Lord Acton:Histoire de la Liberté dans la Chrétienté

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Lord Acton
1834-1902
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Auteur libéral classique et libéral conservateur
Citations
« Le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument. »
« La liberté n'est pas un moyen pour une fin politique plus haute. Elle est la fin politique la plus haute. Ce n'est pas en vue de réaliser une bonne administration publique que la liberté est nécessaire, mais pour assurer la poursuite des buts les plus élevés de la société civile et de la vie privée. »
« (La liberté) n'est pas le pouvoir de faire ce que l'on veut, mais le droit de se montrer capable de faire ce que l’on doit. »
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Lord Acton:Histoire de la Liberté dans la Chrétienté
Histoire de la Liberté dans la Chrétienté


Anonyme


Conférence prononcée devant les membres du Bridgnorth Institute
28 février 1877

Lorsque Constantin le Grand déplaça le siège de l'Empire de Rome à Constantinople, il dressa au beau milieu de la place du marché de cette nouvelle capitale une colonne de porphyre, venue d'Egypte par voies maritimes et terrestres, au sujet de laquelle une étrange histoire est contée. Dans les fondations Constantin fit secrètement enfouir les sept emblèmes sacrés de l'Etat Romain gardés par les vierges du Temple de Vesta ainsi que le feu qui ne meurt jamais. A la cime, il dressa une statue d'Apollon, faite à sa ressemblance, qui renfermait un fragment de la Croix ; et il la couronna d'un diadème dont les rayons étaient formés des clous utilisés pour la crucifixion, clous que sa mère aurait trouvés à Jérusalem.

La colonne se dresse encore et est bien le monument le plus important de l'empire converti que nous ayons conservé ; car l'idée que les clous qui avaient transpercé le corps du Christ puissent devenir l'ornement approprié pour une idole païenne dès lors qu'elle portait le nom d'un empereur vivant indique la position attribuée à la Chrétienté dans la construction de l'empire voulue par Constantin. La tentative, mise en œuvre par Dioclétien, visant à transformer le gouvernement romain en un despotisme de type oriental avait donné lieu à la dernière et plus grave des persécutions de chrétiens ; et Constantin, en adoptant leur foi, n'entendait ni abandonner les modes d'actions de son prédécesseur ni renoncer à la fascination d'une autorité arbitraire. Il désirait plutôt pérenniser son pouvoir en s'appuyant sur une religion qui avait surpris le monde par ses capacités de résistance. C'est afin d'obtenir un support inconditionnel et sans inconvénient qu'il établit le siège de son gouvernement en Orient avec un patriarche de sa création.

Personne ne l'avertit qu'en promouvant de la sorte la religion chrétienne il liait une de ses mains et renonçait aux prérogatives des Césars. Dès lors qu'il était l'auteur reconnu de la liberté et de la supériorité de l'Eglise, on faisait appel à lui en tant que protecteur de son unité. Il admit cette obligation, il accepta cette charge ; et les divisions qui dominaient parmi les Chrétiens fournirent à ses successeurs autant d'occasions d'étendre leur protectorat et de prévenir toute réduction des attributs et des ressources de la politique impériale.

Constantin déclara que sa volonté avait valeur de canon de l'Eglise. D'après Justinien, le peuple romain avait formellement transféré l'entière plénitude de son autorité à l'empereur, en conséquence de quoi le bon plaisir de l'empereur -exprimé à travers ses édits et ses lettres- avait force de loi. Même au cours de la période fervente de sa conversion, l'empire employait sa civilisation raffinée, la sagesse accumulée de ses anciens sages, le bon sens et la subtilité du droit romain, et tout l'héritage du monde juif, païen et chrétien, pour faire de l'Eglise la béquille dorée de l'absolutisme. Ni une philosophie éclairée, ni toute la sagesse politique de Rome, pas même la foi et la vertu des chrétiens, ne purent vaincre la tradition incorrigible de l'Antiquité. Il manquait quelque chose au-delà de tous les dons de la réflexion et de l'expérience : une aptitude à l'autonomie et au contrôle de soi qui se développe tel son langage dans les fibres d'une nation et qui grandit avec elle. Cet élément vital, que plusieurs siècles de guerres, d'anarchie et d'oppression avaient éradiqué de tous les pays encore drapés de la pompe des civilisations anciennes, fut déposé sur le sol de la Chrétienté par les courants fertilisants des migrations qui renversèrent l'empire d'Occident.

Au sommet de leur puissance, les Romains s'aperçurent de l'existence d'une race d'hommes qui n'avaient pas abdiqué leurs libertés entre les mains d'un monarque, et les meilleurs écrivains de l'empire parlaient d'eux avec le sentiment vague et amer que l'avenir du monde appartenait aux institutions de ces barbares que le despotisme n'avait pas encore écrasés. Leurs rois, lorsqu'ils en avaient, ne présidaient pas leurs conseils ; ils étaient parfois élus, parfois destitués, et avaient fait serment d'agir toujours selon le voeu général. Ils ne disposaient d'une autorité réelle qu'en temps de guerre. Ce républicanisme primitif -qui admettait la monarchie au titre d'incident intermittent, mais ne lâchait pas sur la suprématie collective de tous les hommes libres, des autorités constituantes sur les autorités constituées- est le germe éloigné du parlementarisme. L'action de l'Etat était strictement limitée ; mais, outre sa position de chef de l'Etat, le roi était entouré d'une cour d'individus liés à lui par des considérations politiques ou personnelles. La désobéissance et la résistance aux ordres n'étaient pas tolérées de la part de ceux qui dépendaient ainsi directement de lui, tout comme elles n'étaient pas tolérées de la part d'une femme, d'un enfant ou d'un soldat ; et un homme était censé tuer son propre père si tel était le souhait du chef. Ainsi, ces communautés teutoniques autorisaient une indépendance à l'égard du gouvernement qui pouvait devenir fatale pour la société, tout en admettant une grande dépendance à l'égard des personnes, qui mettait la liberté en péril. C'était un système éminemment propice au développement des corporations mais n'offrant aucune sécurité aux individus. L'Etat avait peu de chances d'opprimer ses sujets et était incapable de les protéger.

Le premier effet de la grande migration teutonique dans les régions civilisées par Rome fut de ramener l'Europe plusieurs siècles en arrière, dans un Etat guère plus avancé que celui d'où les institutions de Solon avaient tiré Athènes. Mais, alors que les Grecs préservaient de l'Antiquité la littérature, les arts et la science, ainsi que tous les monuments sacrés des premiers chrétiens dans une mesure dont les fragments qui nous sont parvenus ne donnent qu'une pâle idée ; alors que même les paysans bulgares connaissaient par cœur le Nouveau Testament, l'Europe occidentale se trouva sous l'emprise de chefs dont les plus brillants ne savaient même pas écrire leurs noms. Les capacités à raisonner correctement, à observer avec précision, s'éteignirent pendant 500 ans, et même les sciences les plus nécessaires à la société -la médecine, la géométrie- tombèrent en décripitude jusqu'au jour où les maîtres de l'Ouest partirent étudier aux pieds des maîtres arabes. Pour faire jaillir l'ordre de ruines chaotiques, pour fonder une nouvelle civilisation et rassembler des races hostiles et inégales en une nation, il fallait non pas de la liberté, mais de la force. Et c'est ainsi que, durant plusieurs siècles, tous les progrès doivent être imputés à l'action d'hommes tels que Clovis, Charlemagne, et Guillaume le Conquérant ; des hommes décidés, au jugement péremptoire et forçant l'obéissance.

L'esprit du paganisme immémorial qui avait imprégné les sociétés anciennes ne pouvait être exorcisé sans les efforts combinés de l'Eglise et de l'Etat ; et le sentiment universel que leur union était nécessaire donna naissance au despotisme byzantin. Les ecclésiastiques de l'empire, incapables d'imaginer une chrétienté florissante au delà des frontières de l'empire, clamèrent avec insistance que l'Eglise est dans l'Etat et non l'inverse. Cette doctrine avait à peine été formulée que l'effondrement rapide de l'empire occidental ouvrit de nouveaux horizons ; et le prêtre à Marseille Salvien affirma que les vertus sociales, en déclin chez les Romains civilisés, se trouvaient avec une plus grande pureté et un plus bel avenir chez les envahisseurs païens. Ils furent convertis rapidement, sans peine, et leur conversion fut généralement apportée par leurs rois.

La chrétienté, qui dans les premiers temps s'était adressée aux masses et s'appuyait sur le principe de liberté, se tournait à présent vers les dirigeants et jetait son influence toute puissante sur le plateau de l'autorité. Les barbares, qui ne possédaient aucun livre, aucune connaissance séculaire, aucune éducation si ce n'est celle dispensée dans les écoles du clergé, et qui n'avaient au mieux que des rudiments d'instruction religieuse, se tournèrent avec un attachement enfantin vers les hommes qui connaissaient parfaitement les Ecritures, Cicéron, saint Augustin ; et dans l'univers étroit de leur pensée, l'Eglise était perçue comme quelque chose d'infiniment plus grand, plus fort, plus saint que leurs Etats aux fondations récentes. Le clergé fournissait les moyens de diriger les nouveaux gouvernements et échappait aux impôts ainsi qu'à la juridiction des magistrats civils et des administrateurs politiques. Il enseignait que le pouvoir doit être confié par élections, et les Conciles de Tolède fournirent le cadre du système parlementaire espagnol qui est, de loin, le plus vieux du monde. Mais la monarchie des Wisigoths en Espagne, tout comme celle des Saxons en Angleterre -monarchies où les nobles et les prélats entouraient le trône avec l'apparence d'institutions libres- , ces monarchies moururent et le peuple qui prospéra et qui éclipsa tous les autres fut celui des Francs, qui n'avait pas de noblesse de naissance, dont la loi de succession à la couronne devint pour mille ans l'objet figé d'une superstition sans changement, et sous qui le système féodal fut développé à l'excès.

Le féodalité fit de la terre la mesure et la maîtresse de toute chose. N'ayant d'autres sources de richesse que le produit du sol, les hommes dépendaient du seigneur pour échapper à la famine ; en sorte que sa puissance vint à dominer la liberté des sujets et l'autorité de l'Etat. Tout baron est souverain sur son propre domaine disait une maxime française. Les nations de l'Ouest oscillaient entre les tyrannies concurrentes des maîtres locaux et celles des monarchies absolues, lorsqu'une force fit son apparition sur la scène, qui se révéla pour un temps supérieure, aux vassal comme à son suzerain.

Aux jours de la Conquête, alors que les Normands anéantissaient les libertés de l'Angleterre, les institutions grossières qu'avaient importées des forêts allemandes les Saxons, les Goths et les Francs étaient en recul, et les nouveaux principes d'un gouvernement populaire, fournis plus tard par la montée des villes et la formation d'une classe moyenne, n'étaient pas encore en vigueur. La seule influence en mesure de résister à la hiérarchie féodale était la hiérarchie ecclésiastique, et les deux entrèrent en collision dès lors que les progrès de la féodalité inquiétèrent l'indépendance de l'Eglise, en soumettant rigoureusement les prélats à cette forme de dépendance personnelle envers le Roi caractéristique des Etats teutons.

C'est à ce conflit qui dura quatre cents ans que nous devons l'ascension des libertés civiles. Si l'Eglise avait continué à soutenir les royaumes qu'elle avait bénis, ou encore si la lutte s'était résolue rapidement sur une victoire claire, alors toute l'Europe aurait sombré dans un despotisme byzantin ou moscovite. Car chacune des parties recherchait le pouvoir absolu. Et bien que la liberté ne fût pas la fin qu'elles poursuivaient, elle fut le moyen par lequel le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel tentèrent de s'attirer les faveurs des nations. Le résultat des phases successives de ces conflits fut que les villes italiennes et allemandes gagnèrent leur liberté, la France, ses Etats généraux, l'Angleterre, son parlement. Et tant que dura la lutte, l'essor du droit divin fut contrecarré. On tendait à considérer que la couronne était un domaine transmis selon la loi de la propriété immobilière dans la famille qui le possédait. Mais l'autorité de la religion, et en particulier de la papauté, venait appuyer ceux qui niaient l'indissolubilité du titre de roi. En France, ce que l'on appela plus tard la théorie gallicane, affirmait que la maison régnante était au dessus de la loi, et que le sceptre devait y demeurer tant qu'il y aurait des princes du sang royal de saint Louis. Mais, dans d'autres pays, le serment d'allégeance lui-même qu'il était conditionnel, et ne devait être respecté qu'en cas de bonne conduite ; et c'est en conformité avec le droit public auquel tout monarque devait se soumettre que le Roi Jean fut condamné pour rébellion contre les barons ; et que les hommes qui avaient fait monté Edouard III sur le trône dont ils venaient de priver son père invoquèrent la maxime Vox populi, vox Dei.

Cette doctrine qui affirmait le droit divin du peuple à faire et défaire les princes, après avoir obtenu les sanctions de la religion, allait se renforcer, et devenir suffisamment puissante pour résister tant à l'Eglise qu'au Roi. Au cours de la lutte que se livrèrent les maisons de Bruce et de Plantagenêt pour prendre possession de l'Ecosse et de l'Irlande, les prétentions anglaises s'appuyaient sur les censures de Rome. Mais Irlandais et Ecossais refusèrent de se plier ; et il suffit de lire l'adresse par laquelle le parlement écossais signifiait au Pape sa décision pour comprendre combien cette doctrine populaire était profondément enracinée. En parlant de Robert Bruce, il disait : " La divine Providence, les lois et coutumes du pays, que nous défendrons jusqu'à la mort, et le choix du peuple, ont fait de lui notre roi. S'il devait un jour trahir ses principes, et consentir à ce que nous soyons sujets du roi d'Angleterre, alors nous le traiterions en ennemi, comme destructeur de nos droits et des siens, et en élirions un autre à sa place. Nous ne recherchons ni la gloire ni la richesse, mais cette liberté qu'aucun homme véritable n'abandonnera fût-ce au prix de sa vie. " Ce jugement sur la royauté était naturel chez ces hommes habitués à voir ceux qu'ils respectaient le plus en perpétuel conflit avec leurs gouvernants. Grégoire VII avait commencé à déprécier les autorités civiles en disant qu'elles étaient l'œuvre du démon ; et, déjà à son époque, les deux parties étaient contraintes d'admettre la souveraineté du peuple, et de s'y référer comme à la source première de pouvoir.

Deux siècles plus tard, cette théorie politique avait gagné aussi bien en netteté qu'en force parmi les Guelfes -le parti de l'Eglise- ainsi que chez les Gibelins, ou Impérialistes. Voici l'opinion du plus célèbre des écrivains guelfes : "Un Roi infidèle à son devoir perd ses prétentions à l'obéissance. Le destituer n'est pas une rébellion, car il est lui même un rebelle que la nation a le droit de faire plier. Mais il est préférable de restreindre son pouvoir afin qu'il ne puisse en abuser. A cette fin, la nation dans son ensemble doit avoir elle-même une part du pouvoir ; la constitution doit combiner une monarchie limitée et élective, avec une aristocratie du mérite, ainsi qu'avec un mélange de démocratie qui permette à toutes les classes d'accéder aux responsabilités par des élections populaires. Aucun gouvernement n'a le droit de prélever des taxes au delà des limites fixées par le peuple. Toute autorité politique dérive du suffrage populaire, et toutes les lois doivent être faites par le peuple ou ses représentants. Il n'y a aucune sécurité tant que nous sommes à la merci de la volonté d'un autre homme. " Ce langage, qui est la plus ancienne expression de la théorie whig de la révolution, est tiré de l'oeuvre de saint Thomas d'Aquin dont Lord Bacon disait qu'il était le plus grand cœur des scolastiques. Et il est intéressant de noter qu'il écrivait au moment même où Simon de Montfort convoquait la Chambre des Communes ; et que la politique du moine napolitain avait plusieurs siècles d'avance sur celle des hommes d'Etat anglais.

Le plus doué des écrivains du côté des Gibelins était Marsile de Padoue. "Les lois, disait-il, tirent leur autorité de la nation, et n'ont aucune valeur sans son approbation. Puisque le tout est plus important qu'une quelconque partie, il est mauvais qu'une partie puisse légiférer pour le tout ; et comme les hommes sont égaux, il est mauvais qu'un homme soit contraint par les lois faites par un autre. Mais en obéissant aux lois que tous les hommes ont approuvées, tous les hommes, de fait, se gouvernent eux-mêmes. Le Monarque, qui est institué par la législature pour exécuter ses volontés, doit être suffisamment armé pour contraindre des individus, mais pas assez pour contrôler la majorité du peuple. Il est responsable devant la nation et sujet à la loi ; et la nation qui le nomme et lui assigne ses devoirs doit veiller à ce qu'il respecte la constitution et le destituer s'il l'enfreint. Les droits des citoyens sont indépendants de la foi qu'ils professent et aucun homme ne doit être puni à cause de sa religion." Cet auteur, qui à certains égards était plus perspicace que Locke ou Montesquieu, qui avait si bien saisi les principes qui allaient influencer le monde moderne -la souveraineté de la nation, le gouvernement représentatif, la supériorité du législatif sur l'exécutif, la liberté de conscience-, vivait sous le règne d'Edouard II, il y a 550 ans.

Que les pensées de ces deux auteurs s'accordent sur un si grand nombre de points fondamentaux —qui n'ont cessé depuis d'alimenter les controverses- est d'autant plus remarquable qu'ils appartenaient à des écoles ennemies et que l'un d'entre eux aurait sans doute pensé que l'autre méritait la mort. Saint Thomas aurait aimé étendre le contrôle de la papauté à la totalité des gouvernements chrétiens, Marsile désirant pour sa part soumettre le clergé à la loi du pays et réduire tant le nombre de ses membres que la taille de ses propriétés. Au fil de ce débat fondamental, beaucoup de points s'éclaircirent progressivement jusqu'à acquérir le statut de conviction. Car il ne s'agissait pas en l'occurrence simplement de l'opinion de quelques esprits prophétiques bien au dessus de leurs contemporains ; ces convictions avaient quelques bonnes chances de dominer le monde pratique.. Le règne ancien des barons était sérieusement menacé. Suite aux croisades, l'ouverture de l'Orient avait fortement stimulé l'industrie. Un flux s'établit des campagnes vers les villes, et la machinerie féodale ne prévoyait rien pour le gouvernement des villes. Lorsque les hommes trouvèrent un moyen de survivre indépendamment du bon vouloir de la classe des propriétaires fonciers, ces propriétaires perdirent la plus grande partie de leur importance au profit des détenteurs de richesses mobilières. Les habitants des cités non seulement parvinrent à s'affranchir du contrôle des barons et des prélats mais tentèrent d'obtenir pour leur classe et leurs intérêts la direction de l'Etat.

Le XIVe siècle fut le théâtre de cette lutte mouvementée entre chevalerie et démocratie. Les villes italiennes, les plus avancées en intelligence et en civilisation, ouvrirent la voie avec des constitutions démocratiques idéalistes et le plus souvent impraticables. Les Suisses se libérèrent du joug de l'Autriche. Deux longues chaînes de villes libres virent le jour, le long de la vallée du Rhin, et à travers le cœur de l'Allemagne. Les citoyens de Paris s'approprièrent le Roi, réformèrent l'Etat, et commencèrent l'immense aventure de leurs expériences pour gouverner la France. Mais la poussée la plus salutaire et la plus vigoureuse en termes de libertés municipales se fit en Belgique ; la Belgique qui fut de tous les pays du continent le plus résolu dans sa fidélité aux principes d'un gouvernement autonome, et ce depuis des temps immémoriaux. Si importantes étaient les ressources concentrées dans les cités flamandes, si répandu était le mouvement pour la démocratie, que l'on a pu longtemps se demander si les nouveaux intérêts ne prévaudraient pas, et si l'ascendance de l'aristocratie militaire n'allait pas céder le pas à la richesse et à l'intelligence de ces hommes qui vivaient du commerce. Mais Rienzi, Marcel, Artevelde, et autres champions de ces démocraties mal préparées d'alors, vécurent et moururent en vain. Le soulèvement des classes moyennes avait mis au grand jour les besoins, les passions, les aspirations des plus pauvres qui souffraient. Des insurrections féroces en France, en Angleterre, amenèrent une réaction qui allait repousser de plusieurs siècles le réajustement des pouvoirs, et le spectre rouge de la révolution sociale jaillit dans le sillon de la démocratie. Les citoyens armés de Gand furent écrasés par la chevalerie française ; et la monarchie fut ainsi la seule bénéficiaire des changements qui s'opéraient dans les classes et agitaient les esprits.

Tournant nos regards en arrière, vers cette période qui dura mille ans et que l'on appelle le Moyen Age, pour estimer le travail qu'ils accomplirent, si ce n'est vers une perfection des institutions, au moins vers une connaissance de la vérité politique, voilà ce que nous trouvons : le gouvernement représentatif, inconnu des anciens, étaient pratiquement universel. Les modes d'élection étaient rudimentaires, mais le principe selon lequel aucune taxe n'est légale si elle n'a reçu l'aval de la classe des payeurs–en d'autres termes, que la fiscalité est inséparable de la représentation–, ce principe était reconnu, non comme le privilège de quelques pays, mais comme un droit universel. Pas un prince en ce monde, disait Philippe de Commines ne peut prélever un sous sans l'accord du peuple. L'esclavage avait disparu presque partout, et le pouvoir absolu était considéré plus intolérable et plus criminel que l'esclavage. Le droit d'insurrection était non seulement admis mais vu comme un devoir sanctifié par la religion. Même les principes de l'Habeas Corpus et la méthode de l'impôt sur les revenus étaient déjà connus. Le problème de la politique des anciens résidait dans un Etat absolu reposant sur l'esclavage. Le produit politique du Moyen Age était un système d'Etats où l'autorité était contrainte par la représentation de classes puissantes, par des associations privilégiées, et par la reconnaissance de droits supérieurs à ceux que peut imposer l'homme.

En ce qui concerne la réalisation pratique de ce qui était perçu comme bon, tout restait presqu'à faire. Mais les grands problèmes de principes avaient été résolus. D'où la question : comment le XVIe siècle a-t-il géré les trésors amassés au cours du Moyen Age ? Le signe le plus visible de ces temps était le déclin de l'influence religieuse dont la prépondérance avait été si longue. Soixante ans après l'invention de l'imprimerie, 30000 livres étaient sortis des presses européennes sans que personne n'entreprît d'imprimer le Testament grec. En ces jours où tout Etat faisait de l'unité de la foi son souci principal, on commençait à penser que les droits d'un homme, et les devoirs des voisins et des gouvernants à son égard variaient selon sa religion ; et la société ne reconnaissait pas à un turc, un juif, un païen ou un hérétique, ou un adorateur du diable les mêmes obligations qu'à un chrétien orthodoxe. L'ascendance de la religion s'estompant, le privilège de traiter ses ennemis suivant des principes exceptionnels fut revendiqué par l'Etat à son propre profit ; et l'idée que les fins du gouvernement justifient les moyens employés fut érigée en système par Machiavel. C'était un politicien très pénétrant, profondément désireux d'écarter ce qui faisait obstacle à un gouvernement intelligent de l'Italie. Il lui parut que la conscience est l'obstacle le plus contrariant qui se dresse devant l'intellect et que l'on ne gouvernera jamais un Etat avec la vigueur et l'habileté nécessaire à la réalisation de plans délicats si un Etat se laisse entraver par des précepts inscrits dans les manuels de la perfection.

Par la suite, sa doctrine audacieuse fut reprise ouvertement par des hommes qui, par ailleurs, étaient de noble caractère. Ils voyaient que dans les moments critiques les hommes bons avaient rarement une force qui s'accorde avec leur bonté, et qu'ils abdiquaient face à ceux qui ont saisi le sens de la maxime suivant laquelle on ne peut faire l'omelette sans casser les œufs. Ils voyaient que la morale publique était différente de la morale privée, car aucun gouvernement ne peut tendre l'autre joue, ou préférer le pardon à la justice. Mais ils ne pouvaient cerner précisément ces différences, tracer des limites aux exceptions ; ils ne pouvaient énoncer une mesure pour apprécier les actes d'une nation, si ce n'est le jugement que le ciel prononce en ce monde en conférant le succès.

L'enseignement de Machiavel n'aurait très certainement pas résisté à l'épreuve du gouvernement parlementaire, dans la mesure où les débats publics requièrent au minimum que l'on fasse profession de bonne foi. Mais il donna une impulsion considérable à l'absolutisme en faisant taire les consciences de rois très religieux, et il donna au bien et au mal des visages très proches. Charles V offrait 5000 couronnes pour le meurtre d'un ennemi. Ferdinand Ier et Ferdinand II, Henri III et Louis XIII, tous éliminèrent perfidement leur sujet le plus puissant. Elisabeth et Marie Stuart tentèrent de faire de même l'une envers l'autre. La voie était ouverte pour que, sur les institutions et l'esprit de temps meilleurs, triomphât la monarchie absolue ; non à cause d'actes isolés de faiblesse, mais par l'élaboration consciente d'une philosophie du crime, et par une telle perversion du sens moral que rien de semblable n'avait été vu depuis que les Stoïciens avaient réformé la moralité du paganisme.

Le clergé qui avait de mille façons servi la cause de la liberté au cours de la longue lutte contre la féodalité et l'esclavage se trouvait associé à présent aux intérêts de la royauté. Des tentatives de réforme de l'Eglise sur le modèle constitutionnel échouèrent, mais elles unifièrent la hiérarchie et la couronne dans leur lutte contre un système de division des pouvoirs qui devint de la sorte leur ennemi commun. De puissants rois furent en mesure d'assujettir la spiritualité en France, en Espagne, en Sicile et en Angleterre. La monarchie absolue en France fut érigée au cours des deux siècles suivants par douze cardinaux politiques. Les rois d'Espagne obtinrent le même résultat pratiquement d'un seul coup en réactivant et en s'appropriant pour leur propre usage les tribunaux d'inquisition, tribunaux qui étaient tombés dans l'obsolescence et qui à présent donnaient aux rois un pouvoir terrifiant qui les rendit despotiques. En une génération la transition se fit, à travers toute l'Europe, de l'anarchie du temps des Deux Roses à la soumission passionnée, et à l'acceptation satisfaite de la tyrannie qui marque le règne d'Henri VIII et des rois de son temps.

Ce courant était vif lorsque débuta la Réforme à Wittenberg et on pouvait s'attendre à ce que l'influence de Luther permît d'arrêter ce torrent d'absolutisme. De toute part l'alliance solide de l'Eglise et de l'Etat lui faisait face. Et une grande partie de son pays était gouvernée par des potentats hostiles qui n'étaient autres que des prélats de la cour de Rome. Il avait, en fait, plus à craindre de ses adversaires temporels que de ses adversaires spirituels. Les chefs des évêques allemands souhaitaient voir les demandes protestantes exaucées et le Pape lui-même demanda à l'Empereur avec insistance, mais en vain, d'adopter une politique conciliante. Mais Charles Quint avait fait de Luther un hors-la-loi et tentait de l'attaquer ; et les Ducs de Bavière s'employaient à décapiter et brûler ses disciples. Les démocraties des cités, quant à elles, prirent en général son parti. Mais la terreur révolutionnaire était ce qu'il craignait par dessus tout en politique, et la glose qui avait permis aux théologiens guelfes de surmonter l'obéissance passive des temps apostoliques était caractéristique de cette méthode médiévale d'interprétation qu'il rejetait. Il dévia un instant au cours de ses dernières années, mais la substance de son enseignement politique était éminemment conservatrice. Les Etats luthériens devinrent les forteresses d'une immobilité rigide, et les auteurs luthériens n'avaient de cesse de condamner la littérature démocratique qui vit le jour dans la deuxième phase de la Réforme. En effet les Réformés suisses étaient plus audacieux que les Allemands dans leur désir de combiner leur cause avec le politique. Zurich et Genève étaient des républiques et l'esprit de leur gouvernement influença à la fois Zwingli et Calvin.

Zwingli en effet ne se détourna pas de la doctrine médiévale selon laquelle tout magistrat pervers devait être renvoyé, mais il fut tué trop tôt pour agir de façon durable sur la dimension politique du protestantisme. Calvin, quoique républicain, jugea que les peuples n'étaient pas en mesure de se gouverner eux-mêmes et qualifia l'assemblée populaire d'abus que l'on doit abolir. Il appelait de ses voeux une aristocratie d'élus armée de façon à être en mesure de punir non seulement le crime mais encore le vice et l'erreur, car il pensait que la sévérité des lois médiévales était insuffisante pour les besoins de son temps. Aussi était-il favorable à l'utilisation de la plus irrésistible des armes que les procédures inquisitoriales mettaient aux mains des gouvernements, le droit des soumettre les prisonniers à des tortures intolérables, non parce qu'ils étaient coupables, mais parce que leur culpabilité ne pouvait être établie. Son enseignement, quoiqu'il ne fût pas destiné à promouvoir les institutions populaires, était si opposé à l'autorité des monarques alentour qu'il adoucit l'expression de ses vues politiques dans l'édition française des Instituts.

L'influence politique directe qu'exerça la Réforme fut moins importante qu'on a pu le penser. Les Etats dans l'ensemble étaient suffisamment forts pour la contrôler. Certains Etats arrêtèrent cette vague déferlante en déployant une force importante. D'autres, faisant preuve d'une habileté consommée, surent la détourner à leur profit. Seul le gouvernement polonais à cette époque lui laissa libre cours. L'Ecosse fut le seul royaume où la Réforme vainquit la résistance de l'Etat, et l'Irlande fut le seul cas d'échec, malgré le soutien du gouvernement. Mais dans presque tous les autres cas les Princes, aussi bien ceux qui firent face au vent que ceux qui préférèrent louvoyer, utilisèrent tout le zèle, les craintes, les passions ainsi soulevés comme autant d'instruments permettant d'accroître leur pouvoir. Les nations s'empressèrent d'investir leurs dirigeants de toutes les prérogatives nécessaires à la préservation de leur foi, et c'est ainsi que toute l'attention qui avait été consacrée à la séparation de l'Eglise et de l'Etat et à empêcher la confusion de leurs pouvoirs, tout ce travail qui avait été accompli au cours des temps fut balayé dans l'intensité de la crise. Des actes abominables furent ainsi accomplis pour lesquels les passions religieuses ne servirent bien souvent que d'instruments, la motivation profonde étant d'ordre politique.

Le fanatisme s'exprime à travers les masses, mais les masses étaient rarement fanatisées, et les crimes dont on les accablent étaient en général dus au froid calcul des hommes politiques. Lorsque le roi de France entreprit de mettre à mort tous les protestants, ce fut sur l'ordre de ses propres agents. Ce ne fut nulle part l'acte spontané de la population, et dans de nombreuses villes et des provinces entières les magistrats refusèrent d'obéir. Les motifs de la Cour étaient si éloignés d'un pur fanatisme que la reine mit immédiatement au défi Elisabeth de faire de même avec les catholiques anglais. François 1er et Henri II envoyèrent près de cent huguenots au bûcher mais ils n'en étaient pas moins des prometteurs chaleureux et assidus du protestantisme en Allemagne. Sir Nicolas Bacon fut l'un des ministres qui supprimèrent la messe en Angleterre. Pourtant lorsque les réfugiés hugenots arrivèrent, il les aimait si peu qu'il rappela au Parlement la façon sommaire par laquelle Henri V avait traité les Français qui étaient tombés entre ses mains à Azincourt. John Knox pensait que tous les catholiques d'Ecosse devaient être mis à mort, et personne n'a jamais eu de disciples d'un tempérament plus dur, plus impitoyable. Mais son opinion ne fut pas partagée.

Durant toute cette période de conflits religieux, c'est le politique qui prévalut. Lorsque les derniers artisans de la Réforme moururent, la religion, au lieu d'émanciper les nations, s'était transformée en excuse pour l'art criminel des despotes. Calvin prêchait et Bellarmin donnait des conférences mais Machiavel régnait. Avant la fin du siècle trois événement eurent lieu qui marquèrent le début d'un changement important. Le massacre de la Saint Barthélémy convainquit la grande majorité des calvinistes de la légalité de la rébellion contre les tyrans et ils devinrent les défenseurs de la doctrine que l'évêque de Winchester avait le premier avancée et que Knox et Buchanan avaient reçue à travers les maîtres de Paris directement des écoles du Moyen Age. Adoptée par haine du roi de France, cette doctrine fut bientôt mise en pratique contre le roi d'Espagne. Les Hollandais révoltés destituèrent Philippe II par un acte solennelle et proclamèrent leur indépendance sous la protection du Prince d'Orange qui avait été et continuait d'être surnommé son lieutenant. Leur exemple fut important, non seulement parce que les sujets d'une religion destituaient un monarque d'une autre religion -cela avait déjà en effet été réalisé en Ecosse- mais parce qu'une république venait se substituer à une monarchie, forçant le droit public en Europe à reconnaître la révolution accomplie. Au même moment, les catholiques français, se dressant contre Henri III qui était le plus méprisable des tyrans, ainsi que contre son héritier Henri de Navarre qui, parce qu'il était protestant, répugnait à la majorité de la nation, défendirent ces mêmes principes tant par l'épée que par la plume.

Des rayons entiers de bibliothèque peuvent être remplis grâce aux livres qui parurent alors pour leur défense pendant plus d'un demi-siècle. Parmi ces livres on trouve les traités de droit les plus complets qui furent jamais écrits. Pratiquement tous sont corrompus par le défaut qui défigurait la litérature politique du Moyen Age. Cette littérature, ansi que j'ai tenté de le montrer, est extrêmement remarquable, et les services qu'elle rendit au progrès humain sont très grands. Mais de la mort de saint Bernard à la parution de l'Utopie de Sir Thomas Moore, il ne fut pratiquement pas un écrivain qui ne mît la politique au service des intérêts du Pape ou du roi. Et ceux qui vinrent après la Réforme pensaient toujours aux lois en ce qu'elles pouvainet affecter les catholiques ou les portestants. Knox vociférait contre ce qu'il appelait ce "monstrueux régime de femmes" parce que la reine allait à la messe. Et Mariana faisait l'éloge de l'assassin d'Henri III parce que le roi était ligué avec les huguenots. Ainsi la conviction qu'il est bon de mettre à mort les tyrans, cette conviction qui avait été enseignée en premier lieu chez les chrétiens, je crois, par John de Salisbury, le plus remarquable écrivain anglais du XIIe siècle, et réaffirmé par Roger Bacon, le plus célèbre des anglais du XIIIe siècle, cette conviction avait acquis à ce moment-là une signification fatale. Personne ne pensait sincèrement à la politique comme étant une loi pour le juste et l'injuste, on tentait de trouver un ensemble de principes qui auraient pu garder leur validité à travers les changements de religion. Le Ecclesiastical Polity (Politique Ecclésiastique) de Hooker est pratiquement la seule exception parmi tous les travaux dont je parle -et il est lu avec admiration encore aujourd'hui par tous les hommes réfléchis qui voient en cet ouvrage la première et l'une des plus belles proses classiques de notre langue-. Et même si la plupart des autres n'ont pas survécu, ils ont contribué à faire passer les notions vigoureuses d'autorité limitée et d'obéissance conditionnelle de l'époque, de la théorie à des générations d'hommes libres. Même la violence rude de Buchanan et Boucher a servi de lien dans la chaîne de traditions reliant la controverse hildebrandine au Long Parliament et saint Thomas à Edmund Burke.

Afin que l'Europe puisse guérir du mal languissant qui la frappait une seule médecine était possible : que les hommes comprennent que les gouvernements ne sont pas de droit divin et que tout gouvernement arbitraire est une violation des droits divins. Mais si détenir la connaissance de cette vérité pouvait devenir un élément de destructions salutaires, cela n'aidait guère à progresser et à réformer. La résistance à la tyrannie n'impliquait aucune faculté permettant de construire un gouvernement légal se substituant à la tyrannie. La potence peut être une chose utile mais il est préférable encore que le délinquant vive afin de se repentir et de se réformer. Les principes permettant en politique de distinguer entre le bien et le mal et transformant les Etats en entités dignes de durer, ces principes restaient à découvrir.

Le philosophe français Charron était de ceux qui étaient les moins démoralisés par l'esprit de parti et les moins aveuglés par le zèle pour une cause. Dans un passage pratiquement emprunté mot à mot à saint Thomas, il décrivait notre subordination au droit de la nature auquel toute législation doit se conformer, et il affirme cela, non pas à la lumière d'une religion révélée, mais par la voi de la raison universelle à travers laquelle Dieu illumine la conscience humaine. Sur ces fondations Grotius traça les lignes d'une véritable science politique. En rassemblant les éléments du droit international il était tenu d'aller au delà des traités nationaux et des intérêtsconfessionnels, pour trouver un principe incluant toute l'espèce humaine. Les principes du droit doivent être valides, disait-il, même si nous supposons qu'il n'y a aucun Dieu. En ces termes mal appropriés il voulait signifier que ces principes doivent être trouvés indépendamment de la Révélation. Dès lors, il devenait possible de faire de la politique une question de principe et de conscience, de sorte que des hommes et des nations, bien que différents en tout autre point, puissent vivre en paix ensemble, respectant les sanctions d'une loi commune. Grotius lui-même ne fit pas grand usage de sa découverte puisqu'il la priva de tout effet immédiat en admettant que l'on peut jouir de son droit de régner comme d'une propriété foncière libre de toute obligation.

Lorsque Cumberland et Pufendorf révélèrent la véritable signification de sa doctrine, toutes les autorités établies, tous les intérêts triomphants reculèrent pétrifiés. Nul n'était disposé à abandonner les avantages acquis par la force ou l'habileté, sous prétexte qu'ils pourraient être en contradiction non pas avec les Dix Commandements mais avec un code inconnu que Grotius lui-même n'avait pas tenté de rédiger et au sujet duquel il n'était pas deux philosophes qui fussent d'accord. Il était manifeste que tous ceux qui avaient appris que la science politique est une affaire de conscience plutôt que de pouvoir et d'opportunité durrent considérer leurs adversaires comme des hommes sans principe, que la controverse entre eux dût se référer en permanence à la moralité et ne pût être règlée en alléguant de ces bonnes intentions qui adoucissent la sévérité des dicenssions religieuses. Quasiment tous les plus grands hommes du XVIIe siècle répudièrent une telle innovation. Au XVIIIe siècle les deux idées de Grotius -qu'il existe certaine vérités politiques sur lesquelles tout Etat et tout intérêt doit s'appuyer s'il ne veut pas tomber, et que la société est cimentée par une série de contrats réels et hypothétiques- devinrent en d'autres mains le levier permettant de soulever le monde. Lorsque, par ce qui semblait être l'opération d'une loi irrésistible et constante, la royauté eut établi sa domination sur tous ses ennemis et tous ses concurrents, cette royauté devint religion. Ses anciens rivaux, le baron et le prélat, se retrouvèrent à ses côtés, offrant leur appui. Au fil des années les assemblées qui représentaient le gouvernement autonome des provinces et des classes privilégiées, à travers tout le continent, se retrouvèrent une dernière fois avant de disparaître à la satisfaction du peuple qui avait appris à vénérer le trône comme le constructeur de leur unité, le promoteur de la prospérité et de la puissance, le défenseur de l'orthodoxie et l'employeur de tous les talents.

Les Bourbons, qui avaient arraché la couronne à une démocratie rebelle, les Stuarts, qui avaient fait leur apparition comme des usurpateurs, établirent la doctrine selon laquelle les Etats se forment par la valeur, la politique et les mariages appropriés de la famille royale. Le roi est en conséquence antérieur au peuple. Il en est le créateur et non pas la création, et il peut régner indépendamment de tout consentement. La théologie se mit à la remorque des droits divins avec une obéissance passive. A l'âge d'or de la science religieuse, l'archevêque Ussher -le plus érudit de tous les prélats anglicans- et Bossuet -le plus compétent de tous les évêques français- déclaraient que la résistance au roi est un crime, et qu'il pouvait en toute légalité utiliser la contrainte contre la foi de ses sujets. Les philosophes soutenaient de tout cœur les théologiens. Bacon faisait reposer tous ses espoirs pour le progrès de l'humanité dans les mains fortes du roi. Descartes leur conseillait d'écraser tous ceux qui pourraient s'opposer à leur puissance. Hobbes enseignait que l'autorité est toujours dans son droit. Pascal considérait comme absurde l'idée d'une réforme des lois ou encore l'idée de l'instauration d'une justice idéale contre la force effective. Même Spinoza, qui était républicain et juif, confiait à l'Etat le contrôle absolu de la religion.

La monarchie exerçait un charme sur l'imagination, de telle sorte que, contrairement à l'esprit peu cérémonieux du Moyen Age, on mourut sous le choc de la nouvelle de l'exécution de Charles 1er, la même chose se déroulant à la mort de Louis XVI et du Duc d'Enghien. La terre traditionnelle de la monarchie absolue était la France. Richelieu prétendait qu'il serait tout à fait impossible de maintenir le peuple dans l'obéissance s'il lui était permis de vivre dans l'aisance. Le Chancelier affirmait que la France ne pouvait être gouvernée sans l'aide d'un droit arbitraire permettant d'arrêter et d'exiler qui bon vous semble ; et que lorsque l'Etat est en danger il est bon, si nécessaire, qu'une centaine d'innocents périsse. Le ministre des finances considérait comme séditieux le fait de demander à la couronne de tenir parole. Un proche de Louis XIV rapporte que même la plus petite désobéissance à la volonté royale était un crime pouvant être puni de mort. Louis XIV utilisa ces préceptes dans toute leur ampleur. Il confessa candidement que les rois ne sont pas plus tenus par les termes d'un traité qu'ils ne le sont par ceux d'un compliment et qu'il n'est rien parmi les possessions de leur sujets qu'il ne puissent en toute légalité leur retirer. Fidèle à ces principes, lorsque le Maréchal Vauban épouvanté par la misère du peuple proposa que tous les impôts existants soient annulés au profit d'une taxe unique qui serait moins onéreuse, le roi suivit son avis tout en maintenant les taxes anciennes et en y ajoutant le nouvel impôt. Avec une population deux fois moins importante que la population actuelle, il entretenait une armée de 450 000 hommes soit pratiquement deux fois plus que l'armée que l'empereur Napoléon rassembla pour attaquer l'Allemagne. Au même moment le peuple n'avait que de l'herbe pour manger. La France, disait Fénelon, est un immense hôpital. Les historiens français estiment qu'en une seule génération près de 6 millions de personnes moururent dans le dénuement. Il serait aisé de trouver tyran plus violent, plus méchant, plus odieux que Louis XIV, mais il n'en fut aucun qui utilisa sa puissance pour infliger des souffrances plus grandes ou des maux plus importants, et l'admiration qu'il inspira aux personnages les plus illustres de son temps dénote à quel point c'est sous règne que la turpitude de l'absolutisme a le plus dégradé la conscience de l'Europe.

Les républiques de ce temps étaient pour la plupart gouvernées d'une telle façon qu'il était possible de réconcilier les hommes avec les vices les moins infamants de la Monarchie. La Pologne était un Etat composé de forces centrifuges. Ce que les nobles appelaient liberté était le droit pour chacun d'entre eux d'opposer son veto aux décisions de la Diète et de persécuter les paysans sur ses propriétés ; droits auxquels ils ne voulurent pas renoncer jusqu'au temps de la partition, vérifiant ainsi l'avertissement d'un prédicateur formulé bien longtemps avant : " Vous périrez non par l'invasion ou la guerre, mais par vos libertés infernales ". Venise souffrait du mal opposé, à savoir une concentration excessive. C'était le plus sagace de tous les gouvernements et il n'aurait fait que de rares erreurs s'il n'avait attribué aux autres des intentions aussi sages que les siens, et s'il avait su tenir compte de passions et de folies qu'il ne connaissait que très peu. Mais le pouvoir suprême de la noblesse était passé aux mains d'un comité, puis du comité à un Conseil des Dix, et des Dix à trois Inquisiteurs de l'Etat. Sous cette forme extrêmement centralisée, Venise était devenue vers l'an 1600 un despotisme effrayant. Je vous ai montré de quelle façon Machiavel avait fourni la théorie immorale qui était nécessaire pour l'avènement de l'absolutisme royal. L'oligarchie absolue de Venise nécessitait la même assurance contre les révoltes de la conscience. Cette assurance fut fournie par un auteur qui n'avait rien à envier à Machiavel, qui analysait les souhaits et les ressources de l'aristocratie et en déduisait qu'il n'y avait pas meilleure assurance que le poison. Jusqu'à il y a environ un siècle, des sénateurs vénitiens qui menaient des vies honorables et même religieuses, employèrent des assassins pour le bien public sans avoir plus de remords que n'en eurent Philippe II ou Charles IX.

Les cantons suisses, et plus particulièrement Genève, influencèrent profondément l'opinion au cours de la période qui précéda la révolution française. Mais ils n'avaient joué aucun rôle dans le mouvement plus ancien qui inaugura le règne du droit. De tout le Commonwealth, cet honneur revient aux seuls Pays-Bas. Ils ne l'ont pas gagné par la forme de gouvernement dont ils s'étaient doté. Ce gouvernement était en effet précaire et défectueux car la maison d'Orange n'avait de cesse de conspirer contre lui, et égorgea les deux plus éminents hommes d'Etat républicains, et Guillaume III lui-même entra dans une intrigue pour obtenir l'aide anglaise afin que la couronne puisse se retrouver sur sa tête. Ils l'ont gagné par la liberté de la presse qui fit de la Hollande un terrain propice où, aux heures les plus terribles de l'oppression, les opprimés trouvaient l'oreille de l'Europe.

L'ordonnance de Louis XIV imposant à tous les protestants français de renoncer immédiatement à leur religion fut publiée l'année où Jacques II accédait au trône. Les réfugiés protestants firent alors ce que leurs ancêtres avaient fait un siècle plus tôt. Ils affirmèrent le pouvoir pour les sujets de déposer le souverain qui aurait rompu le contrat initial qui le liait à ses sujets. Toutes les puissances -à l'exception de la France- soutinrent leur raisonnement et envoyèrent Guillaume d'Orange pour cette expédition qui allait être l'aurore timide d'un jour meilleur.

C'est à cette combinaison sans précédent d'événements qui se déroulaient sur le Continent, plus qu'à sa propre énergie, que l'Angleterre doit sa délivrance. Les efforts engagés par les Irlandais, par les Ecossais, et enfin par le Long Parlement pour se débarrasser du gouvernement injuste des Stuarts avaient été déjoués non par la résistance de la monarchie mais par l'état désespérant de la république. L'Etat et l'Eglise étaient balayés, de nouvelles institutions voyaient le jour sous l'impulsion du gouvernant le plus capable qu'une révolution ait jamais produit ; et l'Angleterre, agitée par les vents violent de la pensée politique, avait produit au moins deux écrivains qui, à maints égards, sont allés aussi loin que quiconque à ce jour. Mais on enroula commun parchemin la constitution de Cromwell ; Harrington et Lilburne furent la risée du monde pour un temps, puis on les oublia, le pays confessa l'échec de ses efforts, désavoua ses objectifs, et se jeta avec enthousiasme et sans aucune stipulation effective aux pieds d'un roi sans valeur.

Si le peuple d'Angleterre n'avait accompli rien de plus que cela -libérer l'espèce humaine de la pression omniprésente d'une monarchie sans limite- il aurait fait plus de mal que de bien. En effet, par la perfidie fanatique avec laquelle, au mépris du parlement et du droit, il trama la mort le roi Charles ; par les obscénités du pamphlet latin où Milton justifiait cet acte aux yeux du monde ; en persuadant l'Europe que les républicains étaient tout autant hostiles à la liberté qu'à l'autorité, et ne croyaient pas en eux-mêmes, par tout cela le peuple anglais donna force et raison à la marche du royalisme qui, à la Restauration, écrasa son travail. S'il n'y avait rien eu pour compenser ces manques de certitude et de constance politique, l'Angleterre aurait alors suivi des routes semblables à celles empruntés par les autres nations.

A cette époque il y avait quelque vérité dans cette blague ancienne qui décrit le dégoût de l'Angleterre pour la spéculation en disant que notre philosophie tout entière tient dans un bref catéchisme en deux questions : Qu'est ce que l'esprit ? Il n'y a pas matière à l'interroger. Qu'est-ce que la matière ? Pourquoi faire de l'esprit ? (What is mind ? No matter. What is matter ? Never mind ?). Le seul recours accepté était la tradition. Les patriotes avaient l'habitude de dire qu'ils s'appuyaient sur les us et coutumes des anciens, et qu'ils ne voulaient en aucune façon changer les lois de l'Angleterre. Pour imposer leur point de vue ils inventaient une histoire d'après laquelle la constitution serait venue de Troie, et que les Romains auraient permis qu'elle subsistât sans changement. De telles fables ne pouvaient prévaloir contre Strafford ; et l'oracle d'un précédent donne parfois des réponses qui vont à l'encontre des désirs du peuple. En ce qui concerne la question primordiale de la religion cela fut décisif, car la pratique du XVIe siècle, aussi bien que celle du XVe, témoignait en faveur de l'intolérance. Sur ordre du roi la nation avait changé quatre fois de religion en l'espace d'une génération, avec une facilité qui fit une impression fatale sur Laud. Dans un pays qui avait proscrit toutes les religions l'une après l'autre, et s'était soumis à une telle variété de mesures pénales contre Lollard et Arien, contre Augsburg et Rome, il semblait qu'il n'y eût aucun danger à couper en pointe les oreilles d'un Puritain.

Mais le temps de convictions plus fortes était arrivé, et les hommes décidèrent d'abandonner les méthodes anciennes qui conduisaient à l'échafaud et à la roue, et de soumettre la sagesse de leurs ancêtres et les lois du pays à une loi non écrite. La liberté religieuse avait été le rêve de grands penseurs chrétiens du temps de Constantin et de Valentinien ; un rêve qui n'avait jamais été totalement réalisé sous l'empire, et qui avait été brutalement rejeté lorsque les barbares, comprenant que gouverner des populations civiles d'une autre religion dépassait les ressources de leur art, imposèrent par des lois sanglantes et par des théories plus cruelles encore l'unification des croyances. Mais de saint Athanase et saint Ambroise jusqu'à Erasme et More, chaque âge avait entendu les protestations des plus sincères des hommes en faveur de la liberté de conscience, et les paisibles jours qui précédèrent la Réforme semblaient annoncer l'avènement d'une telle liberté.

Dans l'agitation qui suivit les hommes se satisfirent d'être tolérés par voie de privilèges et de compromis, et ils renoncèrent volontairement à une application plus générale du principe. Socin le premier, partant du principe que l'Etat et l'Eglise doivent être séparés, demanda une tolérance universelle. Mais il désarma lui-même sa propre théorie en se faisant le défenseur très sévère de l'obéissance passive.

L'idée selon laquelle la liberté religieuse est le principe générateur de la liberté civile, et que la liberté civile est la condition nécessaire de la liberté religieuse, est une découverte qui était réservée au XVIIe siècle. Plusieurs années avant que leur condamnation partielle de l'intolérance rendit célèbres les noms de Milton et de Taylor, ou encore de Baxter et de Locke, il y avait des hommes au sein des congrégations Des Indépendants qui se saisirent avec vigueur et sincérité du principe selon lequel ce n'est qu'en restreignant l'autorité des Etats que la liberté des Eglises peut être assurée. Cette grande idée politique, sanctifiant la liberté et la consacrant à Dieu, enseignant aux hommes à chérir les libertés des autres comme ils chérissent leur propre liberté, et à les défendre par amour de la justice et de la charité, plutôt que comme un droit qui nous est dû ; cette grande idée politique a été l'âme de tout ce qui a été grand et bon dans les progrès de ces deux derniers siècles. La cause religieuse, même sous l'influence non régénérée des passions de ce monde, a autant contribué qu'aucune notion claire de politique à façonner ce pays afin qu'il devienne le plus libre de tous les pays. Cette cause a été le courant le plus profond du mouvement de 1641, et elle demeura le motif le plus fort qui survécut à la réaction de 1660.

Les plus grands auteurs du parti wigh, Burke et Macaulay, n'avaient de cesse de représenter les hommes d'Etat de la révolution comme les ancêtres légitimes de la liberté moderne. Il est humiliant de faire remonter un héritage politique à Algernon Sidney, qui était à la solde du roi de France, ou encore à Lord Russell, qui s'opposait à la tolérance religieuse au moins autant qu'il s'opposait à la monarchie absolue, à Shaftesbury, qui trempa ses mains dans le sang innocent versé par le parjure de Titus Oates, ou encore à Halifax, qui insistait pour que l'on crût en le complot papiste même s'il n'avait aucun fondement, à Marlborough, qui envoya ses camarades périr dans une expédition dont il avait vendu le secret aux Français, ou encore à Locke, dont la notion de liberté ne fait appel à rien de plus spirituel que la sûreté de la propriété et reste compatible avec l'esclavage et la persécution ; ou même encore à Addison qui pensait que le droit de voter les taxes n'appartenait à aucun pays à l'exception du sien. Defoe affirme qu'au cours de la période allant de Charles II à George Ier il n'a jamais vu un politique qui ait vraiment eu foi en l'un ou l'autre des partis, et la perversité des hommes d'Etat qui menèrent l'attaque contre les derniers Stuarts enterrèrent les forces de progrès pour un siècle supplémentaire.

Lorsque l'objet du traité secret fut suspecté -traité par lequel Louis XIV s'engageait à soutenir militairement Charles II afin de détruire le Parlement si Charles renversait l'église anglicane- il fut jugé nécessaire de faire quelques concessions aux craintes populaires. On proposa, lorsque Jacques monterait sur le trône, de transférer au Parlement une grande partie des prérogatives et du patronage royaux. En même temps, l'incapacité légale des catholiques et des non-conformistes devait être levée. Si le projet de loi de Limitation, qu'Halifax défendait avec une adresse notoire, était passé, la constitution monarchique serait allé au XVIIe siècle plus loin que ce ne fut le cas dans la réalité dans le second quart du XIXe siècle. Mais les ennemis de Jacques, guidés par le Prince d'Orange, préféraient un roi protestant qui serait quasiment absolu, plutôt qu'un roi constitutionnel qui fût Catholique. Le plan échoua donc. James accéda à un pouvoir qui, en des mains plus prudentes, eût été pratiquement sans contrôle. Et la tempête qui le fit tomber vint de l'autre côté de la Manche.

En mettant un terme à la prépondérance de la France, la Révolution de 1688 portait le premier coup au despotisme continental. Au pays, cela soulagea les dissidents, purifia la justice, développa les ressources et les énergies nationales et, en fin de compte, par la loi de la succession au trône (Act of Settlement), fit en quelque sorte don de la couronne au peuple. Mais elle n'introduisit ni ne détermina aucun principe important, et pour que les deux parties pussent travailler ensemble, elle n'apporta pas de réponse à la question fondamentale qui divisait Whigs et Tories. Cette révolution, à la place du droit divin des rois, établisait, pour reprendre les termes de Defoe, le droit divin des francs-tenanciers ; et leur domination devait durer soixante-dix ans sous l'autorité d'un John Locke, le philosophe du gouvernement par les notables. Même Hume n'a pas élargi les limites de ses idées, et sa croyance étroite et matérialiste en un lien entre liberté et propriété a captivé jusqu'à l'esprit plus intrépide de Fox.

L'idée de Locke que les pouvoirs du gouvernement doivent être divisés selon leur nature, et non suivant la division des classes -une idée qui sera reprise et développée par Montesquieu avec un talent consommé- fut à l'origine du long règne que connurent les institutions anglaises sur les sols étrangers. Et sa doctrine de la résistance, ou, ainsi qu'il la nomma à la fin, l'appel au jugement de Dieu, décida du jugement de Chatham alors que l'histoire du monde connaissait une transition solennelle. Notre système parlementaire, géré par les familles de la Grande Révolution, était un dispositif qui exerçait une contrainte sur les électeurs, et les législateurs étaient conduits à voter contre leurs convictions ; l'intimidation des circonscriptions électorales étant récompensée par la corruption de leurs représentants. Alors que l'année 1770 approchait, on en était presque revenu, de façon indirecte, à la situation que la Révolution était censée avoir fait disparaître pour toujours. L'Europe semblait dans l'incapacité d'abriter des Etats libres. C'est de l'Amérique que les idées toutes simples selon lesquelles les hommes doivent s'occuper de leurs propres affaires, et que la nation est responsable devant Dieu des actions de l'Etat, idées longtemps réservées à quelques penseurs solitaires et cachées dans des pages latines ; c'est donc de l'Amérique que ces idées prirent leur élan pour aller conquérir le monde, qu'elles étaiebt destinées à conquérir, sous le titre de Droits de l'Homme. Il était difficile de dire, en se référant à la lettre de la loi, si oui ou non la constitution conférait à la législature britannique le droit de taxer une colonie assujettie. La présomption générale jouait très largement en faveur de l'autorité, et le monde était persuadé que la volonté des gouverneurs constitués devait être suprême, contrairement à la volonté du peuple sujet. Seul un très petit nombre d'écrivains audacieux avait osé avancer l'idée que l'on pût s'opposer au pouvoir, fût-il légal, en cas de nécessité extrême. Mais les colonisateurs de l'Amérique, qui s'étaient aventurés non à la recherche de gains mais pour fuir des lois auxquelles les autres Anglais acceptaient de se soumettre, étaient si sensibles, même aux apparences, que les Blue Laws du Connecticut interdisaient aux hommes de marcher à moins de dix pieds de leurs épouses. De plus la taxe qui était proposée n'était que de 12.000 livres par an et aurait pu être payée aisément. Mais les raisons qui interdisaient à Edouard 1er et à son conseil de taxer l'Angleterre interdisaient également à George III et à son Parlement de taxer l'Amérique. La dispute tournait autour d'un principe, à savoir, le droit de contrôler le gouvernement. De plus, la dispute partait du fait qu'un parlement qui avait été rassemblé par une élection dérisoire n'avait aucun droit fondé sur une nation non représentée, et en conséquence, on demandait à ce que le peuple d'Angleterre reprenne son pouvoir. Nos meilleurs hommes d'Etat virent bien que quelle qu'ait pu être la loi c'était bien les droits de la nation qui étaient en jeu. Chatham, au cours de discours qui ont plus que tout autre marqué le parlement, exhorta l'Amérique à la fermeté. Lord Camden, le feu Chancelier affirmait : "La taxation et la représentation sont inséparables. Dieu les a réunies, aucun parlement britannique ne peut les séparer. "

A partir des éléments de cette crise, Burke édifia la plus noble des philosophies politiques au monde. "Je ne connais pas la méthode, dit-il, qui permet de dresser un acte d'accusation contre un peuple tout entier. Les droits naturels des hommes sont en effet chose sacrée, et si une mesure publique, quelle qu'elle soit, se révèle contraire à ces droits, cette objection doit lui être fatale, même si aucune charte ne peut être opposée à cette mesure. Seule une raison souveraine, au dessus de toute forme de législation et d'administration, saurait prescrire." C'est ainsi qu'il y a à peine un siècle, la réticence opportune, le doute politique des hommes d'Etats européens, cédèrent enfin. Et le principe selon lequel une nation ne peut jamais abandonner son sort à une autorité qu'elle n'est pas en mesure de contrôler gagna du terrain. Les Américains en firent la fondation même de leur nouveau gouvernement ; mieux encore : ayant assujetti toutes les autorités civiles à la volonté du peuple, ils entourèrent la volonté du peuple de restrictions que la législature britannique ne pouvait supporter.

Durant la Révolution française l'exemple de l'Angleterre, que pendant si longtemps on avait porté si haut, put concurrencer un instant l'influence d'un pays dont les institutions étaient conçues avec tant de sagesse pour protéger la liberté, y compris contre les périls de la démocratie. C'est ainsi que lorsque Louis-Philippe devint roi, il assura à ce vieux républicain qu'était Lafayette que ce qu'il avait vu aux Etats-Unis l'avait convaincu qu'aucun gouvernement ne pouvait être aussi bon qu'une république. Il fut un temps, sous la présidence de Monroe, il y a environ 55 ans, dont les hommes parlent encore comme pleine de bons sentiments, la plupart des incongruités héritées des Stuarts ayant été réformées, et les futurs motifs de discorde n'ayant pas encore vu le jour. Les causes de troubles dans le vieux monde, l'ignorance populaire, le paupérisme, le contraste criant entre riches et pauvres, les luttes religieuses, les dettes publiques, les armées permanentes et la guerre étaient quasiment inconnus. Aucune autre période, aucun autre pays n'avait résolu avec tant de succès les problèmes qui accompagnent la croissance des sociétés libres, et aucun nouveau progrès n'était espéré.

Mais mon temps de parole touche à sa fin, et j'ai tout juste entamé la tâche que je m'étais fixée. Aux époques dont j'ai parlé, l'histoire de la liberté était l'histoire de la chose qui n'est pas. Mais depuis la Déclaration d'Indépendance, ou pour être plus précis, depuis que les Espagnols, privés de leur roi, se dotèrent d'un nouveau gouvernement, les seules formes de Liberté connues, les républiques et les monarchie constitutionnelles, ont fait leur chemin à travers le monde entier. Il eût été intéressant de tracer comment l'Amérique influença en retour les monarchies qui lui conquirent l'indépendance, de voir comment la montée soudaine de l'économie politique suggéra l'idée d'appliquer les méthodes de la science à l'art de gouverner, comment Louis XVI, après avoir confessé l'inutilité du despotisme -même lorsqu'il s'agit de rendre les hommes heureux par la contrainte- en appela à la nation pour réaliser ce qui était au delà de ses capacités, abandonnant ainsi son sceptre à la classe moyenne, et comment les hommes intelligents de France, effrayés par le souvenir affreux de leur propre expérience, se débattirent pour tourner la page de l'histoire, pour délivrer leurs enfants du prince de ce monde, et sauver les vivants de l'emprise des morts, jusqu'à ce que la plus belle occasion jamais donnée au monde fût gaspillée, la passion pour l'égalité rendant vain tout espoir de liberté.

Et j'aurais aimé vous montrer que ce même rejet délibéré du code moral qui avait facilité le développement de la monarchie absolue et de l'oligarchie signalait l'apparition d'une revendication démocratique à un pouvoir illimité. Je vous aurais montré que l'un de ses tout premiers champions avouait son objectif : corrompre le sens moral de l'homme afin de détruire l'influence de la religion ; et un fameux apôtre de la tolérance et des Lumières voulait que le dernier roi soit étranglé avec les entrailles du dernier prêtre. J'aurais tenté de vous expliquer la connexion entre la doctrine d'Adam Smith -pour qui le travail est la source originale de toute richesse- et la conclusion que les producteurs de richesses constituent virtuellement la nation ; une conclusion par laquelle Siéyès corrompit la France historique. J'aurais montré que la définition que Rousseau donne du contrat social -une association volontaire de partenaires égaux- conduisit Marat, par des étapes très courtes et inéluctables, à déclarer que la loi de la préservation de soi-même dispense les classes les plus pauvres de respecter les conditions d'un contrat qui ne leur apporte que misère et mort ; que ces classes sont en guerre contre la société et ont droit à tout ce qu'il leur sera possible d'obtenir en exterminant les riches ; et comment leur théorie inflexible de l'égalité, héritage essentiel de la Révolution, combinée avec l'inaptitude déclarée de la science économique à expliquer les problèmes des Pauvres, fit resurgir l'idée d'une rénovation de la société sur le principe du sacrifice de soi ; idée qui avait été l'aspiration généreuse des Esséniens, des premiers chrétiens, des Pères, des canonistes, des moines, d'Erasme -le plus célèbre des précurseurs de la Réforme-, de Sir Thomas More, sa plus illustre victime, et de Fénelon, le plus populaire des évêques ; mais idée qui fut associée pendant les quarante années de son renouveau à la haine, l'envie, les bains de sang, et qui constitue aujourd'hui l'ennemi le plus dangereux embusqué sur notre route.

Enfin, et par dessus tout, après avoir dit tant de choses sur le manque de sagesse de nos ancêtres, après avoir mis à jour la stérilité de la convulsion qui brûla ce qu'il avaient adoré, après avoir montré que les péchés de la république étaient aussi importants que ceux de la monarchie, que la Légitimité qui répudia la Révolution, et l'Impérialisme qui la couronna n'étaient que des habillages du même élément de violence et de torts, afin que mes propos ne s'arrêtent pas sans une morale, un sens, j'aurais aimé vous relater par qui et par quelle chaîne fut dévoilée la loi véritable de la formation d'Etats libres, et de quelle façon cette découverte, étroitement analogue à celles qui, sous les noms de développement, d'évolution et de continuité, ont doté d'autres disciplines scientifiques d'une nouvelle et plus profonde méthode, permettait de résoudre le problème ancien entre stabilité et changement, et déterminait l'autorité de la tradition sur le progrès de la pensée. J'aurais aimé vous relater la façon dont cette théorie, que Sir James Mackintosh exprimait en disant que les constitutions ne sont pas crées, mais croissent, théorie qui affirme que ce n'est pas la volonté du gouvernement mais la coutume et les qualités nationales des gouvernés qui font la loi ; et qu'en conséquence la nation, source de ses propres institutions organiques, doit être le perpétuel gardien de leur intégrité, et a la charge d'harmoniser la forme avec l'esprit ; j'aurais relaté comment cette théorie résultait d'un singulière coopération entre l'intelligence conservatrice la plus pure et les plus sanguinaires des révolutionnaires, entre Niebuhr et Mazzani ; tout cela débouchant sur l'idée de Nationalité, qui, bien plus que l'idée de Libéralité, a gouverné l'évolution de notre temps présent.

Je ne veux pas conclure sans attirer l'attention sur le fait remarquable qu'une si grande part de l'âpre combat, de la réflexion, de l'endurance qui ont contribué à délivrer les hommes du pouvoir des hommes a été l'œuvre de nos concitoyens et de leur descendance sur d'autres rivages. Tout comme les autres peuples, nous avons eu à affronter des monarques de fort tempérament et dont les ressources venaient de leurs possessions à l'étranger ; des hommes aux capacités exceptionnelles, des dynasties entières de tyrans nés. Et pourtant cette prérogative dont on peut être fier se distingue sur la toile de fond de notre histoire. Après la conquête, en l'espace d'une génération, les Normands étaient forcés d'accéder, à travers des mesures consenties à contrecœur, aux revendications du peuple d'Angleterre. Lorsque la lutte entre l'Eglise et l'Etat atteignit l'Angleterre nos hommes d'Eglise apprirent à s'associer à la cause populaire et, à quelques exceptions, ni l'esprit hiérarchique des théologiens étrangers, ni le préjugé monarchique particulier aux Français ne se retrouvaient chez les écrivains de l'école anglaise. Le Droit Civil, transmis de l'empire dégénéré pour devenir le soutien habituel du pouvoir absolu, n'a jamais pénétré sur le sol anglais. Le Droit Canon fut restreint et ce pays n'a jamais admis l'Inquisition, ni totalement accepté l'usage de la torture qui revêtait les royaumes continentaux de tant de terreurs. A la fin du Moyen-Age les écrivains étrangers admettaient notre supériorité et en désignaient les causes. A la suite de cela, nos notables ont entretenu les moyens d'un gouvernement local par le peuple qu'aucun autre pays ne possédait. Les divisions en matière religieuse forcèrent à la tolérance. La confusion du droit coutumier enseigna aux individus que leur meilleure protection résidait en des juges indépendants et intègres.

Toutes ces explications sont en surface et sont aussi visibles que l'océan protecteur ; mais elles ne sont que les effets successifs d'une cause constante qui doit se trouver dans les mêmes qualités innées de persévérance, de modération, d'individualité et dans le sens viril du devoir qui confèrent à la race anglaise sa suprématie dans l'art austère du travail, qui lui a permis de prospérer comme nulle autre ne peut le faire sur des rivages inhospitaliers et qui -bien qu'aucun grand peuple ait moins d'appétit sanglant pour la gloire, et qu'on n'ait jamais vu une armée de 50.000 soldats anglais s'aligner pour la bataille- força Napoléon dans sa fuite après Waterloo à s'écrier : "C'est toujours pareil depuis Crécy !"

Ainsi si nous avons quelques raisons d'être fier de notre passé, il y en a encore plus d'espérer pour les temps à venir. Nos atouts augmentent alors que les autres nations craignent leurs voisins ou convoitent leurs biens. Il y a toujours des anomalies et des défauts, mais ils sont moins intolérables, moins nombreux si ce n'est moins flagrants que jadis.

Pages correspondant à ce thème sur les projets liberaux.org :

Mais j'ai fixé mon regard sur les espaces que la lumière céleste illumine, que je ne fasse pas reposer un fardeau trop lourd sur l'indulgence avec laquelle vous m'avez suivi tout au long de ce voyage bouleversant et lugubre, où l'homme passa à la liberté, et parce que la lumière qui nous a guidés est toujours vivante, et les causes qui nous ont jusque là portés à l'avant-garde des nations libres n'ont pas perdu leur pouvoir ; parce que l'histoire de l'avenir est écrite dans le passé, et ce qui a été, sera toujours.

Notes

The History of Freedom in Christianity, An Adress Delivered to the Members of the Bridgnorth Institute, May 28, 1877. Traduction du texte en ligne sur le site internet de l'Acton Institute for the Study of Religion and Liberty (www.acton.org/ publicat/ books/ freedom/ christianity.html, consultée le 30 mai 2000) par Pierre Garello et relue par Norbert Col. Parue dans Le Point de Rencontre, n° 62, septembre 2000, pp 7-33, repris dans le Journal des Economistes et des Etudes Humaines, Volume 10, numéro 4, Décembre 2000, pp 603-623.

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