Thomas Hobbes:Présentation de l'auteur

De Catallaxia
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Thomas Hobbes
1588-1679
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Auteur précurseur
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« Ceux qui approuvent une opinion l'appellent opinion; mais ceux qui la désapprouvent l'appellent hérésie. »
« L'intérêt et la crainte sont les principes de la société et toute la morale consiste à vivre selon notre bon plaisir »
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Thomas Hobbes:Présentation de l'auteur
Présentation de Thomas Hobbes


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Analyse de Catallaxia


On ne peut déduire de Machiavel la légitimité, la convenance ou même seulement la nécessité de telle ou telle institution. Car toute institution suppose une positivité, une consistance bonne du corps politique, qui paraît étrangère à la vision de Machiavel, toute entière fondée sur l'action. Il y a pourtant un élément, un seul, de sa cité qui a quelque chose de cette "bonté" : le peuple, qui ne veut pas être opprimé. (1) Mais il n'a pas, chez Machivel, en lui-même de quoi fonder un ordre politique nouveau. Avec Hobbes au contraire, le peuple (non comme la partie du corps politique distincte des grands, mais comme la généralité des hommes qui ne veulent pas vivre dans la peur) va prendre l'initiative politique. Les hommes vont vouloir être satisfaits, ils vont savoir comment on obtient cette satisfaction. Pour être satisfaits, ils vont devenr intelligents.

Hobbes a vu se préparer, puis éclater la guerre civile anglaise qui culmina dans l'exécution de Charles Ier en 1649. Cette guerre, inséparablement politique et religieuse, est l'expression la plus manifeste du problème théologico-politique (la relation entre l'Eglise et l'Etat, ou entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel). Henri VIII a détaché la monarchie anglaise de Rome. Cette rupture intervient au moment de la Réforme luthérienne, mais Henri VIII n'est pas protestant. Il persécute impartialement protestants et catholiques. Il s'agit d'une sécession purement politique.

Etre indépendant de la religion romaine ne signifie pourtant pas être émancipé de la religion : le roi (ou la reine) d'Angleterre devient chef de la religion du royaume. Mais chef de quelle religion ? Le monarque qui a échappé à la tutelle des théologiens doit se faire lui-même théologien. C'est sous Elisabeth (2) que se fixa le caractère protestant de la monarchie anglaise. Le droit que s'est arrogé le monarque de déterminer la religion de ses sujets l'expose : l'autorité qu'il donne à un protestantisme donne des armes aux adeptes de la version la plus rigoureuse : les puritains, qui vont contester la religion de l'Etat et l'Etat lui-même. Simultanément le monarque ne peut bien sûr pas revenir au catholicisme, considéré desormais comme religion ennemie. D'où les efforts infructueux des successeurs d'Elisabeth pour imposer le christianisme de définition royale qui ne peut satisfaire ni l'ensemble des protestants ni bien sûr ceux qui sont restés catholiques. Le roi est devenu, en matière religieuse, étranger à son peuple.

Or dans son effort pour détacher le peuple de la tutelle romaine, le monarque avait dû prendre appui sur les "représentants". Le problème religieux fournit aux représentants de la Chambre des Communes l'occasion, la tentation et le moyen de définir le corps politique indépendamment du roi et contre lui. Hobbes vit alors clairement que la seule manière de sauver l'autorité royale, condition de la paix civile, était de la détacher complètement de la religion, c'est-à-dire de la rendre pleinement souveraine de celle-ci.


Quelles sont, selon Hobbes, les causes de la guerre civile anglaise ? (3) Il y a pour lui une cause profane -- l'influence des Universités, qui magnifient des modèles grecs ou romains, la "liberté" ; et une cause religieuse -- celle des presbytériens ou puritains, qui appartiennent davantage au peuple et qui attribuent à chacun le droit et le devoir d'écouter l"'inspiration" individuelle, le droit et le devoir de "dogmatiser". Plus précisément, l'Antiquité classique et le protestantisme (christianisme primitif), ces deux grandes choses, n'existent plus en Angleterre que comme opinions. Ce qui était expérience est devenue opinion, une opinion qui se révèle ruineuse pour la vie civile. Dès lors, d'après Hobbes, le rôle et les effets politiques de ces opinions réfutent l'autorité de l'expérience dont elles prétendent procéder.

  • Ainsi en est-il du républicanisme classique, celui de l'Antiquité grecque : sa thèse fondamentale, c'est que la nature rapproche les hommes, elle les invite à se gouverner dans la liberté. Mais cette idée dresse aujourd'hui les hommes les uns contre les autres, au nom de la "liberté". L'effet destructeur de cette idée, ou opinion, est plus fort que la supposée "nature politique" des hommes. Il faut donc congédier la nature comme modèle ou référence de l'organisation politique.
  • Ainsi en est-il également du protestantisme, dont la thèse fondamentale est que Dieu comble de sa grâce celui qui l'approche dans la pureté et l'humilité du coeur, que celui-ci, assuré du secours divin parce qu'il en éprouve la chaleur et la lumière, ne peut que vouloir et faire le bien. L'expérience présente montre que la prétention à "avoir la grâce", à être "saint" est au principe d'une arrogance politique insupportable, du mépris et de la vexation du prochain.

Voici donc la conclusion de Hobbes au regard de la guerre civile anglaise : ni la nature ni la grâce ne peuvent réunir les hommes. Qu'est ce qui alors peut les réunir ? C'est l'art.

Dans la conception traditionnelle, l'art était défini comme l'imitation de la nature. Mais si la nature n'est plus, ne peut plus être la référence, quid de l'art ? Quel va être le modèle de cet art nouveau que Hobbes doit élaborer ? Il faut élaborer un art qui n'ait plus besoin de modèle, et lui donner un fondement plus fort que toute opinion. On retrouve ici Machiavel : le fondement de l'action humaine était jusqu'ici l'idée d'un bien, naturel ou surnaturel ; cette manière de concevoir l'action dans la cité a tragiquement échoué, parce que les hommes se font nécessairement des notions incompatibles du bien. Le bien est incertain. A l'inverse, le mal, ou du moins certains maux ne le sont pas. Il y a en particulier un mal que la généralité des hommes considère comme les plus grand mal : la mort. Le fondement, plus fort que toute opinion, du nouvel art politique sera cette passion, la peur de la mort. C'est l'incompatibilité des opinions sur le bien qui a produit le mal absolu.

Cependant, dira-t-on, la guerre civile est une circonstance exceptionnelle : ce n'est pas à partir d'elle que l'on peut concevoir les fins et les moyens ordinaires de la vie politique. Erreur, répond Hobbes, la guerre civile, ou la guerre de tous contre tous est la condition naturelle de l'humanité (4). En temps de paix civile même, dans les circonstances "normales", il observe la présence permanente de la crainte, de la méfiance, de l'agressivité. L'idée grecque d'une nature bonne, constituée par un ensemble de biens hiérarchisés dont la cité ferait les hommes copartageant, est complètement ruinée.

En quoi cette critique de la nature est-elle autre chose que la critique chrétienne de l'humanité en proie au péché originel (5) ? En fait, Hobbes renverse cette assertion. Dans cette guerre de tous contre tous dans laquelle l'humanité est toujours sur le point de tomber, les pires actions ne peuvent être considérées comme des fautes ou des péchés : dans une situation où la vie de chacun est perpétuellement en danger, tous les actes sont couverts par la légitime défense. Si les meurtres les plus atroces (la cruauté n'est-elle pas parfois nécessaire pour "dissuader" l'ennemi ?) peuvent être justifiés, il est clair que la moralité, le bien et le mal, le péché n'ont pas de sens dans l'état de nature. Le bien et le mal n'existent pas par nature. Le bien et le mal n'auront de sens qu'une fois que l'état de nature aura été surmonté, qu'auront été promulguées par la puissance publique les lois qui définissent ces notions.

La raison humaine, constatant l'absurdité de la guerre de tous contre tous, va chercher les moyens de la paix. L'art politique nouveau sera le bon usage de cette raison. Ce que Hobbes montre, c'est que les hommes, s'ils veulent être satisfaits, et comment ne le voudraient-ils pas, sont contraints à être intelligents.

Dire que dans l'état de nature, chacun peut faire tout ce qu'il juge utile à sa conservation, c'est dire que chacun y a un droit sur toutes choses, et même sur le corps des autres (6). Ce droit illimité de chacun découle nécessairement de la guerre de tous contre tous ; et il est simultanément la source même de cette guerre. Ce n'est qu'en renonçant à ce droit que chacun peut, pour ce qui est de lui, tarir la source de la guerre. Ce renoncement serait absurde s'il n'avait une assurance raisonnable que chacun de ses voisins et rivaux fera de même. Chacun devra donc s'engager par contrat avec chacun à renoncer à ce droit illimité. Mais les contrats que ne garantit pas l'épée ne sont que fumée. La seule garantie possible du contrat est dans la menace du châtiment qui sanctionnera toute violation. Qui infligera ce châtiment ? Celui ou ceux que les contractants auront choisi(s).

Le droit du souverain, individuel ou collectif, est nécessairement illimité, sa souveraineté absolue, puisque le droit qui lui a été transmis par chacun était illimité. Ainsi est constitué le Souverain, le Léviathan, cet "homme artificiel" ou ce "Dieu mortel" qui assurera la paix civile.

Mais attention : il ne faut pas se laisser trop impressionner par la "majesté" de ce souverain. Quel est en effet le fondement de sa souveraineté absolue ? C'est le droit de l'individu. Et quelle est la source de ce droit ? C'est la nécessité très humble de se conserver, d'éviter la mort. Les hommes ne doivent plus se guider sur les biens ou le bien, mais sur le droit qui naît de la nécessité de fuir le mal. Le droit prend la place du bien. L'accent positif, l'intensité d'approbation morale que les Anciens, païens ou chrétiens, mettaient sur le bien, les modernes à la suite de Hobbes les mettent sur le droit, le droit de l'individu. C'est le langage et la "valeur" du libéralisme.

Que signifie : transmettre son droit naturel illimité au souverain ? Cela signifie : reconnaître pour miennes toutes les actions, quelles qu'elles soient, accomplies par ce souverain. C'est dire : je suis l'auteur de tous les actes accomplis par mon souverain ; il est mon représentant. Hobbes a également insitué une autre catégorie fondatrice de la pensée libérale : la représentation. Mais pourquoi faut-il une représentation pour constituer le corps politique ? Dans l'état de nature, il n'y a pas de pouvoir, ou plutôt, et cela revient au même, les pouvoirs de chacun sont à peu près égaux à ceux de tout autre : les hommes sont égaux. Comment Hobbes établit-il ce point considérable ? En usant d'un argument qui peut passer pour une plaisanterie, mais qui est en fait très fort : dans l'état de nature, le plus faible peut toujours tuer le plus fort...

Si les hommes sont pour l'essentiel égaux, si leurs pouvoirs égaux se neutralisent, alors le pouvoir politique n'est pas naturel mais artificiel. Le pouvoir absolu n'est que l'instrument des sans-pouvoirs. L'amplification ostentatoire du pouvoir dans la doctrine hobbienne ne doit pas masquer un affaiblissement radical de sa substance ou de sa signification. Ce qui est substantiel ou naturel, c'est l'égalité des sans-pouvoirs. Alors nous avons ici la matrice de la distinction entre la société civile et l'Etat. Cette distinction, et la jonction entre société civile et Etat par la représentation, enclenchent une oscillation naturelle entre deux extrêmes : le "dépérissement" de l'Etat et son absorption dans la société civile d'une part, et l'absorption de la société civile par l'Etat de l'autre.

On peut formuler le rapport entre les individus et le souverain d'une autre façon. Si les hommes sont égaux, comme ils le sont dans l'état de nature, il n'y a pas de raison que l'un plutôt que l'autre commande ou obéisse. L'obéissance n'est légitime que lorsqu'elle est fondée sur le consentement de celui qui obéit. D'autant plus que Hobbes exclut tout transfert de volonté, toute représentation d'une volonté par une autre volonté : le volonté est chose de l'individu. Certes le sujet reconnaît comme siennes toutes les actions du souverain, mais cela ne signifie nullement qu'il reconnaisse dans la volonté du souverain sa volonté à lui, sujet. On voit l'importance de cette question pour le problème de la démocratie -- laquelle suppose que l'action du corps politique a sa source dans la volonté de chacun, ou dans une volonté qui identifie la volonté de chacun. Hobbes "indentifie" avec force "chacun" et le souverain, mais exclut de cette identification ou de cette identité la volonté : ce qui est voulu par chacun, c'est l'existence de la souveraineté absolue, ou plus précisément, c'est la paix dont la souveraineté absolue est l'instrument nécessaire ; quant aux volontés du souverain, elles lui sont propres.

L'idée démocratique nous fait apparaître la conception de Hobbes comme passablement absurde : que signifie reconnaître pour siennes les actions que l'on n'a pas voulues, qui peuvent être rigoureusement contraires à tout ce que l'on veut ? Mais on peut lire à l'envers cette dualité identité/différence : peut-être que les difficultés de la position de Hobbes nous suggèrent des difficultés de la conception démocratique, que nous ne verrions pas sans cela.

La force de la position hobbienne, c'est qu'elle maintient l'intégrité de l'individu. Si donc l'individu et sa volonté sont l'unique fondement de la légitimité politique, il est clair que l'ordre politique, qui fait de la pluralité des individus une unité, ne peut lui venir que de l'extérieur. Toute "communauté de volonté", soit avec les autres individus dans le cadre de l'état de nature ou de la "société", soit entre l'individu et le souverain, empièterait sur la volonté de l'individu, léserait son intégrité. Voilà un point cardinal : Hobbes est absolutiste parce qu'il est très rigoureusement individualiste. Hobbes nous rend sensible que, s'il doit y avoir quelque chose comme un individu, c'est-à-dire un être dont la volonté n'appartienne vraiment, de fait et de droit, qu'à lui, cette volonté ne peut trouver une règle qu'en dehors d'elle-même, dans une autre volonté, rigoureusement extérieure et étrangère, qui a la force et le droit de lui imposer obéissance.

Observons le cas de Rousseau (7). Il partage la conviction première de Hobbes : la volonté est chose de l'individu, elle ne peut être représentée. D'autre part, il refuse l'absolutisme. Il lui faut donc identifier la volonté de chacun à la volonté du corps politique, ou la volonté du corps politique à la volonté de chacun, sans passer par l'intermédiaire de représentants, et en excluant toute action d'une volonté individuelle sur une autre volonté individuelle. D'où la "volonté générale". Rousseau doit alors inventer une nouvelle définition de l'homme et de sa raison : l'homme est l'être qui est capable d'obéir à une loi qu'il s'est à lui-même imposée, et la raison est la faculté de se commander à soi-même ; la raison est en son fond autonomie ou législation de soi par soi. Avec Rousseau comme avec Hobbes l'homme devient maker de sa propre humanité, et non plus seulement du corps politique.

Revenons à Hobbes : cet individu avide de pouvoir est, dans l'état de nature, impuissant ; pour pouvoir quelque chose, il va sacrifier quoi donc ? Non pas son pouvoir -- inexistant ou ineffectif --, mais son droit de faire ce qu'il veut. Pour, de son impuissance, faire une certaine puissance, il construit au-dessus de lui un pouvoir absolu. Mais arrêtons-nous un instant sur ce "pouvoir absolu". Dans l'interprétation religieuse traditionnelle du pouvoir royal, la notion de pouvoir absolu signifiait que le roi se rattachait directement à Dieu, qu'il n'avait de comptes à rendre qu'à Lui, qu'il était son lieutenant, ou encore son "représentant", et que partant il participait, "analogiquement", de la toute-puissance ou de la souveraineté de Dieu. Mais le cas du pouvoir absolu hobbien est tout différent. Ce n'est plus un être tout-puissant qui donne l'existence, et le sens de son existence, au pouvoir absolu qui le représente, ce sont au contraire des êtres impuissants qui le créent pour remédier précisément à leur faiblesse. Le pouvoir absolu de Hobbes n'est plus "représentant" de Dieu, mais "représentant" des hommes. Allons encore un peu plus loin : sous la main de Léviathan, le sujet se trouve comme le fidèle sous celle de l'Eglise dont la grâce guérit les maux de sa nature pécheresse. Autrement dit, la genèse du corps politique que construisent les hommes impuissants répète et rend efficace le geste par lequel l'humanité conçoit la divinité et se place sous sa sauvegarde. Le sens de l'Etat hobbien est d'être une Providence artificielle. Et de même que l'état de nature neutralise le péché en le naturalisant, le pouvoir absolu de Léviathan neutralise la grâce en l'artificialisant.

La discussion politique ne connaît guère qu'une alternative tranchée : ou le corps politique existe (les citoyens vivent dans la paix civile) ou il n'existe pas (les citoyens se déchirent) ; ou le souverain, quel qu'il soit (un, plusieurs, tous) a le pouvoir nécessaire à l'accomplissement de son mandat (les hommes jouissent de tout le bonheur compatible avec leur condition), ou il ne l'a pas (les hommes connaissent le désordre et la guerre civile). Pourtant, qu'il s'agisse de monarchie, d'aristocratie ou de démocratie, la légitimité de ces régimes est essentiellement démocratique. Leur fondement est dans le consentement de chacun. Parce que le Léviathan, cause de l'obéissance, est extérieur aux individus, et que ceux-ci sont des quantas de pouvoir, le pouvoir absolu du souverain n'est pas contradictoire avec la liberté des sujets. Ce qui est hors de l'obéissance à la loi est libre : dans les silences de la loi, les sujets peuvent faire ce que bon leur semble. La loi promulguée par le souverain n'est que cet artifice qui empêche les hommes-atomes de se heurter, non de se mouvoir ; elle est semblable à ces haies qui empêchent de s'égarer dans le champ du voisin, non de marcher sur le chemin. Hobbes a élaboré l'interprétation libérale de la loi : pur artifice humain, rigoureusement extérieure à chacun, elle ne transforme pas, n'informe pas les atomes individuels dont elle se borne à garantir la coexistence pacifique.

Hobbes élabore ainsi la matrice commune de la démocratie moderne et du libéralisme. Il n'est d'ailleurs pas sûr que ces deux idées soient aisément compatibles : c'est l'absolutisme du Léviathan qui permet à ces deux notions de s'articuler sans se contredire. C'est parce que la souveraineté illimitée est extérieure aux individus qu'elle leur laisse un espace libre, celui des silences de la loi. Que l'on abolisse l'absolutisme, c'est-à-dire l'extériorité de la souveraineté, alors la loi n'est plus la condition extérieure de mon action libre, elle devient le principe de cette action ; la notion libérale de la loi a vécu. Si l'on veut abolir l'absolutisme tout en maintenant l'interprétation libérale de la loi, il faut renoncer à l'idée même de souveraineté illimitée. C'est ce que fera Montesquieu.

Plus précisément, l'idée démocratique de la souveraineté et l'idée libérale de la loi sont contradictoires dans ce qu'elles ont chacune de positif mais parfaitement compatibles dans ce qu'elles ont de négatif. Elles ont une "matrice négative" commune : l'homme n'a pas de fin, ou de fins inscrites dans sa nature, l'élément de l'action humaine n'est pas le bien ou les biens (8). Les deux définitions, démocratique et libérale, vont prendre tour à tour l'avantage, accentuant tantôt la souveraineté de la volonté collective, tantôt la liberté légale des individus. Cette compatibilité contradictoire des deux définitions contribue à expliquer que nos régimes démocratiques et libéraux soient à la fois remarquablement stables et sujets d'une changement social perpétuel.

Un point n'a pas encore été abordé : Hobbes incarne la première critique directe du christianisme. En effet, que devient le devoir d'obéissance au souverain quand ce dernier ordonne une action contraire à l'idée que le sujet se fait de la loi ou de la volonté de Dieu ? A l'inverse, que devient la souveraineté du souverain (si l'on peut dire) face à une religion qui ordonne d'obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes ? Hobbes répond : tout ce qui est humain est sous le pouvoir de Léviathan, et donc aussi la religion, puisque, quoi qu'il en soit de son origine en Dieu, elle s'adresse à des hommes et elle est prêchée par des hommes. Hobbes va même réinterpréter le sens de la révélation chrétienne : croire que Dieu a parlé à tels hommes, c'est croire que ces hommes disent la vérité, c'est croire ces hommes. Or les hommes sont volontiers menteurs, et la haute idée qu'ils ont de leur sagesse les conduit souvent à se croire inspirés de Dieu. Du reste, ceux qui se croient inspirés rassemblent des disciples, des partisans : ils détiennent ainsi un pouvoir, plus ou moins grand selon le nombre de partisans. Il ne faut donc pas s'étonner, poursuit Hobbes de manière lapidaire, si maints individus, par pur désir de pouvoir, se proclament inspirés de Dieu. La probabilité est qu'il s'agit d'imposteurs. Le plus sûr est de ne reconnaître comme prophètes que ceux qui sont jugés tels par le souverain...

Voici enfin la dernière grande question posée par Hobbes : à qui suis-je tenu en conscience d'obéir ? Cette question est fondamentale, car si la réponse est incertaine, la guerre civile s'ensuit. Et pourtant cette question est nouvelle, ou du moins l'intensité avec laquelle Hobbes et ses successeurs la pose est nouvelle. Selon Aristote, doit commander celui qui est porteur du bien humain le plus important. C'est décider de qui se trouve au sommet d'une hiérarchie de biens, et les biens qui n'ont pas été choisis subsistent dans leur signification, et même obtiennent quelque part de pouvoir, une fois que le choix décisif a été fait. Pour Hobbes au contraire, celui qui a le droit d'exiger l'obéissance a tous les droits, ceux qui n'ont pas ce droit n'en ont aucun, ou plutôt que les droits concédés par le premier. Si, dans le monde humain, l'affirmation de la primauté, et donc du droit de commander, d'un certain bien n'entraîne pas naturellement l'exclusion totale des autres biens mais au contraire suppose qu'on les reconnaisse comme biens inférieurs -- il y a eu comparaison --, il n'en est plus de même si ce qui est "comparé" c'est le monde humain, simplement humain, mais tout entier, et le monde religieux. La question n'est plus : quel élément du monde humain doit commander, mais quel monde -- l'humain ou le divin -- doit commander ? Quel est le terrain commun, lieu de leur conflit ? C'est l'homme. Non pas l'homme membre de la cité humaine, puisque l'Eglise le revendique, non pas non plus l'homme fidèle de l'Eglise puisque la cité humaine le revendique, mais l'homme qui n'appartient, qui n'appartient encore à aucune des deux cités. Cet homme nous savons son nom : l'individu.

La nouvelle institution politique doit donc, par sa constitution même, empêcher que l'individu ne devienne ou redevienne citoyen de la vieille cité comme fidèle de la vieille Eglise. Il faut que l'obéissance à laquelle l'individu sera assujetti soit invulnérable aux critiques et revendications des anciens candidats au pouvoir, les candidats de la cité humaine -- vertu, richesse, liberté -- comme ceux de la cité divine -- la loi ou la grâce qui vient de Dieu.

Pages correspondant à ce thème sur les projets liberaux.org :

Grâce à Hobbes, pour Locke et Rousseau, l'ennemi principal, celui contre lequel ils construisent leur doctrine politique, n'est plus le pouvoir politique de la religion, mais un phénomène qui semble strictement politique, l'absolutisme, et même, dans le cas de Rousseau, outre l'absolutisme, l'inégalité. Locke et Rousseau paraissent se tourner contre Hobbes -- il faut néanmoins bien comprendre le sens de leur opposition.

Qu'ils critiquent Hobbes pour avoir donné des arguments à l'absolutisme royal ne signifie pas qu'ils ne partagent pas l'intention qui a conduit Hobbes à construire son Léviathan. Simplement, ils constatent que l'absolutisme réel, effectif, au lieu d'accomplir l'intention de Hobbes, l'entrave décisivement, puisque c'est par l'absolutisme que la religion conserve ce qu'elle conserve de pouvoir politique. Ils critiquent donc la doctrine de Hobbes pour mieux accomplir son intention.

Notes

1 : cf. la page consacrée à Machiavel sur Catallaxia.

2 : Après toutefois la réaction catholique de Mary Tudor.

3 : Thomas Hobbes, Leviathan, 1651.

4 : "The natural condition of makind", ibid.

5 : A la même époque, Pascal écrivait : "Tous les hommes se haïssent naturellement l'un l'autre". Ou encore : "Chaque moi est l'ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres".

6 : Pour un point de vue opposé, cf. la pensée libertarienne de Rothbard sur ce site.

7 : Pour plus de détail, voir la page que Catallaxia consacre à Rousseau.

8 : Par opposition aux doctrines téléologiques, telles que celle de Hegel par exemple. Cf. Karl Popper, La Société ouverte et ses ennemis, tome II - Hegel et Marx, et la page consacrée à Popper sur ce site.

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