Mario Vargas Llosa:Épouvantails, dehors !

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Mario Vargas Llosa
né en 1936
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Auteur Libéral classique
Citations
« La liberté n'est pas une notion formelle à tempérer en fonction d'impératifs révolutionnaires. »
« La chance de la littérature, c'est d'être associée aux destins de la liberté dans le monde : elle reste une forme fondamentale de contestation et de critique de l'existence. »
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Mario Vargas Llosa:Épouvantails, dehors !
Épouvantails, dehors !


Anonyme


Mario Vargas Llosa, Les enjeux de la liberté, p. 381 à 387

Le milliardaire James Goldsmith a lancé hier soir un olympien anathème contre les accords du GATT sur la libération du commerce mondial. Lors d'une interview à la BBC il a à peu près tonné de la sorte : « La mondialisation de l'économie et la globalisation des entreprises signifie que les pays du tiers-monde ont aujourd'hui accès à toutes les techniques et à tous les capitaux. Par conséquent, leurs industries sont en mesure de fabriquer n'importe quel produit, même ceux de technologique complexe. Mais ces pays — par exemple l'Indonésie et la Chine — paient leurs ouvriers 99% moins que les pays développés. Comment ceux-ci pourraient-ils rivaliser avec ceux-là si on ouvre les frontières ? Les sociétés occidentales sont-elles prêtes à réduire les revenus de leurs travailleurs de 99% pour que leurs industries ne soient pas balayées par la concurrence tiers-mondiste ? »

Entre 1987 et 1990, comme élément de la campagne politique dans laquelle j'étais plongé, j'ai rendu visite à un bon nombre de chefs d'entreprise en divers lieux du monde pour les encourager à investir dans mon pays. De tous ces personnages, seuls deux ont survécu dans ma mémoire. Le premier, le Suisse Stefan Schmidheiny, discret, intelligent, cultivé, qui à cette époque était prêt à consacrer la moitié de son temps à promouvoir parmi ses collègues de la planète un grand effort conjoint pour développer des industries « soutenues », c'est-à-dire compatibles avec la préservation des ressources naturelles et le milieu ambiant.

Et le second, James Goldsmith. Gigantesque, charismatique, polyglotte, accablant, il venait de décevoir un auditoire de tories britanniques qui le pressait d'entrer en politique en expliquant qu'il ne pouvait le faire parce qu'il aimait trop les femmes, propension incompatible avec les principes qu'en la matière on exige des politiciens du Royaume-Uni. Quelques années auparavant, sir James s'était rendu très fameux — son visage fit la couverture du Time — en anticipant le « vendredi noir » de la Bourse de New York et en vendant toutes ses actions qu'il racheta, ensuite, à moitié prix, accroissant ainsi son capital, selon la presse, de quelques centaines de millions de dollars. Quand je l'ai connu, ce citoyen du monde au passeport français et anglais, élargissant la géographie déjà vaste de ses intérêts financiers et patronaux en investissant avec succès au Mexique et au Guatemala, dans l'industrie du pétrole et du tourisme.

Je ne sais combien de milliards de dollards a ce Goldsmith devenu sir James, mais je suis absolument sûr qu'il en aurait bien moins (et peut-être serait-il un crève-la-faim) si durant ces trente ou quarante dernières années, où il a pu exercer ses talents et ses investissements audacieux dans une multitude de pays, le vaste monde lui avait fermé ses portes derrière des barrières protectionnistes et sous des arguments nationalistes, et l'avait confiné en Angleterre ou en France, ses deux patries. S'il y a quelqu'un au monde qui devrait prôner à voix haute les avantages de la dissolution des frontières et l'intégration des marchés à l'échelle planétaire, c'est bien lui, qui a bénéficié comme personne de l'internationalisation et de la mondialisation, lui qui est l'incarnation et le modèle des deux phénomènes. Mais non, incohérent avec ce qu'il fait et représente, maintenant sir James s'oppose à l'ouverture des frontières pour le commerce mondial en brandissant un épouvantail terroriste : les produits bon marché du tiers-monde qui, si on les laisse en libre-concurrence, feraient disparaître les industries de l'Europe.

L'épouvantail de sir James ressemble comme une goutte d'eau à celui que brandissent ces dernières semaines les cinéastes et intellectuels européens qui réclamaient l'« exception culturelle » pour les produits audiovisuels dans les accords du GATT, sous prétexte que si les gouvernements essaient de les protéger et les abandonnaient à la libre concurrence, les films de Hollywood s'empareraient de tout le marché et culturellement « la France deviendrait une banlieue de Chicago » (cette phrase mémorable, digne du sottisier[1] de Flaubert, est de Laurent Fabius).

Il est compréhensible — inacceptable, bien sûr — que des réalisateurs convaincus de leur incapacité à conquérir un large public qui garantisse leur survie se laissent séduire par le chant des sirènes du nationalisme culturel et aspirent au parasitisme bureaucratique, c'est-à-dire à vivre — artificiellement et les mains liées — dans un système de subventions et de contrôles étatiques, qui ferme la porte au « croque-mitaine américain » et leur assure un public captif, même si cela les prive de leur indépendance et les condamne à la vulgarité, au folklore et au provincialisme. L'attitude est cohérente chez qui est ou aspire à être « le meilleur cinéaste de Fiesole » ou « le génie de la pellicule de Vallecas ». Mais que font parmi les défenseurs des barrières douanières, du système des quotas, de l'interventionnisme et la tutelle de l'État pour la création cinématographique (c'est exactement ce que signifie refuser la liberté du marché) des metteurs en scène comme Almodóvar ou Bertolucci qui, grâce à l'internationalisme (limité) qui existe dans le domaine audiovisuel, ont conquis le prestige dont ils jouissent hors de leur pays ? Le réalisateur de Attache-moi et de Talons aiguilles aurait-il atteint à la popularité si, comme il l demande maintenant, le marché de la production et de la distribution de films avait été rigidement contingenté sur la planète par un critère nationaliste, critère qui, il suffit d'une once de jugeote pour le deviner, est une menace latente contre la liberté de création et une source inépuisable de magouilles et de corruptions, car il confère à l'État le pouvoir illimité de répartir des prébendes, favorisant les uns au détriment des autres dans le domaine de l'activité culturelle ? Cela a été grâce à la petite et très relative liberté du marché actuel que l'œuvre insolente et très libre d'Almodóvar — je me réfère à ses premiers films — a pu naître, se frayer peu à peu un chemin de par le monde, et arriver, par exemple, au cœur du monstre impérialiste, New York, où un soir j'ai risqué la pneumonie en faisant la queue une heure sous la neige pour voir Femmes au bord de la crise de nerfs.

Le cas de Bertulocci est encore plus inconséquent, pour ne pas dire grotesque. Car le type d'insolence qui caractérise l'immense talent de ce réalisateur italien, depuis ses premiers films, fut surtout idéologique, avec de violentes contestations, et, comme dans 1900, de véritables diatribes contre la société et les institutions de son pays. Malgré toutes les limites qu'elle connaît, une industrie qui dépend du public et non de la faveur de l'État pour fonctionner permet cette marge d'indépendance pour la critique, la contestation et l'expérimentation dont des réalisateurs tels que Almodóvar et Bertolucci ont su tirer un assez bon profit. Ce petit espace de liberté serait sérieusement rogné, voire annulé, si prévalait la thèse de l'« exception culturelle » et si, au lieu de la loi de l'offre et de la demande, c'étaient les gouvernements qui décidaient à l'avenir, en grande partie, de ce qu'on pourrait et — surtout — de ce qu'on ne pourrait pas voir sur les écrans, grands ou petits.

Les épouvantails de sir James et des nationalistes culturels américain — sont une chimère bâtie à partir de fausses suppositions : à savoir que le marché est un gâteau aux dimensions invariables et que, si quelqu'un en emporte un morceau, il le fait en en laissant aux autres un peu moins à se partager. S'il en était ainsi, jamais un capitaliste ne serait arrivé à accumuler la formidable richesse de sir James ni le cinéma ne serait devenu, du divertissement qu'il était, un art de masse. La richesse engendre la richesse et un film qui a du succès ouvre, ne ferme pas la porte du public, à d'autres films : il « crée » des spectateurs, tout comme un livre à succès « crée » des lecteurs potentiels pour bien d'autres livres.

Il est faux que des pays comme l'Indonésie et la Chine paient à leurs ouvriers seulement 1% de ce que la France ou l'Allemagne paient les leurs. Mais peut-être en était-il ainsi voilà trente ans, dans des pays comme Taiwan ou la Corée du Sud. Au fur et à mesure que ces pays croissaient au rythme accéléré que nous connaissons, les salaires de leurs ouvriers augmentaient aussi et, du même coup, la capacité des ses marchés à importer des produits du monde entier. L'industrie européenne et américaine n'a-t-elle pas profité de ce développement, et formidablement ? Et cela continuera grâce à la liberté du commerce, avec l'augmentation de la capacité à acquérir des pays du tiers-monde comme les tigres asiatiques, et ces dernières années des nations latino-américaines comme l'Argentine, le Chili et le Mexique. Si le critère de M. Goldsmith prévalait, un pays du tiers-monde ne devrait jamais sortir du sous-développement, car il n'y parviendrait qu'en sous-développant les pays maintenant développés. Il n'en est rien : dans le monde indépendant de nos jours, l'accroissement de la richesse et des niveaux de vie d'un pays ouvre des perspectives pour que tous les autres en bénéficient.

C'est exactement ce qui devrait se passer dans le domaine audiovisuel, un des plus cosmopolites — après les arts plastiques et la musique — de tous ceux qui appartiennent à la production culturelle, si au lieu d'être rogné et divisé par des marchés régionaux imperméables ou ouverts au compte-gouttes, il s'intégrait à un marché sans frontières, ouvert à la concurrence. Il n'y a aucune raison pour qu'un pays comme la France, le quatrième exportateur mondial, voie dans cette liberté du commerce pour les films un risque plus grand que celui qu'a représenté la liberté du marché pour les autos, les hélicoptères, les armements, les parfums, les livres et d'autres produits français que la mondialisation a plutôt favorisés. L'argument selon lequel les circuits de distribution sont entre les mains de Hollywood est aussi faible que celui de la richesse gelée et invariable : ces circuits peuvent être contrebalancés par d'autres circuits que l'industrie audiovisuelle européenne devrait étendre si elle veut bien se projeter dans le marché nord-américain et mondial au lieu de se retrancher derrière ses propres frontières et vivre de ses rentes.

Il faut combattre les épouvantails démagogiques de sir James et des cinéastes protectionnistes parce qu'ils représentent une expression dangereuse du nouveau grand ennemi moderne de la culture de la liberté : le nationalisme. Derrière le « croque-mitaine américain », par lesquels on veut freiner la formidable progression de la vie contemporaine vers un monde sans frontières, intégré par ce grand civilisateur de l'humanité qu'est le commerce, se dissimulent, d'un côté, les dieux démons de la xénophobie et du racisme, et de l'autre, l'opprobre d'une vie culturelle aliénée par la tutelle de commissaires chargés de défendre ce monstre fallacieux, l'« identité culturelle », qui s'il existait, réunirait par un incassable cordon métaphysique les terribles irrévérences d'Almodóvar et les pieux poèmes de don José María Pemán, les fantaisies anticonformistes de Bertolucci et les discours « MSI » d'Alessandra Mussolini.

Londres, décembre 1993.


<references>

wl:Mario Vargas Llosa

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  1. En français dans le texte.