Friedrich A. Hayek:Vrai et faux individualisme
Friedrich A. Hayek | |
---|---|
1899-1992 | |
Auteur libéral classique | |
Citations | |
« La liberté, laissée à chacun d'utiliser les informations dont il dispose ou son environnement pour poursuivre ses propres desseins, est le seul système qui permette d'assurer la mobilisation la plus optimale possible de l'ensemble des connaissances dispersées dans le corps social. » « Laisser la loi aux mains de gouvernants élus, c'est confier le pot de crème à la garde du chat. » | |
Galaxie liberaux.org | |
Wikibéral | |
Articles internes |
traduit par François Guillaumat
1.
Quiconque défend aujourd'hui des principes clairs d'organisation sociale est presque assuré de se voir traiter d'irréaliste et de doctrinaire. Refuser, en théorie sociale, toute adhésion à des principes préétablis, juger des problèmes soi-disant "à partir des faits", voilà où l'on a fini par voir la marque de la sagesse : se laisser guider par l'opportunité et être disposé à faire des compromis entre des positions contradictoires. Or, les principes, même lorsqu'ils ne sont pas explicitement perçus alors qu'une décision particulière les engage, ou ne sont là que comme de vagues idées sur ce qui se fait ou ne se fait pas, ont une manière bien à eux de se rappeler à notre attention. Ainsi, à suivre le slogan "Ni l'individualisme ni le socialisme" nous dérivons rapidement d'une société d'hommes libres à une autre, d'essence parfaitement collectiviste.
Je me propose non seulement de défendre un principe général d'organisation sociale, mais aussi d'essayer de faire comprendre que l'aversion pour les principes et cette manière d'aimer mieux traiter un cas après l'autre, sont les symptômes d'un mouvement qui nous fait régresser d'un état social ou certains principes généraux sont reconnus par tous à un système ou l'ordre ne peut subsister qu'à coups d'injonctions directes. Et ce, avec "l'inexorabilité des changements progressifs".
Je n'ai peut-être pas besoin de rappeler, après l'expérience des trente dernières années, les dérives auxquelles peut conduire l'absence de principes. L'attitude pragmatique qui a dominé cette période, loin d'améliorer notre maîtrise des événements, nous a au contraire conduits à un état de choses dont personne ne voulait. Et le seul résultat de notre mépris pour les principes semble être que nous sommes soumis à une logique des événements sur laquelle nous aurons vainement tenté de nous voiler la face. Aujourd'hui, la question n'est pas de savoir s'il nous faut des principes pour nous guider, mais plutôt s'il existe encore un système de normes susceptibles d'application générale, et que nous pourrions suivre si nous en faisions le choix. Ou peut-on encore trouver un ensemble de préceptes qui nous éclaire sans équivoque pour résoudre les problèmes de notre temps ? Existe-t-il quelque part une philosophie cohérente qui ne se borne pas à nous fournir des objectifs moraux, mais indique une méthode capable de nous les faire atteindre ?
Nous voyons bien que la religion en soi ne peut pas nous fournir de réponse concluante, puisque l'Église elle-même a essayé de mettre sur pied une philosophie sociale complète et que les gens qui partent à l'origine des mêmes bases chrétiennes arrivent à des conclusions totalement contradictoires. Il est certain que si nous manquons aujourd'hui de repères intellectuels et moraux, c'est au déclin de l'influence religieuse que nous le devons. Mais sa résurrection ne nous empêcherait pas d'avoir besoin d'un principe d'organisation sociale qui soit accepté par tous. Il nous faudrait toujours une philosophie politique qui aille au-delà des principes fondamentaux, mais généraux, fournis par la religion ou la morale.
Le titre que j'ai choisi pour cet essai indique que cette philosophie, pour moi, doit encore exister : un ensemble de principes qui a beau être implicite dans la majeure partie de la tradition politique occidentale, mais qu'il n'est plus possible d'identifier sans ambiguïté par un terme immédiatement parlant. Il est donc nécessaire de réaffirmer ces principes de façon complète avant de juger s'ils peuvent toujours nous servir de guides dans la pratique.
La difficulté à laquelle nous nous heurtons ne tient pas seulement au fait - bien connu - que le vocabulaire politique actuel est terriblement ambigu voire que le même terme a souvent un sens presque exactement opposé pour des partis différents. Un problème bien plus sérieux vient de ce que la même expression semble souvent réunir des gens dont les idéaux sont en tout contradictoires et irréconciliables. Des termes comme ceux de "libéralisme" ou de "démocratie", "capitalisme" ou "socialisme" ne se réfèrent plus aujourd'hui à des systèmes de pensée cohérents. Ils ont fini par désigner des amalgames assez hétérogènes de principes et de phénomènes que les accidents de l'Histoire ont associes à ces termes, mais qui ont peu de choses en commun, sauf d'avoir été défendus à des occasions différentes par les mêmes personnes, ou bien même, purement et simplement sous le même nom.
Il n'y a pas de terme politique qui en ait plus souffert que celui d"'individualisme". Non seulement a-t-il été réduit à une caricature méconnaissable par ses adversaires - et on devrait toujours se rappeler, à propos des idées politiques aujourd'hui passées de mode, que la plupart de nos contemporains ne les connaissent que par la description que leurs ennemis en font - Mais on l'a utilisé pour décrire des attitudes différentes vis-à-vis de la société, opinions qui ont aussi peu en commun entre elles qu'avec celles qu'on leur oppose traditionnellement.
J'ai bel et bien eu l'impression, en examinant pour préparer ce texte les définitions courantes de l'individualisme, que j'allais presque regretter d'avoir jamais associé les idéaux en lesquels je crois avec un terme dont on a si souvent mal usé - et sans le comprendre -.
Pourtant, malgré tout ce qu'on a pu faire dire à ce mot au-delà des idéaux en question, j'ai deux raisons de retenir ce terme pour définir les opinions que j'entends défendre. On les a toujours connues sous ce titre, quoi qu'il ait pu signifier par ailleurs à d'autres époques, et il peut prétendre à cette distinction que le mot de "socialisme" a été délibérement forgé pour exprimer son opposition à l'individualisme [2]. C'est au système qui se propose en remplacement du socialisme que je vais m'intéresser.
2.
Avant d'expliquer ce que j'entends par individualisme vrai, il n'est pas inutile que j'indique sommairement à quelle tradition intellectuelle il appartient: le vrai individualisme que je vais essayer de défendre fut expose pour la Premier fois dans les temps modernes par John Locke, plus particulièrement par Bernard Mandeville et David Hume, atteignant son plein développement dans les oeuvres de Josiah Tucker, Adam Ferguson et Adam Smith, et celles de leur grand contemporain Edmund Burke - l'homme qu'Adam Smith décrivait comme la seule personne de sa connaissance qui partageât exactement ses vues en matière économique sans qu'aucune communication préalable fut jamais passée entre eux [3]. Au XIXe siècle, c'est dans les oeuvres de deux de ses plus grands historiens et philosophes politique que j'en trouve la représentation la plus achevée : Alexis de Tocqueville et Lord Acton. Ce sont ces deux hommes qui me semblent avoir développe ce que la philosophie politique des Moralistes Écossais - Burke et les Whigs Anglais - avait de meilleur, mieux qu'aucun des auteurs que je connais; alors que les économistes classiques du dix-neuvième siècle, du moins les Benthamiens et les Radicaux philosophiques parmi eux, passaient de plus en plus sous l'influence d'un individualisme d'origine toute différente.
Ce second courant de Pensée, de nature totalement différente, également connu sous le nom d' individualisme, est principalement représenté par les auteurs français et Continentaux. - Un fait dû, à mon avis, à l'influence dominante du rationalisme cartésien dans sa composition. Les Encyclopédistes, Rousseau et les physiocrates sont les représentants les plus éminents de cette tradition. Et cet individualisme rationaliste, pour des raisons que nous allons maintenant examiner, a toujours tendance à se transformer en l'opposé de 1'individualisme, à savoir le socialisme ou collectivisme. C'est parce que la première forme d'individualisme est la seule qui ne soit pas contradictoire que je revendique pour lui l'exclusivité de ce titre, alors qu'il faut probablement considérer la seconde comme une source du socialisme au moins aussi importante que les théories expressément collectivistes [4].
Je ne peux donner de meilleure illustration que la confusion dominante quant au sens de l'individualisme que le fait que l'on présente couramment Edmund Burke, pour moi l'un des plus grands représentants de l'individualisme authentique, comme le principal adversaire de l"'individualisme" de Rousseau, dont il craignait que les théories ne dissolvent rapidement la communauté "dans la poussière la poudre de l'individualisme" [5]. Un autre exemple est que le terme même d"'individualisme" fut introduit dans la langue anglaise par les traductions de Tocqueville, un autre des grands représentants de l'individualisme authentique. Il l'utilise dans sa Démocratie en Amérique pour désigner une attitude qu'il déplore et rejette [6].
Il n'y a pourtant aucun doute que Burke et Tocqueville sont tous les deux d'accord sur l'essentiel avec Adam Smith, à qui personne ne disputera le titre d'individualiste, et que l"'individualisme" auquel ils sont opposés est une chose totalement différent de celui d'Adam Smith.
3.
Quels sont, alors, les caractères essentiels du vrai individualisme ? La première chose qui doit être dite est qu'il s'agit d'abord d'une théorie sociale : un essai pour comprendre les forces qui déterminent la vie sociale de l'homme, et ensuite seulement un ensemble de principes politiques déduits de cette vision de la société. Ce fait devrait en lui-même suffire à refuser le plus sot des malentendus qui courent à ce sujet : l'idée suivant laquelle l'individualisme postulerait (ou fonderait ses arguments sur cette hypothèse) l'existence d'individus isolés ou autosuffisants, au lieu de partir de l'étude de gens dont la nature et le caractère sont déterminés par le fait qu'ils existent en société [7] . Si cela était vrai, l'individualisme n'aurait vraiment rien à apporter à notre compréhension de la société. Mais son postulat essentiel est en fait différent, à savoir qu'il n'existe aucun autre moyen de s'assurer des phénom`nes sociaux que de comprendre les actions que les individus entreprennent vis-à-vis des autres, dans l'idée qu'ils se conduiront d'une certaine façon [8]. Cet argument s'attaque principalement aux théories proprement collectivistes de la société, qui se prétendent capables d'appréhender directement des formations sociales comme la société, etc., c'est-à-dire comme des entités en soi, qui seraient censées exister indépendamment des individus qui les composent. L'étape suivante de l'analyse sociale de l'individualisme est dirigée, elle, contre un pseudo-individualisme rationaliste qui ne conduit pas moins au collectivisme dans la pratique. Elle consiste à affirmer que nous pouvons découvrir, en examinant les effets combinés des actions individuelles, que bien des institutions sur lesquelles repose le propres humain sont apparues et fonctionnent sans qu'aucun esprit ne les ait connues ni ne les contrôle. Que, suivant l'expression d'Adam Ferguson, "Les nations se retrouvent face à des institutions qui sont bel et bien le résultat de l'action des hommes, sans être celui d'un projet humain" [9] et que la collaboration spontanée des hommes libres engendre souvent des résultats qui dépassent ce que leur cervelle d'individus pourra jamais entièrement saisir. C'est bien la grande idée de Josiah Tucker et Adam Smith, d'Adam Ferguson et Edmund Burke, la grande découverte de l'économie politique classique, qui est devenue la base de notre compréhension, non seulement de la vie économique mais de la plupart des phénomènes véritablement sociaux.
La différence entre cette vision des choses qui explique la plus grande part de l'ordre visible dans les affaires humaines, comme le résultat inattendu des actions individuelles, et l'autre vision qui attribue tout ordre observable à un dessein délibéré, est la première grande différence entre le véritable individualisme des penseurs britanniques et le prétendu individualisme de l'école cartésienne [10]. Mais ce n'est là qu'un des aspects de la différence bien plus vaste entre une vision des choses qui attribue dans les affaires humaines une faible part au rôle de la raison, qui affirme que l'homme est parvenu là où il en est malgré le fait qu'il n'est que partiellement guidé par la raison, et que sa raison personnelle est fort limitée et imparfaite, et une vision des choses qui postule que la Raison (avec un grand R) éclaire toujours parfaitement, avec la même intensité, tous les humains, que tout progrès de l'homme est le résultat direct de la raison individuelle et qu'il est donc soumis à son contrôle. On pourrait même dire que la première résulte d'une conscience aiguë des limites de l'esprit individuel, qui entraîne une attitude d'humilité face aux processus impersonnels et anonymes de la société, grâce auxquels les gens contribuent à créer des choses qui dépassent leur entendement, alors que la seconde est le produit d'une croyance excessive dans les pouvoirs de la raison individuelle, avec le mépris qui en découle pour tout ce qui n'a pas été consciemment élabore ou ce qu'elle ne peut pas entièrement expliquer.
L'approche antirationaliste qui considère l'homme non comme un être hautement rationnel et intelligent mais comme une créature bien irrationnelle et bien faillible, dont les erreurs individuelles ne sont corrigées qu'au sein d'un processus social, et qui cherche à tirer le meilleur parti d'un matériau fort imparfait, cette approche est probablement le trait le plus caractéristique de l'individualisme anglais. Son influence dans la pensée britannique me semble principalement due à la profonde influence de Bernard Mandeville, qui avait été le premier à formuler clairement cette idée [11].
Je ne peux mieux illustrer en quelle opposition l"'individualisme" rationaliste ou cartésien se trouve vis-à-vis de cette pensée qu'en citant un célèbre passage du Discours de la Méthode. Descartes y affirme qu"'il n'y a pas tant de perfection dans les ouvrages composés de plusieurs pièces et faits de la main de divers maîtres qu'en ceux auxquels un seul a travaillé". Il poursuit ensuite par la suggestion (après avoir cité l'exemple de l'ingénieur tirant ses plans, ce qui est significatif) que "les peuples qui, ayant été autrefois demi-sauvages et ne s'étant civilisés que peu à peu, n'ont fait leurs lois qu'à mesure que l'incommodité des crimes et des querelles les y a contraints, ne sauraient être si bien policés que ceux qui, des le commencement qu'ils se sont assemblés, ont observé les constitutions de quelque prudent législateur...". Pour bien faire comprendre son argument, Descartes ajoute qu'à son avis "si Sparte a été autrefois très florissante, ce n'a pas été à cause de la bonté de chacune de ses lois en particulier... mais à cause que, n'ayant été inventées que par un seul, elles tendaient toutes à même fin" [12].
Il serait intéressant de suivre le développement ultérieur de cet individualisme de contrat social ou des théories de la "création" des formations sociales, de Descartes à ce qui est encore l'attitude caractéristique des ingénieurs vis-à-vis des questions sociales, en passant par Rousseau et la Révolution Française [13].
Une telle esquisse montrerait comment le rationalisme à la Descartes s'est constamment révélé un obstacle majeur à la compréhension des phénomènes historiques et prouverait qu'il est largement responsable de la croyance dans les lois du développement historique et du fatalisme moderne qu'elle entraîne [14] .
Mais ce dont nous avons à traiter ici, c'est que cette opinion, quoiqu'elle passe aussi pour "individualiste", s'oppose complètement à l'individualisme authentique sur deux points décisifs. Il est parfaitement exact que pour le pseudo-individualisme "la croyance dans des formations sociales spontanées était logiquement impossible pour tout philosophe qui considère l'individu comme le point de départ et qui l'imagine formant des sociétés par des actes de volonté propre en s'unissant à d'autres par un contrat en bonne et due forme" [15] . Le vrai individualisme, au contraire, est la seule théorie qui puisse prétendre rendre intelligible l'apparition de formations sociales spontanées. Si bien que les théories sociales créationnistes mènent nécessairement à la conclusion qu'on ne peut faire servir les processus sociaux aux fins humaines qu'à condition de les soumettre au contrôle de la raison humaine individuelle, ce qui conduit directement au socialisme.
Alors que le vrai individualisme est, au contraire, d'avis que si les gens sont laissés libres, ils en feront souvent plus que ce que la raison humaine individuelle ne serait capable de planifier ou de prévoir.
Ce contraste entre l'individualisme vrai, antirationaliste et le faux, qui est rationaliste, traverse toute la pensée sociale. Cependant, parce qu'on a connu ces deux théories sous le même nom, on a fini par considérer comme essentielles à sa doctrine toutes sortes d'opinions et d'hypothèses complètement étrangères au vrai individualisme, partiellement à cause des économistes classiques du dix-neuvième siècle (et particulièrement John Stuart Mill et Herbert Spencer) qui étaient sous l'influence de la tradition française presque autant que sous l'influence anglaise.
La meilleure illustration de ces erreurs que l'on commet sur l'individualisme d'Adam Smith et de son groupe est peut-être l'opinion répandue qu'ils auraient inventé ce robot qu'est l'homo oeconomicus, et que leurs conclusions seraient disqualifiées par l'hypothèse d'un comportement strictement rationnel ou en général, par une fausse psychologie rationaliste. Or, ceux-ci étaient évidemment bien loin d'imaginer quoi que ce soit de la sorte. Il serait plus proche de la vérité de dire que pour eux l'homme était par nature paresseux et indolent, imprévoyant et gaspilleur, et qu'on ne pouvait lui imposer une conduite économique et la prudence dans l'ajustement de ses moyens à ses fins que sous la pression des circonstances. Mais cela ne serait pas encore rendre suffisamment justice à la vision réaliste et très complexe qu'ils avaient de la nature humaine. Comme il est devenu à la mode de se moquer de Smith et de ses contemporains pour leur psychologie prétendument naïve, je me risquerai à avancer l'opinion que nous avons encore plus à apprendre sur le comportement des hommes dans Richesse des Nations que de la plupart des ouvrages modernes qui traitent avec plus de prétention de "psychologie sociale", pour tous les usages que nous avons à en faire.
Quoi qu'il en soit, la chose dont on ne peut guère douter est que le souci principal d'Adam Smith était moins ce qu'il peut arriver à l'homme de réussir dans les meilleures dispositions que de lui donner le moins d'occasions possible de faire le mal quand il est mal disposé. On exagérerait à peine en disant que le plus grand mérite de l'individualisme qu'il prônait avec ses contemporains, est d'être un système où les méchants sont le moins à même de faire du mal. C'est un système social qui n'a pas besoin qu'on lui trouve des hommes vertueux pour le faire marcher, ni que les gens deviennent meilleurs qu'ils ne le sont aujourd'hui, mais qui les engage avec toute la variété complexe qui est la leur, parfois bons, parfois méchants, l'un intelligent et l'autre stupide. Ils visaient à un système où il serait possible d'accorder la liberté à tout le monde, au lieu de la réserver, comme le voulaient leurs contemporains français, "aux vertueux et aux sages" [16].
Le premier souci des grands auteurs individualistes était bel et bien de trouver un ensemble d'institutions qui pouvaient inciter les hommes, guidés par leurs choix personnels et poussés par les motifs ordinaires de leur conduite, à subvenir le plus possible aux besoins des autres. Et leur découverte fut que c'était le système de la propriété privée qui fournissait de telles incitations, et à un bien plus grand degré qu'on ne l'avait compris jusque-là. Ils ne prétendaient pas, malgré tout, que ce système ne pouvait être amélioré dans l'avenir, et encore moins comme une autre des déformations courantes de leurs arguments voudrait le faire croire, qu'il existerait une "harmonie naturelle des intérêts" indépendamment des institutions effectives. Ils étaient plus que simplement conscients du conflit des intérêts individuels et soulignaient la nécessite d"'institutions bien construites" ou les "règles et les principes de la confrontation des intérêts et du compromis entre les avantages" [17] réconcilierait les intérêts opposés sans donner à aucun groupe le pouvoir de faire toujours prévaloir ses opinions et ses intérêts sur ceux des autres.
4.
Il est un domaine de ces hypothèses psychologiques fondamentales qu'il est nécessaire de considérer un peu plus complètement (une des raisons pour lesquelles tant de gens n'aiment pas l'individualisme est l'idée suivant laquelle celui-ci approuverait et encouragerait l'égoïsme de l'homme. Il nous faut examiner ce qu'impliquent les hypothèses posées par lui, car la confusion qui existe dans ce domaine est causée par une difficulté intellectuelle authentique. Il n'y a bien sûr aucun doute que c'était l"'amour de soi" ou même les "intérêts égoïstes de l'homme" qui représentaient, dans le discours des grands auteurs du XVIIIe siècle, le "moteur universel", attitude morale qui leur semblait largement dominante. Ces termes, cependant, ne signifiaient pas l'égotisme au sens étroit de l'intérêt exclusif pour les seuls besoins immédiats de sa propre personne. L'ego "dont les gens étaient censés se préoccuper exclusivement, incluait comme allant de soi la famille et les amis ; et l'argument serait resté inchangé si cette définition avait inclus tout ce qui avait effectivement de la valeur pour les gens.
Il est un fait intellectuel indiscutable et bien plus important que cette attitude morale, qu'on pourrait imaginer de modifier : un fait que personne ne peut espérer changer et qui fournit à lui seul une base suffisante aux conclusions des philosophes individualistes. C'est la limitation par nature des informations et des intérêts de l'homme, le fait qu'il ne peut pas connaître plus qu'une petite fraction de la société et qu'il ne peut, par conséquent, avoir pour raison d'agir que les effets immédiats de ses actions dans la sphère dont il a connaissance. Du point de vue de leur importance pour l'organisation sociale, toutes les différences possibles d'attitude morale entre les hommes ont peu d'importance comparées au fait que tous les détails que l'esprit humain peut effectivement saisir font partie de ce cercle étroit dont il est le centre. Qu'il soit totalement égoïste ou le plus parfait des altruistes, les besoins humains dont il peut s'occuper réellement sont une fraction presque négligeable de ceux de tous les membres de la société. La vraie question n'est donc pas si l'homme est, ou devrait être guide par des motifs égoïstes mais si nous pouvons permettre à ses actions de se guider sur les conséquences immédiates qu'il pourrait connaître ou dont il se soucierait ou s'il doit y avoir quelqu'un d'autre, qui serait censé avoir une compréhension plus large de l'importance de ces actions pour la société dans son ensemble, quelqu'un qui l'obligerait à faire ce qui lui semble le mieux.
La tradition chrétienne a établi que l'homme, pour que ses actions aient quelque mérite, doit être libre de suivre sa propre conscience. A cela, les économistes ont ajouté un argument supplémentaire : il doit être libre d'utiliser complètement sa propre expérience et son talent, on doit lui permettre de se guider sur son intérêt pour les choses que lui connaît et qui ont de la valeur pour lui, s'il doit pouvoir contribuer autant qu'il en est capable aux objectifs communs de la société. Le problème principal, pour eux, était de faire de ces intérêts limités, qui déterminent en fait les actions des gens, des incitations efficaces pour les faire le plus possible contribuer volontairement à des besoins qui se trouvent au-delà de leur champ de vision. Ce que les économistes ont compris pour la première fois, était que le marché, tel qu'il s'est développé, était un moyen efficace pour faire participer l'homme à un processus plus complexe et plus étendu qu'il n'en peut saisir et que c'était "grâce au marché" qu'on pouvait le faire participer "à des buts qui n'avaient aucune part dans son intention".
Il était presque inévitable que les auteurs classiques se servent d'un langage qui devait nécessairement conduire à des malentendus en expliquant leur thèse ; cela leur valut la réputation d'avoir prôné l'égoïsme. Nous en découvrons rapidement la raison si nous essayons de reformuler l'argument exact en langage simple. Si pour résumer nous disons que les gens sont guides et doivent être guidés dans leurs actions par leurs intérêts et leurs désirs propres, on déformera immédiatement ces propos pour leur faire dire que les gens doivent exclusivement s'occuper de leurs besoins personnels ou de leurs intérêts égoïstes, alors que ce que nous voulons dire est qu'ils devraient avoir le droit de rechercher tout ce qui leur parait désirable à eux.
Il est une autre formule trompeuse, que l'on utilise pour souligner un point important : c'est la fameuse supposition selon laquelle chacun est le meilleur juge de ses intérêts. Exprimée sous cette forme, une telle affirmation n'est ni plausible, ni nécessaire pour arriver aux conclusions de l'individualisme. Le vrai fondement de cet argument est que personne ne peut savoir qui est le meilleur juge, et que le seul moyen de le découvrir est de passer par un processus social dans lequel chacun a le droit d'essayer pour voir ce dont il est capable. L'hypothèse essentielle, là comme ailleurs, est que les talents et les aptitudes des gens sont infiniment variables, et que par conséquent chacun ignore la plus grande part de ce que savent tous les autres membres de la société pris ensemble. En d'autres termes, que la Raison humaine, avec un grand R, n'existe pas au singulier, comme a l'air de le croire l'approche rationaliste. On doit au contraire la concevoir comme un processus interpersonnel au cours duquel lequel la contribution de chacun est testée et corrigée par les autres. Cet argument ne suppose pas que tous les hommes soient égaux quant à leurs dons et capacités réels, mais seulement que personne n'est qualifié pour formuler un jugement définitif sur les capacités qu'un autre possède ou qu'on lui permettra d'exercer.
Je pourrais peut-être rappeler que c'est uniquement parce que les hommes sont inégaux que nous pouvons les traiter également. Si tous les gens étaient complètement égaux par leurs dons et par leurs goûts, il nous faudrait les traiter différemment pour obtenir une quelconque forme d'organisation sociale. Ils ne sont pas égaux et c'est heureux : ce n'est que grâce à cela que la différenciation de rôles n'a pas besoin d'être déterminée par la décision arbitraire de quelque volonté organisatrice, mais qu'après avoir établi l'égalité formelle des règles s'appliquant à tous de la même façon, nous pouvons laisser chaque individu trouver son niveau propre.
Il y a toute la différence du monde entre le fait de traiter les gens de façon égale et une tentative pour les rendre égaux. Tandis que le premier est la condition d'une société libre, la seconde signifie, comme Tocqueville l'a décrite, une nouvelle forme de la servitude." [18]
5.
Instruit des limites de la connaissance individuelle et sachant que personne, isolé ou en groupe, ne peut savoir tout ce qui est connu de quelqu'un, l'individualisme en tire dans les faits sa conclusion principale : il consiste en ce que tout pouvoir coercitif ou exclusif soit strictement limité. Certes, son opposition ne concerne que l'usage de la Force pour réaliser l'association ou l'organisation, et non l'association en tant que telle. Bien loin d'être opposée à l'association volontaire, l'argumentation individualiste repose au contraire sur l'idée que ce qui ne peut être obtenu que par une gestion planifiée dans l'opinion de certains sera mieux assuré par la collaboration volontaire, spontanée des individus. Ainsi, l'individualiste conséquent doit-il s'enthousiasmer pour la coopération volontaire, - partout et dans tous les cas ou elle ne dégénère pas en contrainte vis-à-vis des autres et ne conduit pas à la prise d'un pouvoir exclusif.
Le vrai individualisme, n'est bien sûr pas l'anarchisme qui n'est qu'un autre produit du pseudo-individualisme rationaliste auquel il est opposé. Il ne nie pas la nécessité d'un pouvoir de contrainte, mais cherche à le limiter, à le contenir aux domaines ou il est indispensable pour empêcher la coercition par les autres et pour réduire l'usage total de la force à un minimum. Il est vrai que les philosophes individualistes ont beau être d'accord en général sur cette formule, il faut bien reconnaître qu'ils ne donnent pas beaucoup de précisions pour l'appliquer dans des cas spécifiques. Ni la formule du laissez faire tellement mal comprise et appliquée, ni cette formule plus ancienne de la "protection de la liberté et de la propriété" ne sont très éclairantes. En fait, dans la mesure ou elles semblent toutes les deux vouloir dire que nous n'avons qu'à laisser les choses en l'état, elles peuvent s'avérer pires qu'une absence de réponse. Elles ne nous disent certainement pas quels sont les domaines ou l'action de l'État est nécessaire et ceux ou elle est indésirable. Mais si nous devons décider de l'utilité de la philosophie individualiste pour les questions concrètes, il faut bien que nous sachions si elle permet de décider de ce que l'État doit faire ou pas.
Les positions centrales de l'individualisme me semblent entraîner dans ce domaine des règles générales qui sont très généralement applicables. Chacun doit utiliser sa propre information particulière et ses talents propres pour promouvoir les objectifs qui comptent pour lui, il doit, ce faisant, contribuer le plus possible à satisfaire des besoins qu'il ne connaît pas : il en découle évidemment tout d'abord qu'il doit disposer d'un domaine de responsabilités clairement délimité et ensuite que l'importance relative qu'ont pour lui les différents résultats qu'il pouvait atteindre doit correspondre à l'importance relative pour les autres des effets de son action les plus lointains et dont il n'a pas connaissance.
Considérons d'abord le problème de la sphère de responsabilité, en laissant le second problème pour plus tard. L'homme doit être libre de faire l'usage le plus complet de ses connaissances et de ses talents ; il ne faut donc pas que la définition de sa sphère de responsabilité se traduise par l'assignation à une tâche particulière, ce qui serait imposer un devoir à faire et non délimiter une responsabilité. Il ne faut pas non plus qu'elle prenne la forme d'une allocation de ressources spécifiques à la discrétion d'une autorité quelconque, ce qui lui retirerait la possibilité de choisir presque autant que s'il se voyait imposer une tâche spécifique. Pour que l'homme mette en oeuvre les dons qui sont les siens, se sphère de responsabilité ne peut être déterminée que par le résultat de ses activités et de ses prévisions. La solution de ce problème, les hommes l'ont progressivement élaborée et elle précède historiquement l'État sous sa forme moderne : c'est l'acceptation de principes formels "une règle établie à respecter, commune à chaque membre de la société" [19] . Des règles qui vous permettent avant tout de distinguer entre le tien et le mien, grâce auxquelles vous pouvez distinguer, de même que vos concitoyens, ce qui est la sphère de responsabilité de l'un et de l'autre.
Il est un contraste fondamental entre la subordination à des règles dont la fonction principale est d'informer l'individu sur la sphère de responsabilité où il construira sa propre vie, et la subordination à des injonctions imposant des devoirs particuliers. Ce contraste a été tellement brouillé depuis quelques années qu'il nous faut l'examiner plus en détail. Ce qu'il met en jeu n'est rien de moins que la distinction entre la liberté par le Droit et l'emploi de l'appareil législatif, démocratique ou non, pour supprimer cette même liberté. L'essentiel n'est pas qu'une sorte de principe d'action sous-tende les actes de l'État, mais que son rôle doit se limiter à faire respecter par les individus des principes connus par eux, et dont ils peuvent tenir compte dans leurs propres décisions. Cela veut dire, en outre, que ce ne sont pas des conséquences indirectes et éloignées de ses actes qui doivent déterminer ce que l'individu a ou n'a pas le droit de faire, mais les circonstances immédiates et directement observables qu'on peut s'attendre à lui voir connaître. Il doit disposer de règles relatives à des situations types, définies d'une façon accessible aux acteurs et sans égard pour les effets à distance de leurs actions dans chaque cas précis. Des règles qui oeuvreront pour le bien dans la majorité des cas. Si on les observe régulièrement - même si elles ne le sont pas dans les cas bien connus où "les cas douteux font les mauvaises règles".
Le principe le plus général qui fonde un système individualiste est qu'il utilise des principes généraux généralement acceptés comme le moyen de créer l'ordre en matière de société. On a le contraire d'un gouvernement par les principes lorsque, par exemple, un projet de société récent pour une économie planifiée propose "ce principe fondamental d'organisation... que dans chaque cas particulier, ce soit le meilleur moyen de servir la société qui l'emporte" [20] . C'est donc une grave confusion que de parler de "principe" quand ce que l'on entend par là est qu'il n'y a lieu de n'en suivre aucun autre que la seule opportunité ; quand tout dépend de ce que l'autorité décrètera être "les intérêts de la société". Les principes sont un moyen d'éviter les conflits entre des fins concurrentes et non un système donné de fins. Notre soumission à des principes généraux est nécessaire parce que nous ne pouvons pas être guidés dans l'action concrète par une connaissance et une évaluation parfaites de toutes les conséquences. Aussi longtemps que les hommes ne seront pas omniscients, la seule façon de donner à l'homme sa liberté est d'employer ces règles générales pour délimiter la sphère ou la décision lui appartient. Il ne peut pas y avoir de liberté si l'État n'est pas limité à des types d'action particulière mais peut user de son pouvoir à discrétion pour servir des objectifs particuliers. Comme Lord Acton l'avait fait remarquer il y a longtemps "Chaque fois que l'on érige un objet particulier en but suprême de l'État, que ce soit l'avantage d'une classe, la sécurité ou la puissance nationale, le plus grand bonheur pour le plus grand nombre ou la défense d'une quelconque abstraction spéculative, à ce moment le pouvoir d'État devient inévitablement absolu [21] ."
6.
Notre conclusion principale est donc que l'ordre doit reposer sur le respect de principes abstraits et non sur l'imposition de directives particulières ; mais la question reste ouverte de savoir quelles sortes de règles générales il nous faut. Elle limite essentiellement l'exercice de pouvoirs de contrainte à une seule méthode, mais laisse à l'ingéniosité humaine un champ presque illimité pour la mise au point de l'ensemble de règles le plus efficace même si les meilleures solutions aux problèmes concrets doivent être découvertes par expérience dans la plupart des cas. Les principes généraux de l'individualisme peuvent nous en apprendre bien plus sur ce que doivent être la nature et le contenu de ces règles. Il y a d'abord un important corollaire de ce qui précède, à savoir que ces règles doivent servir de signaux aux gens pour leurs propres prévisions, et qu'elles doivent donc être agencées pour rester valides à long terme. Une politique libérale ou individualiste par essence doit être une politique de long terme. Aujourd'hui, la mode est de s'intéresser d'abord aux effets à court terme. Et on se sert pour la justifier de l'argument "à long terme nous sommes tous morts" ; cela conduit inévitablement à se fonder sur des ordonnances adaptées aux circonstances du moment à la place de règles valides pour des situations-type.
Or, pour construire un bon système juridique, il nous faut tirer des principes de base de l'individualisme, et nous le pouvons, des indications bien plus précises que cela. Essayer de conduire l'homme qui poursuit ses intérêts propres à contribuer le plus possible aux besoins des autres hommes ne conduit pas seulement au principe général de la "propriété privée". Nous pouvons aussi en déduire quel doit être le contenu même des droits de propriété en ce qui concerne les différentes catégories de biens. Pour que l'individu, dans ses décisions, tienne compte de tous les effets physiques causés par celles-ci , il faut que la "sphère de responsabilité dont j'ai parlé plus haut soit ainsi faite qu'elle inclue aussi complètement que possible tous les effets directs de ses actions sur la satisfaction procurée aux autres par les choses dont il a la maîtrise. On s'en assure en général par la conception simple de la propriété comme le droit exclusif d'utiliser une chose lorsque ce sont des biens meubles qui sont en cause. Mais la propriété du sol pose bien plus de problèmes, et la reconnaissance du principe de propriété privée est de peu de secours tant que nous ne savons pas précisément quels droits et obligations la possession implique. Et quand nous nous tournons vers des problèmes plus récents comme l'utilisation de l'air ou des ondes, des inventions ou de la propriété littéraire et artistique, on ne pourra éviter de rechercher la raison d'être de la propriété si l'on cherche à décider, dans ce cas particuliers, ce que doit être la sphère que l'individu contrôle et dont il est responsable.
Il ne m'est pas possible d'aller plus avant dans ce sujet fascinant : un ordre juridique approprié à un système véritablement individualiste. Je ne peux pas non plus discuter des nombreuses fonctions d'assistance par lesquelles l'État pourrait accroître sensiblement l'efficacité de l'action individuelle, qu'il aide à propager l'information ou à éliminer l'incertitude authentique, celle qu'il est vraiment possible de faire disparaître [22]. Je ne les mentionne ici que pour rappeler que les principes individualistes peuvent parfaitement justifier d'autres fonctions (non coercitives) de l'État que la seule police du droit civil et du droit pénal.
Il reste cependant un point auquel j'ai déjà fait référence, mais qui est tellement important que je dois lui consacrer plus d'attention. Tout système individualiste viable doit satisfaire deux conditions. Il faut d'abord que les rémunérations relatives qu'un individu peut attendre des différents usages qu'il ferait de ses capacités et de ses ressources correspondent à l'utilité relative pour les autres des résultats de ces utilisations ; mais il faut aussi que ces rémunérations correspondent aux résultats objectifs de ses efforts plutôt qu'à leur mérite subjectif. Un marché authentiquement concurrentiel satisfait à ces deux conditions. Mais c'est à propos de la seconde que notre sens personnel de la justice se révolte fréquemment contre les décisions impersonnelles du marche. Pourtant, s'il faut que l'individu soit libre de choisir, il est nécessaire qu'il subisse le risque attache à ce choix ; et, en conséquence, qu'il soit rémunéré, non sur ses intentions bonnes ou mauvaises mais uniquement sur la base de ce que les résultats valent pour les autres. Nous devons accepter le fait que la préservation de la liberté individuelle est incompatible avec une pleine réalisation de nos idées de justice distributive.
7.
Ainsi la théorie de l'individu a-t-elle une contribution décisive à faire à l'art de construire un cadre juridique approprie et d'améliorer les institutions qui se sont développées spontanément. Mais ce sur quoi elle insiste cependant, c'est bien sur le fait que la fraction de l'ordre social qui peut - ou doit - être le produit de la raison consciente, ne représente qu'une faible part des forces de la société. En d'autres termes, que l'État, le pouvoir délibérément constitue et consciemment dirige, ne devrait être qu'une petite partie de cet organisme bien plus riche que nous appelons "société". Et ce pouvoir devrait se borner à fournir un cadre dans lequel la libre - et par conséquent délibérément non dirigée - collaboration des hommes a le champ le plus libre possible.
Cela entraîne certains corollaires sur lesquels le vrai individualisme s'oppose une fois de plus avec éclat aux faux individualismes du type rationaliste. Le premier est que l'État délibérément organisé d'un côté et l'individu de l'autre sont loin d'être considérés comme les seules réalités sociales, alors que les formations et associations intermédiaires seraient délibérément supprimées comme la Révolution Française visait à le faire. Au contraire, les conventions non imposées de l'interaction sociale sont considérées comme des facteurs essentiels pour préserver la marche ordonnée de la société des hommes. Le second corollaire implique que l'individu, dans sa participation aux processus sociaux, doit être prêt et disposé à se soumettre à des conventions qui ne sont pas le résultat d'un dessein intelligent, dont la justification peut lui échapper à l'occasion, et qui lui paraîtront souvent inintelligibles et irrationnelles.
Je n'ai pas besoin de m'étendre sur ce premier point. Que le vrai individualisme affirme la valeur de la Famille, de tous les efforts communs de la communauté restreinte ou du groupe, qu'il croit aux libertés locales, et aux associations volontaires ; que son argument repose bel et bien sur l'idée que bien des fonctions pour lesquelles il est commun de réclamer l'action coercitive de l'État peuvent être mieux remplies par la coopération volontaire. Rien ne peut être plus opposé à ces conceptions que le pseudo individualisme : celui-ci veut dissoudre tous les groupes de taille inférieure pour obtenir des atomes qui ne tiennent ensemble que par les règles imposées de force par l'État, et cherche à rendre obligatoires tous les liens sociaux, au lieu de n'utiliser l'État que pour empêcher l'usurpation d'un pouvoir de contrainte par des groupes plus petits.
Il est un aspect du fonctionnement d'une société individualiste qui a tout autant d'importance. Ce sont les traditions et les conventions qui évoluent dans le cadre d'une société libre : celles-ci ne peuvent pas être imposées, mais elles établissent des règles souples et normalement observées qui rendent le comportement des autres éminemment prévisible. Que l'on accepte de se soumettre ainsi à ces règles - non seulement aussi longtemps qu'on en comprend la raison mais aussi longtemps qu'on n'a pas de raisons précises de faire le contraire - c'est une condition essentielle du développement et à l'amélioration progressive des règles de la vie en société. Et que l'on soit prêt à se soumettre ordinairement à ces produits d'un processus social que personne n'a construit et dont il est possible que personne ne comprenne les raisons est aussi une condition indispensable pour qu'on puisse se passer de la contrainte [23]. L'existence de conventions et de traditions communes à un groupe de gens leur permettra de coopérer sans heurts, efficacement, et avec beaucoup moins de formalisme dans l'organisation qu'un groupe à qui il manquerait cet arrière-plan commun. C'est l'évidence même. Mais l'inverse, auquel on pense moins souvent, n'est probablement pas moins vrai : on ne peut maintenir la force répressive à un minimum que dans une société où l'usage et la tradition ont rendu le comportement des gens prévisible dans une large mesure [24] .
Ce qui me conduit à mon deuxième point : la nécessité, dans toute société complexe ou les effets de l'action de chacun s'étendent bien au-delà de son champ de vision possible, que l'individu se soumette aux forces anonymes et apparemment irrationnelles de la société. Une soumission qui doit non seulement inclure d'accepter des règles de conduite comme valides sans examiner à quoi cette acceptation conduit dans un cas précis, mais encore de se préparer à des changements qui peuvent affecter profondément sa position et dont les causes pourraient bien lui être totalement inintelligibles. C'est contre ces contraintes que l'homme moderne tend à se révolter, à moins qu'on ne puisse montrer que leur nécessite repose sur "la raison rendue claire et démontrable pour tout individu". Pourtant, c'est justement là que cette quête - compréhensible - de l'intelligibilité produit des exigences illusoires qu'aucun système ne peut satisfaire. Dans une société complexe, l'homme ne peut avoir d'autre choix qu'entre l'ajustement à ce qui peut lui sembler être les forces aveugles du processus social et l'obéissance aux ordres d'un supérieur. Tant qu'il ne connaît que la dure discipline du marché, il pourrait bien juger préférable de confier la direction à quelque cerveau humain doué d'intelligence. Mais, à peine en a-t-il fait l'essai, qu'il découvre que la première lui laisse au moins le choix, alors que l'autre ne lui en laisse aucun, et qu'il vaut mieux avoir le choix entre plusieurs possibilités déplaisantes que d'en subir une seule sous la contrainte.
Le refus de tolérer ou de respecter des forces sociales qui ne sont pas le produit d'une création délibérée, (qui est) une cause si importante du désir actuel pour la planification économique centralisée, n'est en fait qu'un aspect d'un mouvement plus général. Nous trouvons la même tendance dans les domaines de la morale et des coutumes, dans le désir de substituer une langue artificielle à celles qui existent, et dans l'ensemble de cette attitude morale face aux processus qui gouvernent la croissance du savoir. L'idée suivant laquelle un système de morale synthétique, un langage artificiel, ou même une société artificielle pourraient seuls être justifiés dans une ère scientifique, de même que la réticence croissante à se plier à des règles morales dont l'utilité n'est pas démontrée, ou à se conformer à des conventions dont la raison d'être est inconnue, sont toutes des manifestations de cette même vision de base qui voudrait que toute activité sociale puisse être reconnue comme faisant partie d'un plan unique et cohérent. Ce sont pourtant là les résultats de ce même "individualisme" rationaliste qui veut voir dans toute chose le produit de la raison consciente de l'individu. Ce ne sont certes pas les résultats du vrai individualisme : ils pourraient même rendre difficile, voir impossible, le fonctionnement d'un système libre et authentiquement individualiste. En fait, ce que la philosophie individualiste nous apprend à ce propos est ceci : alors qu'il se pourrait que la destruction des formations spontanées qui forment la base indispensable d'une civilisation libre soit une chose facile à faire, nous pourrions bien être incapables de reconstruire délibérément une telle civilisation une fois que ces fondations auraient été détruites.
8.
Ce que je cherche à faire comprendre est bien illustré par ce paradoxe apparent que les Allemands, que l'on considère généralement comme très dociles, sont souvent dépeints comme très individualistes. On désigne souvent, et avec quelque raison, ce soi-disant individualisme allemand comme l'une des causes pour lesquelles les Allemands ne sont pas parvenus à établir des institutions politiques libérales. Dans le sens "rationaliste" du terme, en insistant tellement sur le développement de personnalités "originales" qui sont à tous les égards le produit du choix conscient de l'individu. la tradition intellectuelle allemande favorise bel et bien une sorte d"'individualisme" peu connue ailleurs. Je me rappelle bien combien je fus surpris, voire choqué comme jeune étudiant, dans mes premiers contacts avec des contemporains anglais et américains, de découvrir à quel point ils étaient prêts à se conformer à toutes les apparences requises par l'usage commun, plutôt, comme il me semblait normal, de chercher gloire à être différents et originaux en presque tout. Si vous doutez de la signification de cette expérience individuelle, vous la trouverez entièrement confirmée dans la plupart des débats en Allemagne sur le système anglais des Public Schools, tels que vous en trouverez dans le fameux livre de Dibelius sur l'Angleterre [25]. Vous tomberez sans arrêt sur la même surprise de voir cette tendance à la conformité volontaire et sur le contraste fait avec l'ambition du jeune Allemand de développer une "personnalité originale" et d'exprimer dans tous les domaines ce qu'il considère comme vrai ou juste. Ce culte de l'individualité différente a, bien sûr, des racines profondes dans la tradition intellectuelle allemande et s'est fait sentir bien au-delà de l'Allemagne, à travers l'influence de certains de ses plus grands représentants, en particulier Goethe et Wilhelm von Humboldt. On la sent clairement dans la Liberty de J.S. Mill.
Non seulement cette sorte d"'individualisme" n'a rien à voir avec un vrai individualisme, mais peut en fait se révéler être un grave obstacle au fonctionnement régulier d'un système individualiste. On doit toujours se demander si une société libre (ou individualiste) peut marcher avec succès si les gens sont trop "individualistes" dans le sens faux, s'ils sont trop réticents à se conformer volontairement aux traditions et aux conventions, et s'ils refusent de reconnaître tout ce qui n'est pas consciemment construit et ce qu'on ne peut pas démontrer comme rationnel à chaque individu. Il est pour le moins compréhensible que la domination de cette forme d"'individualisme" ait souvent conduit des gens de bonne foi à désespérer de la possibilité de réaliser l'ordre dans une société libre, et même à réclamer un gouvernement dictatorial qui aurait le pouvoir d'imposer à la société l'ordre qui ne veut pas se produire de lui-même.
En Allemagne, en particulier, cette préférence pour l'organisation délibérée et le mépris correspondant pour ce qui vient spontanément et sans contrôle, fut fortement appuyée par la tendance à la centralisation que provoquait le combat pour l'unité nationale. Dans un pays dont les traditions étaient essentiellement locales, la lutte pour l'unité impliquait une opposition systématique à presque tout ce qui était issu d'une croissance spontanée et, logiquement, son remplacement par des créations artificielles. Que les Allemands, au cours de ce qu'un historien récent a fort bien décrit comme une "quête désespérée d'une tradition qu'ils ne possédaient pas" [26] aient fini par créer un État totalitaire qui leur imposa ce dont ils pensaient manquer n'aurait peut-être pas dû nous surprendre autant qu'elle le fit.
9.
S'il est vrai que la tendance progressive au contrôle central de tous les processus sociaux est le résultat inévitable d'une approche qui exige que tout soit soigneusement planifié et présente une forme d'ordre reconnaissable, il est également vrai que cette tendance crée des conditions dans lesquelles plus rien ne peut préserver l'ordre et la stabilité qu'un État central omnipotent. La concentration des décisions entre les mains de l'autorité produit en elle-même un état de choses dans lequel les seules structures sociales qui subsistent encore sont imposées par l'État : les hommes y deviennent des unités interchangeables qui n'ont entre eux d'autres relations définies ou durables que celles que l'organisation totalitaire aura décidées. Dans le jargon des sociologues modernes, on à donne à ce type de société le nom de "société de masse". - Nom assez trompeur, parce que les attributs caractéristiques de cette société ne tiennent pas tellement au seul nombre qu'à l'absence de structure spontanée au-delà de ce que l'organisation délibérée a imposé, à l'incapacité de développer ses propres différenciations et la dépendance qui en découle vis-à-vis d'un pouvoir qui la moule et la façonne à son gré. Elle n'a de rapport avec le nombre que dans la mesure ou la centralisation atteint beaucoup plus tôt dans les grands pays le point ou une organisation planifiée au sommet écrase les formations spontanées qui se fondent sur des contacts plus rapproches et plus intimes que ceux qui existent à l'échelon national.
Il n'est pas surprenant que l'opposition à la centralisation soit devenue l'un des soucis principaux des philosophes individualistes au XIXe siècle, quand ces tendances commencèrent à se faire jour clairement. Cette opposition est particulièrement marquée dans les écrits des deux grands historiens dont j'ai présente les noms comme ceux des premiers représentants du vrai individualisme au XIXe siècle, Tocqueville et Lord Acton. Elle trouve son expression dans leur forte sympathie pour les petits pays et pour le fédéralisme dans les grands. Nous avons encore plus de raisons aujourd'hui de penser que les petits pays risquent de devenir avant peu les dernières oasis qui préservent une société libre. Il est peut-être déjà trop tard pour interrompre le cours fatal de la centralisation progressive dans les grands pays. Ceux-ci sont en bonne voie pour produire ces sociétés de masse dans lesquelles, à la longue, le despotisme apparaît comme le seul salut. La question de savoir si les petits pays eux-mêmes en réchapperont dépend de leur capacité à rester à l'abri du poison rationaliste, qui est pour ce même désir d'une société organisée depuis le sommet à la fois une incitation et un résultat.
L'attitude de l'individualisme vis-à-vis du rationalisme, qui n'est intellectuellement qu'un frère jumeau du socialisme, mériterait une discussion particulière. Je ne peux ici que rappeler que la différence fondamentale entre ce qu'on appelait libéralisme au XIXe siècle anglo-saxon et ce qu'on appelait ainsi sur le continent européen est étroitement lié à leurs origines, le vrai individualisme et le faux (rationaliste), respectivement. Seul le libéralisme anglais s'opposait généralement à la centralisation, au nationalisme et au socialisme, alors que le "libéralisme" dominant sur le continent les favorisait tous les trois. Je devrais ajouter, néanmoins, qu'à ce propos, comme à beaucoup d'autres, John Stuart Mill et le libéralisme anglais tardif qui lui succéda appartiennent au moins autant à la tradition continentale qu'à celle de l'Angleterre. Je ne connais pas de discussion plus révélatrice que ces différences fondamentales que la critique de Lord Acton contre les concessions de Mill aux tendances nationalistes du libéralisme continental [27].
10.
Les deux formes de l'individualisme s'opposent aussi sur deux autres points, dont la meilleure illustration est fournie par la position prise sur la démocratie et l'égalité par Lord Acton et Tocqueville, à propos de tendances qui devenaient dominantes à leur époque. L'individualisme authentique non seulement croit à la démocratie mais peut affirmer que les idéaux démocratiques ont leur source même dans les principes de base de l'individualisme. Mais si l'individualiste affirme que tout État doit être démocratique, il ne nourrit aucune croyance superstitieuse dans l'omnicompétence des décisions majoritaires, et qui refuse en particulier de reconnaître que "Par vertu de son origine populaire, le pouvoir absolu pouvait être aussi légitime que la liberté constitutionnelle" [28]. Il pense que "le domaine des choix imposés doit être tenu dans des limites strictes" [29] en démocratie pas moins que dans aucun autre système de gouvernement. Et il s'oppose tout particulièrement à la plus malheureuse et la plus dangereuse des erreurs de conception sur la démocratie : la croyance suivant laquelle nous devrions considérer comme vraie l'opinion de la majorité, et qu'elle devrait nous lier pour l'avenir. Alors que la démocratie est fondée sur la convention que l'opinion de la majorité décide de l'action commune, cela ne signifie pas que l'opinion majoritaire devrait devenir l'opinion générale. Même si c'était nécessaire pour atteindre les buts de la majorité. Au contraire, la légitimité de la démocratie repose entièrement sur la possibilité pour l'opinion d'une petite minorité de devenir l'opinion majoritaire. En fait, je pense que l'une des questions les plus importantes auxquelles il faudra que la théorie politique donne une réponse dans l'avenir proche, est de trouver une ligne de démarcation entre les domaines dans lesquels l'opinion majoritaire doit s'imposer à tous, et ceux ou la minorité doit, au contraire, l'emporter si elle est capable de produire des résultats plus satisfaisants pour une demande du public. Je suis avant tout persuadé que lorsque ce sont les intérêts d'une catégorie économique particulière qui sont en jeu, l'opinion majoritaire sera toujours l'opinion réactionnaire, celle du statu quo, et que c'est justement le mérite de la concurrence que de donner à la minorité une chance de l'emporter. Si elle peut le faire sans usage de la force, elle doit toujours en avoir le droit.
Je ne peux mieux résumer cette attitude de vrai individualisme envers la démocratie qu'en citant encore une fois Lord Acton : "Au vrai principe démocratique", écrivait-il, "à savoir que personne ne doit exercer de contrainte sur le peuple, on fait dire que personne ne devrait pouvoir limiter le pouvoir du peuple ni lui échapper. Le vrai principe démocratique, que l'on ne puisse pas faire faire au peuple ce qu'il n'a pas envie de faire, est entendu comme s'il voulait dire que le peuple ne doit jamais avoir à tolérer ce qui lui déplaît. Le vrai principe démocratique, que le libre arbitre de chacun soit le moins possible contraint, signifie aujourd'hui que la volonté collective du peuple ne doit être limitée par rien [30]."
Quand on se tourne vers l'égalité, il faut cependant dire tout de suite que l'individualisme authentique n'est pas égalitariste au sens moderne du terme. Il ne voit aucune raison d'essayer d'"égaliser" les gens plutôt que de les traiter également. Alors que l'individualisme est profondément opposé à tous les "droits acquis", à tout protectionnisme légal ou forcé, et à tout statut qui ne soit pas fondé sur des règles également applicables à toutes les personnes, il refuse aussi à l'État le droit de poser des limites à ce que la chance ou la capacité permettent d'obtenir. Il est également opposé à toute barrière mise à la possibilité d'atteindre une position sociale pour les individus, qu'on use de ce pouvoir pour perpétuer l'inégalité ou pour imposer 1'égalité. Son principe essentiel est qu'aucun homme, aucun groupe d'hommes ne doivent pouvoir décider de ce que doit être le statut social de quelqu'un d'autre, et il considère ce principe comme une condition si essentielle à la liberté qu'il est exclu de le sacrifier à notre sens de la justice ou à notre envie .
Du point de vue de l'individualisme, il ne semblerait pas qu'il existe la moindre justification pour qu'on oblige tous les individus à partir du même point en les empêchant de profiter d'avantages qu'ils n'ont nullement gagnés par eux-mêmes, comme d'avoir des parents plus intelligents ou plus attentionnés que la moyenne. L'individualisme est là certainement moins "individualiste" que le socialisme, parce qu'il reconnaît la légitimité de l'entité familiale autant que celle de l'individu. La même chose est vraie des autres groupes, comme les communautés linguistiques ou religieuses, dont les efforts communs réussiraient à maintenir pendant longtemps pour leurs membres des niveaux de vie ou des règles morales différents du reste de la population. Tocqueville et Lord Acton parlaient d'une seule voix à ce sujet: "La démocratie et le socialisme, écrivait Tocqueville, n'ont rien de commun, si ce n'est un mot... l'égalité. Mais notez la différence : alors que la démocratie voit 1'égalité dans la liberté, le socialisme la voit dans la contrainte et la servitude" [31]. Lord Acton le rejoignait quand il disait croire que "la cause la plus profonde qui a fait de la Révolution Française un tel désastre pour la liberté était sa théorie de l'égalité" [32] et que "la meilleure occasion qui ait été donnée au monde fut gaspillée parce que la passion de l'égalité avait rendu vaine l'espérance de la liberté" [33].
On pourrait poursuivre longtemps dans cette mise en évidence des nouvelles différences qui séparent ces deux traditions intellectuelles aux principes fondamentaux opposés, alors qu'elles se trouvent porter le même nom. Mais je ne dois pas trop me laisser détourner de ma tâche, qui est d'identifier à la source la confusion qui en est résultée, et de montrer qu'il existe une tradition cohérente, dont vous serez libre de penser ou non avec moi qu'elle est le "vrai" individualisme, et qui est en tous cas le seul type d'individualisme que je sois prêt à défendre et qui puisse être défendu avec cohérence.
Je reviendrai donc, en conclusion, à ce que j'ai dit au début : que 1'attitude fondamentale de l'individualisme vrai est l'humilité face aux processus par lesquels l'Humanité a réalisé des prouesses que personne n'avait organisées ni même comprises et qui dépassent, au sens strict, le pouvoir de l'esprit individuel. La grande question qui se pose alors est de savoir si on laissera à l'avenir l'esprit humain continuer à croître dans sa participation à ce processus, ou si la raison de l'homme se jettera d'elle-même dans des chaînes qu'elle aura forgées.
Ce que l'individualisme nous enseigne, c'est que la société ne dépasse l'individu que dans la mesure ou elle est libre. Dans la mesure ou elle est contrôlée ou dirigée, elle trouve sa limite dans le pouvoir des esprits singuliers qui la contrôlent et la dirigent. Si l'arrogance de l'esprit moderne, qui refuse de rien respecter qui ne soit pas consciemment contrôlé par la raison individuelle, n'apprend pas à temps jusqu'où il ne doit pas aller, nous pourrions bien, comme Edmund Burke nous en a avertis, "avoir à tenir pour certain que tout ce qui nous entoure disparaîtra graduellement, jusqu'à ce qu'à la longue notre champ d'action ait rétréci jusqu'aux dimensions de notre esprit."
Notes
[1]. Prononcé à University Co
Accédez d'un seul coup d’œil aux articles consacrés à Friedrich A. Hayek sur Catallaxia. |