pourtant il n'est pas de dirigeant libéral qui fut plus acceptable aux masses populaires que Napoléon Ier, après qu'il eut détruit la République en 1805, et que Napoléon III à l'apogée de son pouvoir en 1859. Pareillement, l'Empire romain possédait des mérites qui, avec le recul, et plus particulièrement avec beaucoup de recul, ont plus d'importance aux yeux des hommes que la tragique tyrannie que l'on ressentait aux abords du palais. Les pauvres avaient ce qu'ils avaient en vain exigé de la République. Les sort des riches était meilleur que sous le Triumvirat. Les droits des citoyens romains étaient étendus au peuple des Provinces. C'est à l'époque impériale qu'appartiennent ce qu'il y a de meilleur dans la littérature romaine et la Loi civile presque dans son entier ; et c'est l'Empire qui adoucit l'esclavage, institua la tolérance religieuse, jeta les fondements du droit des nations et créa un parfait système de droit de la propriété. La République que César renversa n'avait rien eu d'un Etat libre. Elle donnait d'admirables garanties aux droits des citoyens ; elle traitait avec un sauvage mépris les droits des hommes ; et elle permettait au Romain libre d'infliger des torts atroces à ses enfants, aux débiteurs et aux clients, aux prisonniers et aux esclaves. On tenait pour peu de choses ces idées plus profondes sur le droit et sur le devoir qu'on ne trouve pas dans les tables de la loi municipale mais que les généreux esprits de la Grèce connaissaient bien, et l'on proscrivait fréquemment la philosophie qui s'occupait de telles spéculations car on y voyait l'enseignement de la sédition et de l'impiété.

Enfin, en l'an 155, le philosophe athénien Carnéade, en mission politique, fit son apparition à Rome. Entre ses affaires officielles il fit deux discours en public afin de donner aux conquérants illettrés de son pays un aperçu des disputes qui fleurissaient dans les écoles de l'Attique. Le premier jour il discourut de la justice naturelle. Le lendemain il en nia l'existence, en soutenant que toutes nos idées sur le bien et sur le mal dérivent de lois positives. C'est de l'époque de ce mémorable déploiement d'intelligence que le génie du peuple vaincu tint ses conquérants sous sa coupe. Les plus éminents des hommes publics romains, comme Scipion et Cicéron, formèrent leur esprit sur des modèles grecs, et les juristes romains se mirent à l'école rigoureuse de Zénon et de Chrysippe.

S'il nous fallait, en faisant passer la limite au second siècle, où l'on commence à percevoir l'influence du christianisme, former notre jugement de la politique de l'antiquité à partir de sa législation réelle, notre évaluation n'irait pas très haut. Les idées qui prévalaient alors sur la liberté étaient imparfaites, et les tentatives de les mettre en application manquaient la cible. Les anciens savaient mieux régler le pouvoir que régler la liberté. Ils concentraient tant de prérogatives dans l'Etat qu'ils ne laissaient aucun moyen à quiconque d'en nier la juridiction ou de fixer des limites à son activité. Si je peux me permettre un anachronisme parlant, le vice de l'Etat classique était d'être à la fois Eglise et Etat. La moralité ne se distinguait pas de la religion, ni la politique de la morale ; et en religion, en moralité et en politique il n'y avait qu'un législateur et qu'une autorité. L'Etat, alors qu'il faisait déplorablement peu pour l'éducation, pour la science pratique, pour les indigents et pour les démunis, ou pour les besoins spirituels des hommes, n'en revendiquait pas moins l'usage de toutes leurs facultés et la définition de tous leurs devoirs. Les individus et les familles, les associations et les colonies n'étaient qu'autant de matériaux que l'Etat consumait pour ses propres fins. Ce que l'esclave était entre les mains de son maître le citoyen l'était entre celles de la communauté. Les obligations les plus sacrés s'évanouissaient devant l'avantage public. Les passagers n'existaient qu'en vue du navire. C'est par leur dédain des intérêts privés, du bien-être moral et de l'amélioration du peuple que la Grèce et Rome détruisirent toutes deux les éléments vitaux sur lesquels repose la prospérité des nations, et qu'elles périrent du déclin des familles et du dépeuplement de leurs pays. Elles ne survivent pas par leurs institutions, mais par leurs idées, et c'est par leurs idées, particulièrement sur l'art de gouverner, qu'elles sont

Les souverains morts, Mais dont le sceptre gouverne encore Nos esprits depuis leurs urnes. 13

C'est en effet à elles que l'on peut faire remonter presque toutes les erreurs qui sapent la société politique - le communisme, l'utilitarisme, la confusion entre tyrannie et autorité, et entre l'anarchie et la liberté.

C'est à Critias que l'on doit l'idée qu'à l'origine les hommes vivaient dans un état de nature, par la violence et sans lois. Diogène de Sinope préconisait le communisme dans sa forme la plus grossière. Selon les sophistes, il n'est pas de devoir au-dessus de ce qui est opportun, et pas de vertu en dehors du plaisir. Les lois sont une invention des faibles pour voler à leurs supérieurs la jouissance raisonnable de leur supériorité. Il est meilleur d'infliger un tort que de le subir ; et de même qu'il n'est pas de plus grand bien que de faire le mal sans crainte du châtiment, de même il n'est pas de pire mal que de souffrir sans la consolation de la vengeance. La justice est le masque d'un esprit poltron ; l'injustice est expérience du monde ; et le devoir, l'obéissance, l'abnégation sont les impostures de l'hypocrisie. Le gouvernement est absolu et peut ordonner ce qui lui plaît ; et nul sujet ne peut se plaindre qu'il lui fait du tort ; mais pourvu qu'il puisse échapper à la coercition et au châtiment il est toujours libre de désobéir. Le bonheur consiste à obtenir le pouvoir, et à échapper à la nécessité de l'obéissance ; et celui qui obtient un trône par la perfidie et par le meurtre mérite d'être véritablement envié.

Epicure ne différait pas beaucoup de ces avocats du code du despotisme révolutionnaire. Toutes les sociétés, disait-il, sont fondées sur un contrat de protection mutuelle. Le bien et le mal sont des termes conventionnels, car les foudres célestes tombent également sur le juste et sur l'injuste. Si l'on peut trouver à redire contre le mal, cela ne réside pas dans l'acte lui-même mais dans les conséquences qu'il entraîne pour le fautif. Les sages conçoivent des lois non pas pour se lier mais pour se protéger ; et lorsqu'elles se révèlent sans profit elles cessent d'être valides. La maxime suivante d'Aristote révèle quels sentiments intolérants habitaient même les plus illustres des métaphysiciens : la marque des pires gouvernements est qu'ils laissent les hommes libres de vivre comme ils l'entendent.

Si vous voulez bien garder à l'esprit que le meilleur des païens, Socrate, ne connaissait de plus haute norme pour les hommes, de meilleur guide de conduite, que les lois de chaque pays ; que Platon, dont la sublime doctrine était si près d'être une anticipation du christianisme que de célèbres théologiens souhaitèrent que ses ouvrages fussent interdits de peur que les hommes ne s'en contentassent et ne devinssent indifférents à tout dogme plus élevé - Platon à qui fut accordée la vision prophétique du Juste accusé, condamné, flagellé et mourant sur une Croix 14 - , n'en employa pas moins l'intelligence la plus lumineuse jamais accordée à l'homme à recommander l'abolition de la famille et l'exposition des enfants 15; qu'Aristote, le plus capable des moralistes de l'antiquité, ne voyait pas le moindre mal à faire des incursions chez les peuples voisins afin de les réduire en esclavage 16, - davantage encore, si vous voulez bien considérer que, chez les modernes, des hommes d'un génie égal au leur ont soutenu des doctrines politiques qui ne sont pas moins criminelles ou absurdes - , il vous deviendra évident combien une phalange obstinée d'erreurs barre les chemins de la vérité ; que la raison pure est aussi impuissante que la coutume à résoudre le problème du gouvernement libre ; que ce dernier ne peut être que le fruit d'une expérience longue, variée et douloureuse ; et que tracer l'origine des méthodes par lesquelles la sagesse divine a éduqué les nations à apprécier et à accepter les devoirs de la liberté n'est pas la moindre part de cette vraie philosophie qui cherche à

Défendre l'éternelle Providence Et [à] justifier aux hommes les voies de Dieu. 17

Mais, après avoir sondé la profondeur de leurs erreurs, je vous donnerais une idée bien imparfaite de la sagesse des anciens si je vous laissais croire que leurs préceptes n'étaient pas meilleurs que leur pratique. Tandis que les hommes d'Etat, les sénats et les assemblées populaires fournissaient des exemples de toutes les bévues que l'on puisse imaginer, il s'éleva une noble littérature qui renfermait un trésor inestimable de savoir politique et dans laquelle une impitoyable sagacité mettait à nu les vices des institutions existantes. Le point sur lequel les anciens étaient vraiment tout près d'être unanimes est le droit du peuple à gouverner, et son inaptitude à gouverner seul. Afin de résoudre cette difficulté et de donner à l'élément populaire une part entière de pouvoir, mais sans monopole, ils adoptèrent presque tous la théorie de la constitution mixte. Ils différaient de ce que nous appelons ainsi parce que les constitutions modernes sont un moyen de limiter la monarchie ; chez eux on les inventa afin de mettre un frein à la démocratie. Cette idée s'éleva du temps de Platon - bien qu'il la repoussât - alors que les vieilles monarchies et les vieilles oligarchies avaient disparu ; et l'on continua de la chérir longtemps après que toutes les démocraties eurent été absorbées dans l'Empire romain. Mais alors qu'un prince souverain qui se dessaisit d'une partie de son autorité cède à l'argument d'une force supérieure, un peuple souverain qui abandonne sa propre prérogative succombe à l'influence de la raison. Et de tout temps il s'est révélé plus facile de créer des limites par l'usage de la force que par la persuasion.

Les auteurs anciens voyaient très clairement que tout principe de gouvernement, si aucun autre ne l'accompagne, se porte aux excès et provoque une réaction. La monarchie se durcit en despotisme. L'aristocratie se contracte en oligarchie. La démocratie se dilate en suprémacie du nombre. Ils imaginèrent donc que de restreindre chaque élément en le combinant aux autres détournerait le processus naturel d'autodestruction et donnerait à l'Etat une jeunesse perpétuelle. Mais cette harmonie de monarchie, d'aristocratie et de démocratie entremêlées, qui fut l'idéal de nombreux auteurs et dont ils supposaient que Sparte, Carthage et Rome l'avaient mis en évidence, était une chimère de philosophes que l'antiquité ne réalisa jamais. Enfin, Tacite, plus avisé que les autres, avoua que la constitution mixte, quelque admirable qu'elle soit en théorie, était difficile à établir et impossible à maintenir. Les expériences ultérieures n'ont pas démenti son décourageant aveu.

On a tenté l'expérience plus souvent que je ne puis le dire, avec une combinaison de ressources que les anciens ne connaissaient pas - avec le christianisme, le gouvernement parlementaire et une presse libre. Pourtant il n'est pas d'exemple d'une telle constitution équilibrée qui ait duré un siècle. Si elle a réussi quelque part c'est dans notre pays favorisé et à notre époque : et nous ne savons pas encore combien de temps la sagesse de notre nation préservera cet équilibre. Le frein fédéral était aussi familier aux anciens que le frein constitutionnel. Car le type de toutes leurs républiques était le gouvernement d'une cité par ses propres habitants réunis sur la place publique. Une administration embrassant plusieurs cités ne leur était connue que sous la forme de l'oppression que Sparte exerçait sur les Messéniens, Athènes sur ses Confédérés et Rome sur l'Italie. Les ressources qui, dans les temps modernes, ont permis à un grand peuple de se gouverner à partir d'un centre unique n'existaient pas. L'égalité ne pouvait être préservée que par le fédéralisme ; et cela se produit plus souvent chez eux que dans le monde moderne. Si la distribution du pouvoir entre les diverses parties de l'Etat est le meilleur moyen de restreindre la monarchie, la distribution du pouvoir entre plusieurs Etats est le meilleur frein à la démocratie. En multipliant les centres de gouvernement et de discussion, elle promeut la diffusion du savoir politique et le maintien d'une opinion saine et indépendante. C'est le protectorat des minorités et la consécration du gouvernement autonome. Mais bien qu'il faille la compter parmi les plus belles réussites du génie pratique de l'antiquité, c'est la nécessité qui la fit naître, et ses propriétés ne furent qu'imparfaitement sondées par la théorie.

Lorsque les Grecs se mirent à réfléchir aux problèmes de la société, ils acceptèrent au tout début les choses telles qu'elles étaient, et firent de leur mieux pour les expliquer et pour les défendre. Si chez nous c'est le doute qui stimule l'esprit d'examen, chez eux c'est l'étonnement qui le fit naître. Le plus illustre des premiers philosophes, Pythagore, enseigna une théorie qui visait à conserver le pouvoir politique à la classe éduquée, et il donna de la noblesse à une forme de gouvernement qui se fondait généralement sur l'ignorance populaire et de forts intérêts de classe. Il prêcha l'autorité et la subordination, s'étendit davantage sur les devoirs que sur les droits, sur la religion que sur la politique, et son système périt dans la révolution qui balaya les oligarchies. La révolution exposa ensuite sa propre philosophie dont j'ai décrit les excès.

Mais entre ces deux ères, entre la didactique rigide des premiers pythagoriciens et les théories dissolvantes de Protagoras, il s'éleva un philosophe qui se tenait à l'écart de ces deux extrêmes, et dont on n'a pas vraiment compris ni vraiment apprécié, avant notre époque, les difficiles maximes. Héraclite, d'Ephèse, déposa son livre dans le temple de Diane. Le livre a péri, comme le temple et le culte ; mais ses fragments ont été rassemblés et interprétés avec une ardeur incroyable par les érudits, les théologiens, les philosophes et les hommes politiques qui se sont engagés avec le plus d'intensité dans le labeur et dans la tension de notre siècle. Le logicien le plus réputé de la génération qui vient de passer a adopté chacune des propositions de son auteur ; et le plus brillant agitateur parmi les socialistes du continent a composé un livre de 840 pages pour célébrer sa mémoire.

Héraclite se plaignait de ce que les masses étaient sourdes à la vérité et ne savaient pas qu'un seul homme bon vaut davantage que des milliers ; mais il n'avait pas de révérence superstitieuse pour l'ordre existant. Le conflit, dit-il, est la source et le maître de toute chose. La vie est un mouvement perpétuel, et le repos est la mort. Personne ne plonge deux fois dans le même courant, car il coule et il passe tout le temps et n'est jamais 18 le même. La seule chose qui soit inébranlable et certaine au cœur du changement est la raison souveraine et universelle que les hommes, peut-être, ne perçoivent pas tous, mais qui leur est commune à tous. Les lois ne sont pas soutenues par l'autorité humaine, mais en vertu de ce qu'elles dérivent de la loi unique qui est divine. Ces maximes, qui rappellent les nobles esquisses de la vérité politique que nous avons trouvée dans les Livres Sacrés, et qui nous conduisent jusqu'aux tout derniers enseignements des plus éclairés parmi nos contemporains, supporteraient beaucoup d'élucidation et de commentaires. Malheureusement, Héraclite est si obscur que Socrate ne parvenait pas à le comprendre, et je ne prétendrai pas y avoir mieux réussi.

Si le sujet de ma conférence était l'histoire de la science politique, la place la plus élevée et la plus étendue reviendrait à Platon et à Aristote. Les Lois de l'un, la Politique de l'autre sont, s'il m'est permis d'en croire ma propre expérience, les livres dont on peut apprendre le plus sur les principes de la politique. La pénétration avec laquelle ces grands maîtres de la pensée ont analysé les institutions de la Grèce, et mis à nu leurs vices, rien ne la surpasse dans la littérature ultérieure : chez Burke ou chez Hamilton, les meilleurs écrivains politiques du siècle dernier ; chez Tocqueville ou chez Roscher, les plus éminents du nôtre. Mais Platon et Aristote étaient des philosophes qui ne s'intéressaient pas à la liberté sans guide, mais au gouvernement intelligent. Ils voyaient les effets désastreux d'une aspiration mal dirigée à la liberté ; et ils résolurent qu'il valait mieux ne pas y aspirer, mais se satisfaire d'une administration forte, que l'on rendait prudemment capable de rendre les hommes prospères et heureux.

Or la liberté et le bon gouvernement ne s'excluent pas mutuellement ; et il y a d'excellentes raisons pour qu'ils aillent de pair ; mais ils ne vont pas nécessairement de pair. La liberté n'est pas un moyen en vue d'une fin politique plus élevée. C'est elle-même qui est la fin politique la plus élevée. Ce n'est pas en vue d'une bonne administration publique qu'on en a besoin, mais comme garantie dans la poursuite des objets les plus élevés de la société civile et de la vie privée. Il arrive que l'extension de la liberté dans un Etat promeuve la médiocrité et donne de la vitalité au préjugé ; cela peut même retarder une législation utile, diminuer l'aptitude à faire la guerre et réduire les limites de l'Empire. On pourrait soutenir avec vraisemblance que certes nombre de choses pourraient être pis en Angleterre et en Irlande sous un despotisme intelligent, mais que quelques unes seraient mieux administrées ; que le gouvernement romain avait plus de lumières sous Auguste et sous Antonin que sous le Sénat à l'époque de Marius ou de Pompée. Un esprit généreux préfère que son pays soit pauvre, faible et d'aucune importance, mais libre, plutôt que puissant, prospère et réduit en esclavage. Mieux vaut être citoyen d'un humble Etat de droit dans les Alpes, sans espoir d'avoir d'influence au delà de ses étroites frontières 19, que sujet de la superbe autocratie qui couvre de son ombre la moitié de l'Asie et de l'Europe. Mais, à l'inverse, on peut soutenir que la liberté n'est pas la somme ou le substitut de toutes les choses pour lesquelles les hommes devraient vivre ; que pour être réelle il lui faut être circonscrite, et que les limites d'une telle circonscription sont variables ; que le progrès de la civilisation confère à l'Etat des droits et des devoirs accrus et qu'il impose des contraintes et des fardeaux accrus sur le sujet ; qu'une communauté hautement instruite et hautement intelligente est capable de percevoir les bienfaits d'obligations coercitives qu'à un stade moins élevé on jugerait insupportables ; que le progrès libéral n'est pas vague ou illimité, mais qu'il tend vers un point où le public n'est pas soumis à d'autres restrictions que celles dont il sent l'avantage ; qu'il est possible qu'un pays libre soit moins capable de faire beaucoup pour la promotion de la religion, la prévention du vice ou le soulagement de la souffrance qu'un pays qui ne répugne pas à faire face à des circonstances d'extrême urgence en sacrifiant un peu les droits individuels et en concentrant un peu le pouvoir ; et qu'il faut parfois faire passer l'objet politique suprême après des objets moraux encore plus élevés. Mon argumentation n'implique aucune collision avec ces réflexions faites pour la nuancer. Ce n'est pas des effets, mais des causes de la liberté que nous nous occupons ici. Nous cherchons à identifier les influences qui ont amené le gouvernement arbitraire à être contrôlé, soit par la diffusion du pouvoir soit par l'appel à une autorité qui transcende tous les gouvernements ; et les plus grands philosophes de la Grèce n'ont aucun titre à être comptés parmi ces influences.

Ce sont les stoïciens qui émancipèrent l'humanité de sa sujétion au pouvoir despotique, et ce sont leurs vues pleines de lumières et d'élévation qui permirent de franchir le gouffre qui sépare l'Etat antique de l'Etat chrétien, et qui conduisirent jusqu'à la liberté. Voyant combien l'on est peu assuré que les lois de quelque pays que ce soit soient sages ou justes, et que le vœu unanime d'un peuple et l'assentiment des nations sont susceptibles de se tromper, les stoïciens cherchèrent au delà de ces étroites barrières et plus haut que ces sanctions inférieures, afin de trouver les principes qui doivent régler la vie des hommes et l'existence de la société. Ils firent savoir qu'il existe une volonté supérieure à la volonté collective des hommes, et une loi supérieure à celles de Solon et Lycurgue. Ils éprouvèrent le bon gouvernement en fonction de sa conformité à des principes que l'on peut faire remonter à un législateur supérieur. Ce à quoi il nous faut obéir, ce à quoi il est de notre devoir de ramener toutes les autorités civiles et de sacrifier tout intérêt terrestre, c'est cette loi immuable qui est aussi parfaite et éternelle que Dieu lui-même, qui procède de Sa nature et qui règne sur le ciel et la terre et sur toutes les nations.

La grande question n'est pas de découvrir ce que les gouvernements prescrivent mais ce qu'ils doivent prescrire ; car il n'est pas de prescription qui soit valide contre la conscience de l'humanité. Devant Dieu, il n'est ni Grec ni barbare, ni riche ni pauvre ; et l'esclave est aussi bon que son maître, car tous les hommes sont libres de naissance ; ils sont citoyens de cet Etat de droit universel qui embrasse le monde entier, frères dans une seule et même famille et enfants de Dieu. Le véritable guide de notre conduite n'est pas une autorité extérieure mais la voix de Dieu qui descend habiter dans nos âmes, qui connaît toutes nos pensées, à qui sont redevables toute la vérité que nous connaissons et tout le bien que nous faisons ; car le vice est volontaire, et la vertu vient de la grâce de l'esprit céleste qui est en nous 20.

Ce qu'est l'enseignement de cette voix divine, les philosophes qui s'étaient imprégnés de la sublime éthique du Portique en exposaient ainsi la suite : - Il ne suffit pas d'être en accord avec la loi écrite ou de donner à tous leur dû ; il nous faut leur donner plus que leur dû, être généreux et bienfaisants, nous attacher à faire le bien d'autrui en cherchant notre récompense dans l'abnégation et dans le sacrifice, en agissant poussés par la sympathie et non par l'intérêt personnel. Par conséquent il nous faut traiter les autres comme nous souhaitons qu'ils nous traitent, et nous devons jusqu'à la mort nous obstiner à faire du bien à nos ennemis sans nous soucier de leur indignité et de leur ingratitude. Car il nous faut faire la guerre au mal, mais être en paix avec les hommes, et il est meilleur de subir l'injustice que de la commettre. La véritable liberté, dit le plus éloquent des stoïciens, c'est d'obéir à Dieu 21. Un Etat gouverné par de tels principes aurait été bien plus libre qu'à l'aune grecque ou romaine de la liberté ; car de tels principes ouvrent la porte à la tolérance religieuse et la ferment à l'esclavage. L'homme, selon Zénon, ne peut devenir la propriété d'un autre ni par la conquête ni par l'achat.

Les grands juristes de l'Empire adoptèrent et appliquèrent ces doctrines. La loi de nature, disaient-ils, est supérieure à la loi écrite, et l'esclavage contredit la loi de nature. Les hommes n'ont pas le droit de faire ce qu'ils veulent de ce qui est leur, ou de faire du bénéfice sur ce qu'un autre a perdu. Telle est la sagesse politique des anciens, touchant les fondements de la liberté, telle que nous la trouvons à son point le plus élevé, chez Cicéron, chez Sénèque et chez le juif d'Alexandrie Philon. Leurs écrits impriment en nous la noblesse de ce travail de préparation à l'Evangile qui avait été accompli parmi les hommes à la veille de la mission des Apôtres. Saint Augustin, après avoir cité Sénèque, s'exclame : ´ Qu'est-ce qu'un chrétien pourrait dire de plus que ce qu'a dit ce païen ? ª Les païens qui avaient le plus de lumières avaient presque atteint le dernier point que l'on pût atteindre sans une nouvelle dispensation, lorsque le temps serait accompli. Nous avons vu l'étendue et la splendeur du domaine de la pensée hellénique, et cela nous a amenés au seuil d'un Royaume plus grand. Les meilleurs des derniers classiques parlent presque le langage du christianisme, et ils sont tout au bord de son esprit.

Mais il manque trois choses à tout ce que j'ai pu citer de la littérature classique : le gouvernement représentatif, l'émancipation des esclaves et la liberté de conscience. Il y avait certes des assemblées délibératives choisies par le peuple ; et des cités confédérées, dont il y avait tant de ligues en Asie comme en Europe, envoyaient leurs délégués siéger dans des conseils fédéraux. Mais le gouvernement par un parlement élu était, même en théorie, quelque chose d'inconnu. Admettre une certaine tolérance s'accorde avec la nature du polythéisme. Et quand Socrate avoua qu'il lui fallait obéir à Dieu plutôt qu'aux Athéniens, et quand les stoïciens mirent le sage au dessus de la loi, ils étaient tout près de formuler ce principe. Mais ce n'est pas dans la Grèce polythéiste et philosophique qu'il fut proclamé pour la première fois et établi par promulgation : ce fut en Inde, par le premier des rois bouddhistes, Asoka, deux cent cinquante ans avant la naissance du Christ.

L'esclavage est, bien plus que l'intolérance, la malédiction perpétuelle de la civilisation antique et le reproche que l'on peut lui faire en permanence ; et bien que l'on disputât de sa légitimité dès les jours d'Aristote, bien que plusieurs stoïciens la niassent implicitement, sinon de manière catégorique, la philosophie morale des Grecs et des Romains, ainsi que leur pratique, se prononça sans ambages en sa faveur. Mais il existait un peuple extraordinaire qui, en ceci et en d'autres choses, anticipa le précepte plus pur qui devait venir. Philon d'Alexandrie est l'un de ces écrivains dont les vues sur la société étaient le plus avancées. Il n'applaudit pas seulement la liberté, mais aussi l'égalité dans la jouissance de la richesse. Il soutient qu'une démocratie limitée, purgée de ses éléments les plus grossiers, est le plus parfait de tous les gouvernements et qu'il s'étendra graduellement sur le monde entier. Par liberté il entendait suivre Dieu. Philon, bien qu'il exigeât que la condition de l'esclave fût rendue compatible avec les besoins et les exigences de ce qui est plus élevé dans sa nature, ne condamnait pas absolument l'esclavage. Mais il nous a transmis les coutumes des Esséniens de Palestine, peuple qui unissait la sagesse des gentils et la foi des juifs, qui menait une vie que ne souillait pas la civilisation environnante et qui fut le premier à rejeter l'esclavage en principe comme en pratique. Les Esséniens formaient une communauté religieuse plutôt qu'un Etat, et ils ne dépassèrent pas le nombre de 4 000. Mais leur exemple témoigne de la hauteur à laquelle des hommes religieux étaient capables d'élever leur conception de la société, même sans le secours du Nouveau Testament, et il nous fournit la condamnation la plus ferme de leurs contemporains.

Telle est donc la conclusion à laquelle nous conduit notre enquête : - Il n'est presque pas de vérité en politique ou dans le système des droits de l'homme qui n'ait été saisie par les plus sages des gentils et des juifs, ou qu'ils n'aient déclarée avec un raffinement de pensée et une noblesse d'expression que des écrivains ultérieurs ne purent jamais dépasser. Je pourrais continuer pendant des heures en vous récitant des passages, sur la loi de Nature et les devoirs de l'homme, qui sont si solennels et si religieux que, bien qu'ils viennent du théâtre profane de l'Acropole et du Forum romain, vous pourriez vous imaginer que vous écoutez des hymnes d'Eglises chrétiennes et le discours de théologiens ordonnés. Mais bien que les maximes des grands maîtres classiques, de Sophocle, de Platon et de Sénèque, ainsi que les exemples glorieux de vertu publique fussent dans la bouche de tous les hommes, il n'y avait pas de pouvoir en eux qui pût prévenir la ruine de cette civilisation pour laquelle le sang de tant de patriotes et le génie de tant d'incomparables écrivains avait été donné en pure perte. Un despotisme irrémédiable et inévitable écrasa les libertés des anciennes nations, et leur vitalité était épuisée lorsque le nouveau pouvoir s'avança depuis la Galilée, donnant ce qui manquait à l'efficacité du savoir humain, afin de racheter les sociétés ainsi que les hommes.

Ce serait présomptueux que d'essayer d'indiquer par quelles innombrables voies l'influence chrétienne pénétra graduellement dans l'Etat. Le premier phénomène frappant est la lenteur avec laquelle se manifesta une action destinée à devenir si prodigieuse. Allant vers toutes les nations, lesquelles se trouvaient à différentes étapes de la civilisation et sous presque toutes les formes de gouvernement, le christianisme n'avait rien du caractère d'un apostolat politique et, tout entier à sa mission à l'égard des individus, il ne défiait pas l'autorité publique. Les premiers chrétiens évitaient tout contact avec l'Etat, s'abstenaient de toute responsabilité publique et montraient même des réserves devant le service dans l'armée. Chérissant leur citoyenneté d'un Royaume qui n'est pas de ce monde, ils désespéraient d'un empire qui semblait trop puissant pour qu'on lui résistât et trop corrompu pour qu'on pût le convertir, empire dont les institutions, œuvre et fierté d'innombrables siècles de paganisme, puisaient leur sanction dans ces dieux en lesquels les chrétiens voyaient des démons, empire qui plongeait ses mains, de temps en temps, dans le sang des martyrs, empire que l'on ne pouvait espérer régénérer et qui était voué à périr. Ils étaient à ce point intimidés qu'ils s'imaginaient que la chute de l'Etat serait la fin de l'Eglise et du monde ; et aucun ne rêvait de l'avenir infini d'influence spirituelle et sociale qui attendait leur religion, parmi la race de destructeurs qui amenaient l'Empire d'Auguste et de Constantin à l'humiliation et à la ruine. Les devoirs du gouvernement occupaient moins leurs pensées que les vertus privées et les devoirs des sujets ; et il leur fallut longtemps avant qu'ils devinssent conscients des obligations que leur foi contenait à l'égard du pouvoir. Il leur fallut presque attendre l'époque de Chrysostome pour qu'ils ne se refusassent plus à envisager l'obligation d'émanciper les esclaves.

Bien que l'on puisse trouver la doctrine que l'on doit compter sur soi-même et pratiquer l'abnégation - doctrine qui est le fondement de l'économie politique - aussi clairement dans le Nouveau Testament que dans La richesse des nations, ce n'est qu'à notre époque qu'on la reconnut. Tertullien s'enorgueillit de l'obéissance passive des chrétiens. Méliton 22 écrit à un empereur païen comme s'il était incapable de donner un commandement injuste ; et à l'époque chrétienne, Optat 23 pensait que quiconque se permettait de trouver à redire à son souverain se mettait presque au niveau d'un dieu. Mais ce quiétisme politique n'était pas universel. Origène, le meilleur auteur de ces temps reculés, parlait favorablement des conspirations qui visaient à détruire la tyrannie.

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Après le quatrième siècle les déclarations hostiles à l'esclavage sont pressantes et continuelles. Et, dans un sens théologique mais déjà lourd de sens, les théologiens du second siècle insistent sur la liberté, et les théologiens du quatrième siècle sur l'égalité. Il y eut une transformation essentielle et inévitable en politique. Il y avait eu des gouvernements populaires, et aussi des gouvernements mêlés et des gouvernements fédéraux, mais pas de gouvernement limité, pas d'Etat dont la circonférence de l'autorité eût été définie par une force extérieure à la sienne. Tel était le grand problème qu'avait soulevé la philosophie et que nul art de gouverner n'avait été capable de résoudre. Ceux qui proclamaient l'existence d'une autorité plus haute avaient certes tracé une barrière métaphysique devant les gouvernements, mais il n'avaient pas su comment la rendre réelle. Tout ce qu'avait pu faire Socrate, en guise de protestation contre la tyrannie de la démocratie réformée, avait été de mourir pour ses convictions. Les stoïciens n'avaient pu que conseiller au sage de se tenir à l'écart de la politique en gardant au fond de son cœur la loi non écrite. Mais lorsque le Christ dit ´ rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ª 24, ces mots, qu'Il prononça lors de Sa dernière visite au Temple, trois jours avant Sa mort, donnaient au pouvoir civil, sous la protection de la conscience, un caractère sacré dont il n'avait jamais joui et des limites qu'il n'avait jamais reconnues ; et ces mots répudiaient l'absolutisme et inauguraient la liberté. Car Notre Seigneur ne se contenta pas d'énoncer le précepte : il créa aussi la force qu'il fallait pour le mettre à exécution. Maintenir l'immunité nécessaire dans une sphère suprême, renfermer toutes les autorités politiques dans des limites définies, cessa d'être l'aspiration de patients penseurs et devint la responsabilité permanente et le souci permanent de l'institution la plus énergique et de l'association la plus universelle que le monde ait connues. La nouvelle loi, le nouvel esprit, la nouvelle autorité donnèrent à la liberté une signification et une valeur qu'elle n'avait possédées ni dans la philosophie ni dans la constitution de la Grèce ou de Rome, avant la connaissance de la vérité qui nous rend libres 25.

Notes

3 Genèse, 25, 29-34. Esaü céda son droit d’aînesse à son frère cadet Jacob.

4 Des idées voisines se trouvent dans Edmund Burke, Thoughts on the Cause of the Present Discontents (1770

5 L’Habeas Corpus fut voté à l’époque même où le Parlement renforçait la législation anti-catholique et cherchait à exclure le duc d’York, frère du roi et futur Jacques II, de la succession au trône. Charles II procéda à trois dissolutions du Parlement, à deux reprises en 1679, puis en 1681, et gouverna seul jusqu’à sa mort en 1685. Acton fait clairement l’impasse sur ce qui peut expliquer le comportement royal.

6 En février 1842, Guizot s’opposa à une réforme dont l’objet était de rendre incompatible la fonction de député et celle de fonctionnaire. Sa majorité ne fut que de neuf voix : sur les 198 qui soutenaient Guizot, 130 étaient des fonctionnaires (voir Gabriel de Broglie, Guizot, Paris, Perrin, 1990, p. 347). Acton pratique ici un raccourci de six ans qui établit une causalité directe entre le vote de février 1842 et la Révolution de 1848.

7 Allusion à la pratique du spoils system, dans lequel était passé maître Andrew Jackson (1767-1845), président de 1829 à 1837.

8 1 Samuel 8, 11-18.

9 2 Rois 22 et 23 et 2 Chroniques 34.

10 Mme de Staël, Considérations sur les principaux événements de la Révolution française, posth., 1818. Acton fait une légère erreur de mémoire : en effet, Mme de Staël ne qualifie pas le despotisme de « nouveau » mais de « moderne ».

11 Il s’agit de l’Angleterre, qui sera l’objet de la seconde conférence (« Histoire de la liberté à travers la chrétienté ») dont on peut trouver la traduction par Pierre Garello dans Le point de rencontre, n° 62, août-septembre 2000, p. 4-33.

12 Il s’agit de Théognis de Mégare (milieu du Vie siècle avant J.-C.), violemment engagé dans les luttes politiques qui divisaient sa cité. 13 Citation non identifiée.

14 Voir l’introduction au sujet de cette lecture de Platon.

15 Aristote est loin d’être aussi tranché que le soutient Acton. Voir La Politique, éd. J. Tricot, rééd., Paris, Vrin, 1987, I, 6, p. 42-47.

16 Platon, République, trad. et notes Robert Baccou, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 212-216.

17 John Milton, Paradise Lost, 1667, I, v. 25-26.

18 Acton décrit ici le « gouvernement mixte » qui caractérise le Royaume-Uni, seul à avoir réalisé ce qui demeurait une « chimère de philosophes » dans l’Antiquité.

19 Acton semble s’inspirer d’une remarque de César qui aurait préféré être le premier parmi un obscur peuple alpin que le second à Rome. Il donne bien entendu un tour très différent à cette boutade : ce qui lui importe, en effet, n’est pas l’ambition politique mais les garanties des individus.

20 Une telle doctrine est en effet parfaitement compatible avec l’augustinisme. Un peu plus bas, Acton se réfère à saint Augustin pour mieux souligner la proximité entre stoïcisme et christianisme.

21 Il s’agit de Zénon de Cittium, mentionné plus bas, et non pas de Zénon d’Elée.

22 Evêque de Sardes au IIe siècle.

23 Vraisemblablement l’évêque de Milève, en Numidie, mort avant 400.

24 Matthieu, 17, 21 ; Marc, 12, 17 ; Luc, 20, 25.

25 Jean, 8, 32.

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